Nations Unies

CAT/C/61/D/747/2016

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

7 septembre 2017

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision du Comité contre la torture au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 747/2016 * , **

Communication présentée par :

H. Y.

Au nom de :

Le requérant

État partie :

Suisse

Date de la requête :

4 mai 2016 (date de la lettre initiale)

Date de la présente décision :

9 août 2017

Objet :

Extradition vers la Turquie

Questions de fond :

Torture ; non‑refoulement

Questions de procédure :

Aucune

Article(s) de la Convention :

3

1.1Le requérant, H. Y., ressortissant turc d’origine ethnique kurde et orthodoxe arménien, né en 1967, est actuellement détenu à Burgdorf, dans le canton de Berne (Suisse), dans l’attente de son extradition vers la Turquie. Il avait obtenu le statut de résident en Suisse lorsque la procédure d’extradition a été engagée contre lui en Turquie, en 2011. En 2015, les autorités suisses ont ordonné son extradition en se fondant sur des assurances diplomatiques fournies par la Turquie. Le 3 mai 2016, le recours du requérant contre le mandat d’extradition a été rejeté par le Tribunal fédéral.

1.2Conformément au paragraphe 3 de l’article 22 de la Convention, le Comité a porté la communication à l’attention de l’État partie le 6 mai 2016. Parallèlement, en application du paragraphe 1 de l’article 114 de son règlement intérieur, le Comité a prié l’État partie de ne pas extrader le requérant vers la Turquie tant que sa requête serait à l’examen devant le Comité.

1.3Le 9 mai 2016, l’État partie a informé le Comité qu’il avait pris les mesures nécessaires pour surseoir à l’extradition du requérant jusqu’à ce que le Comité statue sur le fond de l’affaire ou sur la levée des mesures provisoires.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1La famille élargie du requérant défend la cause kurde en Turquie depuis une génération. Son père, un combattant de la première heure du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), a été tué au cours de combats opposant le PKK à des gardes de village. Le requérant a été arrêté et torturé à plusieurs reprises pour avoir soutenu le PKK.

2.2En 1988, à une date non précisée, le requérant et son frère jumeau, S. Y., ont été inculpés du meurtre d’un garde de village, qu’ils auraient commis pour venger la mort de leur père. Le requérant a nié toute implication dans ce meurtre, affirmant que les accusations portées contre lui avaient été fabriquées de toutes pièces pour des motifs politiques et en raison de ses antécédents familiaux. Au cours de la détention provisoire, des policiers l’ont torturé pendant huit jours, recourant à des méthodes telles que la falaka (bastonnade sur la plante des pieds), les brûlures de cigarettes, les passages à tabac et les décharges électriques. Après ces huit jours de torture, au cours desquels il ne pouvait plus s’allonger ni marcher, le requérant a eu du sang dans les urines pendant plusieurs jours ; ses poignets portent encore les cicatrices des actes de torture subis. Le 23 octobre 1989, le deuxième tribunal avec jury de Gaziantep l’a condamné à mort pour meurtre, une peine commuée en réclusion à perpétuité par la suite. La condamnation était essentiellement fondée sur le témoignage de son frère, M. Y., obtenu par la torture. Ultérieurement, M. Y. et deux autres témoins se sont rétractés. Le requérant n’a pas fait appel du jugement car il n’avait pas pu trouver un avocat compétent. À une date non précisée, il a réussi à s’évader avec l’aide de S. Y., qui est resté en prison à sa place.

2.3En 1992, le requérant a demandé l’asile à la Suisse, faisant valoir qu’il avait été torturé et qu’il souffrait de troubles post‑traumatiques diagnostiqués en 1994. Le 26 août 1994, l’Office fédéral des réfugiés a rejeté sa demande d’asile. Le 5 janvier 1995, la Commission suisse de recours en matière d’asile l’a débouté. Comme suite à sa demande de réexamen datée du 10 mai 1995, l’Office lui a accordé une protection subsidiaire et l’a admis à titre provisoire en Suisse le 17 septembre 1996. L’Office a estimé que le requérant serait exposé à un risque réel de violation de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme) s’il était renvoyé en Turquie. Le requérant affirme également que l’Office a établi l’existence en Turquie d’une « fiche politique » le qualifiant de « personne gênante ou récalcitrante », et le fait que les autorités turques surveillaient ses activités politiques. Le 19 septembre 2002, la Commission de recours en matière d’asile a confirmé la décision en appel.

2.4Dans l’intervalle, en 1995, le frère du requérant, S. Y., a été remis en liberté et a fui la Turquie. Le 16 août 1996, il a obtenu le statut de réfugié en Suisse. Dans sa demande d’asile, il avait affirmé qu’il avait été torturé en septembre-octobre 1994, après son arrestation par la police. Le requérant affirme que la demande d’asile présentée par son frère contenait des documents relatifs à une procédure engagée contre lui en vertu de la législation antiterroriste turque, dans lesquels le requérant était signalé comme étant membre du PKK. Cela confirme qu’une fiche politique sur le requérant avait été établie en Turquie, comme l’ont reconnu les autorités suisses.

2.5En 2010, le requérant a obtenu un titre de séjour en Suisse (permis B). N’ayant pas été en mesure de travailler à plein temps depuis 1999 à cause d’un accident de travail qui lui a causé une invalidité partielle, le requérant a manifesté un regain d’intérêt pour le PKK. Il a ainsi tour à tour été chauffeur de dirigeants du PKK lorsqu’ils faisaient de longs déplacements aux quatre coins de l’Europe, accueilli des membres de l’organisation en visite en Suisse, participé à des manifestations en lien avec cette organisation, donné des interviews et recueilli des fonds pour des associations caritatives kurdes. Il a rendu visite à un dirigeant du PKK assigné à résidence en Allemagne et placé sous la surveillance des autorités allemandes et turques. Il a accueilli en Suisse un dirigeant du PKK de République arabe syrienne et un cousin du chef du PKK turc, Abdullah Öcalan. Les autorités suisses n’ont jamais contesté que le requérant avait eu des activités politiques en Suisse.

