Nations Unies

CCPR/C/109/D/1879/2009

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

25 novembre 2013

Français

Original: anglais

C omité des droits de l ’ homme

Communication no 1879/2009

Décision adoptée par le Comité à sa 109e session (14 octobre-1er novembre 2013)

Communication p résentée par:

A. W. P. (représenté par Niels-Erik Hansen, du Centre de documentation et de conseil en matière de discrimination raciale (DACoRD))

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Danemark

Date de la communication:

26 mars 2009 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 15 mai 2009 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision:

1er novembre 2013

Objet:

Propos haineux à l’égard de la communauté musulmane au Danemark

Questions de procédure:

Griefs non étayés; non-épuisement des recours internes; qualité de victime

Questions de fond:

Propos haineux; discrimination fondée sur les convictions religieuses et droits des minorités; droit à un recours utile

Article(s) du Pacte:

2 (par. 3), 20 (par. 2) et 27

Article(s) du Protocole facultatif:

1, 2 et 5 (par. 2 b))

Annexe

Décision du Comité des droits de l’homme en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (109e session)

concernant la

Communication no1879/2009 *

Présentée par:

A. W. P. (représenté par Niels-Erik Hansen, du Centre de documentation et de conseil en matière de discrimination raciale (DACoRD))

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Danemark

Date de la communication:

26 mars 2009 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l ’ homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 1er novembre 2013,

Adopte ce qui suit:

Décision concernant la recevabilité

L’auteur de la communication est M. A. W. P., de nationalité danoise. Il se dit victime de violations par le Danemark des droits qu’il tient des articles 2, 20 (par. 2) et 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. L’auteur est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 18 avril 2007, le député Søren Krarup, membre du Parti du peuple danois, a donné son point de vue, dans un article du journal Morgenavisen Jyllands-Posten, sur la question de savoir s’il fallait autoriser une candidate à la députation à porter le foulard islamique lorsqu’elle s’exprimait au Parlement. M. Krarup a tenu les propos suivants: «tout comme les Nazis pensaient qu’il fallait éliminer tous les membres des autres races, selon l’islam, tous les membres des autres confessions doivent être convertis ou, à défaut, éliminés». Le 20 avril 2007, le député Morten Messerschmidt, du Parti du peuple danois, a déclaré dans un article de Nyhedsavisen: «les sociétés musulmanes sont par définition vouées à l’échec. Les musulmans sont incapables de penser de façon critique […] et cela condamne à l’échec […]». Le même jour, Mogens Camre, député européen du même parti politique, a déclaré dans le même article de presse: «l’idée qu’une fondamentaliste coiffée d’un foulard puisse devenir députée au Parlement danois est insensée. Elle (la candidate à la députation) a besoin de soins psychiatriques […]».

2.2L’auteur est de confession musulmane. Il se considère personnellement insulté par le parallèle ainsi établi entre l’islam et le nazisme. En outre, ces propos créent un environnement hostile et donnent concrètement lieu à une discrimination à son égard.

2.3L’auteur a déposé une plainte auprès de la police métropolitaine de Copenhague. Le 20 septembre 2007, la police a informé l’auteur par courrier que le Procureur régional avait décidé de ne pas poursuivre les trois membres du Parti du peuple danois évoqués ci‑dessus. Dans sa lettre, la police indiquait également que l’auteur avait la possibilité de faire appel de cette décision auprès du Procureur général.

2.4Le 16 octobre 2007, l’auteur a fait appel de la décision auprès du Procureur général. Celui-ci, le 28 août 2008, a confirmé la décision du Procureur régional, estimant que ni l’auteur ni son conseil ne pouvaient être considérés comme des plaignants légitimes dans cette affaire. Il a ajouté que les propos visés à l’article 266 b) du Code pénal revêtaient habituellement un caractère trop général pour que ceux qui les contestent puissent être considérés comme des plaignants légitimes. Il a souligné que rien n’indiquait que l’auteur pouvait être considéré comme une personne lésée au titre du paragraphe 3 de l’article 749 de la loi relative à l’administration de la justice. Il ne pouvait être affirmé que l’auteur avait un intérêt juridique réel, direct et personnel dans l’issue de l’affaire, condition nécessaire pour qu’il soit considéré comme un plaignant légitime.

