Nations Unies

CCPR/C/104/D/1905/2009

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

25 juin 2012

Original : français

Comité des droits de l’homme

Communication no 1905/2009

Constatations adoptées par le Comité à sa 104e session, 12-30 mars 2012

Présentée par:

Farida Khirani (représentée par la Fondation Alkarama pour les droits de l’homme)

Au nom de:

Maamar Ouaghlissi (son époux), de Mériem Ouaghlissi et Khaoula Ouaghlissi (ses filles) et en son nom propre

État partie:

Algérie

Date de la communication:

1er juillet 2009 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par la Rapporteur spécial en application de l’article 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 6 octobre 2009 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations:

26 mars 2012

Objet:

Disparition forcée

Questions de procédure:

Épuisement des voies de recours internes

Questions de fond:

Droit à la vie, interdiction de la torture et des traitements cruels et inhumains; droit à la liberté et à la sécurité de la personne; droit de la personne privée de liberté à être traitée avec humanité; droit à la reconnaissance de la personnalité juridique et droit à un recours effectif.

Articles du Pacte:

2, par. 3; 6, par. 1; 7; 9, par. 1 à 4; 10, par. 1; et 16

Article du Protocole facultatif:

5, par. 2 b)

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (104e session)

concernant la

Communication no 1905/2008*

Présentée par:

Farida Khirani (représentée par la Fondation Alkarama pour les droits de l’homme)

Au nom de:

Maamar Ouaghlissi (son époux), de Mériem Ouaghlissi et Khaoula Ouaghlissi (ses filles) et en son nom propre

État partie:

Algérie

Date de la communication:

1er juillet 2009 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 26 mars 2012,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1905/2009, présentée par Farida Khirani, en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication,

Adopte ce qui suit :

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication, datée du 1er juillet 2009, est Farida Khirani, née le 25 août 1963 à Ouargla (Algérie). Elle soumet la communication au nom de son époux, Maamar Ouaghlissi, né le 23 octobre 1958 à Constantine (Algérie), alléguant que celui-ci a été victime de violations par l’État partie des articles 2, paragraphe 3; 6, paragraphe 1; 7; 9; 10, paragraphe 1; et 16 du Pacte. L’auteur agit également pour son compte et celui de ses deux filles, Mériem et Khaoula Ouaghlissi, nées respectivement le 25 novembre 1988 et le 1er mai 1990 à Jijel (Algérie). L’auteur et ses enfants prétendent être victimes d’une violation de l’article 7 lu seul et conjointement avec l’article 2, paragraphe 3 du Pacte. L’auteur est représentée par la Fondation Alkarama our les droits de l’homme.

1.2Le 17 décembre 2009, le Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications, agissant au nom du Comité, a décidé de rejeter la demande du 25 novembre 2009 de l’État partie, priant le Comité d’examiner la question de la recevabilité séparément du fond.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Selon les témoignages rapportés par ses collègues de travail, Maamar Ouaghlissi a été arrêté le 27 septembre 1994, sur les lieux de son travail, la Société nationale des transports ferroviaires (SNTF), où il exerçait la profession de métreur vérificateur au sein du service des infrastructures. Ainsi, au moins trois agents en civil se sont présentés au siège de la SNTF comme étant des membres de la sécurité (Al Amn). Arrivés vers midi à bord d’un véhicule 4 x 4 blanc de marque Nissan Patrol, véhicule habituellement utilisé par les services de la police judiciaire et du Département du renseignement et de la sécurité relevant de l’armée (DRS), mais n’ayant pas trouvé Maamar Ouaghlissi, ils ont décidé de l’attendre tout en empêchant ses autres collègues présents de quitter les lieux, de crainte probablement qu’ils ne l’informent. C’est au retour de la victime de sa pause du déjeuner, vers 13 heures, qu’ils lui ont demandé de les suivre à bord de son propre véhicule, accompagné de deux agents, sans autre explication, et sans présenter de mandat de justice.

2.2L’auteur note que de nombreux enlèvements et arrestations opérés dans la ville de Constantine, et touchant en particulier des membres de conseils communaux, des députés ou de simples militants et sympathisants du Front islamique du salut, avaient eu lieu les jours précédents et durant tout le mois. Selon de nombreux témoignages, toutes les personnes arrêtées par la Police judiciaire étaient détenues pendant quelques semaines ou quelques mois au secret au commissariat central de Constantine où elles étaient systématiquement torturées puis transférées au Centre territorial de recherches et d’investigations (CTRI) de la 5e région militaire relevant du DRS. Les personnes enlevées par le DRS étaient, quant à elles, directement emmenées au CTRI et nombreuses sont celles qui ont disparu. L’arrestation de Maamar Ouaghlissi s’inscrit probablement dans le cadre de cette même opération engagée de manière coordonnée et planifiée par la police judiciaire et les services du DRS de Constantine.

2.3À la suite de l’arrestation, le chef du service du personnel de la SNTF en a informé la direction, qui a alors déposé plainte auprès de la 5e région militaire de Constantine. D’autre part, des membres de la famille se sont rendus immédiatement après l’arrestation au commissariat central de Constantine, dans les brigades de gendarmerie et les diverses casernes de la ville. Le père de la victime a également effectué des démarches auprès du tribunal de Constantine dès le mois d’octobre 1994 afin de savoir si la victime avait été présentée devant le procureur de la République. Ces efforts s’étant révélés vains, il a déposé une plainte au parquet pour disparition et enlèvement de son fils. Le procureur de la République de Constantine n’a cependant jamais accepté d’ouvrir une enquête ou de donner suite à cette plainte et les services du parquet ont refusé de communiquer au père les références d’enregistrement de sa plainte.

2.4Huit mois après l’arrestation l’auteur a appris, par l’intermédiaire d’un détenu libéré, que son époux se trouvait détenu à la caserne de Mansourah, relevant de la 5e région militaire et gérée par le DRS. Le père de Maamar Ouaghlissi s’y est rendu en mai 1995, mais les militaires l’ont renvoyé tout en niant le détenir. Jusqu’à fin 1995, plusieurs témoignages rapportés à l’auteur ou ses proches, soit par des militaires appelés du contingent soit par des détenus libérés, faisaient état du fait que son époux était toujours détenu dans l’une ou l’autre des casernes du DRS. Un dernier témoignage rapporté par un militaire en 1996 établissait qu’il était encore vivant à cette date. Depuis, aucune nouvelle de lui n’est parvenue à sa famille.

2.5L’auteur a, quant à elle, déposé une plainte devant le procureur de Constantine pour enlèvement et disparition de son mari dans le courant de l’année 1998, mais il ne semble pas que le parquet ait ouvert une enquête, puisqu’aucun témoin des faits n’a jamais été convoqué afin d’être entendu. Parallèlement, et ayant appris qu’un bureau de réception avait été établi au niveau de chaque wilaya (préfecture) pour recevoir les plaintes des familles de disparus, l’auteur s’y est rendue pour y déposer une autre plainte en date du 28 septembre 1998, plainte qui a été enregistrée. Cependant, il semble que cette dernière n’ait été suivie d’aucune procédure d’enquête.

