Nations Unies

CCPR/C/108/D/1832/2008

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

4 septembre 2013

Français

Original: anglais

C omité des droits de l ’ homme

Communication no 1832/2008

Constatations adoptées par le Comité à sa 108e session(8-26 juillet 2013)

Communication p résentée par:

Ibrahim Aboubakr Al Khazmi (décédé) et son fils Khaled Ibrahim Al Khazmi (représentés par Al-Karama for Human Rights et TRIAL (Track Impunity Always))

Au nom de:

Ismail Al Khazmi (fils et frère des auteurs)et les auteurs

État partie:

Libye

Date de la communication:

6 novembre 2008 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 5 décembre 2008 (non publiée sous forme de document)

Date de l ’ adoption des constatations:

18 juillet 2013

Objet:

Disparition forcée

Questions de fond:

Droit à la vie; interdiction de la torture et des traitements cruels et inhumains; droit à la liberté et à la sécurité de la personne; droit de toutes les personnes privées de liberté d’être traitées avec humanité dans le respect de leur dignité; reconnaissance de la personnalité juridique; droit à un recours effectif

Questions de procédure:

Absence de coopération de l’État partie

Articles du Pacte:

2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9 (par. 1 à 4), 10 (par. 1) et 16

Article du Protocole facultatif:

Néant

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatifse rapportant au Pacte international relatif aux droitscivils et politiques (108e session)

concernant la

Communication no 1832/2008 *

Présentée par:

Ibrahim Aboubakr Al Khazmi (décédé) et son fils Khaled Ibrahim Al Khazmi (représentés par Al‑Karama for Human Rights et TRIAL (Track Impunity Always))

Au nom de:

Ismail Al Khazmi (fils et frère des auteurs)et les auteurs

État partie:

Libye

Date de la communication:

6 novembre 2008 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l ’ homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 18 juillet 2013,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1832/2008 présentée au nom d’Ibrahim Aboubakr Al Khazmi et de Khaled Ibrahim Al Khazmi en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5du Protocole facultatif

1.L’auteur initial de la communication, datée du 6 novembre 2008, était Ibrahim Aboubakr Al Khazmi, de nationalité libyenne. Il affirmait que son fils, Ismail Al Khazmi, de nationalité libyenne, né en 1976 à Beni Al Walid (Libye), était victime de violations par la Libye du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, du paragraphe 1 de l’article 6, de l’article 7, des paragraphes 1 à 4 de l’article 9, du paragraphe 1 de l’article 10 et de l’article 16. L’auteur initial affirmait aussi qu’il était lui-même victime d’une violation du paragraphe 3 de l’article 2 et de l’article 7 du Pacte. Après le décès de l’auteur, Khaled Abubakr Al Khazmi, le frère d’Ismail Al Khazmi, a fait savoir qu’il reprenait la communication et poursuivait la procédure devant le Comité (voir plus loin par. 5.1). Les auteurs sont représentés conjointement par Al-Karama for Human Rights et TRIAL (Track Impunity Always).

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Ismail Al Khazmi, ingénieur dans l’industrie pétrolière, a été arrêté par des agents des services de la sécurité intérieure (Al Amn Al-Dakhili) le 17 juin 2006 à 11 heures du matin sur son lieu de travail, le gisement de pétrole de la compagnie AGB Gas à Mellitah (Sabratha) et emmené vers une destination inconnue. Selon ses collègues, qui ont assisté à l’arrestation, les agents des services de la sécurité intérieure n’ont présenté aucun mandat et n’ont pas informé Ismail Al Khazmi des motifs de son arrestation. La nuit suivante, Mubarek Al Khazmi, frère d’Ismail Al Khazmi, né en 1978, a été arrêté au domicile familial et emmené à la prison Abou Salim de Tripoli.