2.5En vertu du paragraphe3, alinéa 2), de l’article99 de la loi relative à l’administration de la justice, cette décision n’est pas susceptible d’appel. Aucun autre recours administratif n’est disponible puisque le pouvoir de saisir les tribunaux d’affaires au titre de l’article 266 b) du Code pénal appartient exclusivement au parquet.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme qu’en ne s’acquittant pas de l’obligation positive lui incombant de prendre des mesures efficaces pour réagir aux propos haineux qui lui ont été signalés à l’égard des musulmans vivant au Danemark l’État partie a violé les droits que l’auteur tient des articles 2, 20 (par. 2) et 27 du Pacte.

3.2Selon l’auteur le parallèle établi entre l’islam et le nazisme dans les propos en cause n’est qu’un exemple parmi d’autres des formes que prend la campagne actuellement menée par des membres du Parti du peuple danois pour attiser la haine à l’égard des musulmans danois. Certaines personnes, sous l’influence de ces propos, commettent des actes de violence motivés par la haine contre des musulmans qui vivent au Danemark. D’après une étude publiée en 1999 par le Conseil danois pour l’égalité ethnique, des personnes originaires du Liban, de Somalie et de Turquie (principalement des musulmans) et vivant au Danemark sont la cible d’agressions racistes dans la rue. Le Conseil a été supprimé par le Gouvernement danois en 2002 et aucune autre étude n’a été réalisée depuis lors. L’État partie ne reconnaît pas la nécessité de protéger les musulmans contre les discours haineux pour empêcher à l’avenir que des actes de violence motivés par la haine ne soient commis contre des membres de groupes religieux. L’auteur fait observer que des propos s’inscrivant dans le cadre d’une campagne systématique de propagande raciste telle que celle menée par le Parti du peuple danois constituent une circonstance aggravante au sens du paragraphe 2 de l’article 266 b) du Code pénal danois.

3.3En ce qui concerne sa qualité de victime, l’auteur renvoie à l’opinion du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale concernant la communication no 30/2003, dans laquelle ce Comité a adopté une approche de la notion de la qualité de «victime» comparable à celle du Comité des droits de l’homme dans l’affaire Toonen c. Australie et de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Open Door and Dublin Well Women c.Irlande. En particulier, la Cour a estimé que certains des auteurs étaient des «victimes» parce qu’ils appartenaient à une classe/catégorie de personnes susceptible, à l’avenir, d’être touchée par les répercussions négatives des actes dénoncés. L’auteur fait valoir, en conséquence, qu’en tant que membre d’une telle catégorie, il est lui-même une victime.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une note verbale datée du 14 juillet 2009, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité et sur le fond de la communication. Il indique que les services de police de Copenhague ont traité la plainte du conseil et ont interrogé M. Messerschmidt le 22 août 2007. Celui-ci a confirmé avoir tenu les propos incriminés et a expliqué que, à l’époque où il a tenu ces propos, il y avait un débat au Danemark, parce qu’une candidate musulmane à la députation avait annoncé qu’elle porterait le foulard dans l’enceinte du Parlement. Il avait fait cette déclaration pour soutenir M. Krarup. Son intention n’était pas d’insulter les musulmans, mais simplement d’expliquer qu’à son avis l’islamisme posait un problème car ses tenants faisaient primer la volonté de Dieu sur le sens commun et transformaient la religion en une idéologie politique.

4.2Le 4 septembre 2007, la police de Copenhague a soumis l’affaire au Procureur régional de Copenhague et de Bornholm, qui a décidé, le 7 septembre 2007, que l’enquête devait être abandonnée en application du paragraphe 2 de l’article 749 de la loi relative à l’administration de la justice. Le 20 septembre 2007, le Directeur de la police de Copenhague a informé le conseil de l’auteur de la décision prise par le Procureur régional, indiquant que les responsables politiques jouissaient d’une liberté d’expression particulièrement grande s’agissant des questions sociales sujettes à controverse et que le Procureur régional avait estimé que les personnes mises en cause n’avaient pas franchi les limites de la légalité. Les débats politiques sont particulièrement propices aux déclarations qui peuvent être jugées offensantes par certains mais, dans de telles situations, il ne faut pas oublier que ces déclarations sont faites au cours de débats dans le cadre desquels, par tradition, le recours à la simplification est largement admis.