2.6Le 23 avril 2000, l’auteur, convoquée par la gendarmerie nationale, s’est vue déclarer que les recherches concernant la disparition de son époux sont demeurées sans résultat. Convoquée à nouveau en mai 2000 par la daïra (sous-préfecture) de Hamma Bouziane, circonscription administrative de Constantine, il lui a été délivré un procès verbal établi par le Ministère de l’intérieur et des collectivités locales, par lequel elle était informée « que les investigations entreprises n’avaient pas permis de localiser la personne concernée », sans pour autant préciser quelles investigations avaient été menées ni par quelle autorité. Suite à une nouvelle convocation en juin 2000 par le procureur de la République de Constantine, l’auteur s’est vue reprocher la poursuite de ses démarches auprès des différentes autorités, notamment sa lettre adressée le 15 janvier 2000 au général de la 5e région militaire de Constantine en vue d’obtenir des informations sur la disparition de son mari, lettre restée sans réponse. L’auteur a également adressé une lettre recommandée en date du 6 février 2001 au ministre de la justice. Toutefois, aucune suite n’a été donnée à cette démarche.

2.7En 2006, suite à ses démarches auprès de la gendarmerie nationale pour la délivrance d’un constat de disparition officielle, lui ouvrant droit à une aide sociale pour subvenir aux besoins de sa famille, un « procès verbal de constat de disparition dans les circonstances découlant de la tragédie nationale » lui a été délivré sans qu’aucune investigation n’ait été menée par les services de gendarmerie qui ont établi le constat.

2.8Le 27 juin 2005, l’auteur a saisi le Groupe de travail sur les disparitions forcées des Nations Unies mais, face au refus des autorités algériennes d’éclaircir ce cas, cette démarche devait aussi s’avérer vaine. Enfin, à plusieurs reprises, lors de réunions pacifiques, l’auteur a été violemment prise à partie et battue par la police devant le siège local de la Commission Nationale consultative pour la promotion et la protection des droits de l’homme.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur considère que son époux a été victime de disparition forcée, en violation des articles 2, paragraphe 3; 6, paragraphe 1; 7; 9, paragraphes 1 à 4; 10; et 16 du Pacte, seuls et conjointement avec l’article 2, paragraphe 3. Par ailleurs, en ce qui concerne ses filles et elle-même, l’auteur considère que la souffrance occasionnée par la disparition de Maamar Ouaghlissi et le fait de ne pas connaître le sort qui lui a été réservé constituent une violation de l’article 7 lu seul et conjointement avec l’article 2, paragraphe 3, du Pacte.

3.2L’auteur souligne que l’absence prolongée de Maamar Ouaghlissi, tout comme les circonstances et le contexte de son arrestation, laissent penser qu’il a perdu la vie en détention. Se référant à l’Observation générale du Comité concernant l’article 6, l’auteur allègue que la situation de détention au secret entraîne un risque trop élevé d’atteinte au droit à la vie, puisque la victime se trouve à la merci de ses geôliers alors que ceux-ci, de par la nature même des circonstances, échappent à toute mesure de surveillance. Par ailleurs, même dans l’hypothèse où la disparition n’aboutirait pas au pire, la menace qui pèse à ce moment-là sur la vie de la victime constitue une violation de l’article 6, dans la mesure où l’État ne s’est pas acquitté de son devoir de protéger le droit fondamental à la vie. L’État partie a d’autant plus manqué au devoir de garantir le droit à la vie de Maamar Ouaghlissi qu’il n’a déployé aucun effort pour enquêter sur son sort. L’auteur considère par conséquent que l’État partie a violé l’article 6 seul et lu conjointement avec l’article 2, paragraphe 3, du Pacte.

3.3Se référant à la jurisprudence du Comité, l’auteur allègue que le seul fait d’être soumis à une disparition forcée est constitutif d’un traitement inhumain ou dégradant. Ainsi, l’angoisse et la souffrance provoquées par la détention indéfinie de Maamar Ouaghlissi, sans contact avec la famille ni le monde extérieur, équivalent à un traitement contraire à l’article 7 du Pacte s’agissant de Maamar Ouaghlissi. L’auteur considère en outre que la disparition de son époux a constitué et continue de constituer pour elle, comme pour le reste de ses proches, une épreuve paralysante, douloureuse et angoissante dans la mesure où la famille du disparu ignore tout de son sort; et dans le cas où il serait décédé, les circonstances de sa mort et l’endroit où il a été inhumé. De surcroît, l’une des filles de Maamar Ouaghlissi, Khaoula Ouaghlissi, aujourd’hui âgée de 18 ans, a été particulièrement affectée par la disparition de son père et souffre à ce jour de troubles psychotiques chroniques nécessitant une prise en charge médicale constante et régulière. Se référant à la jurisprudence du Comité en la matière, l’auteur en conclut que l’État partie a également violé ses droits et ceux de ses filles, Mériem et Khaoula Ouaghlissi, au regard de l’article 7 lu seul et conjointement avec l’article 2, paragraphe 3, du Pacte.

3.4D’autre part, l’auteur note que les autorités algériennes n’ont pas, à ce jour, admis avoir arrêté et détenu de manière illégale Maamar Ouaghlissi et ont délibérément maintenu occulte la vérité sur son sort. Ces éléments font ainsi apparaître une violation des paragraphes 1 à 4 de l’article 9 du Pacte. S’agissant du paragraphe 1 de l’article 9, l’auteur rappelle que Maamar Ouaghlissi a été arrêté sans mandat de justice et sans qu’il soit informé des raisons de son arrestation. Aucun membre de la famille ne l’a revu ni n’a pu communiquer avec lui depuis son enlèvement. Par ailleurs, il ressort des circonstances dans lesquelles Maamar Ouaghlissi a été arrêté qu’à aucun moment lui ont été notifiés les motifs de son arrestation ni présenté de mandat de justice les spécifiant, comme peuvent en témoigner ses collègues de travail présents lors de l’arrestation, ce en violation du paragraphe 2 de l’article 9 du Pacte. En outre, Maamar Ouaghlissi n’a pas été présenté devant un juge ou une autre autorité judiciaire tel que le procureur de la République de Constantine, territorialement compétent, ni durant la période légale de garde à vue ou à la fin de celle-ci. Rappelant que la détention au secret peut entraîner per se une violation de l’article 9, paragraphe 3, l’auteur conclut que cette disposition a été violée. Enfin, ayant été soustrait à la protection de la loi pendant tout le temps de sa détention qui reste indéterminée, Maamar Ouaghlissi n’a jamais pu introduire un recours pour contester la légalité de sa détention ni demander au juge sa libération ou même faire appel à un tiers en liberté pour formuler une telle demande ou assumer sa défense, en violation du paragraphe 4 de l’article 9 du Pacte.

3.5L’auteur soutient en outre que du fait de sa détention au secret, en violation de l’article 7 du Pacte, son époux n’a pas été traité avec humanité et dans le respect de la dignité inhérente à la personne humaine. Il a donc été victime d’une violation de l’article 10, paragraphe 1, du Pacte.

3.6Ayant été victime d’une disparition forcée, Maamar Ouaghlissi a été soustrait à la protection de la loi de par le refus des auteurs de la disparition de révéler le sort qui lui a réservé et le lieu où il se trouve ou encore par le refus d’admettre qu’il a été privé de liberté, ce en violation de l’article 16 du Pacte. L’auteur cite à ce titre la position du Comité dans sa jurisprudence relative aux disparitions forcées.