2.2Bien qu’Ismail Al Khazmi n’eût pas d’activités politiques connues, plusieurs éléments indiquent qu’il était perçu comme un opposant politique, ce qui expliquerait son arrestation par les forces de sécurité intérieure sans raison, sa détention secrète et sa disparition, ainsi que le veto opposé au plus haut niveau à l’ouverture d’une enquête sur sa mort. Les auteurs ajoutent que, dans l’État partie, l’opposition politique réelle ou supposée entraîne souvent des actes de harcèlement, des pressions, des menaces, des privations arbitraires de liberté, des actes de torture ou des meurtres pour les personnes considérées comme s’opposant au régime, ainsi que les membres de leur famille; c’est la raison pour laquelle les violations des droits de l’homme ne sont généralement pas signalées, par crainte de représailles contre les victimes ou leur famille. Ce climat général de peur a inévitablement agi sur les auteurs également, d’autant plus que Mubarek Al Khazmi, le frère d’Ismail Al Khazmi, a été arrêté au même moment. L’auteur initial, Ibrahim Aboubakr Al Khazmi, a aussi fait l’objet de menaces et de pressions directes à la suite de ses demandes d’informations sur la mort d’Ismail Al Khazmi.

2.3Après l’arrestation d’Ismail Al Khazmi, ses parents ont tenté en vain d’obtenir des informations sur son sort. Malgré les différentes demandes faites par la famille, les autorités (qui ont reconnu la détention de Mubarek, le frère cadet) n’ont pas reconnu qu’Ismail Al Khazmi était en détention et n’ont donné aucune information sur son sort. Des témoins ont vu Ismail Al Khazmi à la prison d’Asseka (Tripoli), où il était détenu sans avoir été déféré devant un juge et sans avoir eu la possibilité de contester sa détention. Il était aussi privé de tout contact avec sa famille ou un avocat.

2.4D’anciens codétenus ont aussi indiqué qu’Ismail Al Khazmi avait été torturé de façon répétée. Le 29 juin 2006, après avoir été torturé pendant plusieurs jours consécutifs, Ismail Al Khazmi a été de nouveau roué de coups dans sa cellule et suspendu au plafond. Ces faits se sont produits en présence de Tarek Al Marghini Al Tarhouni, fonctionnaire des services de la sécurité intérieure, qui dirigeait la séance de torture. Les trois autres agents tortionnaires étaient Mohamed Al Kouache, Ahmed Al Fardjani et Fethi Al Qat. Plus tard le même jour, Ismail Al Khazmi, inconscient mais respirant encore, a été emmené dans un véhicule de marque Peugeot vers un lieu inconnu.

2.5Le 1er mai 2007, l’auteur a été convoqué à la prison d’Asseka par le Directeur, Mustapha Al Maakef, et informé de la mort de son fils. L’auteur initial a refusé de signer un document autorisant la remise du corps, qui se trouvait à la morgue de l’hôpital de Tripoli, en vue de son inhumation, car il exigeait de connaître la date et les circonstances de la mort de son fils. N’ayant reçu du fonctionnaire qu’une réponse vague, l’auteur a exigé qu’une autopsie soit pratiquée par un spécialiste de son choix. Les autorités ont refusé d’accéder à sa demande, ce qui a poussé l’auteur initial à prendre contact avec un avocat pour qu’il exige une autopsie et engage une action contre les responsables de la mort de son fils. Le chef du parquet, Mohamed Khalil, a alors convoqué les hauts responsables des services de la sécurité intérieure en poste à la prison d’Asseka impliqués dans le décès, afin de les entendre sur cette affaire. Toutefois, le général Salih Rajab, Secrétaire du Comité populaire général de la sécurité générale (responsable du Ministère de l’intérieur), s’y est opposé et a refusé d’autoriser une enquête.