4.3Le 28 août 2008, le Procureur général a estimé que ni l’auteur ni son conseil n’avaient le droit de faire appel, parce qu’ils n’avaient pas un intérêt raisonnable dans l’affaire, en vertu du paragraphe 3 de l’article 749 de la loi relative à l’administration de la justice (personnes considérées comme parties à l’affaire).

4.4L’État partie conteste la recevabilité de la communication au motif que l’article 2 ne peut être invoqué que conjointement avec d’autres articles du Pacte. En outre, le paragraphe 3 b) de l’article2 oblige les États parties à veiller à ce que l’existence du droit à un tel recours soit déterminée par une «autorité compétente, judiciaire, administrative ou législative», mais il ne saurait être raisonnablement exigé d’un État partie, sur la base de cet article, qu’il rende de telles procédures disponibles même pour des griefs qui ne sont guère fondés. Le paragraphe3 de l’article2 garantit une protection aux victimes présumées uniquement si leurs griefs sont suffisamment fondés pour être défendables au regard du Pacte.

4.5L’État partie ajoute que les propos mis en cause ne peuvent être considérés comme visés par le paragraphe 2 de l’article 20 du Pacte. Pour que des propos puissent tomber sous le coup de ce paragraphe, ils doivent, aux termes de celui-ci, constituer un appel à la haine nationale, raciale ou religieuse. En outre, cet appel doit constituer une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence. Le fait d’appeler à la haine nationale, raciale ou religieuse n’est pas suffisant. L’État partie conteste que les déclarations de certains membres du Parti du peuple danois constituent de quelque manière que ce soit un appel à la haine religieuse. Toutes les déclarations en question ont été faites dans le contexte d’un débat public portant sur la manière dont les membres du Parlement doivent se présenter lorsqu’ils s’expriment à la tribune. Les trois déclarations ont été faites dans le cadre de ce débat public intense, qui a eu lieu à la fois dans la presse et au Parlement. L’État partie insiste sur le fait que, au cours du débat, une large majorité de parlementaires ont fermement condamné ces déclarations.

4.6Bien que ces propos puissent être considérés comme offensants, rien ne permet d’affirmer qu’ils ont été tenus dans le but d’inciter à la haine religieuse. L’une des déclarations ne visait pas tous les musulmans, mais uniquement la candidate à la députation. Cette déclaration ne relevait donc pas du champ d’application du paragraphe 2 de l’article 20 du Pacte, et les griefs dont le Comité a été saisi doivent être considérés comme insuffisamment étayés en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

4.7L’État partie affirme en outre que l’auteur n’a pas épuisé tous les recours internes. Il oppose l’article 266 b) du Code pénal relatif aux propos à connotation raciale discriminatoire, en application duquel des poursuites peuvent être engagées et seules les personnes pouvant invoquer un intérêt personnel peuvent faire appel de la décision du Procureur de mettre un terme à l’enquête, aux articles 267 et 268 relatifs aux déclarations insultantes, qui sont, eux, applicables aux propos racistes. Contrairement à l’article 266 b), l’article 267 autorise les poursuites à la diligence de la victime. En conséquence, l’auteur aurait pu engager une procédure pénale contre MM. Krarup, Messerschmidt et Camre. En choisissant de ne pas le faire, il ne s’est pas acquitté de l’obligation d’épuiser tous les recours internes disponibles. L’État partie renvoie à la jurisprudence du Comité concernant une communication portant sur la publication d’un article intitulé «Le visage de Mahomet», communication qu’il a déclarée irrecevable parce que les auteurs qui avaient déposé une plainte pénale pour propos insultants au titre de l’article 267 avaient adressé la communication au Comité avant que la Haute Cour n’ait rendu sa décision finale dans l’affaire. Selon l’État partie, cette jurisprudence signifie que, s’agissant des allégations d’incitation à la haine religieuse, il est nécessaire d’engager une procédure au titre de l’article 267 du Code pénal pour que les recours internes soient épuisés. Exiger que l’auteur exerce ce recours en vertu de l’article 267 ne saurait être considéré comme contraire au Pacte, même si le ministère public a refusé d’intenter une action au titre de l’article 266 b), étant donné que les règles relatives aux poursuites au titre de l’article 267 ne sont pas identiques à celles que prévoit l’article 266 b).