3.7L’auteur soutient également que Maamar Ouaghlissi, en tant que victime de disparition forcée, était dans l’impossibilité matérielle d’exercer son droit de recours afin de contester la légalité de sa détention. Aucune suite n’ayant été donnée à toutes les démarches entreprises par les proches, l’État partie a manqué à son obligation de garantir un recours utile impliquant une enquête approfondie et diligente sur la disparition et le sort de la victime et de tenir la famille informée des résultats de ses enquêtes. L’absence de recours utile est d’autant plus patente qu’une amnistie totale et généralisée a été décrétée sur le plan légal après la promulgation, le 27 février 2006, de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, qui interdit, sous peine d’emprisonnement, le recours à la justice pour faire la lumière sur les crimes les plus graves comme les disparitions forcées, assurant l’impunité des individus responsables de violations. Cette loi d’amnistie viole l’obligation de l’État d’enquêter sur les violations graves de droits de l’homme et le droit des victimes à un recours effectif. L’auteur conclut à la violation par l’État partie de l’article 2, paragraphe 3, du Pacte à l’égard de son époux, de ses filles et de sa propre personne.

3.8L’auteur souligne enfin que, étant donné que l’obligation de mettre à disposition un recours utile en cas de violation est une composante indéniable du devoir positif de garantir les droits consacrés dans le pacte, le fait de ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour protéger les droits prévus aux articles 6, 7, 9, 10 et 16 entraîne en soi une violation autonome des droits mentionnés par rapport à l’article 2, paragraphe 3.

3.9S’agissant de l’épuisement des recours internes, l’auteur souligne que toutes ses démarches ainsi que celles de la famille de la victime se sont soldées par un échec. En effet, la police et la justice, ou encore les autres services sollicités, n’ont pas initié d’enquête adéquate. Ils sont ainsi à l’origine tant d’un manquement aux engagements internationaux de l’État partie qu’à la législation interne, dès lors que l’article 63 du Code de procédure pénale algérien stipule que « lorsqu’ils ont connaissance d’une infraction, les officiers de police judiciaire, soit sur les instructions du procureur de la République soit d’office, procèdent à des enquêtes préliminaires ». Le procureur de la République de Constantine, alors même qu’il avait été saisi à deux reprises d’une plainte formelle, a refusé d’ouvrir une enquête comme la loi l’y obligeait et, bien au contraire, est allé jusqu’à reprocher à l’auteur de poursuivre ses démarches lorsqu’elle s’est adressée à l’autorité militaire. De même, le bureau de réception des familles de disparus, chargé d’aider les familles des victimes à retrouver leurs proches en procédant notamment à des enquêtes approfondies selon les dires des autorités politiques, n’a pas davantage permis au père de la victime d’obtenir de plus amples informations puisque aucune enquête n’a été diligentée, les ayants droit ou les témoins des faits n’ayant jamais été auditionnés par ce bureau.

3.10À titre subsidiaire, l’auteur soutient qu’elle se trouve devant l’impossibilité légale de recourir à une instance judiciaire après la promulgation de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Si tous les recours intentés par l’auteur étaient déjà inutiles et inefficaces, ils sont depuis lors devenus totalement indisponibles.

Observations de l’État partie sur la recevabilité de la communication

4.1Le 25 novembre 2009, l’État partie a contesté la recevabilité de la présente communication au sein d’un « mémorandum de référence sur l’irrecevabilité des communications introduites devant le Comité des droits de l’homme en rapport avec la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale », celui-ci étant accompagné d’un mémoire additif.

4.2Ainsi, dans son mémorandum, l’État partie considère que les communications alléguant la responsabilité d’agents publics ou exerçant sous l’autorité de pouvoirs publics dans la survenance de cas de disparitions forcées durant la période considérée, c’est-à-dire de 1993 à 1998, doivent être traitées dans un cadre global, les faits allégués devant être remis dans le contexte intérieur sociopolitique et sécuritaire d’une période où le Gouvernement a difficilement dû faire face au terrorisme. Ainsi, durant cette période, le Gouvernement devait combattre des groupes non structurés. Par conséquent, plusieurs interventions étaient menées de manière confuse au sein de la population civile. Il était difficile pour cette dernière de distinguer les interventions de groupes terroristes des interventions des forces de l’ordre. Les civils ont à maintes reprises imputé des disparitions forcées aux forces de l’ordre. Ainsi, les cas de disparitions forcées sont d’origine variée, mais d’après l’État partie, ne sont pas imputables au Gouvernement. Sur la base de données documentées par de nombreuses sources indépendantes, notamment la presse et les organisations des droits de l’homme, la notion générique de personne disparue en Algérie durant la période considérée renvoie à six cas de figures distincts, dont aucun n’est imputable à l’État. Ainsi, l’État partie cite le cas de personnes déclarées disparues par leurs proches alors qu’elles étaient rentrées en clandestinité de leur propre chef pour rejoindre les groupes armés en demandant à leur famille de déclarer qu’elles avaient été arrêtées par les services de sécurité pour « brouiller les pistes » et éviter un « harcèlement » par la police. Le deuxième cas concerne les personnes signalées comme disparues suite à leur arrestation par les services de sécurité mais qui ont profité après leur libération de rentrer dans la clandestinité. Il peut également s’agir de la situation où la personne disparue a été enlevée par des groupes armés qui, parce qu’ils ne sont pas identifiés ou ont agi en usurpant soit leur uniformes soit leurs documents d’identification à des policiers ou des militaires, ont été assimilés, à tort, à des agents relevant des forces armées ou des services de sécurité. Le quatrième cas de figure concerne les personnes recherchées par leur famille qui ont pris l’initiative d’abandonner leurs proches, et parfois même de quitter le pays, dans le prolongement de problèmes personnels ou de litiges familiaux. Il peut s’agir, en cinquième lieu, de personnes signalées comme disparues par la famille et qui étaient en fait des terroristes recherchés, tués, enterrés dans le maquis à la suite de « guerre de tendance » ou de « guerre de doctrine » ou de « conflit de butin » entre groupes armés rivaux. L’État partie évoque enfin une sixième possibilité dans laquelle les personnes recherchées comme ayant disparu, se sont trouvées soit sur le territoire national soit à l’étranger vivant sous de fausses identités.

4.3L’État partie souligne que c’est en considération de la diversité et de la complexité des situations couvertes par la notion générique de disparition que le législateur algérien a, à la suite du plébiscite populaire de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, préconisé le traitement de la question des disparus dans un cadre global à travers la prise en charge de toutes les personnes disparues dans le contexte de la « tragédie nationale », du soutien pour toutes ces victimes afin qu’elles puissent surmonter cette épreuve et l’octroi d’un droit à réparation pour toutes les victimes de disparition et leurs ayants droit. Selon des statistiques élaborées par les services du Ministère de l’intérieur, 8 023 cas de disparitions ont été déclarés, 6 774 dossiers ont été examinés, 5 704 dossiers ont été acceptés à l’indemnisation, 934 ont été rejetés et 136 sont en cours d’examen. 371 459 390 DA de compensation ont été versés à toutes les victimes concernées. À cela s’ajoutent 1 320 824 683 DA versés sous forme de pensions mensuelles.

