Nations Unies

CAT/C/61/D/661/2015

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

7 septembre 2017

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision du Comité contre la torture au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 661/2015*,**

Communication p résentée par :

Ashim Rakishev (père) and Dmitry Rakishev (fils) (représentés par un conseil, Anara Ibraeva)

Au nom de :

Ashim Rakishev et son fils décédé, Dmitry Rakishev

État partie :

Kazakhstan

Date de la requête :

10 janvier 2014 (date de la lettre initiale)

Date de la présente décision :

31 juillet 2017

Objet :

Torture et décès du fils de requérant suite à son arrestation et à sa détention

Question(s) de fond :

Torture − obligation de procéder immédiatement à une enquête impartiale

Question(s) de procédure :

Néant

Articles de la convention :

1, 2 et 11 à 14

Contexte

1.L’auteur de la requête est Ashim Rakishev, de nationalité kazakhe, né en 1954. Il présente la requête en son nom et au nom de son fils décédé, Dmitry Rakishev, également de nationalité kazakhe, né en 1980. Il affirme que le Kazakhstan a violé les droits que son fils et lui tiennent des articles 1, 2 et 11 à 14 de la Convention. Le requérant est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Le requérant affirme que, depuis janvier 2011, son fils Dmitry était visé par une enquête concernant trois affaires de vol. De ce fait, il devait se présenter régulièrement à un commissariat de police local. Le 28 avril 2011, aux environs de midi, son fils s’est présenté au Département des affaires intérieures de la ville de Stepnogorsk. Une fois sur place, a-t-il confié à son père, les agents de police ont voulu qu’il avoue avoir commis un certain nombre de crimes.

2.2Le 29 avril 2011, Dmitry a été envoyé dans le centre de détention provisoire de Stepnogorsk. Au moment de son placement en détention, il n’a pas signalé de problèmes de santé ni de blessures graves. Le personnel médical du centre l’a examiné et a établi un certificat médical indiquant qu’il avait un hématome à l’œil gauche et sur la main droite.

2.3Le requérant affirme que ce même jour, son fils a été soumis à des actes de torture ayant pour but de lui extorquer des aveux. Les agents de police l’ont frappé et lui ont cassé des côtes. Après cela, l’état de santé de Dmitry s’est détérioré. L’administration du centre de détention a dû appeler une ambulance à quatre reprises : deux fois le 30 avril 2011, puis de nouveau le 3 mai et le 7 mai.

2.4À compter du 30 avril 2011, A. D., le chef du centre de détention, a systématiquement rejeté toutes les demandes d’hospitalisation de Dmitry Rakishev, en dépit des recommandations d’un médecin urgentiste. Celui-ci avait indiqué à deux reprises dans le registre du centre de détention qu’une hospitalisation était nécessaire. Par la suite, ces notes ont été secrètement supprimées du registre.

2.5Le 3 mai 2011, le fils du requérant a fait part au personnel médical du centre de détention de douleurs au côté droit. Le 5 mai, il s’est plaint de maux de tête et d’un état général d’épuisement. Il a alors été amené pour une consultation ambulatoire à l’hôpital local, où il a été établi qu’il avait deux côtes cassées. Le médecin examinateur a ordonné l’hospitalisation immédiate de Dmitry. Il a également expliqué au médecin du centre de détention qui accompagnait Dmitry que celui-ci pourrait ne pas survivre s’il n’était pas hospitalisé. Le médecin du centre a rendu compte au chef de l’établissement pénitentiaire de la recommandation tendant à ce que Dmitry soit hospitalisé, mais le chef a refusé de suivre cette recommandation.

2.6Le requérant indique également que le 7 mai 2011, l’état de santé de son fils s’est considérablement dégradé et que celui-ci a été amené à l’hôpital central de Stepnogorsk. L’examen médical a montré qu’il avait deux côtes cassées, un pneumothorax et une pneumonie de stade 2. Le soir de ce même jour, trois médecins de l’hôpital, dont deux chirurgiens, ont décidé qu’il n’était pas nécessaire de l’hospitaliser.