4.8Sur le fond, l’État partie fait valoir qu’il s’est entièrement acquitté de l’obligation d’assurer un recours utile en l’espèce, dans la mesure où les autorités danoises − à savoir le ministère public − ont examiné la plainte de l’auteur pour discrimination raciale d’une manière rapide, approfondie et efficace, en pleine conformité avec les dispositions du Pacte. Le paragraphe 3, alinéas a et b, de l’article 2 du Pacte ne rend pas obligatoire l’accès à la justice dans le cas où la victime a pu saisir une autorité administrative compétente. S’il en allait autrement, les tribunaux seraient submergés d’affaires soumises par des personnes invoquant une violation du Pacte et demandant aux tribunaux de statuer, même si l’autorité administrative compétente a déjà minutieusement examiné leurs allégations.

4.9Il importe peu que la plainte pénale de l’auteur n’ait pas donné le résultat escompté, à savoir l’engagement de poursuites contre MM. Krarup, Messerschmidt et Camre, dans la mesure où les États parties n’ont pas l’obligation de poursuivre des personnes lorsque aucune violation des droits garantis par le Pacte n’a été relevée. À cet égard, il convient de souligner que la seule question soulevée par la présente affaire était de savoir s’il y avait des raisons de penser que les propos de MM. Krarup, Messerschmidt et Camre pouvaient tomber sous le coup de l’article 266 b) du Code pénal. L’appréciation qui incombait au ministère public était donc purement juridique. À cet égard, le 22 août 2007, les services de police de Copenhague ont interrogé l’un des intéressés, M. Messerschmidt, sur le contexte dans lequel s’inscrivaient les propos incriminés. Le fait que ces personnes aient fait ces déclarations dans les journaux n’a pas été contesté et il n’y avait aucun doute quant au contexte dans lequel les propos avaient été tenus. Il était également inutile d’interroger l’auteur, ses vues étant exposées de manière détaillée dans la plainte déposée auprès de la police, et d’autres mesures d’enquête n’étaient pas pertinentes en l’espèce.

4.10Selon les travaux préparatoires de l’article 266 b) du Code pénal, il n’a jamais été dans l’intention du législateur d’imposer des limites étroites aux thèmes pouvant faire l’objet d’un débat politique ni de spécifier la manière dont ces thèmes devaient être débattus. Le droit à la liberté d’expression est particulièrement important pour un représentant du peuple. Les ingérences dans l’exercice de la liberté d’expression d’un député de l’opposition appellent un examen des plus minutieux. En l’espèce, l’État partie considère que les autorités nationales qui ont examiné la plainte de l’auteur se sont pleinement conformées aux prescriptions du paragraphe 3, alinéas a et b, de l’article 2 du Pacte.

4.11En ce qui concerne la possibilité de faire appel de cette décision, rien, dans le Pacte, ne consacre le droit qu’auraient l’auteur ou son conseil de faire appel des décisions des autorités administratives auprès d’un organe administratif supérieur. Le Pacte ne régit pas non plus la question de savoir quand un particulier ou un groupe de pression devrait être en mesure de faire appel d’une décision auprès d’un organe administratif supérieur. Toute personne s’estimant victime d’une infraction pénale peut faire appel. Les autres personnes ne peuvent le faire que si elles ont un intérêt particulier dans l’issue de l’affaire autre que le fait d’obtenir que l’auteur de l’infraction présumée soit condamné. Dans le cas d’espèce, aucune circonstance ne permet de dire que l’auteur ou son représentant légal était habilité à faire appel. L’État partie conclut donc que la décision du Procureur général, qui était mûrement réfléchie et conforme aux règles danoises, ne peut être considérée comme contraire aux dispositions du Pacte.

