Nations Unies

CAT/C/58/D/682/2015

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels , inhumains ou dégradants

Distr. générale

13 septembre 2016

Original : français

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l ’ article 22 de la Convention , concernant la c ommunication n o  682/2015 * , **

Communication p résentée par:

Rouba Alhaj Ali (représentée par Rachid Mesli, de la Fondation Alkarama)

Au nom de:

Abdul Rahman Alhaj Ali, époux de la requérante

État partie:

Maroc

Date de la requête:

22 mai 2015 (date de la lettre initiale)

Date de la présente décision:

3 août 2016

Objet:

Extradition de l’époux de la requérante vers l’Arabie saoudite

Question ( s ) de procédure:

Néant

Question ( s ) de fond:

Expulsion d’une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire que cette dernière risquerait d’être soumise à la torture

Article ( s ) de la Convention:

3

1.1La requérante est Rouba Alhaj Ali, de nationalité syrienne et vivant au Maroc, née le 25 septembre 1990. Elle présente la communication au nom de son mari, Abdul Rahman Alhaj Ali, ressortissant syrien né le 15 mars 1977, et actuellement détenu à la prison civile de Salé à Rabat, dans l’attente de son extradition vers l’Arabie saoudite. La requérante allègue que le renvoi par le Maroc de son époux vers l’Arabie saoudite serait en violation des obligations de l’État partie au titre de l’article 3 de la Convention. Elle est représentée par Rachid Mesli, de la Fondation Alkarama.

1.2Conformément au paragraphe 3 de l’article 22 de la Convention, le Comité a porté la communication à l’attention de l’État partie le 28 mai 2015. Parallèlement, en application du paragraphe 1 de l’article 114 de son règlement intérieur, le Comité a prié l’État partie de ne pas procéder à l’expulsion de M. Alhaj Ali vers l’Arabie saoudite tant que sa requête serait à l’examen devant le Comité.

1.3Le 6 juillet 2015, l’État partie a informé le Comité qu’il avait « pris les mesures nécessaires pour surseoir à l’exécution du décret d’extradition de Abdul Rahman Alhaj Ali ».

1.4Le 3 octobre 2015, l’État partie a réitéré que les autorités compétentes avaient décidé de surseoir à l’exécution du décret d’extradition de l’intéressé vers l’Arabie saoudite, dans l’attente d’une décision du Comité sur le fond de l’affaire. Notant, d’une part, que M. Alhaj Ali se trouvait en détention préventive « préjudiciable à ses droits » depuis plus d’une année et au vu, d’autre part, de l’absence de dispositions légales permettant de lever sa détention préventive, l’État partie a demandé au Comité d’accélérer la prise de décision sur cette affaire.

Rappel des faits exposés par la requérante

2.1Le 30 octobre 2014, à 20 h 30, M. Alhaj Ali a été interpelé par des agents de la police marocaine en civil alors qu’il se trouvait dans un café près de chez lui à Kenitra. Emmené à la Direction générale de la sureté nationale de Kenitra, M. Alhaj Ali témoigne y avoir été maltraité et humilié par les agents de police. Traîné par le cou dans les couloirs, il a été surpris de voir son ancien tuteur (kafil) saoudien, avec lequel il avait eu un conflit d’intérêts lorsqu’il résidait en Arabie saoudite, à son arrivée sur les lieux. Celui-ci l’a insulté et menacé de mort et de lui faire subir les pires supplices dès son retour en Arabie saoudite, et ce, en présence des agents de police.

2.2Informée de son arrestation, la requérante, son épouse, s’est rendue au poste de police demandant à voir son époux, ce qui lui a été refusé.

2.3Placé en garde à vue à la préfecture de police de Kenitra, M. Alhaj Ali a été présenté le lendemain devant le Procureur du Roi près le tribunal de première instance de Kenitra, qui l’a informé qu’il faisait l’objet d’un mandat d’arrêt international, et qu’il était requis par l’Arabie saoudite pour le détournement d’une somme de 544 192 rials saoudiens. Le requérant a alors expliqué qu’il n’avait rien commis de tel et qu’il était simplement propriétaire d’une entreprise en Arabie saoudite depuis 2007, mais avait dû, conformément à la législation saoudienne sur les migrants, enregistrer l’entreprise et tous ses actifs au nom de son tuteur saoudien. Il a par ailleurs précisé qu’à son départ, son tuteur avait signé une attestation reconnaissant l’absence de toute dette ou engagement à son égard.

2.4En dépit de la preuve évidente de la mauvaise foi de son accusateur, le Procureur du Roi a ordonné la mise en détention provisoire de la victime à la prison de Salé dans l’attente d’une décision formelle de la Cour de cassation sur l’extradition. Le requérant a été placé sous écrou extraditionnel à la prison de Salé. Au début du mois de décembre 2014, M. Alhaj Ali a été déféré devant la chambre pénale de la Cour de cassation de Rabat afin que celle-ci statue sur la demande d’extradition. L’audience a toutefois été reportée en raison de l’absence de son avocat.

2.5Le 31 décembre 2014, lors de la deuxième audience, sa défense a soulevé in limine litis l’exception de la chose jugée, à savoir le principe de ne bis in idem, du fait que la victime avait déjà été condamnée en Syrie pour les mêmes faits et avait exécuté sa peine en 2007. À l’issue de l’audience, la Cour de cassation a pourtant rendu un avis favorable à l’extradition de M. Alhaj Ali, rejetant les arguments de la défense, au motif que le jugement prononcé en Syrie ne faisait pas spécifiquement référence aux faits pour lesquels il était poursuivi en Arabie saoudite, alors même que les poursuites engagées en Syrie l’ont été sur la seule base de la demande d’extradition et des faits allégués par les autorités saoudiennes, ainsi que cela résulte sans contestation possible du jugement rendu par la juridiction syrienne.