2.7Le 8 mai 2011, à 7 h 58, Dmitry a été retrouvé mort dans sa cellule du centre de détention provisoire de Stepnogorsk. Le 10 mai, une autopsie a été pratiquée. Selon le rapport, le décès était dû à une pneumonie de stade 2. Le 11 mai, le requérant a demandé au chef du Département des affaires intérieures de Stepnogorsk de faire procéder à un autre examen médico-légal sur son fils, notamment parce que celui-ci présentait des lésions internes, comme des côtes cassées, qui étaient postérieures à son placement dans le centre de détention provisoire. Un deuxième examen médico-légal a été réalisé et selon le rapport du 9 juin 2011, Dmitry avait souffert d’une pneumonie, de côtes cassées et d’une défaillance de plusieurs organes internes due à une insuffisance pulmonaire. Les médecins légistes ont également conclu qu’il présentait plusieurs lésions corporelles légères qui dataient de huit à quinze jours avant l’autopsie.

2.8Le requérant affirme aussi que le 26 juin 2011, une procédure pénale pour maltraitance a été ouverte au titre du paragraphe 1 de l’article 103 du Code pénal kazakh compte tenu des blessures graves subies par son fils.

2.9Le 1er septembre 2011, un autre examen médico-légal a été réalisé et il en est ressorti que des lésions corporelles graves avaient été infligées au fils du requérant plusieurs jours avant son décès et que s’il avait bénéficié d’un traitement adéquat en temps voulu dans un hôpital, il ne serait pas décédé.

2.10Le requérant soutient que le 30 octobre 2011, le Département des affaires intérieures de Stepnogorsk a engagé une procédure pénale contre les médecins qui avaient refusé d’hospitaliser Dmitry. Le 8 mai 2012, l’affaire a été classée par le Bureau du procureur de Stepnogorsk en l’absence d’éléments prouvant qu’un crime avait été commis.

2.11Le 7 septembre 2012, le tribunal municipal de Stepnogorsk a reconnu A. D., le chef du centre de détention de Stepnogorsk, coupable de négligence en vertu du paragraphe 2 de l’article 316 du Code pénal et l’a condamné, entre autres, à trois ans de prison dont deux avec sursis. Toutefois, à l’occasion du vingtième anniversaire de l’indépendance du Kazakhstan, le tribunal a relaxé A. D. en vertu de l’article 3 de la loi d’amnistie à l’occasion de l’indépendance de la République du Kazakhstan.

2.12Le 18 septembre 2012, le requérant a fait appel du jugement du 7 septembre du tribunal municipal de Stepnogorsk. Il demandait que l’affaire soit réexaminée ; qu’il soit fait droit à son action civile en réparation du préjudice moral ; et que soit reconnue la violation des droits de son fils à la vie, à la dignité et à la sûreté de la personne, à des voies de recours utiles, à un procès équitable et à l’assistance d’un conseil. Le 6 novembre, le tribunal régional d’Akmolinsk a confirmé la décision de première instance.

2.13Le 23 avril 2013, le requérant a saisi la Cour suprême dans le cadre d’une procédure de contrôle, en demandant le réexamen de l’affaire. Le 10 juin, la Cour suprême l’a débouté. En outre, le 19 septembre, le Bureau du Procureur général a lui aussi rejeté la demande de contrôle du requérant au motif qu’aucune violation des règles de fond et de procédure n’avait été constatée.

2.14Le requérant a présenté une quarantaine de plaintes et de requêtes au bureau du procureur et pendant le procès de A. D., ainsi que durant les procédures d’appel et de cassation dirigées contre le jugement du 7 septembre 2012 du tribunal municipal de Stepnogorsk, concernant les actes de torture subis par son fils dans le centre de détention provisoire de Stepnogorsk ; mais en vain.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant affirme que son fils a été soumis à des actes de torture ayant pour but de le contraindre à témoigner contre lui-même, en violation de l’article premier de la Convention.