2.6Le 15 août 2011, le Procureur général de Gaziantep (Turquie) a demandé l’extradition du requérant aux fins de l’exécution de la peine de réclusion à perpétuité à laquelle il avait été condamné à après avoir été déclaré coupable de meurtre. Le 5 octobre, l’ambassade de Turquie à Berne a transmis la demande d’extradition à l’Office fédéral de la justice. Le 22 mars 2012, après avoir ignoré trois demandes d’assurances diplomatiques, les autorités turques ont donné à l’Office les garanties demandées. Le requérant affirme que, dans l’intervalle, les autorités turques avaient remplacé sa fiche politique par une fiche ordinaire.

2.7Le 7 juin 2012, l’Office fédéral de la justice a émis un mandat d’arrêt en vertu duquel le requérant a été interpellé le 21 juin. Par la suite, celui‑ci a été libéré sous caution en raison de graves troubles psychiatriques.

2.8Le 6 juillet 2012, le requérant a contesté la demande d’extradition devant le Tribunal pénal fédéral, faisant valoir que les autorités turques demandaient son extradition en raison d’un délit politique, ce qui devait entraîner le rejet de la demande d’extradition.

2.9Le 6 août 2012, le requérant a déposé une demande d’asile. Le 29 janvier 2014, l’Office fédéral des réfugiés a prononcé son admission provisoire. Il a estimé que le requérant remplissait les critères relatifs à l’octroi d’une protection aux réfugiés énoncés à l’article 1 A de la Convention relative au statut des réfugiés, mais qu’il relevait de la clause d’exclusion prévue à l’article 1 F b) pour avoir commis un meurtre. Il a ajouté que le requérant serait exposé à un risque réel de torture ou de peines ou traitements inhumains ou dégradants s’il était renvoyé en Turquie et a ordonné sur cette base son admission temporaire. Le 19 février 2014, l’Office a modifié sa décision, tenant compte du fait que le requérant avait le statut de résident en Suisse.

2.10Le 18 juillet 2014, l’Office fédéral de la justice a autorisé l’extradition du requérant, en attendant que le Tribunal pénal fédéral statue sur le point de savoir si elle obéissait à des motifs politiques. Le 6 août, le requérant a contesté l’extradition devant le Tribunal pénal fédéral.

2.11Le 7 mai 2015, le Tribunal pénal fédéral a rejeté les recours formés par le requérant les 6 juillet 2012 et 6 août 2014. Il a souligné le fait que le requérant n’avait pas obtenu le statut de réfugié politique. Il a considéré que les allégations du requérant selon lesquelles il avait été condamné sur la base d’aveux obtenus par la torture n’étaient pas crédibles et que, s’il était renvoyé en Turquie, le requérant aurait à y exécuter sa peine, si bien qu’« il [était] impossible de prévoir s’il sera[it] persécuté après sa libération définitive ». Le Tribunal a également relevé que les raisons ayant conduit à l’inscription de la mention « personne gênante » restaient floues, et que par conséquent la crainte d’être persécuté n’était pas étayée. Il a considéré que, même si l’affaire comportait un aspect politique, la demande d’extradition n’était pas a priori irrecevable. Le requérant ajoute qu’à l’époque de son arrestation, en 1988, il était incontestable que la torture était monnaie courante en Turquie. Le 15 mai 2015, il a été placé en détention aux fins d’extradition et, le 22 mai, il a fait appel de cette décision. Le 12 août, le Tribunal fédéral a déclaré que les autorités chargées de l’asile ayant constaté l’existence d’un risque de torture, il fallait exciper de sérieux motifs pour justifier une extradition, et que l’existence de tels motifs n’avait pas été établie. En conséquence, le Tribunal fédéral a partiellement infirmé la décision du 7 mai 2015 et renvoyé l’affaire à l’Office fédéral de la justice pour nouvel examen et complément d’enquête.

2.12Après la décision rendue le 7 mai 2015 par le Tribunal pénal fédéral, le requérant a été admis dans une clinique psychiatrique de Zürich en raison de l’aggravation de son état de santé. Ayant tenté de se suicider dans la clinique, il y a été gardé jusqu’au 6 juillet dans une unité de traitement pour personnes en détention présentant un risque de suicide, avant d’être transféré dans un établissement pénitentiaire spécialisé à Burgdorf, dans une unité du même type. À plusieurs reprises par la suite, il a été admis dans une clinique psychiatrique de Berne, en raison d’un risque imminent de suicide. Les médecins ont informé son conseil que, pendant son séjour dans cette clinique, le requérant avait fait l’objet d’un examen destiné à déterminer s’il avait été victime d’actes de torture, conformément au Protocole d’Istanbul. Les résultats de cet examen n’ont toutefois jamais été communiqués au requérant ni à son conseil.

2.13Le 17 septembre 2015, l’Office fédéral de la justice a présenté les résultats du complément d’enquête. Les autorités turques avaient en particulier expliqué qu’aucune « fiche politique » sur le requérant n’avait été établie et transmis une décision du deuxième tribunal avec jury de Gaziantep, datée du 22 juin 2015, réitérant la demande d’extradition. L’ambassade de Suisse à Ankara a déclaré que le requérant ne risquait pas d’être soumis à la torture en Turquie, même si des problèmes de sécurité subsistaient dans les prisons du fait de la guerre livrée au PKK depuis juillet 2015 et que, comme le requérant n’avait aucun lien avec ce conflit, il n’était pas personnellement exposé à un risque de torture. Le 5 octobre 2015, le requérant a formulé des commentaires sur les conclusions de l’Office. Il fait valoir que, par méconnaissance du dossier, l’ambassade de Suisse n’a pas tenu compte de sa dimension politique, en particulier de la participation du requérant aux activités du PKK.

2.14Le 13 octobre 2015, l’Office fédéral de la justice a autorisé l’extradition du requérant vers la Turquie. L’appel interjeté par le requérant le 13 novembre a été rejeté par le Tribunal pénal fédéral le 16 mars 2016. En ce qui concerne le risque de torture, le Tribunal a estimé que, puisque la procédure d’extradition offrait la possibilité de demander des garanties et la mise en place de mécanismes de contrôle, les autorités compétentes en matière d’extradition et celles chargées de l’asile pouvaient parvenir à des conclusions différentes. Le rejet de son appel a conduit le requérant à faire une nouvelle tentative de suicide le 5 avril 2016. Ses demandes ultérieures de mise en liberté ont été rejetées en raison d’un risque élevé de fuite.