2.6Le 3 février 2015, l’avocat de M. Alhaj Ali a adressé une demande de révision de la décision de la Cour de cassation de Rabat – qui statue de manière définitive et en dernière instance – au Ministre de la justice, conformément aux articles 566, alinéa 4, et 567 du Code de procédure pénale. La requête a toutefois été rejetée par le Ministre de la justice qui a estimé qu’une demande de révision de la décision de la Cour n’était pas justifiée dans le cas d’espèce.

Première demande d’extradition de l’Arabie saoudite et condamnation en Syrie

2.7Comme cela a été soulevé par ses avocats devant la cour d’appel de Rabat, M. Alhaj Ali avait déjà fait l’objet de poursuites pénales en 2007 pour les mêmes faits ayant fondé la requête d’extradition adressée au Gouvernement marocain. À la suite de cette première demande d’extradition formulée par l’Arabie saoudite, les autorités syriennes avaient alors arrêté M. Alhaj Ali et l’avaient condamné à trois mois de privation de liberté en raison des faits qui lui étaient reprochés en Arabie saoudite, en dépit du fait qu’il avait rapporté la preuve de l’absence d’éléments matériels pouvant justifier la demande des autorités saoudiennes.

2.8M. Alhaj Ali s’était en effet établi en Arabie saoudite en 2007 afin de créer une entreprise de services hôteliers en y associant, comme cela est obligatoire dans la législation saoudienne, un tuteur saoudien détenteur de 51 % du capital de l’entreprise.

2.9Lorsque M. Alhaj Ali a décidé de retourner dans son pays, son tuteur lui a alors délivré une attestation reconnaissant l’absence de toute obligation pécuniaire à son égard ; ce dernier a cependant ultérieurement déposé une plainte pénale contre lui, à la suite de laquelle la commission d’extradition du Ministère de la justice syrien, rejetant la demande saoudienne, a décidé de le renvoyer devant une juridiction pénale. M. Alhaj Ali a donc été condamné à trois mois d’emprisonnement ferme et à une peine pécuniaire de 100 livres syriennes, sanction qu’il a exécutée avant d’être remis en liberté le 6 septembre 2007.

2.10La seconde demande d’extradition formulée par les autorités saoudiennes en raison des mêmes faits était donc totalement injustifiée et aurait dû, de toute évidence, être rejetée par la Cour de cassation marocaine en application du principe de ne bis in idem.

Antécédents de persécution et de torture en Syrie

2.11Lors des soulèvements populaires en Syrie en 2011, M. Alhaj Ali, qui résidait alors à la campagne près de Damas, avait pris activement part aux manifestations pacifiques qui ont éclaté dans le pays, raison pour laquelle il faisait l’objet de recherches actives de la part des services de sécurité syriens.

2.12Le 15 avril 2013, M. Alhaj Ali a été enlevé par les services de renseignement de l’armée de l’air sans mandat de justice et emmené dans un lieu de détention secret où il a été détenu, sans procédure judiciaire, pendant trois mois au cours desquels il a subi de graves tortures. Il déclare avoir été interrogé et torturé pendant de longues heures et avoir notamment été battu, suspendu par les pieds, la tête vers le bas, pendant plusieurs heures et électrocuté. Finalement libéré le 17 juillet 2013, la victime, qui garde depuis des séquelles physiques et psychiques dont il souffre encore à ce jour, a continué d’être l’objet de persécutions et de menaces, y compris à l’encontre de sa famille, ce qui l’a contraint, comme des millions de citoyens syriens, à fuir le pays pour s’établir au Maroc où il a demandé l’asile, avec son épouse et ses enfants.

Épuisement des recours internes

2.13La requérante souligne que M. Alhaj Ali a entrepris tous les recours effectifs possibles. La Cour de cassation de Rabat, statuant en dernier ressort, s’est prononcée favorablement le 31 décembre 2014 sur la demande d’extradition des autorités saoudiennes. Sa décision n’étant pas susceptible d’une voie de recours ordinaire, elle est par conséquent définitive et exécutoire après confirmation par décret du Chef du Gouvernement ; une copie de l’arrêt a été délivrée au conseil de M. Alhaj Ali.

Teneur de la plainte

3.1La requérante invoque la violation par l’État partie de l’article 3 de la Convention dans le cas où son mari, M. Alhaj Ali, viendrait à être extradé vers l’Arabie saoudite.

3.2La requérante rappelle que M. Alhaj Ali a déjà fait l’objet de poursuites et d’une décision judiciaire en Syrie, à l’issue de laquelle il a exécuté sa peine.

3.3Elle souligne que la situation des droits de l’homme est particulièrement préoccupante dans l’État requérant, où les droits sont violés sans aucun égard pour les engagements internationaux de l’État en matière de droits de l’homme. L’Arabie saoudite a été condamnée à plusieurs reprises par les instances internationales des droits de l’homme pour ses violations systématiques des droits fondamentaux. Le Groupe de travail sur la détention arbitraire a condamné à de nombreuses reprises les autorités saoudiennes pour la pratique généraliséede la détention arbitraire et la violation des garanties du droit à un procès équitable.