4.4L’État partie fait également valoir que tous les recours internes n’ont pas été épuisés. Il insiste sur l’importance de faire une distinction entre les simples démarches auprès d’autorités politiques ou administratives, les recours non contentieux devant des organes consultatifs ou de médiation, et les recours contentieux exercés devant les diverses instances juridictionnelles compétentes. Les plaignants ont adressé des lettres à des autorités politiques ou administratives, saisi des organes consultatifs ou de médiation et ont transmis une requête à des représentants du parquet (procureurs généraux ou procureurs de la République) sans avoir à proprement parler, engagé une procédure de recours judiciaires et l’avoir menée jusqu’à son terme par l’exercice de l’ensemble des voies de recours disponibles en appel et en cassation. Parmi toutes ces autorités, seuls les représentants du ministère public sont habilités par la loi à ouvrir une enquête préliminaire et à saisir le juge d’instruction. Dans le système judiciaire algérien, le Procureur de la République est celui qui reçoit les plaintes et qui, le cas échéant, met en mouvement l’action publique. Cependant, pour protéger les droits de la victime ou de ses ayants droit, le code de procédure pénale autorise ces derniers à agir par la voie de la plainte avec constitution de partie civile directement devant le juge d’instruction. Dans ce cas, c’est la victime et non le Procureur qui met en mouvement l’action publique en saisissant le juge d’instruction. Ce recours visé aux articles 72 et 73 du Code de procédure pénale n’a pas été utilisé alors qu’il aurait suffi pour les auteurs de la communication de déclencher l’action publique et d’obliger le juge d’instruction à informer, même si le parquet en avait décidé autrement.

4.5L’État partie note en outre que selon l’auteur, l’adoption par référendum de la Charte et ses textes d’application, notamment l’article 45 de l’ordonnance 06-01, rend impossible de considérer qu’il existe en Algérie des recours internes efficaces, utiles et disponibles pour les familles de victimes de disparition. Sur cette base, les plaignantes se sont crues dispensées de l’obligation de saisir les juridictions compétentes en préjugeant de leur position et de leur appréciation dans l’application de cette ordonnance. Or, les requérantes ne peuvent invoquer cette ordonnance et ses textes d’application pour s’exonérer de ne pas avoir engagé les procédures judiciaires disponibles. L’État partie rappelle la jurisprudence du Comité selon laquelle la « croyance ou la présomption subjective d’une personne quant au caractère vain d’un recours ne la dispense pas d’épuiser tous les recours internes ».

4.6L’État partie s’arrête ensuite sur la nature, les fondements et le contenu de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et ses textes d’application. Il souligne qu’en vertu du principe d’inaliénabilité de la paix, qui est devenu un droit international à la paix, le Comité est invité à accompagner, à consolider cette paix et à favoriser la réconciliation nationale pour permettre aux États affectés par des crises intérieures de renforcer leurs capacités. Dans cet effort de réconciliation nationale, l’État a adopté cette Charte dont l’ordonnance la constituant prévoit des mesures d’ordre juridique emportant extinction de l’action publique et commutation ou remises de peines pour toute personne coupable d’actes de terrorisme ou ayant bénéficié des dispositions de la discorde civile, à l’exception de ceux ayant commis, comme auteurs ou complices, des actes de massacres collectifs, de viols ou d’attentats à l’explosif dans des lieux publics. Cette ordonnance prévoit également des mesures d’appui à la prise en charge de la question des disparus par une procédure de déclaration judiciaire de décès qui ouvre droit à une indemnisation des ayants droit en qualité de victimes de la « tragédie nationale ». En outre, des mesures d’ordre socioéconomique ont été mises en place telles que des aides à la réinsertion professionnelle ou d’indemnisation à toute personne ayant la qualité de victime de la « tragédie nationale ». Enfin, l’ordonnance prévoit des mesures politiques telles que l’interdiction d’exercer une activité politique à toute personne ayant instrumentalisé dans le passé la religion, ayant conduit à la « tragédie nationale »; et de déclarer irrecevable toute poursuite engagée à titre individuel ou collectif à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues, pour des actions menées en vue de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la Nation et de la préservation des institutions de la République.

4.7Outre la création de fonds d’indemnisation pour toutes les victimes de la « tragédie nationale », le peuple souverain d’Algérie a, selon l’État partie, accepté d’engager une démarche de réconciliation nationale, qui est le seul moyen pour cicatriser les plaies générées. L’État partie insiste sur le fait que la proclamation de cette Charte s’inscrit dans une volonté d’éviter des situations de confrontation judiciaire, de déballage médiatique et de règlements de compte politiques. L’État partie considère dès lors, que les faits allégués au sein de la présente communication sont couverts par le mécanisme interne global de règlement induit par le dispositif de la Charte.

4.8Il demande au Comité de constater la similarité des faits et des situations décrites par l’auteur et celles décrites par les auteurs d’autres communications, ainsi que du contexte sociopolitique et sécuritaire durant lequel elles se sont produites; constater le non épuisement par les auteurs de tous les recours internes; et constater que les autorités de l’État partie ont mis en œuvre un mécanisme interne de traitement et de règlement global des cas visés par les communications en cause selon un dispositif de paix et réconciliation nationale conforme aux principes de la Charte des Nations Unies et des Pactes et conventions subséquentes; conclure à l’irrecevabilité de ladite communication et renvoyer les auteurs à mieux se pourvoir.

4.9Par ailleurs, dans le mémoire additif accompagnant le mémorandum, l’État souligne qu’il a pris acte des notes verbales qui lui ont été adressées l’informant que le Comité a décidé d’examiner la question de la recevabilité conjointement avec le fond concernant les communications soumises à examen et le priant de soumettre des observations sur le fond et toutes observations additionnelles sur la recevabilité. À cet égard, l’État partie se pose la question de savoir si la série de communications individuelles présentées au Comité ne seraient pas plutôt un détournement de la procédure visant à saisir le Comité d’une question globale historique dont les causes et circonstances échappent au Comité. Ces communications « individuelles » s’arrêtent sur le contexte général dans lequel sont survenues ces disparitions, focalisant uniquement sur les agissements des forces de l’ordre sans jamais évoquer ceux des divers groupes armés qui ont adopté des techniques criminelles de camouflage pour faire endosser la responsabilité aux forces armées.

4.10L’État partie insiste sur le fait qu’il ne se prononcera pas sur les questions de fond relatives auxdites communications avant qu’il ne soit statué sur la question de la recevabilité; et que l’obligation de tout organe juridictionnel ou quasi-juridictionnel est d’abord de traiter les questions préjudicielles avant de débattre du fond. Selon l’État partie, la décision d’imposer l’examen des questions de recevabilité et celles se rapportant au fond de manière conjointe et concomitante dans les cas de l’espèce, outre qu’elle n’a pas été concertée, préjudicie gravement à un traitement approprié des communications soumises, tant dans leur nature globale que par rapport à leurs particularités intrinsèques. Se référant au Règlement intérieur du Comité des droits de l’homme, l’État partie note que les sections relatives à l’examen par le Comité de la recevabilité de la communication et celles relatives à l’examen au fond sont distinctes et dès lors pourraient être examinées séparément. S’agissant particulièrement de la question de l’épuisement des recours internes, l’État partie souligne qu’aucune des communications soumises n’a fait l’objet d’un cheminement judiciaire qui aurait permis son examen par les autorités judiciaires internes. Seules quelques unes des communications soumises sont arrivées au niveau de la chambre d’accusation, juridiction d’instruction de second degré placée au niveau des cours.