2.6L’auteur initial a également pris contact avec le Secrétaire du Comité populaire général de la justice (responsable du Ministère de la justice) au sujet de l’affaire de son fils. Celui-ci a répondu à l’auteur initial en l’informant qu’il avait écrit au Procureur général au sujet de l’affaire d’Ismail Al Khazmi. L’auteur initial n’a jamais été informé de l’ouverture d’une quelconque procédure judiciaire ordonnée par le Bureau du Procureur. Le 11 juin 2007, l’auteur initial a demandé à rencontrer le Secrétaire à la justice, en vain. Malgré les menaces et les pressions, l’auteur initial a depuis lors refusé de signer le document administratif de remise du corps d’Ismail Al Khazmi, tant que la lumière ne serait pas faite sur la mort de son fils.

2.7Le 11 juin 2007, le cas d’Ismail Al Khazmi a été présenté au Rapporteur spécial sur la question de la torture et au Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment qu’ils ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour découvrir ce qu’il était advenu d’Ismail Al Khazmi. Ils ont effectué toutes les démarches administratives qu’ils pouvaient entreprendre, en particulier pour obtenir une autopsie d’Ismail Al Khazmi, sans succès, car leurs efforts étaient entravés au plus haut niveau du Gouvernement. Les recours judiciaires auraient été inefficaces en raison du manque d’indépendance de la justice, et inaccessibles en raison de la peur généralisée de représailles. Par conséquent, les auteurs concluent que les recours judiciaires n’étaient de fait pas disponibles en l’espèce.

3.2Ismail Al Khazmi a été victime d’une disparition forcée après son arrestation le 17 juin 2006, suivie d’un refus de reconnaître la privation de liberté. Les auteurs rappellent la définition de la «disparition forcée» énoncée à l’article 2 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées et au paragraphe 2 i) de l’article 7 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale.

3.3En tant que victime de disparition forcée, Ismail Al Khazmi a été de fait empêché, en violation du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, d’exercer son droit de disposer d’un recours pour contester la légalité de sa détention. Les membres de sa famille ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour découvrir ce qui lui était arrivé, mais l’État partie n’a entrepris aucune action, malgré son obligation de fournir un recours utile, notamment en menant des enquêtes efficaces.

3.4La disparition forcée d’Ismail Al Khazmi a constitué à elle seule une grave menace à son droit à la vie, dans la mesure où l’État partie a manqué à son obligation de protéger ce droit fondamental. De plus, l’État partie a, par l’intermédiaire de ses agents de la sécurité intérieure, violé le droit à la vie d’Ismail Al Khazmi en causant sa mort en détention. Les auteurs soulignent qu’il incombait à l’État de protéger le droit à la vie d’Ismail Al Khazmi en détention, compte tenu de la responsabilité que l’État assume en arrêtant une personne et en la plaçant en détention. En conséquence, la mort d’Ismail Al Khazmi en détention peut laisser supposer que les agents de l’État partie qui le retenaient portent la responsabilité de sa mort. Cela est particulièrement vrai dans les affaires telles que la présente affaire, où les parties n’ont pas un accès égal aux éléments de preuve. Selon les auteurs, il incombe à l’État partie d’écarter cette présomption et d’apporter une autre explication à la mort d’Ismail Al Khazmi. Ismail Al Khazmi a été vu vivant pour la dernière fois après des actes de torture particulièrement graves et il était dans un état critique quand il a été emmené par les agents de la sécurité. L’auteur initial a par la suite été informé de la mort de son fils. On peut raisonnablement en déduire que la mort de la victime a été causée par les tortures qu’il a subies aux mains des agents de la sécurité de l’État. Depuis les faits, l’État n’a pas ouvert d’enquête ni apporté d’explications à ce décès. Par conséquent, l’État doit être tenu responsable de la violation du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte à l’égard d’Ismail Al Khazmi.