3.4Si les violations des droits fondamentaux sont systématiques envers les nationaux, elles sont encore plus graves à l’encontre des ressortissants étrangers, qui font systématiquement l’objet de discrimination, en raison notamment du système de la kafala (système de parrainage). En effet, ce système institutionnalise une forme d’asservissement des travailleurs migrants à leur kafil (tuteur) saoudien qui est habilité à leur interdire de quitter le territoire, à les expulser du pays ou à les poursuivre devant les autorités judiciaires.

Pratique de la torture en Arabie saoudite

3.5État partie à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, l’Arabie saoudite connaît cependant une pratique persistante de la torture et d’autres traitements cruels, inhumains ou dégradants. Lors de son dernier examen périodique universel, l’Arabie saoudite a reçu de nombreuses recommandations relatives à l’incrimination de la torture et à l’abolition des châtiments corporels, recommandations dont elle a pris note sans les accepter. À ce jour, le pays ne dispose toujours pas de législation criminalisant la torture. Au contraire, la torture est institutionnalisée à travers les châtiments corporels prononcés par les juridictions pénales, y compris pour sanctionner l’exercice de la liberté d’expression.

L’infraction en cause est passible de châtiments corporels en Arabie saoudite

3.6L’Arabie saoudite ne dispose pas d’un code pénal ni d’une loi équivalente écrite. Basé essentiellement sur une lecture extrêmement rigoriste de la charia, le droit pénal saoudien reste un droit non écrit et les sanctions prononcées dépendent essentiellement de la discrétion du juge. En effet, dans des infractions telles que l’abus de confiance, aucune peine n’est prévue de manière précise et explicite par le droit ou la jurisprudence. Le verdict et la sanction sont donc laissés à la libre appréciation du juge, qui peut condamner l’accusé à une peine d’amputation, de mort ou de flagellation s’il estime que cela est pertinent dans le cas d’espèce.

3.7Le vol simple est généralement punissable de l’amputation d’un ou plusieurs membres. Au début de l’année 2015, un jeune Marocain avait été condamné à l’amputation parce qu’il avait simplement omis de remettre un portefeuille qu’il avait trouvé lors de son séjour en Arabie saoudite. Un vol qualifié tel que le vol à main armée est passible de la peine capitale par décapitation. Tel avait été le sort de sept jeunes condamnés à mort exécutés pour vol à main armée à la suite d’une procédure particulièrement expéditive et inéquitable. La requérante en conclut que le risque est extrêmement élevé pour M. Alhaj Ali, accusé d’abus de confiance par son tuteur saoudien, d’être soumis à des châtiments corporels ou à des tortures.

Risque d’extradition vers la Syrie où M. Alhaj Ali a déjà été victime de torture

3.8M. Alhaj Ali a, par l’intermédiaire de son conseil, également fait part de ses craintes d’être torturé, soumis à des traitements cruels, inhumains ou dégradants, ou extradé vers la Syrie s’il était livré aux autorités saoudiennes, qui ont pour habitude d’expulser les ressortissants étrangers vers leurs pays respectifs à l’issue de leur peine, et cela alors même qu’il existe un risque pour leur vie ou leur intégrité physique.

3.9Tel a par exemple été le cas de Zakaria Mohamed Ali, ressortissant somalien arrêté en Arabie saoudite en avril 2013 sans charges et détenu pendant près d’une année sans jugement et sans même être informé des accusations portées contre lui. À sa libération, le 17 mars 2014, toujours sans aucune procédure légale, il a immédiatement été expulsé vers la Somalie, où la situation des droits de l’homme est connue pour être particulièrement préoccupante, sans décision de justice et sans même pouvoir contester cette mesure.

3.10La requérante demande à ce qu’il soit procédé à la remise en liberté immédiate de M. Alhaj Ali, en application de l’article 26 de la Convention arabe sur la coopération judiciaire entre le Maroc et 20 autres États arabes (22 mars 1983), qui prévoit que « la durée de l’arrestation provisoire ne peut en aucun cas dépasser 60 jours, à compter de la date de l’arrestation », s’il n’est pas poursuivi pour d’autres motifs justifiant sa détention, et ce, jusqu’à ce que le Comité statue sur le fond de la présente communication.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 27 juillet 2015, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité et sur le fond de la requête. L’État partie rappelle que M. Alhaj Ali a été interpelé le 30 octobre 2014, à Kenitra, en exécution d’un mandat d’arrêt international de recherche et d’arrestation émanant du bureau d’INTERPOL de Riyad, sur demande des autorités judiciaires saoudiennes, pour des faits d’abus de confiance portant sur la somme de 544 192 rials saoudiens.

4.2L’État partie ajoute qu’après que son épouse a été informée de son arrestation, M. Alhaj Ali a été placé en garde à vue le 30 octobre 2014 à 23 h 30 à la préfecture de Kenitra. Il a été auditionné et présenté le 31 octobre 2014 à 10 heures du matin au parquet, où il a été entendu par le substitut du Procureur du tribunal de première instance de Kenitra, lequel a pris les mesures de procédure suivantes : vérification de son identité ; notification des raisons de sa comparution devant le parquet ; lecture de son mandat d’arrêt international de recherche et d’arrestation émis par INTERPOL Riyad ; et consignation de la réponse du requis concernant son extradition, à laquelle il ne s’est pas opposé.

4.3À la fin de cette audition, le substitut du Procureur a ordonné la mise sous écrou extraditionnel du requis et son dépôt à la prison civile de Salé, dans l’attente de l’ouverture de la procédure judiciaire d’extradition devant la chambre criminelle près la Cour de cassation, instance compétente en la matière.