4.11Rappelant la jurisprudence du Comité sur l’obligation d’épuiser les recours internes, l’État partie souligne que de simples doutes sur les perspectives de succès ainsi que la crainte de délais ne dispensent pas les auteurs d’épuiser ces recours. S’agissant du fait que la promulgation de la Charte rend impossible tout recours en la matière, l’État partie répond que l’absence de toute démarche par les auteurs en vue d’établir la lumière sur les allégations invoquées n’a pas permis à ce jour aux autorités algériennes de prendre position sur l’étendue et les limites de l’applicabilité des dispositions de cette Charte. En outre, l’ordonnance ne requiert de déclarer irrecevables que les poursuites engagées contre des « éléments des forces de défense et de sécurité de la République » pour des actions dans lesquelles elles ont agi conformément à leurs missions républicaines de base, à savoir la protection des personnes et des biens, la sauvegarde de la Nation et la préservation des institutions. En revanche, toute allégation d’action susceptible d’être imputée aux forces de défense et de sécurité et dont il peut être prouvé qu’elle serait intervenue en dehors de ce cadre est susceptible d’être instruite par les juridictions compétentes.

4.12Enfin, l’État partie réitère sa position s’agissant de la pertinence du mécanisme de règlement mis en place par la Charte pour la paix et la réconciliation nationale.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Le 6 janvier 2012, l’auteur a formulé des commentaires sur les observations de l’État partie sur la recevabilité, et a fourni des arguments additionnels sur le fond de la communication.

5.2L’auteur rappelle qu’il n’appartient pas à l’État partie de juger de l’opportunité de la saisine du Comité concernant une situation particulière. De même, l’adoption par le Gouvernement algérien d’un mécanisme interne global de règlement ou de toute autre mesure législative ou administrative ne saurait constituer une cause d’irrecevabilité de la communication. Par ailleurs, le Comité a déjà relevé que lesdites mesures internes adoptées par les autorités algériennes sont en elles-mêmes une violation des droits contenus dans le Pacte.

5.3L’auteur rappelle également que la promulgation de l’état d’urgence le 9 février 1992 par l’Algérie n’affecte nullement le droit des individus de soumettre des communications individuelles devant le Comité. L’article 4 du Pacte prévoit en effet que la proclamation de l’état d’urgence permet uniquement de déroger à certaines provisions du Pacte et n’affecte donc pas l’exercice de droits découlant de son Protocole facultatif. En outre, le maintien de cette mesure par l’État partie durant près de deux décennies constituait en soi une violation du paragraphe 3, l’article 4 du Pacte, l’État s’étant abstenu de respecter ses obligations internationales et notamment de « signaler aussitôt aux autres parties les dispositions auxquelles il a dérogé ainsi que les motifs qui ont provoqué cette dérogation ». Ainsi, l’auteur considère que l’État partie n’est pas fondé à se prévaloir de ses propres violations aux obligations internationales auxquelles il était tenu pour que soit déclarée irrecevable la présente communication.

5.4En ce qui concerne l’argument selon lequel l’auteur n’aurait pas épuisé les recours internes, n’ayant pas mis en œuvre l’action publique par le biais d’un dépôt de plainte avec constitution de partie civile auprès du juge d’instruction, l’auteur précise tout d’abord qu’une telle procédure est soumise au paiement d’une caution ou « frais de procédures » sous peine d’irrecevabilité de la plainte. Le montant desdits frais est arbitrairement fixé par le juge d’instruction en vertu de l’article 75 du code de procédure pénale algérien et se révèle, dans la pratique, financièrement dissuasif, les justiciables n’ayant par ailleurs aucune garantie que la procédure dirigée contre des membres des services de sécurité aboutisse réellement à des poursuites.

5.5En outre, suite aux nombreuses démarches entreprises par l’employeur et les membres de la famille de Maamar Ouaghlissi, tant les autorités militaires qu’administratives et judiciaires avaient connaissance de l’enlèvement et de la disparition de Maamar Ouaghlissi et avaient dès lors l’obligation légale de donner suite à la dénonciation de crime de rapt et de détention arbitraire. En effet, ces crimes sont prévus et punis par le code pénal algérien, plus particulièrement par les articles 107, 108, 109, 291 et 292, et obligent le parquet à ouvrir une enquête judiciaire immédiate et à déférer leurs auteurs devant la juridiction pénale. Or, aucune enquête n’a été ordonnée et aucune des personnes impliquées dans la disparition de Maamar Ouaghlissi n’a été inquiétée. Par conséquent, l’État a manqué à son devoir d’enquêter et d’instruire les crimes commis.

5.6L’auteur insiste sur l’impossibilité d’engager des poursuites pénales contre les auteurs de violations des droits de l’homme imputables aux services de sécurité. En vertu de l’article 45 de l’ordonnance 06-01 du 27 février 2006, toute dénonciation ou plainte engagée, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et sécurité de la République, doit être déclarée irrecevable par l’autorité judiciaire compétente. L’article 46 de l’ordonnance indique par ailleurs que l’introduction d’une telle plainte ou dénonciation est passible d’une peine d’emprisonnement de trois à cinq ans et d’une amende de 250 000 DA à 500 000 DA. Ainsi, cette législation « porte atteinte à la liberté d’expression ainsi qu’au droit de toute personne d’avoir accès à un recours effectif contre des violations des droits de l’homme, tant au niveau national qu’au niveau international ».

5.7En ce qui concerne le fond de la communication, l’auteur note que l’État partie semble contester la réalité même des disparitions forcées massives et systématiques qui se sont produites en Algérie. En effet, il opère un classement des situations impliquant une disparition forcée, ces situations excluant toutes la responsabilité des agents étatiques. Toutefois, paradoxalement, il reconnaît avoir indemnisé 5 704 ayants droit de victimes sur les 8 023 personnes disparues et recensées comme telles.

5.8Les autorités tentent d’expliquer ces disparitions en invoquant la tragédie nationale et le contexte naturel induit par la criminalité terroriste. Par ce biais le Gouvernement persiste dans la non-reconnaissance de la responsabilité de ses agents et présente ceux-ci comme « les artisans de la sauvegarde du pays ».

5.9L’auteur note que, conformément au Règlement intérieur du Comité, il n’existe pas de droit d’un État partie à demander que la recevabilité soit considérée séparément du fond d’une communication. Il s’agit d’une prérogative d’ordre exceptionnel qui relève exclusivement de la compétence du Comité, l’État étant pour sa part tenu de soumettre « des explications ou des observations portant à la fois sur la recevabilité et sur le fond de la communication ». D’autre part, se référant à une jurisprudence bien établie du Comité, l’auteur souligne qu’à défaut d’observations sur le fond de la communication, les allégations du requérant doivent être prises pleinement en considération.