3.5En ce qui concerne Ismail Al Khazmi, le simple fait d’être victime d’une disparition forcée constitue un traitement inhumain ou dégradant, contraire à l’article 7 du Pacte. Ismail Al Khazmi a été victime d’une disparition forcée vu qu’après son arrestation, il a été emmené par des agents de la sécurité de l’État vers un lieu tenu secret et qu’ensuite les autorités n’ont pas reconnu qu’il était en détention. Ismail Al Khazmi a été privé de toute communication avec sa famille ou avec un avocat, ainsi que de tout contrôle judiciaire de sa détention. En dépit de nombreuses tentatives, sa famille n’a pas pu obtenir d’informations sur l’endroit où il se trouvait. Outre la disparition forcée, Ismail Al Khazmi a, selon des témoins oculaires, été frappé et torturé à plusieurs reprises lorsqu’il était à la prison d’Asseka. La dernière fois qu’il a été vu vivant par des codétenus, des agents de la sécurité intérieure l’avaient violemment frappé dans sa cellule, comme cela s’était déjà produit pendant plusieurs jours consécutifs, puis l’avaient suspendu au plafond. Ismail Al Khazmi avait alors perdu connaissance et avait été emmené. D’après les auteurs, ce traitement constitue indubitablement une violation de l’article 7 du Pacte à l’égard d’Ismail Al Khazmi.

3.6Du point de vue des auteurs, la disparition de la victime a constitué une épreuve paralysante, douloureuse et angoissante, car la famille n’a jamais su ce qui lui était arrivé entre son arrestation, le 17 juin 2006, et le jour où l’auteur initial a été informé de la mort de son fils, le 1er mai 2007. De plus, les membres de sa famille continuent de souffrir psychologiquement en raison du refus des autorités de révéler les circonstances de la mort de son fils ou d’enquêter sur ces faits. Bien qu’Ismail Al Khazmi ne soit plus considéré comme disparu, puisque sa mort a été confirmée, sa famille continue d’éprouver une anxiété comparable à celle causée par la disparition, car elle reste dans l’impossibilité d’obtenir des informations sur le sort d’Ismail Al Khazmi et sur les circonstances de sa mort. Les auteurs estiment par conséquent que la souffrance mentale causée par le refus de l’État de faire la lumière sur les circonstances de la mort d’Ismail Al Khazmi constitue une violation continue de l’article 7 du Pacte à leur égard.

3.7Ismail Al Khazmi a été arrêté par les forces de la sécurité intérieure sans mandat et sans être informé des motifs de son arrestation. Cela constitue une violation du paragraphe 1 de l’article 9 du Pacte. Il a fait l’objet d’une détention arbitraire et a été détenu au secret dès son arrestation, le 17 juin 2006. Il n’a jamais été présenté devant une autorité judiciaire et sa détention n’a jamais été reconnue. Les auteurs rappellent la jurisprudence du Comité, qui a toujours affirmé que toute détention non reconnue d’un individu constituait une violation grave de l’article 9 du Pacte.

3.8Les auteurs font valoir en outre qu’Ismail Al Khazmi a été isolé du monde extérieur pendant sa détention et n’a pas été traité avec humanité et dans le respect de la dignité inhérente à la personne humaine et qu’il a donc été victime d’une violation du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte.

3.9En tant que victime d’une détention non reconnue et, comme telle, en tant que personne privée de la protection de la loi, Ismail Al Khazmi a aussi été réduit au statut de «non-personne», en violation de l’article 16 du Pacte.

Renseignements supplémentaires des auteurs

4.1Le 2 juin 2010, les auteurs ont présenté une copie du rapport daté du 26 mars 2009, établi par le Procureur en chef (signé par l’Avocat général) et adressé au Secrétaire du Comité populaire général de la justice. La teneur de ce rapport peut être résumée comme suit: le soir du 30 juin 2006, le Procureur en chef a été informé de la mort d’Ismail Al Khazmi. Le 1er juillet 2006, tôt le matin, un fonctionnaire du Bureau du Procureur spécial s’est rendu à l’hôpital; il a examiné le corps, fait un relevé des blessures, pris des photos et exigé qu’une autopsie soit effectuée. Après avoir examiné la pièce dans laquelle le défunt avait été interrogé, le fonctionnaire du Bureau du Procureur spécial a consigné ses observations dans un rapport. Il a été informé de la décision du Chef de la sécurité intérieure de mettre en place une commission chargée d’enquêter sur la mort d’Ismail Al Khazmi.