4.4Suite au réquisitoire de l’avocat général près la Cour de cassation, demandant à la Cour d’émettre un avis favorable à l’extradition, et après épuisement de tous les actes de procédure prévus en la matière, le dossier a été enrôlé à l’audience du 17 décembre 2014. Lors de cette audience, M. Alhaj Ali a été présenté en état d’arrestation, assisté de son avocat. Après le réquisitoire de l’avocat général, qui a formulé un avis favorable à l’extradition, le requis a déclaré refuser d’être remis aux autorités saoudiennes requérantes. La Cour a alors placé le dossier en délibéré pour l’audience du 31 décembre 2014.

4.5Lors de cette audience, la Cour de cassation a rendu son arrêt no 1699/3 donnant un avis favorable à la remise de M. Alhaj Ali aux autorités judiciaires saoudiennes, au motif : que la demande d’extradition est conforme aux exigences procédurales ; que les faits en cause – délit d’abus de confiance – sont punissables selon la loi de l’État requérant et sont imprescriptibles, en application de la charia islamique applicable en Arabie saoudite ; que le même délit est également punissable en droit marocain, en vertu des articles 547 et 549 du Code pénal, qui prévoit une peine allant de un à cinq ans d’emprisonnement ; que le requis n’est pas un réfugié politique ; que le jugement de la 12e section correctionnelle du tribunal de première instance de Damas (31 mars 2009) ne mentionne pas les faits de la cause et ne contient pas d’éléments susceptibles de conclure que le délit d’abus de confiance, objet de ce jugement, est conforme au délit objet de la demande d’extradition examiné devant la Cour ; que le requis n’est pas de nationalité marocaine ; et que le délit ne revêt pas de caractère politique.

4.6En conséquence, la demande de remise des autorités saoudiennes a été jugée valide en sa forme et sur le fond.

4.7L’État partie relève que M. Alhaj Ali n’a jamais soulevé devant les autorités marocaines que sa remise aux autorités saoudiennes l’exposerait à la torture ou à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

4.8L’État partie ajoute que M. Alhaj Ali a bénéficié durant la procédure d’extradition de toutes les garanties juridiques légales prévues par le droit marocain en la matière. À cet égard, le procès-verbal d’audition de l’intéressé devant le substitut du Procureur du tribunal de première instance de Kenitra du 31 octobre 2014 réfute ses allégations présentées devant le Comité, puisqu’après avoir été notifié du mandat d’arrêt international le concernant, le requis a répondu qu’il ne s’opposait pas à cette remise. Cette déclaration a été spontanée et sans contrainte. Il en fut de même lors de sa comparution devant la chambre criminelle près la Cour de cassation lors de l’audience du 17 décembre 2014. Alors assisté d’un avocat, le plaignant n’a pas émis de crainte d’être remis pour cause de torture, mais a seulement soulevé la question de la prescription des faits, et le fait qu’il avait déjà été jugé en Syrie pour les mêmes faits.

4.9L’État partie ajoute que le droit marocain contient des dispositions protectrices des extradés contre d’éventuels risques de torture. Ainsi, l’article 721 du Code de procédure pénale dispose que l’extradition doit être systématiquement rejetée dès lors que les autorités compétentes ont des motifs sérieux de considérer que cette demande, initialement requise pour un crime de droit commun, revêt une motivation raciste, religieuse ou politique.

4.10L’État partie relève en outre que, lors de l’examen du rapport périodique de l’Arabie saoudite, le Comité a accueilli avec satisfaction la disposition du Code de procédure pénale saoudien, qui garantit le droit de tout accusé de faire appel aux services d’un avocat à toutes les étapes de l’instruction et du procès. L’État partie ajoute que le Comité a également accueilli avec satisfaction la compétence donnée au « Conseil des doléances » saoudien pour connaître de toute allégation de violation des droits de l’homme, et l’existence de services médicaux possédant les compétences en médecine légale nécessaires à l’examen de personnes se disant victimes de torture, ainsi que d’une commission permanente chargée d’enquêter sur les accusations de recours à la torture.

4.11Les autorités marocaines compétentes, convaincues que le requis n’encourait aucun risque personnel d’être remis aux autorités judiciaires requérantes, ont ainsi donné leur avis favorable à sa remise, en conformité avec la Convention, la Convention arabe sur la coopération judiciaire, et les textes en vigueur en matière d’extradition.

4.12Se référant à l’observation générale no 1 (1997) du Comité sur l’application de l’article 3 dans le contexte de l’article 22 de la Convention, ainsi qu’à sa jurisprudence, l’État partie note qu’il incombe à la requérante de présenter des arguments défendables, visant à établir que M. Alhaj Ali encourt personnellement et actuellement un risque prévisible, réel et personnel d’être soumis à la torture. Selon l’État partie, dans le cas d’espèce, la requérante ne présente pas d’arguments défendables sur un tel risque, ni ne fournit d’éléments de preuve suffisants qui permettent au Comité de conclure que l’extradition de l’intéressé lui ferait courir un tel risque, comme exigé par l’article 3 de la Convention.

4.13En ce qui concerne les allégations de la requérante au titre de la Convention arabe sur la coopération judiciaire, l’État partie souligne que c’est l’article 42 qui est pertinent en l’espèce, et non l’article 26 qu’a invoqué la requérante (par. 3.10 ci-dessus). L’article 44 dispose que le requis doit être libéré si l’État requis ne reçoit pas les documents exigés par l’article 42 de la Convention dans les trente jours qui suivent son arrestation, ou si l’État requérant ne formule pas de demande de prolongation de l’arrestation provisoire, qui, dans tous les cas, ne doit pas dépasser soixante jours. En l’espèce, M. Alhaj Ali a été arrêté le 30 octobre 2014 et les autorités compétentes ont reçu la demande d’extradition, ainsi que les documents y relatifs, le 13 novembre 2014, soit dans les délais légaux prévus par ladite Convention.