3.2Le requérant affirme également que l’État partie a manqué à l’obligation lui incombant de garantir la sûreté de son fils et de mettre fin aux actes de torture commis dans le centre de détention provisoire, en violation de l’article 2 de la Convention.

3.3Il soutient aussi que l’État partie a manqué à son obligation de surveiller l’application des règles concernant l’assistance médicale aux personnes détenues ou condamnées, en violation de l’article 11 de la Convention. En conséquence, le fils du requérant s’est vu refuser une assistance médicale à plusieurs reprises.

3.4En outre, le requérant fait valoir que l’État partie a manqué à son obligation de faire procéder immédiatement à une enquête impartiale sur les actes de torture infligés à son fils, en violation des articles 12 et 13 de la Convention.

3.5Enfin, il affirme que l’État partie ne lui a pas fourni une indemnisation équitable et adéquate, en violation de l’article 14 de la Convention.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Le 30 juillet 2015, l’État partie a affirmé qu’il appliquait des « mesures systématiques » pour lutter contre la torture et les autres types de mauvais traitement. L’État partie a ratifié la Convention en 1998 et a adhéré au Protocole facultatif en 2008.

4.2Le Procureur général de la République du Kazakhstan a approuvé des instructions concernant le traitement des plaintes relatives à des actes de torture. En février 2009, l’État partie a adopté un plan d’action visant à mettre la législation nationale en conformité avec ses obligations internationales. Des plans d’action ont en outre été adoptés pour permettre une surveillance des lieux de détention, y compris par des organisations non gouvernementales.

4.3L’article 146 du Code pénal kazakh interdit la torture, conformément aux dispositions de l’article premier de la Convention. En cas de plaintes pour torture, le Procureur général ordonne la participation de médecins pour constater les blessures.

4.4L’État partie a également créé un mécanisme national de prévention. Il a simplifié la procédure relative au dépôt de plaintes pour torture et à l’examen de celles-ci. Chaque lieu de détention dispose d’une « boîte à plaintes » accessible à tous les détenus. De plus, le Code de procédure pénale en vigueur impose le rejet des preuves qui ont été obtenues par la torture. En outre, les victimes de torture peuvent demander une indemnisation financière, qui est versée par l’État partie.

4.5En ce qui concerne le fond de la présente communication, l’État partie affirme que, le 29 décembre 2010, Dmitry Rakishev a effectivement été accusé de vol. Lorsqu’il a été interrogé en tant que suspect et en tant que prévenu, il a avoué avoir commis le vol et vendu le produit de celui-ci à une connaissance, O. R. Ainsi, M. Rakishev a été libéré sur engagement et prié de ne pas quitter la région, et de se présenter à la police si nécessaire.

4.6Le 21 février 2011, le dossier de Dmitry Rakishev a été transmis au tribunal municipal de Stepnogorsk pour la tenue du procès. M. Rakishev a été cité à comparaître plusieurs fois, mais ne s’est jamais présenté. En raison du défaut de comparution de M. Rakishev, le tribunal a décidé de son placement en détention une fois qu’il serait arrêté. Le 29 avril, Dmitry Rakishev a été localisé, arrêté et placé en détention au centre pénitentiaire de Stepnogorsk.

4.7Le 8 mai 2011, les médecins urgentistes ont confirmé le décès de Dmitry Rakishev. Selon les résultats de l’autopsie rendus publics le 9 juin, le décès avait été causé par une pneumonie interstitielle fibrosante de stade 2, qui avait elle-même provoqué une septicémie et une insuffisance pulmonaire et cardiaque aiguë.

4.8Les experts ont également constaté plusieurs blessures sur le corps du défunt : des contusions sous l’œil gauche et à l’épaule droite et des hémorragies dans les tissus mous des zones du lobe frontal gauche, du lobe frontal pariétal droit et du lobe pariétal gauche de la tête, qui auraient pu être causées par l’impact d’un ou plusieurs objets contondants, survenu huit à quinze jours peut-être avant le décès. Ces blessures ne pouvaient pas avoir causé la mort et étaient considérées comme des « lésions corporelles légères ». Il a également été constaté que la 7e et la 8e côtes avaient été fracturées, deux à trois semaines peut-être avant le décès ; ces fractures étaient considérées comme des « lésions corporelles modérées » qui ne pouvaient pas avoir entraîné la mort.