4.2Le rapport indique ensuite que, d’après les conclusions du rapport d’autopsie daté du 15 novembre 2006, la cause directe de la mort d’Ismail Al Khazmi avait été une crise cardiaque due à une pathologie cardiaque, et que les blessures infligées à la victime avaient probablement contribué physiquement et psychologiquement à sa mort. Après avoir poursuivi son enquête, le Bureau du Procureur a demandé au Secrétaire du Comité populaire général de la sécurité générale (l’équivalent du Ministre de l’intérieur) l’autorisation d’orienter l’enquête sur trois agents des services de la sécurité intérieure pour leur implication directe dans la mort de la victime. Le 2 avril 2007, cette demande a été rejetée par une lettre du Secrétaire du Comité populaire général de la sécurité générale.

4.3Selon le rapport du Procureur en chef, le 30 avril 2007, l’auteur initial a demandé au Bureau du Procureur de récupérer le corps de son fils décédé, demande qui a été acceptée. Le 5 mai 2007, l’auteur initial a refusé de prendre le corps en indiquant verbalement que la mort de son fils était due aux tortures qui lui avaient été infligées. L’auteur initial a ensuite demandé qu’une nouvelle autopsie soit pratiquée par une commission de spécialistes de la médecine légale, sans la présence du médecin qui avait établi le premier rapport d’autopsie. Cette demande a été acceptée le jour même par le Bureau du Procureur.

4.4Le 19 septembre 2007, le Bureau du Procureur a reçu le deuxième rapport d’autopsie, qui concluait que la mort était due aux blessures infligées avec un objet dur et contondant. Ces coups avaient provoqué des ecchymoses et des contusions sur tout le corps, accompagnées d’une hémorragie sous-cutanée et de la déchirure des muscles situés dans les zones de blessures, ce qui avait entraîné une altération pathologique de la fonction rénale et un déficit de liquide dans le corps, puis un arrêt de la circulation sanguine et de la respiration. Une communication avait été envoyée aux services de la sécurité intérieure demandant que la famille de la victime soit avisée qu’elle devait récupérer le corps d’Ismail Al Khazmi. Le 17 mars 2009, l’auteur initial a refusé une nouvelle fois de reprendre le corps de son fils sans connaître les causes exactes de sa mort ou l’identité des responsables. À une date inconnue, le Bureau du Procureur a décidé qu’aucune action pénale ne serait engagée contre les suspects, faute d’autorisation du Comité populaire général de la sécurité générale (Ministère de l’intérieur).

4.5Les auteurs affirment que ce document confirme leur plainte initiale. En effet la date du 17 juin 2006 qu’ils donnent pour l’arrestation d’Ismail Al Khazmi est compatible avec la mention figurant dans le rapport, qui indique que la victime est morte le 30 juin 2006, alors qu’elle était détenue par les forces de la sécurité intérieure. Le rapport confirme aussi que, comme l’affirment les auteurs, le Bureau du Procureur a demandé l’ouverture d’une enquête sur la mort d’Ismail Al Khazmi, mais que cette demande a été bloquée par le Comité populaire général de la sécurité générale, qui a refusé d’autoriser l’enquête. Selon les auteurs, cela montre le manque d’indépendance de la justice vis-à-vis du pouvoir exécutif et l’impossibilité matérielle pour les auteurs d’obtenir que les droits d’Ismail Al Khazmi et leurs propres droits, y compris le droit à un recours utile, soient garantis dans l’État partie. Les auteurs réitèrent toutes leurs autres déclarations sur le fond de l’affaire.

Nouvelles observations des auteurs

5.1Le 1er juillet 2013, le conseil a fait savoir au Comité que l’auteur initial était décédé environ six mois plus tôt. Son fils, Khaled Ibrahim Al Khazmi, avait accepté de reprendre la procédure devant le Comité au nom de son frère, Ismail Al Khazmi.