4.12L’État partie ajoute que les directeurs de la police sont tenus d’informer le Procureur général de toutes les affaires dans lesquelles une allégation de violation de l’article 266 b) n’a pas été retenue. Ce mécanisme de notification repose sur le principe selon lequel le Procureur général est habilité, dans le cadre de son pouvoir général de supervision, à réexaminer une affaire pour garantir l’application correcte et uniforme de l’article 266 b). À cet égard, l’État partie renvoie à l’affaire de la publication de l’article intitulé «Le visage de Mahomet» et des 12 dessins du prophète qui l’accompagnaient, dans laquelle le Procureur général a décidé, en raison de l’intérêt suscité par l’affaire dans l’opinion publique, d’examiner l’appel sans déterminer si les organismes et les personnes qui avaient contesté la décision du Procureur régional pouvaient être considérés comme habilités à faire appel. Dans la présente affaire, toutefois, le Procureur général n’a trouvé aucune raison de ne pas tenir compte, à titre exceptionnel, du fait que ni l’auteur ni son conseil n’étaient habilités à faire appel de la décision.

4.13À titre d’arguments visant à prouver le risque d’agression l’auteur renvoie simplement à une étude de 1999 d’où il ressortait que des personnes originaires de Turquie, du Liban et de Somalie vivant au Danemark étaient victimes d’agressions racistes dans la rue. Selon l’État partie, une telle étude ne peut être considérée comme une preuve suffisante que l’auteur, né au Danemark, a une raison sérieuse de craindre des attaques ou des agressions; l’auteur, de fait, n’a fait état d’aucune attaque − verbale ou physique − dont il aurait été victime en raison des propos de MM. Krarup, Messerschmidt et Camre.

4.14L’État partie demande par conséquent au Comité de déclarer la communication irrecevable au motif que l’auteur n’a pas apporté d’élément attestant l’existence à première vue d’une violation du paragraphe 2 de l’article 20 du Pacte et n’a pas épuisé les recours internes. Au cas où le Comité déclarerait la communication recevable, il lui est demandé de conclure à l’absence de violation du Pacte.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Dans une lettre datée du 24 août 2009, l’auteur fait part de ses commentaires. Il fait remarquer que, dans la réponse de l’État partie, aucune référence n’est faite à l’article 27 duPacte. Il estime par conséquent qu’il y a lieu de considérer que son droit de jouir paisiblement de sa culture, de sa religion et des symboles de celle-ci n’a pas été protégé. Envertu de l’article 27, les groupes minoritaires ont le droit d’avoir leur propre identité et ne devraient pas être obligés de «s’effacer» ou de se soumettre à une assimilation forcée. Cedroit devrait être absolu. En affirmant que les déclarations en cause ne relèvent pas du paragraphe 2 de l’article 20 du Pacte, l’État partie n’a pas traité la question de savoir si le fait d’imposer des limites aux déclarations relève de l’obligation positive qu’ont les États parties, en vertu de l’article 27 du Pacte, de protéger le droit des minorités à leur propre culture et aux symboles de celle-ci, ainsi que leur droit de professer et de pratiquer leur propre religion.

5.2L’auteur conteste qu’une enquête approfondie ait été menée dans cette affaire. Il est très difficile de comprendre comment la police danoise a pu mener l’enquête à son terme sans interroger les trois personnes concernées (seul M. Messerschmidt a été interrogé par lapolice). Étant donné le caractère répété des propos dégradants et offensants tenus par des membres du parti politique de MM. Krarup, Messerschmidt et Camre, il aurait été opportun d’examiner si les déclarations en cause constituaient une forme de propagande, ce qui est considéré comme une circonstance aggravante en vertu du paragraphe 2 de l’article 266 b). De l’avis de l’auteur, les propos incriminés ne sont pas couverts par l’immunité parlementaire et doivent être appréciés strictement au regard de la disposition précitée.