2.15Le 29 mars 2016, le requérant a saisi le Tribunal fédéral d’un appel contre la décision l’Office fédéral de la justice en date du 13 octobre 2015. Il a déclaré notamment qu’en mars 2016, E. Y., son cousin germain du côté paternel, avait été accusé d’avoir créé et dirigé un groupe illégal et d’avoir soutenu les forces armées du PKK. En plus d’un fusil, des textes de propagande avaient été découverts à son domicile et sur sa page Facebook, avec notamment des photos de membres importants du PKK. Le requérant a communiqué les éléments de l’enquête au Tribunal fédéral.

2.16Le 28 avril 2016, le Tribunal fédéral a rejeté le recours, considérant qu’à la lumière de l’enquête complémentaire menée par les autorités, rien n’indiquait que le requérant risquait d’être soumis à la torture car il serait incarcéré pour exécuter la peine à laquelle il avait été condamné pour un crime non politique, et que des garanties avaient été données au sujet des conditions de détention. L’affaire ne constituant plus un cas d’une « importance extraordinaire », elle ne relevait pas de la compétence du Tribunal fédéral.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant soutient que son extradition vers la Turquie constituerait une violation des droits qu’il tient de l’article 3 de la Convention car il risque d’être torturé une fois remis aux autorités turques.

3.2Renvoyant à la jurisprudence du Comité et de la Cour européenne des droits de l’homme, ainsi qu’à des rapports internationaux, le requérant affirme que les forces de sécurité et la Police turques recourent de plus en plus à la torture et aux mauvais traitements, notamment à l’égard des terroristes présumés, des minorités et des militants kurdes et alévis, ainsi que des détenus, en vue de leur arracher des aveux ou des informations sur des activités politiques. En outre, le requérant court personnellement le risque d’être torturé s’il est extradé vers la Turquie, pour les raisons exposées ci‑après.

3.3Premièrement, le requérant a été torturé par le passé, placé en détention à l’issue d’une procédure inéquitable et condamné pour des raisons politiques. Bien que, dans le cadre de la procédure d’extradition, les autorités suisses aient rejeté son allégation concernant le recours à la torture au motif qu’elle manquait de crédibilité, des rapports internationaux indiquent que la torture, en particulier la falaka et les décharges électriques, était pratiquée systématiquement en Turquie de 1988 à 1990, alors que le requérant était en détention. Cette conclusion, également étayée par la jurisprudence du Comité, n’a pas été contestée par les autorités suisses dans le cadre de la procédure d’extradition. Selon les rapports psychiatriques produits par le requérant, ses troubles post‑traumatiques sont directement liés aux actes de torture subis en détention. Le requérant affirme que son frère, S. Y., a obtenu l’asile en Suisse parce qu’il avait été torturé alors qu’il était détenu pour les mêmes accusations de meurtre que le requérant. S. Y. a décrit aux autorités suisses chargées de l’asile comment le requérant, M. Y., et lui‑même avaient été torturés en détention. Comme le requérant a donné une version identique des faits dans sa demande d’asile, les autorités suisses auraient dû aussi considérer comme crédible sa description des tortures subies. En outre, dans l’affaire concernant S. Y., les autorités suisses ont reconnu implicitement que M. Y. avait été contraint de témoigner contre le requérant sous la torture. La procédure pénale engagée contre le requérant était donc entachée d’irrégularités et inéquitable.

3.4Deuxièmement, le requérant est particulièrement vulnérable en raison de son mauvais état de santé, lié notamment à des troubles post‑traumatiques, à plusieurs tentatives de suicide faites pendant la procédure d’extradition et à une invalidité partielle. Le rapport psychiatrique du 30 juillet 2014 indique qu’il a besoin de continuer son traitement en Suisse. Selon le rapport psychiatrique du 10 juin 2015, son renvoi l’amènerait très certainement à vivre un nouveau traumatisme, et la peur évidente, ainsi que la tension physique qu’il ressent à la perspective d’être placé en détention et, éventuellement, de subir de mauvais traitements en Turquie sont visibles et perceptibles.

3.5Troisièmement, le requérant relève des contradictions dans les conclusions des autorités suisses chargées, respectivement, de l’asile et de l’extradition. Si les tribunaux internes ont ignoré l’évaluation faite par l’Office fédéral des réfugiés, selon laquelle un renvoi en Turquie l’exposerait à un risque réel de torture ou de traitements inhumains ou dégradants, c’est uniquement parce que le requérant faisait l’objet d’une mesure d’extradition et non d’expulsion. Le Tribunal pénal fédéral a estimé que les autorités compétentes en matière d’extradition n’étaient pas liées par l’appréciation faite par les autorités chargées de l’asile. En outre, les tribunaux internes n’ont pas dûment tenu compte du fait que des poursuites pénales avaient été récemment engagées contre deux parents du requérant pour participation aux activités du PKK.

3.6Quatrièmement, le requérant, qui est Kurde, appartient à une famille de partisans du PKK. Son père a perdu la vie à cause de son appartenance politique au PKK, et son frère, S. Y., a été poursuivi pour avoir soutenu le Parti. Dans les dossiers de la procédure, le requérant est désigné comme étant un partisan du PKK. En outre, des membres de la famille du requérant ont été interrogés à l’aéroport lors d’un voyage en Turquie.

3.7Cinquièmement, le requérant est recherché par les autorités turques pour des raisons politiques. Le fait que les autorités turques aient demandé son extradition en 2011, alors qu’elles savaient qu’il résidait en Suisse depuis 1992, montre qu’elles s’intéressent aux relations du requérant avec des dirigeants du PKK en Suisse et ailleurs en Europe. Le remplacement de la fiche politique par une fiche ordinaire pendant la procédure d’extradition corrobore cette conclusion. Les dossiers établis dans le cadre de la procédure pénale engagée contre S. Y. qualifient le requérant de membre du PKK, ce qui explique qu’il soit signalé comme « personne gênante ».