5.2Le conseil des auteurs a également informé le Comité que la famille n’avait jamais réussi à récupérer le corps d’Ismail, qui avait disparu de la morgue où il se trouvait. La famille continue donc d’ignorer les circonstances dans lesquelles le corps a disparu et si, où et quand Ismail Al Khazmi a été inhumé. Aucunes poursuites n’ont été ouvertes concernant les circonstances de la disparition et de la mort d’Ismail Al Khazmi.

Absence de coopération de l’État partie

6.Le 5 décembre 2008, le 24 juillet 2009, le 6 mai 2010 et le 25 janvier 2011, l’État partie a été invité à soumettre ses observations sur la recevabilité et sur le fond de la communication. Le Comité note que cette information n’a pas été reçue. Il regrette que l’État partie n’ait donné aucune information sur la recevabilité ou sur le fond des griefs des auteurs. Il rappelle que, conformément au paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif, l’État partie concerné est tenu de soumettre par écrit au Comité des explications ou déclarations éclaircissant la question et d’indiquer les éventuelles mesures prises pour remédier à la situation. En l’absence de réponse de l’État partie, le Comité doit accorder le crédit voulu aux allégations des auteurs qui sont suffisamment étayées.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément aux dispositions du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même affaire n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Le Comité note que le cas d’Ismail Al Khazmi a été porté à la connaissance du Rapporteur spécial sur la question de la torture et du Rapporteur spécial sur les exécutions sommaires. Toutefois, il rappelle que les procédures ou les mécanismes extraconventionnels mis en place par la Commission des droits de l’homme ou le Conseil des droits de l’homme, et qui ont pour mandat d’examiner la situation des droits de l’homme dans des pays ou territoires déterminés ou des cas de violations généralisés des droits de l’homme dans le monde, et de faire rapport publiquement sur ces situations, ne constituent pas en règle générale une procédure internationale d’enquête ou de règlement au sens du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif. Par conséquent le Comité considère qu’il n’est pas empêché par cette disposition d’examiner la communication.

7.3En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, le Comité se déclare de nouveau préoccupé par le fait que, malgré les trois rappels qui lui ont été envoyés, l’État partie ne lui a adressé aucune information ou observation sur la recevabilité ou le fond de la communication. Le Comité estime que rien ne s’oppose à ce qu’il examine la communication conformément au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.4Le Comité considère que les auteurs ont suffisamment étayé leurs allégations aux fins de la recevabilité et procède à l’examen quant au fond des griefs formulés au nom d’Ismail Al Khazmi au titre du paragraphe 3 de l’article 2, du paragraphe 1 de l’article 6, de l’article 7, des paragraphes 1 à 4 de l’article 9, du paragraphe 1 de l’article 10 et de l’article 16 du Pacte, et au nom des auteurs eux-mêmes au titre de l’article 7 et du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

Examen au fond

8.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées. Il note que l’État partie n’a pas répondu aux allégations des auteurs. Dans ces circonstances, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations des auteurs, dans la mesure où elles sont suffisamment étayées.