4.14En ce qui concerne l’allégation de la requérante au titre du principe de la chose jugée, l’État partie réitère que cet argument a constitué son principal motif de défense devant la Cour de cassation, qui a rejeté sa défense, au motif que le jugement de la 12esection correctionnelle du tribunal de première instance de Damas du 31 mars 2009 ne mentionne pas les faits de la cause, et ne contient pas d’éléments susceptibles de permettre de conclure que le délit d’abus de confiance est conforme au délit objet de la demande d’extradition considéré par la Cour de cassation.

Commentaires de la requérante sur les observations de l’État partie

5.1Le 19 octobre 2015, la requérante a formulé des commentaires sur les observations de l’État partie. Elle relève en premier lieu que l’État partie ne conteste pas la recevabilité en la forme de la communication, mais conclut que celle-ci serait dénuée de fondements factuels.

5.2Selon la requérante, l’État partie s’est limité à présenter un bref résumé de sa version des faits, sans répondre notamment aux conclusions détaillées qu’elle a présentées sur les violations dont son mari, M. Alhaj Ali, risque d’être victime s’il est extradé vers l’Arabie saoudite, puis certainement expulsé vers la Syrie une fois sa peine exécutée. L’État partie a soutenu que l’intéressé ne court aucun risque d’être soumis à des tortures et/ou autres mauvais traitements au motif que l’Arabie saoudite aurait entrepris des réformes pour amender son Code de procédure pénale. L’État partie se fonde, pour justifier son argumentation, sur l’examen périodique initial de l’Arabie saoudite réalisé en 2002 par le Comité, sachant que, depuis, aucune réforme significative n’a été mise en œuvre dans ce pays. Dans la réalité, la pratique de la torture et des mauvais traitements reste particulièrement courante en Arabie saoudite. Un grand nombre de cas de tortures a été documenté dans ce pays, comme en attestent les différents rapports du Rapporteur spécial sur la question de la torture ces dernières années (voir notamment A/HRC/28/68/Add.1, p.78 à 81).De fait, l’Arabie saoudite ne dispose toujours pas à ce jour de législation contraignante qui criminalise la torture.

5.3La requérante rejette l’affirmation de l’État partie selon laquelle elle n’aurait pas présenté d’arguments défendables sur le risque de torture encouru par son mari dans le cadre de sa remise aux autorités judiciaires saoudiennes. Elle note qu’en tant que ressortissant étranger accusé d’abus de confiance, M. Alhaj Ali encourt un haut risque d’être soumis à des châtiments corporels. Le droit pénal saoudien reste un droit non écrit, accordant un pouvoir discrétionnaire non négligeable au juge. Aucune peine n’est prévue de manière précise dans le droit pénal saoudien en matière de délit d’abus de confiance. Le juge peut procéder au raisonnement par analogie (Al Qiyas), comme l’y autorise la charia en pareil cas, pour condamner l’accusé à une peine prévue pour un délit similaire comme le vol. La victime risque dans le cas d’espèce d’être condamnée à la peine d’amputation, sachant que la justice saoudienne est peu encline à la clémence lorsqu’il s’agit de condamner des étrangers, comme en témoigne la jurisprudence de ce pays.

5.4En conséquence, la requérante réitère que M. Alhaj Ali encourt un risque prévisible, réel et personnel d’être soumis à la torture et/ou à d’autres formes de mauvais traitements en Arabie saoudite, risque qui va bien au-delà de simples « supputations ».

Risque d’extradition vers la Syrie

5.5La requérante ajoute que les éléments de réponse apportés par le Gouvernement marocain ne font pas état des risques de refoulement de l’Arabie saoudite vers la Syrie à l’issue de la peine, nonobstant la situation des droits de l’homme extrêmement préoccupante dans le pays d’origine de M. Alhaj Ali, actuellement en proie à une guerre civile. La requérante rappelle en outre que l’Arabie saoudite n’a toujours pas ratifié la Convention relative au statut des réfugiés.

5.6En réponse à l’argument de l’État partie selon lequel M. Alhaj Ali n’est pas un réfugié politique, en ce que son dossier ne contiendrait aucune preuve dans ce sens, la requérante souligne que ce dernier a demandé l’asile le 21 janvier 2015 auprès du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, à Rabat, après avoir fui les persécutions dans son pays d’origine. Les autorités marocaines n’ont donc pas compétence pour apporter un quelconque jugement sur la crédibilité de la demande d’asile de l’intéressé, tant que le Haut-Commissariat n’a pas pris une décision à cet égard. La requérante fait en outre valoir des antécédents de persécution et de torture de la part des services de renseignement de l’armée de l’air syrienne sur la personne de M. Alhaj Ali, en raison de sa participation active aux manifestations pacifiques qui ont eu lieu en 2011. Conformément à l’article 1A(2) de la Convention relative au statut des réfugiés, il ne fait aucun doute que l’intéressé ne peut retourner dans son pays d’origine en raison d’une crainte jugée fondée de persécution du fait de ses opinions politiques.