3.8Enfin, le requérant présente un intérêt particulier pour les autorités turques en raison de son affiliation aux structures du PKK en Suisse et ailleurs en Europe et des contacts étroits qu’il entretient avec d’importants dirigeants du Parti dans le cadre de son emploi de chauffeur. La décision du Tribunal pénal fédéral en date du 7 mai 2015, qui est accessible au public, ainsi que la presse suisse ont fait état des activités politiques du requérant en Suisse. Or les autorités turques surveillent les activités du PKK à l’étranger, et celui‑ci est considéré comme une organisation terroriste en Turquie et dans l’Union européenne. En vertu de la législation antiterroriste turque, la participation aux activités du PKK est une circonstance aggravante qui entraîne un doublement de la peine prononcée dans le cadre d’une procédure pénale.

3.9Se référant à la jurisprudence du Comité, le requérant soutient en outre que les assurances diplomatiques données par la Turquie ne sont ni suffisantes ni fiables pour éliminer le risque qu’il soit soumis à la torture à son retour. Par ailleurs, le Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants a souligné que, dans les affaires d’extradition, l’État requis ne devrait pas s’en remettre aux assurances diplomatiques données par un État requérant où les violations des droits de l’homme ou la torture sont systématiques, et qu’en l’absence de telles violations, les assurances ne devraient être autorisées que lorsqu’elles sont dépourvues de toute ambiguïté et qu’il existe un système de surveillance efficace. Cependant, les mécanismes de surveillance ultérieure ne réduisent guère le risque de torture et se sont révélés inefficaces tant pour protéger les personnes de la torture que pour obliger les États à assumer leurs responsabilités. En l’espèce, les facteurs suivants démontrent l’inefficacité des assurances diplomatiques : celles-ci n’ont été données qu’après trois demandes infructueuses des autorités suisses, ce qui montre la réticence de la Turquie à s’y conformer ; les autorités suisses n’ont pas nié l’existence d’un risque de persécution une fois que le requérant aura été libéré ; les autorités compétentes en matière d’asile ont constaté que le requérant courrait un risque réel de torture en Turquie ; la situation déplorable des droits de l’homme en Turquie, en particulier le recours à la torture en détention et l’inefficacité des enquêtes en la matière ; et les difficultés liées à la surveillance du respect des garanties. Le requérant affirme qu’en raison des liens qu’il entretient avec des membres de haut niveau du PKK, il risque d’être arrêté et torturé par les services secrets avant d’être remis aux autorités pénitentiaires. En outre, le fait qu’il s’est échappé de prison en Turquie accroîtrait le risque de torture. L’article 3 de la Convention énonce l’interdiction absolue d’extrader, notamment des personnes ayant des liens avec des partis politiques considérés comme des organisations terroristes tels que le PKK, s’il existe des raisons de croire, comme c’est le cas en l’espèce, que l’extradition pourrait déboucher sur des actes de torture.

Observations de l’État partie sur le fond

4.1Le 14 novembre 2016, l’État partie a présenté ses observations sur le fond et a rappelé les faits.

4.2L’État partie fait observer qu’en vertu de l’article 3 de la Convention, il est interdit aux États parties d’expulser, de refouler ou d’extrader une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à la torture. Se référant aux critères établis par le Comité dans son observation générale no 1 (1997) sur l’application de l’article 3, selon lesquels le requérant doit apporter la preuve qu’il court un risque personnel, actuel et sérieux d’être soumis à la torture en cas d’expulsion vers le pays d’origine, l’État partie rappelle que l’existence d’un tel risque doit être appréciée selon des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons, et qu’il faut que soient présentés des faits qui font apparaître le risque comme sérieux.

4.3L’État partie reconnaît que la situation des droits de l’homme en Turquie est préoccupante, en particulier dans le sud-est du pays, compte tenu des affrontements entre le Gouvernement et le PKK. Cependant, cette situation ne constitue pas en soi un motif suffisant pour conclure que le requérant serait soumis à la torture à son retour. L’État partie affirme que le requérant n’a pas démontré qu’il courait un risque personnel, actuel et sérieux d’être soumis à la torture s’il est extradé vers la Turquie. Il ajoute que ses autorités ont obtenu des assurances diplomatiques de la Turquie à cet égard.

4.4Premièrement, le requérant n’a pas établi qu’il avait été soumis à la torture par le passé. Même si la torture était très répandue en Turquie par le passé, elle n’était pas pratiquée de manière systématique et en rapport avec toutes les infractions pénales. L’État partie renvoie à l’évaluation effectuée par le Tribunal pénal fédéral le 7 mai 2015. En particulier, selon le jugement par lequel le requérant a été condamné, il ne ressort pas des dossiers médicaux que celui‑ci ou les deux coaccusés présentaient des marques de torture. Étant donné que le requérant était représenté par plusieurs avocats de son choix, il est improbable que des marques de torture n’aient pas été constatées par un médecin. En outre, le requérant n’a jamais prétendu avoir été torturé pendant qu’il exécutait sa peine d’emprisonnement. Il est peu probable que S. Y. ait consenti à rester en prison à la place du requérant si, comme celui‑ci l’affirme, il avait été torturé après son arrestation. Les rapports psychiatriques établis en Suisse montrant un lien de causalité entre les actes de torture subis par le requérant et son état de santé reposent sur sa version des faits et n’ont donc pas été considérés comme fiables par les autorités suisses.