8.2Le Comité prend note de l’affirmation des auteurs qui indiquent qu’Ismail Al Khazmi a été arrêté le 17 juin 2006 sur son lieu de travail par des membres des forces de sécurité intérieure et emmené vers une destination inconnue, en présence d’un certain nombre de témoins. Le Comité note que la famille n’a jamais reçu confirmation officielle du lieu de détention d’Ismail Al Khazmi. Il rappelle que, dans les affaires de disparition forcée, la privation de liberté suivie du refus de reconnaître la privation de liberté ou de donner des informations sur le sort de la personne disparue soustrait la personne à la protection de la loi et fait peser un risque constant et sérieux sur sa vie, ce dont l’État doit rendre compte. Outre la disparition forcée de la victime, le Comité note que les auteurs affirment qu’Ismail Al Khazmi a été vu en vie le 29 juin 2006 après avoir subi de graves tortures, à la suite de quoi il a été emmené par des agents de la sécurité dans un état critique vers un lieu inconnu, et que la famille a été informée de la mort d’Ismail Al Khazmi par les autorités pénitentiaires le 1er mai 2007. Le Comité rappelle que, d’après sa jurisprudence, la charge de la preuve ne peut pas incomber seulement aux auteurs de la communication, en particulier lorsque les auteurs et l’État partie n’ont pas les mêmes possibilités d’accès aux éléments de preuve et que, fréquemment, l’État partie est seul à détenir les informations pertinentes, telles que celles concernant la détention d’Ismail Al Khazmi et les éléments de preuve résultant d’examens de laboratoire. Le Comité accorde le crédit voulu aux éléments produits par les auteurs sous la forme d’un rapport du Bureau du Procureur daté du 26 mars 2009, qui indique que, selon un rapport d’autopsie, la mort d’Ismail Al Khazmi a été la conséquence de graves lésions causées à la victime par de multiples coups violents infligés à l’aide d’un objet contondant sur le corps. Quand il a reçu ce rapport, le Comité populaire général de la sécurité générale a refusé l’ouverture d’une action pénale contre les personnes soupçonnées d’être impliquées dans la mort d’Ismail Al Khazmi. En conséquence, le Comité ne peut que conclure que l’État partie a dénié à Ismail Al Khazmi le droit à la vie, en violation du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte.

8.3Le Comité reconnaît le degré de souffrance causé par le fait d’être privé indéfiniment de contact avec le monde extérieur. Il rappelle son Observation générale no 20 (1992) sur l’article 7, dans laquelle il recommande aux États parties de prendre des dispositions interdisant la détention au secret. Il note en l’espèce qu’Ismail Al Khazmi a été arrêté le 17 juin 2006 et emmené vers un lieu tenu secret par des agents de la sécurité de l’État et qu’il a ensuite été privé de toute communication avec sa famille. Malgré de nombreuses tentatives, sa famille n’a pas pu obtenir d’informations sur le lieu où il se trouvait. De plus, Ismail Al Khazmi a été frappé et torturé lorsqu’il était à la prison d’Asseka, ce qui a entraîné sa mort le 30 juin 2006, selon un rapport officiel du Bureau du Procureur. L’État partie n’a apporté aucune information contredisant ces faits. Le Comité conclut que la détention au secret d’Ismail Al Khazmi et les tortures qui lui ont été infligées et qui ont eu des conséquences mortelles constituent des violations multiples de l’article 7 du Pacte.

8.4Ayant abouti à cette conclusion, le Comité décide de ne pas examiner les griefs des auteurs tirés de l’article 10 du Pacte.

8.5Le Comité note également l’angoisse et la détresse qu’ont causées aux auteurs la disparition d’Ismail Al Khazmi puis la confirmation de la mort de celui-ci, qu’ils n’ont reçue que dix mois plus tard. Au lieu d’informer immédiatement les auteurs de la mort d’Ismail Al Khazmi et d’ouvrir une enquête approfondie dans le but de poursuivre les responsables, les autorités de l’État partie ont laissé les auteurs dans l’ignorance de ce qu’il était advenu de leur parent pendant dix mois, alors qu’elles savaient qu’il était mort le 30 juin 2006 à la suite de graves tortures qui lui avaient été infligées à la prison d’Asseka. Le Comité considère que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 7 du Pacte, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, à l’égard des auteurs.

8.6En ce qui concerne l’allégation de violation de l’article 9, le Comité prend note de l’affirmation des auteurs qui déclarent qu’Ismail Al Khazmi a été arrêté le 17 juin 2006 par des membres des forces de sécurité intérieure, qu’il a été arrêté sans mandat et sans être informé des motifs de son arrestation, qu’Ismail Al Khazmi n’a été ni informé des charges retenues contre lui ni présenté à une autorité judiciaire, ce qui lui aurait permis de contester la légalité de sa détention et qu’aucune information officielle n’a été donnée aux auteurs sur le lieu de détention ou sur le sort de la victime. En l’absence de toute explication satisfaisante de l’État partie, le Comité conclut qu’il y a eu violation de l’article 9 à l’égard d’Ismail Al Khazmi.