4.9En outre, les résultats de l’autopsie ont révélé un psoriasis, un phlegmon des tissus mous au niveau mandibulaire, une légère cardiosclérose périvasculaire focale, une sclérose coronarienne irrégulière, une stéatose hépatique, une hépatite chronique et une néphrosclérose focale, affections qui ont toutes causé directement le décès de Dmitry Rakishev.

4.10À la demande des proches de Dmitry Rakishev, un autre examen médico-légal a été ordonné le 11 mai 2011.

4.11L’État partie précise également que le 27 juin 2011, la police de Stepnogorsk a ouvert une enquête pénale concernant les blessures constatées sur le corps du requérant, en vertu du paragraphe 1 de l’article 104 du Code pénal.

4.12Les registres indiquent que, lorsqu’il a été détenu pour la première fois au centre pénitentiaire de Stepnogorsk, M. Rakishev a été examiné par une auxiliaire médicale, O. T. Le 25 juillet 2011, O. T. a été interrogée et a déclaré avoir effectivement constaté des blessures sur le corps de M. Rakishev lors de son admission dans le centre de détention. M. Rakishev a expliqué que plusieurs jours auparavant, il avait été mêlé à une bagarre et avait été blessé, sans fournir plus de détails. Les mentions pertinentes ont été inscrites dans le registre médical du centre de détention.

4.13Le 4 mai 2011, M. Rakishev s’est plaint de douleurs à la poitrine et une ambulance a été appelée. Selon O. T., il lui aurait dit que, le 29 ou le 30 avril 2011, il était tombé du lit superposé de sa cellule. Le lendemain matin, M. Rakishev a été emmené à l’hôpital central de Stepnogorsk où il a été examiné par un traumatologue, lequel a diagnostiqué une fracture de deux côtes et conclu qu’il devait être « hospitalisé en urgence ». O. T. a demandé l’autorisation d’hospitaliser M. Rakishev au chef du centre de détention, A. D., lequel, en réponse à cette demande, « n’a rien dit ». Le 6 mai, O. T. a examiné à deux reprises M. Rakishev. Le 8 mai, elle était présente pour constater son décès.

4.14Plusieurs témoins ont confirmé les déclarations faites par O. T. Par exemple, N. G., qui était alors détenu dans la même cellule que Dmitry Rakishev, a affirmé que celui-ci lui avait dit avoir été mêlé à une bagarre avant son incarcération. N. G. a également déclaré qu’il n’avait vu personne torturer M. Rakishev. L’État partie rejette les allégations selon lesquelles N. G. aurait été menacé ou maltraité par les enquêteurs.

4.15L’État partie ajoute que le 1er août 2011, le père de Dmitry Rakishev, Ashim Rakishev, a été reconnu en tant que victime, et comme représentant de son fils décédé.

4.16Selon le rapport no 79 daté du 28 juillet 2011, la cause du décès a été établie comme étant une insuffisance pulmonaire et cardiaque aiguë, consécutive à une pneumonie. Ces constatations ont conduit à la conclusion que le décès du requérant était dû à « des lésions corporelles graves ». L’infraction supposée a donc aussi été requalifiée pour viser le fait de causer des lésions corporelles graves, tombant sous le coup du paragraphe 1 de l’article 103 du Code pénal.

4.17Le 31 août 2011, Ashim Rakishev a demandé qu’un autre examen médico-légal soit réalisé. Le rapport no 138 rédigé sur la base de cet examen a été rendu public le 20 septembre. Il en ressortait que le décès de Dmitry Rakishev aurait pu être évité par un traitement médical approprié de sa pneumonie. Le 27 octobre, les autorités de l’État partie ont ouvert une enquête pénale distincte sur les actes du personnel médical de l’hôpital central de Stepnogorsk. Ce même jour, l’enquête pénale a été suspendue car il n’était pas possible d’identifier les auteurs de l’infraction. Le 8 mai 2012, l’enquête pénale a finalement été close en l’absence de preuve qu’une infraction avait été commise par le personnel médical. Le 5 mai 2015, le Bureau du procureur de Stepnogorsk a rouvert l’enquête pénale. Le 30 juin, les autorités ont requis un nouvel examen médico-légal. L’enquête est en cours.