5.10L’auteur maintient tous les faits présentés dans sa communication, soulignant que le refus de l’État partie de répondre à ses allégations et de traiter de manière individuelle la présente communication est motivé par l’implication des services de sécurité dans l’enlèvement et la disparition de Maamar Ouaghlissi. Ainsi, selon l’auteur, l’absence de réponse sur le fond de la communication constitue en outre un acquiescement tacite de la véracité des faits allégués par l’État partie, qui devraient par conséquent être considérés comme avérés par le Comité.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son Règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité doit s’assurer que la même question n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Il note que la disparition de Maamar Ouaghlissi a été signalée au Groupe de travail des Nations Unies sur les disparitions forcées. Toutefois, il rappelle que les procédures ou mécanismes extra conventionnels mis en place par la Commission des droits de l’homme ou le Conseil des droits de l’homme, et dont les mandats consistent à examiner et à faire rapport publiquement sur la situation des droits de l’homme dans tel ou tel pays ou territoire ou sur des phénomènes de grande ampleur de violation des droits de l’homme dans le monde, ne relèvent généralement pas d’une procédure internationale d’enquête ou de règlement au sens du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif. En conséquence, le Comité estime que l’examen du cas de Maamar Ouaghlissi par le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires ne rend pas la communication irrecevable en vertu de cette disposition.

6.3Le Comité note que selon l’État partie, l’auteur n’aurait pas épuisé les recours internes puisque la possibilité de saisine du juge d’instruction en se constituant partie civile en vertu des articles 72 et 73 du Code de procédure pénale n’a pas été envisagée. Le Comité note l’argument de l’auteur selon lequel suite à l’enlèvement de la victime, la direction de la société nationale des transports ferroviaires a déposé plainte auprès de la 5e région militaire de Constantine; que des proches de la victime se sont rendus immédiatement après l’arrestation au Commissariat central de Constantine ainsi que dans les brigades de gendarmerie et les diverses casernes de la ville; que le père de la victime a effectué des démarches auprès du tribunal de Constantine afin de savoir si la victime avait été présentée devant le procureur de la République, a déposé une plainte au parquet pour disparition et enlèvement de son fils et s’est en outre rendu à la caserne du DRS de Mansourah pour s’enquérir du sort de son fils; que l’auteur a quant à elle déposé une plainte devant le procureur de Constantine pour enlèvement et disparition de son mari ainsi qu’auprès du bureau de réception établi au niveau de chaque wilaya (préfecture) pour recevoir les plaintes des familles des disparus; qu’elle s’est également adressée au général de la 5e région militaire de Constantine en vue d’obtenir des informations sur la disparition de son mari; qu’elle a en outre adressé une lettre recommandée au ministre de la justice afin de réitérer sa plainte et l’informer qu’aucune suite n’avait été donnée à ses plaintes précédentes devant le parquet de Constantine; qu’elle a également effectué des démarches auprès de la gendarmerie nationale pour se faire délivrer un constat de disparition officielle. Le Comité note par ailleurs que selon l’auteur, l’article 63 du Code de procédure pénale prévoit que « lorsqu’ils ont connaissance d’une infraction, les officiers de police judiciaire, soit sur les instructions du procureur de la République, soit d’office, procèdent à des enquêtes préliminaires ». Le Comité note l’argument de l’auteur selon lequel, pour des faits aussi graves que ceux allégués il relevait aux autorités compétentes de se saisir de l’affaire, ce qui n’a pas été fait. Il note également que selon l’auteur, l’article 46 de l’ordonnance 06-01 punit toute personne qui introduirait une plainte dans le cadre des actions visées à l’article 45 de l’ordonnance.

6.4Le Comité rappelle que l’État partie a non seulement le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l’homme portées à l’attention de ces autorités, en particulier lorsqu’il s’agit de disparitions forcées et d’atteintes au droit à la vie, mais aussi d’engager des poursuites pénales contre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder au jugement et de prononcer une peine. Or, la famille de la victime a alerté à plusieurs reprises les autorités compétentes de la disparition de Maamar Ouaghlissi mais toutes les démarches entreprises se sont révélées vaines. En outre, l’État partie n’a pas apporté les éléments permettant de conclure qu’un recours efficace et disponible est de facto ouvert alors que l’ordonnance 06-01 du 27 février 2006 continue d’être appliquée en dépit des recommandations du Comité visant à sa mise en conformité avec le Pacte. Réitérant sa jurisprudence antérieure, le Comité considère donc que la constitution de partie civile pour des infractions aussi graves que celles alléguées en l’espèce ne saurait remplacer des poursuites qui devraient être engagées par le Procureur de la République lui-même. En outre, étant donné le caractère imprécis du texte des articles 45 et 46 de l’ordonnance, l’absence d’informations concluantes de l’État partie quant à leur interprétation et leur application dans la pratique, et l’absence total d’exemple de la part de l’Etat quant à l’efficacité de ce recours, les craintes exprimées par l’auteur quant aux conséquences de l’introduction d’une plainte sont raisonnables. Le Comité conclut que le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne fait pas obstacle à la recevabilité de la communication.

6.5Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé ses allégations dans la mesure où elles soulèvent des questions au regard des articles 6, paragraphe 1; 7; 9; 10; 16; et 2, paragraphe 3, du Pacte, et procède donc à l’examen de la communication sur le fond.

Examen au fond

7.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations soumises par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.2Comme le Comité l’a déjà souligné dans des communications précédentes pour lesquelles l’État partie a fourni des observations collectives et générales sur les allégations soumises par les auteurs de plaintes, force est de constater que l’État partie s’est contenté de maintenir que les communications alléguant la responsabilité d’agents publics ou exerçant sous l’autorité de pouvoirs publics dans la survenance de cas de disparitions forcées durant la période considérée, c’est-à-dire de 1993 à 1998, doivent être traitées dans un cadre global, les faits allégués devant être remis dans le contexte intérieur sociopolitique et sécuritaire d’une période où le Gouvernement a dû faire face au terrorisme. Le Comité tient à rappeler ses observations finales sur l’Algérie du 1er novembre 2007 ainsi que sa jurisprudence selon laquelle l’État partie ne peut pas invoquer les dispositions de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale contre des personnes qui invoquent les dispositions du Pacte ou ont soumis, ou qui soumettraient, des communications au Comité. L’ordonnance 06-01, sans les amendements recommandés par le Comité semble promouvoir l’impunité et ne peut donc, en l’état, être compatible avec les dispositions du Pacte.

7.3Le Comité note que l’État partie n’a pas répondu aux allégations de l’auteur sur le fond et rappelle sa jurisprudence, conformément à laquelle il ressort implicitement du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif que l’État partie est tenu d’enquêter de bonne foi sur toutes les allégations de violations du Pacte portées contre lui et ses représentants et de transmettre au Comité les renseignements qu’il détient. En l’absence de toute explication fournie par l’État partie à ce sujet, il convient donc d’accorder tout le crédit voulu aux allégations de l’auteur pourvu qu’elles soient suffisamment étayées.

7.4Le Comité note que selon l’auteur, son époux a disparu depuis son arrestation le 27 septembre 1994, que les autorités ont toujours nié le détenir malgré son arrestation devant témoins et que les autorités elles-mêmes ont reconnu la disparition en délivrant un « procès verbal de constat de disparition dans les circonstances découlant de la tragédie nationale ». Il note que, selon l’auteur, les chances de retrouver Maamar Ouaghlissi vivant s’amenuisent de jour en jour, que son absence prolongée laisse à penser qu’il a perdu la vie en détention et que la situation de détention au secret entraîne un risque trop élevé d’atteinte au droit à la vie, puisque la victime se trouve à la merci de ses geôliers, qui eux, de par la nature même des circonstances, échappent à tout contrôle. Le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucun élément réfutant une telle allégation. Le Comité conclut que l’État partie a failli à son obligation de protéger le droit à la vie de Maamar Ouaghlissi en violation de l’article 6 du Pacte.