4.5Deuxièmement, l’État partie affirme que le requérant n’a pas étayé l’existence d’un risque de torture du fait de ses activités politiques en Turquie et en Suisse ou dans d’autres pays européens. Les autorités suisses compétentes en matière d’asile ont constaté des contradictions dans le récit qu’a fait le requérant de ses activités politiques en Turquie. Au cours de la première procédure d’asile, ce dernier a affirmé que lui-même et des membres de sa famille avaient fourni des vivres et un appui financier à des combattants. Il a également affirmé avoir été arrêté à plusieurs reprises en raison de son soutien au PKK, en 1976, 1978, 1985 et 1986. Les autorités compétentes en matière d’asile ont constaté que son récit manquait de détails, et notamment qu’il n’avait pas été en mesure de préciser combien de fois et à quelles dates il avait été arrêté. Elles ont également constaté que les autorités turques ne lui avaient pas créé de difficultés. Dans sa demande de réexamen datée du 10 mai 1995, le requérant a indiqué que la Cour de sûreté de Malatya avait engagé une procédure pénale contre son frère, S. Y., pour possession de matériel de propagande en faveur du PKK, et que S. Y. avait confirmé avoir reçu ces documents de la part du requérant. Bien que les vérifications effectuées par l’ambassade de Suisse en Turquie aient montré que S. Y. avait effectivement été accusé de soutien aux combattants du PKK par la Cour de sûreté et acquitté le 19 janvier 1995, le requérant n’avait fait l’objet d’aucune poursuite. S. Y. avait été emprisonné pour avoir aidé le requérant à s’évader de prison et avait été libéré en 1991. Le requérant n’a pas indiqué aux autorités compétentes en matière d’asile qu’il avait fourni du matériel de propagande à S. Y. entre 1990 et son départ pour la Suisse en 1992, pendant qu’il vivait caché en Turquie. D’autres vérifications effectuées par l’ambassade de Suisse en Turquie ont montré que le requérant ne faisait l’objet d’aucune nouvelle poursuite dans ce pays. En outre, s’il a été souligné que la simple existence d’une fiche politique liée à un appui qui aurait été fourni à un groupe d’opposition suffirait à susciter la crainte d’être torturé en cas de retour en Turquie, en l’espèce, les vérifications effectuées par l’ambassade de Suisse dans ce pays en 2012 et 2015 ont montré qu’aucune fiche politique n’avait été établie en Turquie en raison des liens que le requérant aurait eus avec le PKK, qu’aucune information s’y rapportant n’avait été découverte et que rien ne prouvait qu’un tel document avait été établi puis détruit ultérieurement. Une fiche ordinaire avait toutefois été établie en raison de la condamnation de l’auteur pour meurtre. Le 2 septembre 2015, l’Office fédéral des réfugiés a conclu que l’extradition du requérant vers la Turquie ne l’exposerait pas à un risque de torture ou de traitements inhumains ou dégradants, même au regard de l’évolution récente de la situation dans le pays.

4.6En ce qui concerne les activités politiques du requérant en Suisse, l’État partie considère qu’elles ne traduisent pas un engagement politique actif et n’ont pas pu attirer l’attention des services de sécurité turcs. Cela est confirmé par le fait qu’aucune fiche politique n’a été établie au sujet du requérant. En outre, l’épouse du requérant est retournée en Turquie à plusieurs reprises ; bien qu’elle ait été interrogée au sujet du lieu où se trouvait son mari, elle n’a fait l’objet d’aucune mesure de répression. Les autorités turques ont expliqué que si la demande d’extradition n’avait été faite qu’en 2011, alors que le requérant résidait en Suisse depuis 1992, c’était parce que l’adresse précise de l’intéressé était inconnue jusque-là, même si le mandat d’arrêt avait été émis quelques jours après l’évasion. L’État partie considère que l’explication est convaincante et rejette les allégations du requérant pour défaut de fondement.

4.7Troisièmement, l’État partie fait valoir que la condamnation du requérant pour le meurtre d’A. Y., commis par vengeance, n’était ni fondée sur des motifs politiques ni manifestement entachée d’irrégularités. Il indique que le fils d’A. Y. a été condamné pour le meurtre du père du requérant en 1986. Le requérant n’ayant pas étayé ses allégations concernant son engagement politique, les autorités suisses considèrent qu’il n’était pas visé en tant qu’opposant au régime et qu’il était poursuivi en vertu du droit commun. D’ailleurs, le tribunal de première instance n’est compétent que pour les infractions de droit commun. S. Y. a également été accusé du meurtre en question mais a été acquitté ultérieurement. Si la procédure avait obéi à des motivations politiques, S. Y. aurait également été condamné. Reconnu coupable en vertu de l’article 450.10 du Code pénal turc, qui prévoit que l’auteur d’un meurtre commis par vengeance est passible de la peine de mort, le requérant a toutefois été condamné à la réclusion à perpétuité. S’il avait été persécuté, il aurait été condamné à la peine maximale. Le requérant était représenté par plusieurs avocats de son choix, et sa condamnation a été confirmée par la Cour de cassation et la Cour suprême. Le fait que la Cour suprême ait eu des doutes quant à la culpabilité du requérant, comme celui‑ci l’affirme, montre que le cas a été examiné en toute impartialité. L’allégation du requérant selon laquelle sa condamnation repose sur le témoignage à charge de M., qui aurait été obtenu par la torture et retiré ultérieurement, n’est suffisamment étayée. Selon la décision du tribunal de première instance, M. Y. a initialement avoué le meurtre mais a par la suite affirmé que le requérant en était l’auteur, avant de se rétracter. Le tribunal a considéré que M. Y. était revenu sur sa déposition par crainte de représailles de la part de la famille du requérant. Le tribunal s’est référé au certificat médical du 20 novembre 1988, selon lequel M. Y. ne présentait aucune marque de torture. C’est pourquoi les autorités suisses en matière d’asile n’ont pas jugé crédibles les allégations du requérant selon lesquelles lui-même, M. Y. et S. Y. avaient été torturés. Par décision du 22 juin 2015, le tribunal a constaté que la peine infligée au requérant n’était pas prescriptible. En outre, les autorités suisses compétentes en matière d’asile ont jugé que les déclarations du requérant selon lesquelles il travaillait dans un champ de coton à Suruç lorsqu’A. Y. a été tué n’étaient pas crédibles, puisque les renseignements qu’il avait donnés lors des entretiens menés dans le cadre de la procédure d’asile étaient contradictoires. L’État partie fait valoir en outre que la Turquie n’a jamais demandé d’extradition pour des chefs d’inculpation de droit commun aux fins de persécution politique.