5.3L’auteur se réfère aux travaux préparatoires relatifs à l’article 266 b) du Code pénal, ainsi qu’à l’affaire Glistrup, pour affirmer que le législateur avait bien eu l’intention d’inclure les actes des hommes politiques ou les déclarations politiques dans le champ d’application de l’article 266 b). Une modification a été apportée au Code pénal en 1996 pour y ajouter le paragraphe 2 de l’article 266 b) qui vise à contrecarrer les activités de propagande. Cettemodification a été apportée dans un contexte marqué par une tendance de plus en plus manifeste à l’intolérance, à la xénophobie et au racisme, au Danemark comme dans d’autres pays. La propagande, entendue comme la diffusion systématique de propos discriminatoires en vue d’influer sur l’opinion publique, a été considérée comme une circonstance aggravante, entraînant une peine d’emprisonnement plutôt qu’une simple amende. Le rapport explicatif contenait en outre une directive à l’intention du parquet, lui demandant de ne pas faire preuve d’autant de retenue que par le passé concernant l’engagement de poursuites lorsque les actes en cause relèvent de la propagande. Dans l’affaire Glistrup, la Cour suprême a établi que l’article 266 b) était applicable dans la mesure où le défendeur, qui était un homme politique, avait exposé un groupe de la population à la haine en raison de sa foi ou de son origine. LaCour a en outre souligné que la liberté d’expression devait être exercée dans le respect nécessaire des autres droits de l’homme, dont le droit à la protection contre une discrimination blessante et dégradante fondée sur les convictions religieuses.

5.4En ce qui concerne l’évaluation juridique à laquelle le procureur aurait dû procéder, l’auteur fait valoir qu’un juste équilibre n’a pas été assuré entre tous les éléments qui entraient en ligne de compte. Les propos en cause n’ont pas été tenus dans le cadre d’un échange entre deux partis rivaux mais constituent une attaque unilatérale contre un groupe vulnérable qui n’avait pas la possibilité de se défendre. En ne menant pas d’enquête en dépit de l’existence d’une jurisprudence de la Cour suprême reconnaissant qu’il y avait des limites à la liberté d’expression des hommes politiques, le parquet a privé l’auteur − et le groupe minoritaire auquel il appartient − de la possibilité de soumettre l’affaire à un tribunal. L’auteur rappelle que le parquet danois a déjà pris à plusieurs reprises la décision de ne pas enquêter sur des plaintes concernant des déclarations faites par des hommes politiques et de ne pas poursuivre leurs auteurs, par exemple dans l’affaire Gelle c. Danemark, dans laquelle le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale a conclu à une violation de l’article 6 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale.

5.5En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, l’auteur réfute fermement l’argument de l’État partie selon lequel il aurait dû engager une procédure au titre des articles 267 et 275 (par. 1) pour propos insultants. L’article 266 fait référence à un intérêt public ou un intérêt général de la société et vise à assurer une protection à un groupe (dimension collective) alors que l’article 267 se rapporte au concept traditionnel d’atteinte à l’honneur ou à la réputation de la personne et a pour objet les actes ou les qualités morales d’une personne (dimension individuelle). Contrairement à ce que requiert l’article 267, il n’est pas nécessaire qu’une déclaration insultante ou dégradante soit fausse pour qu’elle tombe sous le coup de l’article 266.

5.6Dans l’affaire Gelle c. Danemark, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale a estimé qu’il serait déraisonnable de demander au requérant d’engager une procédure distincte en vertu des dispositions générales de l’article 267 après avoir invoqué sans succès l’article 266 b) du Code pénal pour des faits relevant directement de la lettre et de l’objet de cette disposition. En ce qui concerne la décision d’irrecevabilité rendue par leComité des droits de l’homme dans l’affaire Ahmad et Abdol-Hamid c. Danemark, l’auteur note que, dans cette affaire, les faits étaient différents de ceux de la présente cause étant donné que la communication concernait deux procédures, l’une au titre de l’article 266 b) (pour le deuxième requérant), l’autre au titre de l’article 267 (pour le premier requérant). Comme la communication a été présentée conjointement et que l’une des deux procédures était encore en instance au moment de l’examen de la communication, le Comité a déclaré celle-ci irrecevable dans son ensemble. L’État partie ne peut donc pas exciper de cet exemple pour demander que la présente communication soit déclarée irrecevable.