4.18En ce qui concerne l’enquête pénale sur la conduite de A. D., chef du centre de détention, l’État partie affirme que les autorités ont ouvert une enquête pénale sur le fondement du paragraphe 2 de l’article 315 du Code pénal, pour manquement aux devoirs inhérents à des fonctions officielles. Les autorités ont rejeté les accusations au titre de l’article 146 (torture) et du paragraphe 1 de l’article 103 (lésions corporelles graves). Le 7 septembre 2012, A. D. a été reconnu coupable de négligence ayant entraîné la mort en vertu du paragraphe 2 de l’article 316 du Code pénal. Il a été condamné à trois ans de prison, dont deux avec sursis. En raison d’une amnistie, A. D. n’a pas purgé sa peine.

4.19L’action en réparation du préjudice moral et matériel a été renvoyée aux tribunaux civils. Les allégations du requérant concernant l’absence de réparation et d’indemnisation sont par conséquent infondées. Les tribunaux n’ont pas examiné la question de l’indemnisation car il n’a pas été prouvé que le requérant avait été torturé.

4.20Ainsi, l’État partie affirme qu’il a respecté toutes les obligations qui lui incombent au titre des articles 1, 2 et 11 à 14 de la Convention.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie concernant le fond

5.1Le 4 janvier et le 11 avril 2016, le requérant a fait part de ses commentaires sur les observations de l’État partie relatives au fond. Le requérant affirme que l’État partie décrit les efforts qu’il déploie en théorie pour lutter contre la torture mais que dans la pratique, la législation n’est pas appliquée ou est ignorée, comme en témoigne la présente requête. Par exemple, l’État partie n’indique pas les montants exacts de l’indemnisation versée aux victimes de torture. De fait, Ashim Rakishev s’est vu refuser toute indemnisation parce que, selon l’État partie, les actes de torture n’avaient pas été prouvés. Cela démontre que l’État partie reconnaît qu’aucune indemnisation ne sera jamais versée aux victimes.

5.2Le requérant affirme également que c’est à l’État partie qu’incombe la responsabilité de fournir l’assistance médicale nécessaire aux personnes placées en détention. Il ressort clairement des observations de l’État partie que cette assistance médicale n’a pas été fournie. En dépit de plaintes continuelles, l’auxiliaire médicale du centre de détention a examiné Dmitry Rakishev et ne lui a prescrit que des antidouleurs. Bien qu’il ait été examiné par quatre médecins en dix jours de détention, le requérant est décédé. Malgré son état de santé critique, le requérant n’a pas été hospitalisé. Les médecins des centres de détention craignent très souvent de signaler des cas de torture car ils sont employés par ces mêmes centres.

5.3Le requérant soutient également que Dmitri Rakishev n’a pas été arrêté mais qu’il s’est présenté de lui-même au commissariat de police le 28 avril 2011.

5.4L’État partie ne s’est pas expliqué sur d’autres points tels que : les lésions importantes constatées sur le corps de Dmitry Rakishev ; le fait que l’ambulance avait été appelée à cinq reprises ; l’existence d’un rapport concluant à la nécessité d’hospitaliser Dmitri Rakishev ; le fait que le chef du centre de détention, A. D, alors qu’il faisait l’objet d’une enquête, avait harcelé et menacé des témoins, y compris N. G.

5.5L’État partie n’explique pas pourquoi l’enquête pénale concernant le personnel médical a été close en 2011 et rouverte seulement en 2015. À ce jour, le requérant n’a reçu aucune information sur les résultats de cette enquête. Aucun rapport n’a été fourni sur la base de l’examen qui aurait été réalisé par les autorités le 30 juin 2015. Le requérant ajoute que toutes les enquêtes ont été menées par la police de Stepnogorsk. Cela signifie que les autorités ne procéderont pas rapidement à une enquête approfondie et impartiale.