4.8L’État partie note que les extraditions entre la Suisse et la Turquie sont régies par la Convention européenne d’extradition de 1957, à laquelle les deux États sont parties. En vertu de la Convention, les parties s’engagent à se livrer réciproquement, selon les règles et sous les conditions déterminées par l’instrument, les personnes qui sont poursuivies pour une infraction ou recherchés aux fins d’exécution d’une peine ou d’une mesure de sûreté par les autorités judiciaires de la Partie requérante (art. 1er). L’extradition ne sera pas accordée si l’infraction pour laquelle elle est demandée est considérée par la Partie requise comme une infraction politique ou comme un fait connexe à une telle infraction ou si la Partie requise a des raisons sérieuses de croire que la demande d’extradition motivée par une infraction de droit commun a été présentée aux fins de poursuivre ou de punir un individu pour des considérations de race, de religion, de nationalité ou d’opinions politiques ou que la situation de cet individu risque d’être aggravée pour l’une ou l’autre de ces raisons (art. 3). La Suisse considère les obligations qui lui incombent au titre de la Convention européenne d’extradition à la lumière de ses obligations en matière de droits de l’homme. En vertu de l’article 2 de la loi fédérale sur l’entraide internationale en matière pénale du 20 mars 1981, la Suisse rejetterait une demande d’extradition si elle avait des raisons de croire que la procédure suivie par l’État de destination est contraire aux exigences fixées par la Cour européenne des droits de l’homme ou le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, vise à poursuivre des personnes pour leurs opinions politiques ou d’autres motifs de discrimination, risque d’aggraver leur situation ou est entachée d’autres défauts graves. S’il existe des motifs sérieux de croire que la personne serait exposée à un risque de mauvais traitements en cas d’extradition, les assurances diplomatiques permettent d’écarter ce risque ou de le réduire en autorisant l’extradition à certaines conditions, par exemple l’engagement de l’État requérant de veiller à ce que des représentants de l’ambassade de Suisse puissent rendre visite à des détenus sans préavis, de permettre aux détenus d’accéder sans restriction aux services d’un avocat ou à des soins médicaux ou de leur garantir le droit de recevoir la visite de proches. En ce qui concerne les extraditions vers la Turquie, l’État partie ne cherche pas, en principe, à obtenir des assurances diplomatiques mais il lui arrive d’en demander dans des affaires politiques particulièrement délicates. Il a une longue pratique de coopération avec la Turquie en matière d’extradition, et l’Office fédéral de la justice n’a pas connaissance de cas dans lesquels la Turquie aurait enfreint le principe de spécialité ou violé les droits de l’homme. Le requérant ne le conteste pas.

4.9L’État partie précise comme suit la teneur des assurances diplomatiques données par la Turquie :

« Les conditions de détention de la personne poursuivie ne seront pas inhumaines ou dégradantes et seront conformes aux dispositions de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme. Son intégrité physique et psychologique sera respectée. Ses conditions de détention ne seront pas aggravées en raison de son appartenance à un groupe social ou pour des motifs de race, de religion ou d’origine ethnique. Son état de santé sera dûment pris en considération, notamment grâce à un suivi médical adapté. Il aura le droit d’avoir des contacts illimités et confidentiels avec son avocat, que celui‑ci soit choisi ou désigné. Il aura le droit de recevoir des visites en détention. Les autorités turques ne le poursuivront pas pour des motifs politiques en relation avec sa condamnation et ne lui imposeront aucune sanction à ce titre. La peine prononcée pour l’infraction passible d’extradition ne pourra pas être plus lourde que la sanction initiale. L’ambassade de Suisse à Ankara aura le droit de désigner des représentants qui pourront rendre visite à l’intéressé à tout moment après l’extradition et sans surveillance, et il aura le droit d’entrer en contact avec ces représentants sans restriction. ».

4.10L’État partie conteste l’argument du requérant selon lequel les autorités suisses compétentes en matière d’extradition n’ont pas pris en compte le risque de torture constaté par les autorités chargées de l’asile. Premièrement, dans ses décisions des 29 janvier et 19 février 2014, l’Office fédéral des migrations n’a pas pris en considération les assurances diplomatiques données par la Turquie. À la suite de l’enquête de l’Office fédéral de la justice sur le point de savoir s’il existait un risque que le requérant soit soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, le Secrétariat d’État aux migrations a répondu que le requérant serait incarcéré pour exécuter sa peine, et que tout risque de mauvais traitement pouvait être exclu étant donné qu’aucune circonstance aggravante n’avait été retenue, qu’aucune fiche politique n’avait été établie, que le crime en question était essentiellement apolitique et avait été commis plusieurs décennies auparavant, et que les autorités turques avaient donné des assurances diplomatiques. Les autorités suisses seraient en mesure de surveiller en tout temps le respect des assurances données. Les autorités chargées de l’asile ne pouvant pas se fonder sur des assurances diplomatiques, leur évaluation des risques pouvait différer de celle faite par les autorités compétentes en matière d’extradition. L’extradition du requérant serait compatible avec l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, malgré l’évolution politique et sociale que connaissait la Turquie depuis juillet 2015 et qui n’avait aucun rapport avec la situation personnelle de l’intéressé. Compte tenu de ces éléments, les autorités compétentes en matière d’extradition n’ont pas tenu compte de l’évaluation des risques de torture effectuée par les autorités chargées de l’asile.

4.11L’État partie fait valoir en outre que les problèmes de santé du requérant ne sauraient être considérés à eux seuls comme un facteur qui l’exposerait au risque d’être soumis à la torture s’il était extradé. Le requérant n’a pas dit que son état de santé empêchait l’extradition. D’après un certificat médical établi par les services psychiatriques de l’Université de Berne en date du 3 mai 2016, le requérant est, tant physiquement que mentalement, apte à voyager. Son état de santé devrait être pris en compte pour l’organisation de son extradition.

4.12L’État partie note que le requérant n’a pas étayé les allégations formulées devant les autorités compétentes en matière d’extradition selon lesquelles il craignait d’être interrogé et torturé en rapport avec l’arrestation de son cousin en mars 2016 pour avoir créé et dirigé un groupe armé illégal. Par conséquent, le Tribunal pénal fédéral a décidé de ne pas procéder à des investigations supplémentaires.

4.13Au vu de ce qui précède, l’État partie soutient qu’il n’existe pas de motifs sérieux de croire que l’extradition du requérant vers la Turquie l’exposerait à un risque personnel et réel d’être soumis à la torture. En conséquence, l’extradition du requérant ne constituerait pas une violation des engagements internationaux de la Suisse au titre de l’article 3 de la Convention.