5.7L’auteur affirme qu’il devrait être considéré comme une victime des propos en cause dans la mesure où il a été visé en tant que membre d’un groupe minoritaire, distingué par son symbole culturel et religieux. Il a été exposé aux effets de la diffusion d’idées encourageant la haine culturelle et religieuse sans bénéficier d’une protection adéquate.

5.8L’auteur évoque l’équilibre qui doit être assuré entre la liberté d’expression dont jouissent les personnes publiques, notamment les hommes politiques et les agents de l’État et l’obligation qu’a l’État de restreindre cette liberté lorsqu’elle va à l’encontre d’autres droits fondamentaux. En ce qui concerne l’affirmation de l’État partie selon laquelle les données statistiques relatives à la violence à l’égard des musulmans datent de 1999, l’auteur répond que c’est précisément parce que le Conseil danois pour l’égalité ethnique a été supprimé en 2002 qu’aucune donnée actualisée ne peut être fournie. La validité actuelle de ces données est cependant confirmée en partie par un rapport récent (mai 2009) de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui indique que, dans l’État partie, certains groupes présentent un taux élevé de victimisation mais un faible taux de signalement à la police.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément aux dispositions du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même affaire n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel, étant donné que l’auteur n’a pas engagé de procédure pour propos insultants, lesquels englobent les déclarations racistes (art. 267 et 275 1) du Code pénal), il n’a pas épuisé les recours internes. Il relève que: a) d’après l’auteur, l’article 266 b) d’une part (voir note de bas de page 2) et les articles 267 et 268 d’autre part (voir note de bas de page 6) ne visent pas à protéger les mêmes intérêts (puisqu’ils couvrent, respectivement les intérêts collectifs et les intérêts privés); b) l’article 266 b) porte sur les déclarations racistes qui appellent obligatoirement des poursuites de la part de l’État partie (intérêt collectif) tandis que l’article 267 a trait à la diffamation personnelle (action civile) et s’adresse donc aux particuliers; et c) il n’est pas nécessaire que des propos insultants ou dégradants relevant de l’article 266 soient faux pour tomber sous le coup de cette disposition. Le Comité prend note de l’argument de l’auteur qui affirme que le fait d’engager une procédure de citation directe ne constitue pas, par définition, un recours dont on peut se prévaloir pour obtenir l’exécution par l’État partie de ses obligations internationales. Le Comité considère que l’on ne peut raisonnablement attendre de l’auteur qu’il engage une procédure distincte au titre de l’article 267 après avoir invoqué sans succès l’article 266 b) du Code pénal à propos de circonstances relevant directement de la lettre et de l’objet de cette disposition. En conséquence, le Comité conclut que les recours internes ont été épuisés conformément au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

6.4En ce qui concerne les griefs tirés du paragraphe 2 de l’article 20 et de l’article 27 duPacte, le Comité note qu’aucun individu ne peut, dans l’abstrait et par voie d’actio popularis, contester une loi ou une pratique qui, d’après lui, est contraire au Pacte. Toute personne se disant victime d’une violation d’un droit protégé par le Pacte doit démontrer soit qu’un acte ou une omission de l’État partie a déjà eu un effet néfaste sur l’exercice de ce droit, soit qu’un tel effet est imminent, par exemple en se fondant sur la législation en vigueur ou sur une décision ou une pratique judiciaire ou administrative. Dans sa décision concernant l’affaire Toonen c. Australie, le Comité a considéré que l’auteur avait avancé suffisamment d’arguments pour démontrer que le maintien de dispositions − qui risquaient à tout moment d’être appliquées ou influaient en permanence sur les pratiques administratives − lui avait été et continuait de lui être préjudiciable. Dans la présente affaire, sans préjudice des obligations incombant à l’État partie en vertu du paragraphe 2 de l’article 20 pour ce qui est des propos de MM. Krarup, Messerschmidt et Camre, le Comité considère que l’auteur n’a pas démontré que lesdits propos avaient eu des effets concrets sur lui ou que les effets concrets de ces propos étaient imminents et lui seraient préjudiciables. Le Comité considère par conséquent que l’auteur n’a pas établi qu’il avait la qualité de victime aux fins du Pacte. Cette partie de la communication est donc irrecevable en vertu de l’article premier du Protocole facultatif.