8.7En ce qui concerne l’allégation de violation de l’article 16, le Comité rappelle sa jurisprudence constante et réaffirme que soustraire intentionnellement une personne à la protection de la loi pour une période prolongée peut constituer un déni de reconnaissance de la personnalité juridique si la victime était entre les mains des autorités de l’État quand elle a été vue pour la dernière fois et si les efforts de ses proches pour avoir accès à des recours potentiellement utiles, y compris devant les tribunaux, sont systématiquement entravés. Le Comité rappelle qu’Ismail Al Khazmi a été arrêté le 17 juin 2006 et a fait l’objet d’une détention que le Comité a jugée arbitraire compte tenu des circonstances. Il a ensuite été soumis à une disparition forcée, qui s’est poursuivie jusqu’au 1er mai 2007, date à laquelle sa famille a été informée de son décès; pendant cette période, il a été soumis à des actes de torture qui ont entraîné sa mort le 30 juin 2006, d’après un rapport du Bureau du Procureur en chef. Aucune enquête officielle n’a été conduite sur les circonstances de sa mort et aucune poursuite n’a été engagée. Le Comité estime que, dans ces circonstances, le droit à la reconnaissance de la personnalité juridique d’Ismail Al Khazmi a été violé du fait qu’il a été intentionnellement soustrait à la protection de la loi, en violation de l’article 16 du Pacte.

8.8Les auteurs invoquent le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, en vertu duquel les États parties ont l’obligation de garantir un recours utile à toutes les personnes dont les droits reconnus dans le Pacte auraient été violés. Le Comité attache de l’importance à la mise en place par les États parties de mécanismes juridictionnels et administratifs appropriés pour examiner les plaintes faisant état de violations des droits. Il rappelle son Observation générale no 31 (2004), sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, qui indique que le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte. En l’espèce, les auteurs ont engagé une procédure de recours judiciaire, sollicité l’intervention du Comité populaire général de la justice et demandé l’ouverture d’une procédure pénale contre les personnes soupçonnées d’être responsables de la mort d’Ismail Al Khazmi, après avoir pu prendre connaissance du deuxième rapport d’autopsie, qui établissait que ce dernier était mort à la suite de tortures. Toutefois, tous leurs efforts ont été vains et l’État partie n’a pas procédé à une enquête rapide, approfondie et impartiale et n’a pas poursuivi les responsables, malgré la production, par ses propres autorités, d’éléments prouvant clairement qu’Ismail Al Khazmi était mort à la suite de tortures infligées alors qu’il était détenu par l’État partie. Le Comité conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 6, l’article 7, l’article 9 et l’article 16 du Pacte à l’égard d’Ismail Al Khazmi, et une violation du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec l’article 7 du Pacte, à l’égard des auteurs.

9.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte, constate que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par l’État partie du paragraphe 1 de l’article 6, de l’article 7, de l’article 9 et du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 6, l’article 7, l’article 9 et l’article 16 du Pacte, à l’égard d’Ismail Al Khazmi, et de l’article 7, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, à l’égard des auteurs.

10.Conformément au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteurs un recours utile consistant notamment: a) à mener sans délai une enquête approfondie et impartiale sur la disparition et la mort d’Ismail Al Khazmi; b) à fournir à la famille des informations détaillées sur les résultats de l’enquête; c) à remettre la dépouille d’Ismail Al Khazmi à l’auteur; d) à poursuivre, juger et punir les responsables des violations commises; e) à assurer aux auteurs une indemnisation à la mesure de la gravité des violations commises. L’État partie est en outre tenu de prendre des mesures pour que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir.

11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus par le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations et à les diffuser largement dans les langues officielles.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]