5.7S’agissant du prétendu consentement de l’intéressé à son extradition vers l’Arabie saoudite, la requérante affirme au contraire que M. Alhaj Ali s’est constamment opposé à son extradition, comme le confirme d’ailleurs la mesure prise par le parquet de saisir la chambre criminelle près de la Cour de cassation de Rabat. Si l’intéressé avait réellement consenti à sa remise aux autorités saoudiennes, il n’aurait jamais comparu devant la chambre criminelle près de la Cour de cassation. Le Code de procédure pénale marocain prévoit en effet, en cas d’acceptation de l’extradition, qu’une copie de la déclaration attestant de cette acceptation est transmise au Procureur général près la Cour suprême et au Ministre de la justice. La saisine de la Cour de cassation en l’espèce établit d’une manière incontestable que M. Alhaj Ali n’a pas consenti formellement à être livré aux autorités du pays requérant en raison de ses craintes d’être torturé, ou soumis à des traitements cruels, inhumains ou dégradants en Arabie saoudite.

Principe ne bis in idem

5.8Contrairement à ce qui a été avancé dans les éléments de réponse apportés par le Gouvernement marocain, M. Alhaj Ali a déjà fait l’objet d’un jugement devant le tribunal de première instance de Damas datant du 31 mars 2009. Ces poursuites engagées en Syrie, et la condamnation pénale qui s’en est suivie, l’ont été sur la base de la demande d’extradition de l’Arabie saoudite, fondée sur les mêmes faits encore allégués aujourd’hui dans la présente procédure marocaine. La requérante soutient donc que M. Alhaj Ali ne saurait dans ces conditions continuer à faire l’objet de poursuites à raison des mêmes faits pour lesquels il a été poursuivi et condamné, sans violation du principe ne bis in idem.

Prescription des faits dans les législations internes des deux États (requis/requérant)

5.9À titre subsidiaire, la requérante soutient que la question de la prescription des faits dans les législations internes des deux États rend également l’extradition illicite. Comme l’État partie le relève lui-même, le délit d’abus de confiance est imprescriptible en Arabie saoudite, alors que le Code de procédure pénale marocain prévoit que les peines délictuelles se prescrivent par cinq années révolues à compter du prononcé du jugement. Les prétendus faits sont donc prescrits en droit marocain et le Gouvernement requis ne saurait dans ces conditions faire suite à la demande d’extradition. En effet, le Dahir relatif à l’extradition des étrangers prévoit expressément que l’extradition vers l’État requérant n’est pas accordée lorsque, d’après les lois de l’État requérant ou celles de l’État requis, la prescription de l’action s’est trouvée acquise antérieurement à la demande d’extradition ou la prescription de la peine antérieurement à l’arrestation de l’individu réclamé et, d’une façon générale, toutes les fois où l’action publique de l’État requérant sera éteinte.

Nature juridique de la détention actuelle de M. Alhaj Ali en vertu de la Convention arabe sur la coopération judiciaire

5.10Conformément à l’article 26 de la Convention arabe sur la coopération judiciaire entre le Maroc et 20 autres États arabes du 22 mars 1983, qui prévoit que la « durée de l’arrestation provisoire ne peut en aucun cas dépasser 60 jours, à compter de la date d’arrestation », la détention actuelle de M. Alhaj Ali ne peut être justifiée. En l’espèce, ce délai a été largement dépassé. Dès lors, la détention prolongée de M. Alhaj Ali sous écrou extraditionnel pourrait être considérée comme arbitraire. Il convient de noter que l’État partie a reconnu que la détention préventive de M. Alhaj Ali, qui dure depuis presque un an, était « préjudiciable à ses droits ».

5.11En conclusion, la requérante demande au Comité de bien vouloir : rappeler à l’État partie que les faits dont le Comité est saisi feraient apparaître une violation par l’État partie de l’article 3 de la Convention si M. Alhaj Ali était extradé vers l’État requérant ; constater que la détention prolongée de M. Alhaj Ali sous écrou extraditionnel est dénuée de fondement juridique ; et demander en conséquence à l’État partie de le remettre immédiatement en liberté.

Soumission additionnelle de la requérante

6.1Le 14 juin 2016, la requérante a soumis des observations additionnelles relatives à la recevabilité de la communication. Elle relève que, selon l’État partie, M. Alhaj Ali n’aurait jamais invoqué devant les autorités marocaines compétentes le fait que sa remise aux autorités saoudiennes l’exposerait à la torture ou autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (par. 4.7 ci-dessus) ; qu’il n’aurait fait aucune déclaration en ce sens lors de sa comparution devant la chambre criminelle près la Cour de cassation de Rabat à l’audience du 17 décembre 2014 ; qu’il ne présenterait pas d’arguments défendables sur le risque de torture dont il fait l’objet en cas de remise aux autorités requérantes.

6.2La requérante note en premier lieu que le mémorandum de l’avocat s’est basé, à titre principal, sur la Convention arabe sur la coopération judiciaire afin de contester la légalité de l’extradition. Or, cette convention ne contient aucune disposition prévoyant que le risque de torture dans l’État requérant constitue une exception à l’extradition – ce qui rend ce texte contraire aux obligations des deux États parties en vertu de l’article 3 de la Convention – et l’intéressé a donc basé sa défense principalement sur le principe ne bis in idem. Toutefois, la requérante note que l’avocat de la victime a bien fait part aux magistrats, lors de l’audience du 17 décembre 2014 devant la Cour de cassation, à titre subsidiaire et oralement dans la plaidoirie, des risques de traitements cruels et des peines « sévères » auxquels son client serait exposé en cas d’extradition. Toutefois, les juges n’ont pas fait état de tous les arguments soulevés dans la plaidoirie orale dans leur décision.