5.6Plutôt que d’ouvrir une enquête sur les faits de torture, l’État partie s’est contenté d’examiner la question de la négligence dont ont fait preuve le chef du centre de détention et le personnel médical. Entre-temps, plusieurs témoins comme K. N., qui a déposé devant le tribunal, et N. G., qui a soumis une attestation écrite, ont dit que Dmitry Rakishev avait été frappé par des agents de police parce qu’il ne s’était pas présenté aux audiences du tribunal.

Observations complémentaires de l’État partie

6.1Dans une lettre datée du 4 mars 2016, l’État partie a reconnu que le chef du centre de détention, A. D., avait commis une négligence. En vertu des paragraphes 1 et 2 de l’article 16 de la loi no 353-1 sur l’ordonnance de placement en détention et les conditions de détention des personnes dans des institutions spécialisées qui leur imposent une mise à l’écart temporaire de la société, les personnes détenues ont droit à des services médicaux gratuits. Le paragraphe 1 de l’article 23 de cette loi dispose que l’administration pénitentiaire doit fournir des services de santé aux suspects et aux accusés.

6.2L’article 1er et l’article 17 du règlement sur la prestation de services médicaux aux personnes en détention prévoient qu’une personne doit être hospitalisée si les médecins de l’établissement pénitentiaire ou les médecins urgentistes concluent qu’une hospitalisation est nécessaire. A. D. a été dûment informé de cette nécessité mais, par négligence, n’a pas autorisé l’hospitalisation. N’ayant pas reçu les soins médicaux appropriés, Dmitry Rakishev est décédé dans sa cellule le 8 mai 2011. Le tribunal a conclu que A. D. était coupable de négligence. Il a également conclu que A. D. n’avait pas prévu que son action ou son inaction aurait des conséquences aussi graves, mais qu’il aurait dû le faire.

6.3Comme indiqué précédemment, l’enquête pénale sur les actions ou l’inaction du personnel médical a été rouverte et est en cours. Afin de garantir le caractère impartial de l’enquête, l’affaire a été transmise par la police de Stepnogorsk à la section régionale de Burabay du bureau de lutte contre la corruption.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief soumis dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.2Le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, il n’examine aucune communication d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Il note qu’en l’espèce, l’État partie n’a pas contesté que le requérant avait épuisé tous les recours internes disponibles. Par conséquent, ne voyant aucun autre obstacle à la recevabilité, le Comité déclare la communication recevable et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

8.1Conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties concernées.

8.2Il note que le requérant allègue une violation des articles premier et 2 (par. 1) de la Convention, en soutenant que l’État partie a manqué à son obligation de prévenir et de sanctionner des actes de torture. Ces dispositions sont applicables dans la mesure où il est établi que les actes auxquels le fils du requérant a été soumis sont des actes de torture au sens de l’article premier de la Convention. À cet égard, le Comité prend note des conclusions des examens médico-légaux selon lesquelles le corps du défunt présentait un certain nombre de contusions. En outre, pour le Comité, il est clair que Dmitry Rakishev a souffert de douleurs physiques aiguës et que l’administration du centre de détention a été contrainte d’appeler une ambulance. Malgré les recommandations des médecins quant à la nécessité d’une hospitalisation, le chef de l’établissement pénitentiaire a refusé son autorisation. Le Comité rappelle les dispositions du Protocole d’Istanbul selon lesquelles les méthodes de torture peuvent être tant physiques que psychologiques, et peuvent comprendre le déni des besoins naturels comme la nourriture, l’eau et les soins médicaux, entre autres. Le Comité considère que le manque d’assistance médicale et le refus d’hospitaliser Dmitry Rakishev qui se trouvait dans un état critique peuvent être assimilés à des douleurs ou souffrances aiguës infligées intentionnellement par un agent de la fonction publique aux fins d’extorquer des aveux.