4.14Le 2 mai 2017, l’État partie a réitéré ses observations antérieures. Il a ajouté que l’évolution récente que connaît la Turquie n’a aucun lien avec le cas d’espèce, le requérant étant passible d’extradition pour un crime de droit commun sans connotation politique. Les événements récents n’ont donc aucune incidence sur la situation personnelle du requérant.

4.15L’État partie rappelle que la Convention européenne d’extradition reste en vigueur en Suisse comme en Turquie. En conséquence, la Turquie est liée par l’interdiction de la torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants. Elle n’a jamais manqué à sa parole lorsqu’elle avait donné des assurances diplomatiques dans le cadre d’une procédure d’extradition. L’État partie renvoie à une affaire dans laquelle une demande d’extradition acceptée après la tentative de coup d’État de juillet 2016 concernait une personne condamnée qui affirmait avoir été torturée en détention pour avoir soutenu la cause kurde. Les autorités compétentes en matière d’extradition s’étaient déclarées satisfaites par les assurances diplomatiques données par la Turquie. L’intéressé avait demandé à être extradé car il existait une possibilité de libération en Turquie. L’État partie souligne que le Tribunal pénal fédéral s’est opposé à l’extradition à deux reprises, demandant à l’Office fédéral de la justice de vérifier les allégations de torture formulées par l’intéressé et d’étudier la situation des droits de l’homme en Turquie. En décembre 2016, le Tribunal pénal fédéral a autorisé l’extradition. En février 2017, l’ambassade de Suisse en Turquie a indiqué que l’intéressé avait été assigné à résidence.

4.16L’État partie souligne que, malgré sa coopération de longue date avec la Turquie, toutes les affaires font l’objet d’un examen cas par cas. Le cas du requérant a été examiné soigneusement par les autorités compétentes en matière d’asile et d’extradition. L’État partie souligne que l’extradition du requérant a été demandée sur la base de sa condamnation en vertu du droit commun après qu’il a quitté la Turquie pour la Suisse et avant qu’il ait des activités en rapport avec le PKK. Les autorités suisses ont dûment répondu aux préoccupations du requérant quant au risque d’être soumis à un traitement contraire à la Convention en cas d’extradition en demandant à la Turquie de fournir des assurances diplomatiques pour garantir son intégrité et de mettre en place un système de surveillance.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie

5.1Le 4 avril 2017, le requérant a contesté les observations de l’État partie, rappelant les motifs pour lesquels son extradition vers la Turquie devait être refusée. Il invite instamment le Comité à tenir compte de l’évolution politique et constitutionnelle de la Turquie depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016 et l’état d’urgence qui en a résulté, avec pour conséquence un recours sur une plus large échelle à la torture, des arrestations massives et des mises en détention de personnes soupçonnées de coopération avec le mouvement de Gülen ou d’appui au PKK et des répercussions sur l’indépendance du pouvoir judiciaire. En outre, en juillet 2016, la Turquie a projeté de suspendre partiellement la Convention européenne des droits de l’homme. Une fois l’état d’urgence décrété, la durée de la garde à vue a été portée à un maximum de trente jours avant la présentation à un juge, et l’accès à un avocat a été limité pour les détenus, ce qui a éliminé un moyen efficace de prévenir les cas de torture ou de traitements inhumains ou dégradants au cours de la période précédant les interrogatoires. Dans le cadre de l’état d’urgence les garanties d’un procès équitable et les normes relatives aux droits de l’homme seront définitivement affaiblies, et tous les avocats seront nommés par le Gouvernement. Dans ces circonstances, il existe un risque que le requérant n’ait pas accès à un avocat indépendant.

5.2Le requérant souligne que la situation a changé en Turquie depuis que les autorités turques ont fourni des assurances diplomatiques en 2012, ce qui requiert un nouvel examen de l’état de droit dans le pays, ainsi que de la valeur et de la fiabilité des assurances diplomatiques données. L’État partie lui‑même a reconnu que la situation des droits de l’homme en Turquie était alarmante. Compte tenu de cette évolution, des pays européens tels que l’Allemagne, la Grèce et l’Italie ont interrompu les extraditions vers la Turquie, indépendamment des assurances diplomatiques données, alors que des diplomates turcs cherchaient asile en Suisse. En décembre 2016, les États membres de l’Union européenne ont demandé le gel des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne en raison des atteintes à l’état de droit dans le pays.

5.3Le requérant produit plusieurs articles de presse et rapports internationaux relatant de cas d’espionnage par la Turquie de ressortissants turcs en Suisse et dans d’autres pays européens. Il affirme que cela démontre que les autorités turques ont connaissance de ses activités politiques à l’étranger et de ses liens avec le PKK et explique pourquoi son extradition a été demandée de nombreuses années après sa condamnation. Il rappelle que la presse suisse a rendu compte en détail de son affaire et de la décision du Tribunal pénal international, notamment de ses contacts avec de hauts responsables du PKK alors qu’il était chauffeur. Le Président de la Turquie a donc dû être informé de sa participation à des manifestations contre le Gouvernement turc.

5.4Le requérant ajoute qu’il est toujours en détention et en proie à de graves problèmes psychologiques. Il a été admis à l’hôpital en raison d’une nouvelle tentative de suicide et en est sorti en avril 2017. Sa crainte d’être extradé suscite en lui une angoisse assimilable à la torture elle‑même.

5.5Le 2 mai 2017, le conseil du requérant a indiqué que son client avait été admis à l’unité de garde psychiatrique Etoine à Berne après avoir préparé une autre tentative de suicide. Au cours d’une visite, le conseil a constaté que le requérant portait deux tatouages, l’un représentant une croix orthodoxe de 15 cm de long dans le dos, et l’autre, l’inscription « Fuck Erdogan », d’une longueur de 10 cm, sur le bras gauche. Le requérant explique qu’il s’est fait tatouer en 2013, et que la croix orthodoxe est l’expression de ses origines arménienne et chrétienne. Il souligne que sa demande d’asile n’obéit pas à une motivation religieuse et qu’il n’a jamais montré ses tatouages à sa famille, ce qui prouve qu’il ne s’en est jamais servi comme un argument pour s’opposer à son extradition. Cependant, le personnel médical a dû voir ces tatouages et les signaler lors de l’évaluation effectuée au titre du Protocole d’Istanbul. En conséquence, l’État partie devrait être conscient que le requérant porte des tatouages qui lui font courir un risque supplémentaire d’être soumis à la torture. Le conseil réaffirme qu’il n’a jamais reçu copie de cette évaluation, malgré plusieurs demandes à cet effet.