6.3La requérante ajoute que l’avocat de M. Alhaj Ali a de nouveau invoqué, et pour la première fois par écrit, cet argument dans un recours en date du 3 février 2015 auprès du Ministre de la justice, dans lequel il lui fait part de ses craintes que l’intéressé fasse l’objet de traitements cruels ou contraires à sa dignité ou de punitions inhumaines. Cependant, ce recours a été rejeté par le Ministre de la justice.

6.4La requérante rappelle que, lors de son arrestation, M. Alhaj Ali a été emmené à la Direction générale de la sureté nationale de Kenitra, et a témoigné y avoir été menacé de mort et des « pires supplices » dès son retour en Arabie saoudite par son ancien tuteur saoudien, et ce, en présence des agents de police.

6.5En second lieu, la requérante relève que les faits d’abus de confiance pour lesquels la victime est poursuivie en Arabie saoudite peuvent être, par analogie, assimilés au délit de vol par les juges saoudiens, délit punissable de châtiments corporels qui peuvent aller jusqu’à la peine d’amputation. Selon la requérante, les autorités de l’État partie ne sont pas sans connaître le risque élevé pour l’intéressé, en tant que ressortissant étranger accusé d’abus de confiance, d’être soumis à de tels châtiments. En effet, le droit pénal saoudien reste un droit non écrit accordant un pouvoir discrétionnaire non négligeable au juge. En matière d’abus de confiance, comme indiqué précédemment, la requérante rappelle que le juge saoudien procède au raisonnement par analogie (Al Qiyas), comme l’y autorise la charia en pareil cas, pour condamner l’accusé à une peine prévue pour un délit similaire comme le vol, a fortiori vis-à-vis de travailleurs étrangers.

6.6La requérante ajoute que, dans l’arrêt de la Cour de cassation du 31 décembre 2014, il est indiqué expressément que les actes pour lesquels le nommé Abdul Rahman Alhaj Ali est poursuivi en Arabie saoudite s’avèrent être de l’abus de confiance et que les textes de loi applicables contre ce crime sont la charia islamique, et que ces actes ne sont pas prescriptibles selon la charia islamique. Selon la requérante, alors même que cet arrêt fait référence de manière implicite à la punition applicable en se référant à la charia comme droit applicable, le juge n’a pas qualifié le châtiment corporel comme une forme de torture, en dépit de sa connaissance de la punition applicable, et des obligations de l’État partie au titre de la Convention. La requérante ajoute que le Comité a pourtant établi sans équivoque, lors de son dernier examen de l’Arabie saoudite, que les punitions corporelles telles que la flagellation et l’amputation des membres – qui sont applicables en l’espèce – constituent une forme de torture et de traitement cruel, inhumain et dégradant.

6.7La requérante en conclut qu’ayant accepté que les peines prévues en Arabie saoudite pour le délit d’abus de confiance sont celles instaurées par la charia, le juge marocain aurait dû soulever d’office le risque de torture pour le plaignant, et rejeter la demande d’extradition de l’Arabie saoudite. En conséquence, la requérante demande au Comité de considérer que toutes les voies de recours disponibles ont été épuisées, et de donner droit à ses demandes telles que formulées dans sa plainte initiale.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité doit s’assurer qu’elle est recevable en vertu de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’alinéa a du paragraphe 5 de l’article 22, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas en cours d’examen par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.2Le Comité observe que l’État partie a soutenu que M. Alhaj Ali n’avait jamais soulevé devant les autorités marocaines que sa remise aux autorités saoudiennes l’exposerait à la torture ou à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ce qui soulève des questions au titre de l’alinéa b du paragraphe 5 de l’article 22 de la Convention.

7.3Le Comité prend note des arguments de la requérante, qui a fait valoir que l’avocat de la victime a invoqué oralement, le 17 décembre 2014, devant la Cour de cassation, les risques de traitement cruel ainsi que les peines « sévères » auxquels M. Alhaj Ali serait exposé en cas d’extradition, et que le risque de traitements cruels ou contraires à sa dignité, ou de punitions inhumaines, a été explicitement invoqué dans le recours formé par l’intéressé le 3 février 2015 devant le Ministère de la justice. Le Comité en conclut que les autorités de l’État partie n’étaient pas sans connaître le risque réel auquel était exposé M. Alhaj Ali. Le Comité note de plus l’argument de la requérante selon lequel le risque de torture, que le juge connaissait en reconnaissant l’application de la charia pour le crime en question en Arabie saoudite, aurait dû être invoqué d’office par le magistrat et pris en compte dans sa décision pour refuser l’extradition.

7.4Dans les circonstances du cas d’espèce, le Comité considère que l’alinéa b du paragraphe 5 de l’article 22 de la Convention ne fait pas obstacle à la recevabilité de la communication. Considérant donc que la communication est recevable, il procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

8.1Conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, le Comité a examiné la présente requête en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

8.2Le Comité doit déterminer si, en extradant M. Alhaj Ali vers l’Arabie saoudite, l’État partie manquerait à l’obligation qui lui est faite en vertu de l’article 3 de la Convention de ne pas expulser ou refouler un individu vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’il risque d’être soumis à la torture.

8.3Pour déterminer s’il existe des motifs sérieux de croire que le requérant risque d’être soumis à la torture, le Comité rappelle qu’il doit tenir compte de tous les éléments, y compris de l’existence d’un ensemble systématique de violations graves, flagrantes ou massives des droits de l’homme dans le pays vers lequel il serait renvoyé. Il s’agit cependant de déterminer si M. Alhaj Ali risque personnellement d’être soumis à la torture en Arabie saoudite. Dès lors, l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme graves, flagrantes ou massives dans le pays ne constitue pas en soi un motif suffisant pour établir qu’il risquerait d’y être soumis à la torture en cas d’extradition vers ce pays ; il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l’intéressé court personnellement un risque.