8.3Le Comité estime que, dans ces circonstances, l’État partie devrait être présumé responsable du préjudice causé à Dmitry Rakishev à moins qu’il ne donne une explication convaincante. En l’espèce, l’État partie a mené une enquête sur la négligence de A. D. Ce dernier a été reconnu coupable et condamné, mais n’a pas passé un seul jour en prison. Outre ces charges, aucune accusation spécifique de torture n’a été portée contre un quelconque responsable. En l’absence d’enquête et de poursuites portant spécifiquement sur des actes de torture, et au vu des circonstances de la présente communication, le Comité considère qu’il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations précises de l’auteur. En conséquence, compte tenu de l’exposé détaillé de l’état de santé de Dmitri Rakishev, du refus opposé par A. D à l’hospitalisation de celui-ci, des témoignages d’au moins deux personnes et des documents médico-légaux qui corroborent les allégations de l’auteur, le Comité conclut que les faits tels qu’ils sont rapportés font apparaître que des actes de torture ont été commis par des agents de la police au sens de l’article premier de la Convention et que l’État partie a manqué à son obligation de prévenir et de sanctionner de tels actes, en violation du paragraphe 1 de l’article 2 de la Convention.

8.4Le Comité prend note des allégations du requérant qui relèvent de l’article 11 de la Convention et de la description par l’État partie des mesures prises pour lutter contre la torture. Le Comité considère néanmoins que les renseignements fournis par l’État partie sur ses efforts visant à prévenir et à combattre la torture ont un caractère général et ne démontrent pas qu’il a pris des mesures concrètes pour prévenir la torture dans ce lieu de détention. En outre, l’État partie n’a pas pris de mesures pour « [f]aire en sorte que les prisonniers et les détenus reçoivent des soins médicaux adéquats et efficaces, y compris des médicaments appropriés, et puissent être examinés par un médecin indépendant ». En dépit des recommandations du Comité invitant l’État partie à transférer la gestion des soins de santé au Ministère de la santé, les médecins des établissements pénitentiaires continuent de dépendre de l’administration de ces établissements et ne peuvent donc pas être considérés comme indépendants. Par conséquent, et compte tenu des circonstances de l’espèce, le Comité conclut que l’État partie est responsable d’une violation de l’article 11 de la Convention.

8.5Le requérant affirme également qu’il n’a pas été procédé immédiatement à une enquête impartiale et efficace au sujet de ses allégations de torture et que les responsables n’ont pas été poursuivis, en violation des articles 12 et 13 de la Convention. Le Comité note qu’il n’est pas contesté qu’à maintes reprises, Ashim Rakishev a allégué que son fils avait été victime de torture.

8.6Le Comité note que l’État partie a mené deux enquêtes distinctes. La première visait A. D., chef de l’établissement pénitentiaire, qui a finalement été déclaré coupable de négligence en vertu du paragraphe 2 de l’article 316 du Code pénal. Le Comité prend note de l’affirmation du requérant selon laquelle A. D. aurait dû être poursuivi au titre de l’article 146, qui interdit directement la torture. Le Comité relève également que A. D. a été reconnu coupable et condamné à trois ans de prison, dont deux avec sursis, et qu’il a ensuite bénéficié d’une amnistie et n’a passé aucun jour en prison. La seconde enquête concernait le personnel médical de l’hôpital central de Stepnogorsk. D’après les informations fournies par l’État partie, personne n’a été mis en cause par cette enquête, qui a en fait été suspendue le 27 octobre 2011, le jour même où elle avait été ouverte. Cette enquête a finalement été rouverte en 2015, à la suite de la présentation au Comité de la présente requête, mais à ce jour, l’État partie n’a communiqué aucun résultat au Comité.