7.5Le Comité reconnaît le degré de souffrance qu’implique une détention sans contact avec le monde extérieur pendant une durée indéfinie. Il rappelle son Observation générale no 20 relative à l’article 7, dans laquelle il recommande aux États parties de prendre des dispositions pour interdire la détention au secret. Il note en l’espèce que Maamar Ouaghlissi a été arrêté le 27 septembre 1994 et que son sort demeure inconnu à ce jour. En l’absence de toute explication satisfaisante de l’État partie, le Comité considère que cette disparition constitue une violation de l’article 7 du Pacte concernant Maamar Ouaghlissi.

7.6Le Comité prend acte également de l’angoisse et de la détresse que la disparition de Maamar Ouaghlissi a causées à l’auteur et ses filles. Il considère que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 7 seul et lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte à leur égard.

7.7Eu égard aux griefs de violation de l’article 9, il ressort des allégations de l’auteur que Maamar Ouaghlissi aurait été arrêté sans mandat de justice et sans qu’il soit informé des raisons de son arrestation; qu’à aucun moment lui auraient été notifiées les charges pénales portées contre lui; qu’il n’aurait jamais été présenté devant un juge ou une autre autorité judiciaire pour contester la légalité de sa détention, qui reste indéterminée. En l’absence d’explications satisfaisantes de l’État partie, le Comité conclut à une violation de l’article 9 concernant Maamar Ouaghlissi.

7.8S’agissant du grief au titre de l’article 10, paragraphe 1, le Comité réaffirme que les personnes privées de liberté ne doivent pas subir de privations ou de contraintes autres que celles qui sont inhérentes à la privation de liberté, et qu’elles doivent être traitées avec humanité et dans le respect de leur dignité. Compte tenu de sa détention au secret et en l’absence d’informations fournies par l’État partie à cet égard, le Comité conclut à une violation de l’article 10, paragraphe 1, du Pacte.

7.9S’agissant du grief de violation de l’article 16, le Comité réitère sa jurisprudence constante selon laquelle l’enlèvement intentionnel d’une personne de la protection de la loi pour une période prolongée peut constituer un refus de reconnaissance d’une personne devant la loi si la victime était entre les mains des autorités de l’État lors de sa dernière apparition et si les efforts de ses proches d’avoir accès à des recours potentiellement utiles, y compris devant les cours de justice (paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte), sont systématiquement empêchés. Dans le cas présent, le Comité note que l’État partie n’a pas fourni d’explications satisfaisantes sur les allégations de l’auteur qui affirme être sans nouvelle de son époux. Le Comité en conclut que la disparition forcée de Maamar Ouaghlissi depuis plus de 17 ans l’a soustrait à la protection de la loi et l’a privé de son droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique, en violation de l’article 16 du Pacte.

7.10L’auteur invoque le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, qui impose aux États parties l’obligation de garantir un recours utile à tous les individus dont les droits reconnus dans le Pacte auraient été violés. Le Comité attache de l’importance à la mise en place par les États parties de mécanismes juridictionnels et administratifs appropriés pour examiner les plaintes faisant état de violations des droits. Il rappelle son observation générale 31 (80), qui indique notamment que le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte. En l’espèce, la famille de la victime a alerté à plusieurs reprises les autorités compétentes de la disparition de Maamar Ouaghlissi mais toutes les démarches entreprises se sont révélées vaines et l’État partie n’a procédé à aucune enquête approfondie et rigoureuse sur la disparition de l’époux de l’auteur. En outre, l’impossibilité légale de recourir à une instance judiciaire après la promulgation de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale continue de priver Maamar Ouaghlissi ainsi que l’auteur et ses filles de tout accès à un recours utile puisque cette ordonnance interdit, sous peine d’emprisonnement, le recours à la justice pour faire la lumière sur les crimes les plus graves comme les disparitions forcées. Le Comité en conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec les articles 6, paragraphe 1; 7; 9; 10 et 16 du Pacte à l’égard de Maamar Ouaghlissi et du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, lu conjointement avec l’article 7 du Pacte à l’égard de l’auteur et de ses filles.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par l’État partie de l’article 6, paragraphe 1; de l’article 7; de l’article 9; de l’article 10, paragraphe 1; de l’article 16; et de l’article 2, paragraphe 3, lu conjointement avec les articles 6, paragraphe 1; 7; 9; 10, paragraphe 1; et 16 du Pacte à l’égard de Maamar Ouaghlissi et de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2, paragraphe 3 du Pacte à l’égard de l’auteur et de ses filles.

9.Conformément au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile, consistant notamment à i) mener une enquête approfondie et rigoureuse sur la disparition de Maamar Ouaghlissi; ii) fournir à l’auteur et ses filles des informations détaillées quant aux résultats de son enquête; iii) le libérer immédiatement s’il est toujours détenu au secret; iv) dans l’éventualité où Maamar Ouaghlissi serait décédé, restituer sa dépouille à sa famille; v) poursuivre, juger et punir les responsables des violations commises; et vi) indemniser de manière appropriée l’auteur et ses filles pour les violations subies ainsi que Maamar Ouaghlissi s’il est en vie. Nonobstant l’ordonnance no 06-01, l’État doit également veiller à ne pas entraver le droit à un recours effectif pour les victimes de crimes tels que la torture, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées. L’État partie est en outre tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y a eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingt jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations et les diffuser largement.

[Adopté en anglais, en français (version originale) et en espagnol. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

Appendice

Opinion individuelle (concordante) de M. Fabián Salvioli

1.J’approuve pleinement la décision du Comité des droits de l’homme dans l’affaire Ouaghlissi c. Algérie (communication no 1905/2009), établissant des violations des droits de l’homme dont les victimes sont Maamar Ouaghlissi, Farida Khirani (son épouse), Mériem Ouaghlissi et Khaoula Ouaghlissi (leurs filles), du fait de la disparition forcée de M. Maamar Ouaghlissi.

2.En revanche, pour les raisons que j’expose ci-après, je considère que le Comité aurait dû également conclure que l’État était responsable d’une violation du paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. J’estime également que le Comité aurait dû signaler qu’à son avis, l’État algérien devait modifier les dispositions de l’ordonnance no 06/01, pour garantir que de tels faits ne se reproduisent pas.

3.Depuis que je suis membre du Comité, je ne cesse d’affirmer que, d’une façon incompréhensible, le Comité a limité lui-même sa capacité de dégager une violation du Pacte en l’absence de grief juridique spécifique. Chaque fois que les faits exposés par les parties montrent clairement que la violation s’est produite, le Comité peut et doit − en vertu du principe jura novit curia −inscrire l’affaire dans le droit. Les fondements juridiques de cette position et les raisons pour lesquelles les États ne se retrouvent pas sans défense sont exposés dans l’opinion partiellement dissidente que j’ai rédigée dans l’affaire Weerawansa c. Sri Lanka (par. 3 à 5) et je renvoie à ces considérations.