8.4Le Comité rappelle son observation générale no 1, dans laquelle il est indiqué que, pour déterminer, comme il y est tenu, s’il y a des motifs sérieux de croire qu’un requérant risque d’être soumis à la torture s’il est expulsé, refoulé ou extradé, le Comité doit apprécier l’existence d’un tel risque selon des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons. En tout état de cause, il n’est pas nécessaire de montrer que le risque couru est hautement probable. Il doit néanmoins être encouru personnellement et actuellement. Dans de précédentes décisions, le Comité a statué que le risque de torture devait être prévisible, réel et personnel.

8.5Le Comité doit prendre en compte la situation réelle en matière de droits de l’homme en Arabie saoudite et rappelle les observations finales qu’il a adoptées concernant le deuxième rapport périodique de l’Arabie saoudite à sa cinquante-septième session (CAT/C/SAU/CO/2), dans lesquelles il s’est inquiété du nombre et de la gravité des allégations qu’il a reçues en rapport avec des actes de torture et de mauvais traitements infligés à des détenus par des agents des forces de l’ordre. Le Comité s’est en outre dit vivement préoccupé par les peines de châtiment corporel infligées en application de la loi saoudienne, et qui comprennent des coups de fouet et des amputations, en violation grave et manifeste de la Convention. En outre, le Comité a exprimé sa préoccupation quant aux peines prévues par la loi, qui incluent de tels châtiments corporels, que le Comité a considéré comme constituant de la torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants. Le Comité a également relevé que les travailleurs migrants étaient particulièrement exposés à la torture et aux mauvais traitements, notamment en raison de l’application du système de kafala. Le Comité rappelle en outre que l’Arabie saoudite est dépourvue de loi visant à réguler et à encadrer les procédures d’expulsion, et à veiller, en particulier, à l’application du principe de non-refoulement, et que ce pays n’a pas ratifié la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés. Enfin, le Comité rappelle sa vive préoccupation quant à l’application de la peine de mort en Arabie saoudite, et relève à cet égard que les travailleurs étrangers représentent un nombre particulièrement important et disproportionné de victimes d’exécution en Arabie saoudite.

8.6Prenant acte de la situation réelle en matière de droits de l’homme en Arabie saoudite telle que décrite précédemment, le Comité relève néanmoins qu’il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l’intéressé serait personnellement en danger. En l’espèce, le Comité note les arguments de la requérante, selon lesquels son mari, M. Alhaj Ali, actuellement en détention préventive au Maroc depuis octobre 2014, fait face à une mesure d’extradition imminente vers l’Arabie saoudite, pour des faits d’abus de confiance, pour lesquels il aurait déjà été jugé et condamné en Syrie à trois mois de réclusion criminelle, peine qu’il a exécutée en 2007. Le Comité relève à cet égard qu’en se prononçant sur l’existence d’un risque prévisible, réel et personnel au titre de l’article 3 de la Convention, il ne préjuge en rien de la véracité des charges pénales qui pèsent, ou ont pu peser, sur l’intéressé.

8.7Le Comité réaffirme que c’est aux tribunaux des États parties à la Convention qu’il appartient d’apprécier les faits et les éléments de preuve dans un cas d’espèce. Il appartient aux juridictions d’appel des États parties à la Convention d’examiner la conduite du procès, sauf s’il peut être établi que la manière dont les éléments de preuve ont été appréciés était manifestement arbitraire ou équivalait à un déni de justice.

8.8Le Comité relève qu’en autorisant l’extradition, la Cour de cassation de Rabat n’a effectué aucune appréciation du risque de torture qu’une telle extradition comporterait pour M. Alhaj Ali, eu égard à la situation qui prévaut en Arabie saoudite, en particulier pour les travailleurs étrangers, ainsi qu’au risque spécifique encouru par l’intéressé, sachant que le crime d’abus de confiance est passible de châtiments corporels en Arabie saoudite. Malgré l’affirmation générale de l’État partie, selon laquelle les autorités marocaines étaient « convaincues que le requis n’encourait aucun risque personnel d’être remis aux autorités judiciaires requérantes » (par. 4.11), aucune explication n’a été fournie quant à la manière dont une telle évaluation a été entreprise afin de s’assurer que la personne requise n’était pas exposée à un risque de traitement contraire à l’article 3 de la Convention en l’extradant.

8.9Le Comité rappelle que l’interdiction de la torture est absolue et non susceptible de dérogation et qu’aucune circonstance exceptionnelle ne peut être invoquée par un État partie pour justifier des actes de torture [voir l’observation générale no2 (2007) du Comité sur l’application de l’article 2 par les États parties]. Compte tenu de ce qui précède, et eu égard à la nature des peines encourues par le requérant en cas d’extradition vers l’Arabie saoudite, le Comité conclut que le requérant a suffisamment démontré qu’il courrait un risque prévisible, réel et personnel de torture s’il était extradé vers l’Arabie saoudite, en violation de l’article 3 de la Convention.

9.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, conclut que l’extradition de M. Alhaj Ali vers l’Arabie saoudite constituerait une violation de l’article 3 de la Convention. Notant qu’il est en détention préventive depuis près de deux ans, l’État partie est tenu de libérer M. Alhaj Ali ou de le juger si des charges étaient portées contre lui au Maroc.

10.Le Comité invite l’État partie, conformément au paragraphe 5 de l’article 118de son règlement intérieur, à l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises en réponse à cette décision.