6.5Le Comité fait observer que l’article 2 ne peut être invoqué par des particuliers que conjointement avec d’autres dispositions du Pacte. Il ne peut être raisonnablement demandé à un État partie, en vertu du paragraphe 3 b) de l’article 2, de faire en sorte que des procédures de ce type soient disponibles pour des plaintes qui ne sont pas suffisamment fondées et dont les auteurs n’ont pas été en mesure de démontrer qu’ils étaient directement victimes des violations en cause. Comme l’auteur n’a pas établi sa qualité de victime au regard du paragraphe 2 de l’article 20 et de l’article 27 du Pacte aux fins de la recevabilité, son allégation de violation de l’article 2 du Pacte est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif, faute d’être suffisamment étayée.

7.En conséquence, le Comité décide:

a)Que la communication est irrecevable en vertu des articles 1 et 2 du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’auteur de la communication et, pour information, à l’État partie.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

Appendice

Opinion individuelle (concordante) de M. Yuval Shany, M. Fabián Omar Salvioli et M. Victor Manuel Rodríguez-Rescia

1.Nous sommes d’avis que la communication de l’auteur est irrecevable, mais nous craignons que le libellé utilisé par le Comité ne donne à penser que celui-ci limite plus qu’il n’est nécessaire le droit de présenter des communications. Aux termes du Protocole facultatif, seules peuvent présenter des communications les personnes qui prétendent être victimes d’une violation d’un droit protégé par le Pacte et le Protocole ne reconnaît l’actio popularis (action collective). Or, dans les cas où un acte ou une omission de la part d’un État partie a des conséquences néfastes pour un groupe d’individus, tous les membres de ce groupe qui peuvent démontrer que cet acte ou cette omission a déjà porté atteinte à l’exercice de leur droit reconnu par le Pacte ou qu’une telle atteinte est imminente, peuvent être considérés comme des victimes et avoir qualité pour agir. Dans l’affaire Too nen c. Australie, le Comité a été d’avis que, bien que la loi incriminant les comportements homosexuels privés ait un caractère général et influe en permanence sur les pratiques administratives et l’opinion publique en Tasmanie, l’auteur avait démontré que le maintien de cette loi et les attitudes sociales discriminatoires qu’elle encourageait lui avaient effectivement été et continuaient de lui être préjudiciables à titre personnel.

2.En l’espèce, l’auteur n’a pas établi que la décision de l’État partie de ne pas engager de poursuites pénales à la suite des propos tenus par M. Krarup, M. Messerschmidt et M. Camre lui avait effectivement porté préjudice, ou que les conséquences spécifiques de ladite décision étaient imminentes et l’affecteraient personnellement. Le fait que l’auteur appartienne à la minorité musulmane au Danemark et que les propos en question visaient ce groupe minoritaire ne permet pas de conclure que l’État partie, à première vue, n’a pas protégé l’auteur de manière adéquate et que ce manquement avait effectivement porté atteinte à l’exercice des droits que l’auteur tient du Pacte.

3.En conséquence, nous estimons que le motif d’irrecevabilité à retenir devrait être le fait que l’auteur n’a pas suffisamment étayé l’allégation de violation des droits qui lui sont reconnus au paragraphe 2 de l’article 20 et à l’article 27 du Pacte, et non le fait qu’il n’a pas la qualité de victime en raison du caractère collectif du préjudice qui lui aurait été infligé par des actes ou omissions de l’État partie.