4.Dans l’affaire Ouaghlissi, les deux parties ont abondamment fait référence aux dispositions de l’ordonnance no 06/01, portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale; ainsi, l’auteur considère que certaines des dispositions de cette ordonnance sont incompatibles avec le Pacte (voir les paragraphes 3.7, 3.10 et 5.6 des constatations du Comité), en se fondant expressément sur le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

5.Pour sa part, l’État a aussi invoqué l’ordonnance no 06/01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, mais tire une conclusion opposée. Il estime que cette ordonnance est parfaitement compatible avec le droit international en vigueur (voir en particulier les paragraphes 4.6 et 4.8 des constatations du Comité).

6.Par conséquent, les parties ont suffisamment fait valoir leurs points de vue divergents en ce qui concerne la conformité ou la non-conformité de l’ordonnance no 06/01 avec le Pacte. C’est au Comité qu’il revient de résoudre cette question en appliquant le droit, sans nécessairement accepter les argumentations juridiques des parties, qui peuvent être suivies totalement ou partiellement, ou être rejetées par le Comité, en fonction de sa propre analyse juridique.

7.Dans des opinions individuelles précédentes au sujet d’affaires analogues concernant l’Algérie, j’ai expliqué les motifs pour lesquels le Comité devait traiter la question de l’incompatibilité de l’ordonnance no 06/01 avec le Pacte en se référant au paragraphe 2 de l’article 2, et j’ai expliqué pourquoi l’application de cette ordonnance aux victimes constituait une violation de cette disposition du Pacte dans le cas précis.

8.Ce raisonnement est pertinent pour l’affaire Ouaghlissi, dans laquelle le Comité a toute la capacité voulue pour inscrire dans le droit les faits dont il est saisi: l’État a promulgué, en date du 27 février 2006, l’ordonnance no 06/01, qui interdit le recours à la justice pour faire la lumière sur les crimes les plus graves comme les disparitions forcées, ce qui garantit l’impunité pour les responsables de violations graves des droits de l’homme.

9.Avec un tel acte législatif, l’État a établi une norme contraire à l’obligation fixée au paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, ce qui constitue une violation en soi, que le Comité aurait dû relever dans sa décision en plus des violations constatées. Les auteurs et M. Ouaghlissi lui-même ont été victimes − entre autres faits − de cette disposition législative; par conséquent, une constatation de violation du paragraphe 2 de l’article 2 dans la présente affaire n’est ni abstraite ni une simple question rhétorique: enfin, il ne faut pas oublier que les violations découlant de la responsabilité internationale de l’État ont une incidence directe sur la réparation que le Comité doit demander quand il se prononce sur chaque communication.

10.Pour ce qui est de la réparation due dans de telles affaires, le Comité a fait certains progrès récemment en ce qui concerne l’obligation de garantir que des violations analogues ne se reproduisent pas: ainsi, dans les affaires Benaziza et Aouabdia, les décisions du Comité indiquent seulement, dans une affirmation générale, que «l’État partie est tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir», sans préciser les moyens à mettre en œuvre à cette fin. Récemment, dans l’affaire Djebrouni, le Comité a indiqué que «nonobstant l’ordonnance no 06-01, l’État devrait également veiller à ne pas entraver le droit à un recours effectif pour les victimes de crimes tels que la torture, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées. L’État partie est en outre tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir». Enfin, le Comité s’est prononcé en termes très semblables dans l’affaire Chihoub.

11.Indubitablement, il y a eu des progrès. Comme je l’ai indiqué dans mes opinions individuelles pour les deux décisions citées (affaires Djebrouni et Chihoub), les paragraphes cités représentent un exemple d’approche intégrée de la réparation; néanmoins, il faut faire un pas de plus car il subsiste certaines ambiguïtés en ce qui concerne la garantie de non-répétition; en particulier, le Comité doit affirmer fermement qu’il s’oppose au maintien en vigueur d’un texte législatif qui est en soi incompatible avec le Pacte, parce qu’il ne respecte pas les normes internationales actuelles en matière de réparation pour des violations des droits de l’homme. Dans la présente affaire, Ouaghlissi c. Algérie, le Comité reprend le même libellé: «… nonobstant l’ordonnance no 06-01, l’État doit également veiller à ne pas entraver le droit à un recours effectif pour les victimes de crimes tels que la torture, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées. L’État partie est en outre tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir…» (par. 9).

12.Les raisonnements et les décisions du Comité doivent être plus cohérentes; en ce qui concerne la réparation due dans des affaires telles que celle-ci, il doit se prononcer clairement et sans ambiguïté − en l’espèce, sur le fait que l’État partie doit modifier l’ordonnance no 06/01, en abrogeant les articles qui sont en soi incompatibles avec le Pacte, pour garantir effectivement que certains des faits examinés dans la communication ne se reproduisent pas.

[Fait en espagnol (version originale), en anglais et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

Opinion individuelle de M. Krister Thelin, également signée par M. Walter Kaelin et M. Michael O’Flaherty (concordante)

1.Le Comité a conclu à la majorité à une violation du paragraphe 1 de l’article 6, bien qu’il n’ait pas été établi que la victime est décédée. Je ne suis pas en désaccord avec cette conclusion, mais j’estime que les raisons exposées au paragraphe 7.4 sont trop succinctes.

2.La conclusion de la majorité repose sur la nouvelle jurisprudence qui a été établie par le Comité en octobre 2011 dans ses constatations concernant la communication no 1781/2008, dans l’affaire Berzig c. Algérie. Comme je l’ai souligné dans l’opinion dissidente que j’avais jointe à la décision, dans cette affaire le Comité, sans entrer dans un débat, s’est écarté de la jurisprudence qu’il avait établie depuis longtemps dans les affaires de disparition forcée, où les faits ne se prêtent pas à une interprétation de la mort de la victime, et a constaté une violation directe du paragraphe 1 de l’article 6 sans rattacher celui-ci au paragraphe 3 de l’article 2. Le Comité a confirmé l’ancienne approche pas plus tard qu’en mars 2011, dans une affaire qui impliquait le même État partie et portait sur des faits similaires.

3.Dans la présente affaire la victime, née en 1958, n’a pas été vue en vie depuis dix-sept ans. L’auteur affirme que, étant donné les circonstances de son arrestation, son mari est probablement mort en détention (voir par. 3.2). Les autorités algériennes elles-mêmes ont reconnu la disparition de l’intéressé en délivrant un «procès-verbal de constat de disparition dans les circonstances découlant de la tragédie nationale». Enfin, l’État partie n’a produit aucun élément pour réfuter les affirmations de l’auteur, concernant notamment le fait que la victime est décédée en détention.

4.Il découle de ce qui précède que, d’après les faits, l’hypothèse la plus probable est que la victime n’est plus en vie. Dans ces circonstances, il est juste de conclure à une violation directe du paragraphe 1 de l’article 6, et c’est ce que la majorité des membres du Comité aurait dû affirmer, au lieu de s’appuyer uniquement sur la nouvelle interprétation, extensive, de l’article 6 faite par le Comité dans l’affaire Berzig c. Algérie et qu’il n’a pas encore expliquée.

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]