8.7Le Comité rappelle qu’une enquête en soi ne suffit pas pour démontrer que l’État partie s’est acquitté des obligations qui lui incombent au titre de l’article 12 de la Convention s’il peut être montré qu’elle n’a pas été menée impartialement. Le Comité note qu’en l’espèce, l’État partie a ordonné l’ouverture de deux enquêtes pénales, fait procéder à plusieurs examens médico-légaux et à l’interrogatoire de nombreux témoins. Il note cependant qu’à la suite de ces enquêtes, personne n’a été poursuivi pour torture. La seule personne qui, en conclusion de l’enquête, a été condamnée pour négligence dans l’exercice de ses fonctions officielles n’a passé aucun jour en prison, ni même été arrêtée. L’enquête pour faute professionnelle du personnel médical a été close sans que soient examinés les éléments de preuve détaillés présentés par le requérant et n’a été rouverte qu’en 2015, également sans résultats probants. Le Comité rappelle qu’en vertu de l’article 12 de la Convention, il convient également que les enquêtes soient menées immédiatement et de manière impartiale, la rapidité étant essentielle autant pour éviter que la victime continue de subir les actes prohibés que parce que, à moins que les tortures n’entraînent des effets permanents et graves, d’une façon générale, selon les méthodes employées, les marques physiques de la torture et, à plus forte raison, des traitements cruels, inhumains ou dégradants, disparaissent à brève échéance.

8.8Au vu de ce qui précède et compte tenu des éléments dont il dispose, le Comité conclut que l’État partie n’a pas respecté l’obligation qui lui incombait de procéder immédiatement à une enquête impartiale sur les allégations formulées par Ashim Rakishev quant à des actes de torture commis sur son fils, en violation de l’article 12 de la Convention. Le Comité estime que l’État partie a également manqué à l’obligation que lui impose l’article 13 d’assurer au requérant le droit de porter plainte devant les autorités compétentes qui procéderont immédiatement et impartialement à l’examen de sa cause.

8.9Pour ce qui est de l’allégation de violation de l’article 14 de la Convention, le Comité note qu’il n’est pas contesté que le requérant n’a pas été en mesure de présenter une demande d’indemnisation pour les actes de torture que son fils avait subis étant donné que les auteurs de ces actes n’avaient pas été identifiés. Le Comité rappelle à cet égard que l’article 14 de la Convention reconnaît non seulement le droit d’être indemnisé équitablement et de manière appropriée, mais impose aussi aux États parties l’obligation de veiller à ce que la victime d’un acte de torture obtienne réparation. La réparation doit couvrir l’ensemble des préjudices subis par la victime, et englobe, entre autres mesures, la restitution, l’indemnisation, la réadaptation de la victime ainsi que des mesures propres à garantir la non-répétition des violations, en tenant toujours compte des circonstances de chaque affaire. Une procédure civile devrait pouvoir être engagée indépendamment de l’action pénale, et les textes législatifs et les institutions nécessaires à cet effet devraient être en place et accessibles. Le Comité prend note de l’argument de l’État partie qui soutient que dès lors que nul n’a été poursuivi ou condamné pour des actes de torture, la question de l’indemnisation n’a pas pu être examinée par les tribunaux. Compte tenu de l’absence de procédure civile indépendante de la procédure pénale, et au vu des informations dont il est saisi, le Comité conclut que l’État partie a également manqué aux obligations que lui impose l’article 14 de la Convention.

9.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 1 de l’article 2, lu conjointement avec l’article premier, ainsi que des articles 11 à 14 de la Convention.

10.Le Comité invite instamment l’État partie à mener immédiatement une enquête impartiale et indépendante, y compris, s’il y a lieu, à engager des poursuites visant spécifiquement les auteurs d’actes de torture, et à examiner la complicité éventuelle du personnel médical, afin que soient traduites en justice les personnes responsables des actes de torture infligés à Dmitry Rakishev, et par voie de conséquence du décès de celui-ci ; à assurer à son père, Ashim Rakishev, des voies de recours et une réparation pour la souffrance endurée, y compris une indemnisation ; et à veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas. Conformément au paragraphe 5 de l’article 118 de son règlement intérieur, le Comité invite l’État partie à l’informer, dans un délai de quatre‑vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises pour y donner suite.