5.6Le conseil ajoute que la situation en Turquie s’est détériorée depuis l’adoption d’amendements constitutionnels par référendum le 16 avril 2017 qui, selon lui, concentrent les pouvoirs au profit de la présidence, ce qui a de graves conséquences pour l’équilibre des pouvoirs et l’indépendance du pouvoir judiciaire. Le Président a annoncé que la peine de mort serait restaurée et a ordonné l’arrestation de plus de 1 000 policiers dans tout le pays, dans le cadre d’une nouvelle vague de répression. D’après le conseil, le but du Président est de disposer de forces de police composées exclusivement de ses partisans. Cette évolution, conjuguée au fait que le requérant porte les tatouages susmentionnés et qu’il a des liens avec le PKK, augmente le risque qu’il soit torturé, notamment par la police, en cas d’extradition vers la Turquie, et ce, avant même d’être remis aux autorités pénitentiaires. Dans ces circonstances, les assurances diplomatiques n’auront aucune efficacité.

Observations complémentaires les parties

Observations complémentaires du requérant

6.Le 19 juin 2017, le conseil du requérant a demandé au Comité d’adopter des mesures provisoires pour obtenir que le requérant soit libéré, si nécessaire selon des termes qui permettraient aux autorités de le retrouver sans difficulté.

7.Le 29 juin 2017, l’État partie a fait savoir que le requérant avait quitté la clinique psychiatrique où il avait été hospitalisé le 10 mai, et qu’il était à présent détenu dans la prison de Burgdorf. L’État partie a demandé au Comité de se prononcer le plus vite possible sur le cas du requérant.

8.1.Le 2 août 2017, l’État partie a informé le Comité des conditions de détention du requérant. À sa sortie de la clinique psychiatrique, ce dernier avait été placé pendant plusieurs jours dans une cellule de sécurité de la prison de Burgdorf, utilisée en cas de risque de suicide. Il se trouve à présent dans une section de la prison qui permet de le suivre et de le surveiller de près et est soumis à un régime d’exécution des peines moins strict que celui de la détention préventive auxquels il était astreint auparavant. Compte tenu du risque élevé de fuite, l’État partie s’oppose à la demande de mesures provisoires du conseil visant à obtenir la libération du requérant.

8.2l’État partie renvoie à une note reçue de l’ambassade de Turquie en Suisse selon laquelle la condamnation du requérant serait frappée de prescription au plus tard le 6 juillet 2020. Dans la note, la Turquie ajoute que le temps passé par le requérant en prison en Suisse sera déduit de la durée de sa peine en Turquie. Elle indique en outre que si l’état de santé du requérant l’exige, il sera transféré dans un hôpital public, universitaire ou autre.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

9.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité doit déterminer si la requête est recevable en vertu de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

9.2Le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, il n’examine aucune communication sans s’être assuré que le requérant a épuisé tous les recours internes disponibles. Il note que l’État partie a reconnu en l’espèce que tous les recours internes avaient été épuisés. Ne constatant aucun autre obstacle à la recevabilité, le Comité déclare la communication recevable et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

10.1Conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, le Comité a examiné la requête en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

10.2Concernant le grief tiré par le requérant de l’article 3 de la Convention, le Comité doit apprécier s’il existe des motifs sérieux de croire que le requérant risque personnellement d’être victime de torture en cas d’extradition vers la Turquie. Pour ce faire, il doit tenir compte de tous les éléments pertinents, conformément au paragraphe 2 de l’article 3 de la Convention, y compris l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives. Le Comité rappelle toutefois qu’il s’agit de déterminer si l’intéressé court personnellement un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture dans le pays où il serait renvoyé. Dès lors, l’existence, dans un pays, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives ne constitue pas en soi un motif suffisant pour inclure qu’une personne donnée risque d’être soumise à la torture à son retour dans ce pays ; il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l’intéressé court personnellement un risque. À l’inverse, l’absence d’un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne puisse pas être soumise à la torture dans la situation particulière qui est la sienne.

10.3Le Comité rappelle son observation générale no 1, aux termes de laquelle l’existence du risque de torture doit être appréciée selon des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de démontrer que le risque encouru est hautement « probable », ce risque doit être personnel et actuel. Le Comité rappelle que la charge de la preuve incombe généralement au requérant, qui doit présenter des arguments défendables pour montrer qu’il court un risque prévisible, réel et personnel. Le Comité rappelle en outre, comme il l’a indiqué dans son observation générale no 1, qu’il accorde un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie intéressé, mais il n’est pas lié par de telles constatations et est, au contraire, habilité, en vertu du paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, à apprécier librement les faits en se fondant sur l’ensemble des circonstances de chaque affaire.

10.4Le Comité prend note des affirmations du requérant selon lesquelles il court un risque prévisible, réel et personnel d’être soumis à la torture en cas d’extradition vers la Turquie, pour avoir déjà été torturé par le passé alors qu’il était détenu pour meurtre, et que sa condamnation de 1989 était fondée sur des témoignages obtenus par la contrainte ; que la demande d’extradition obéit à des motivations politiques liées à son origine kurde et au fait que lui-même et sa famille soutiennent activement le PKK ; que son appartenance politique est connue des autorités turques ; que les autorités turques ont attendu plus de vingt ans après sa condamnation pour demander son extradition, alors qu’elles savaient où il se trouvait en 1992 déjà ; que trois de ses proches vivant en Turquie ont été poursuivis pour avoir soutenu le PKK et que les autorités turques ont interrogé des membres de sa famille, alors qu’ils étaient en voyage en Turquie, pour savoir où il se trouvait. Le Comité note également l’argument du requérant selon lequel le risque de torture augmenterait parce qu’il s’est échappé de prison en Turquie et qu’il a comme tatouages une croix chrétienne et l’inscription « Fuck Erdogan ». Le Comité note en outre que le requérant a été diagnostiqué comme souffrant de troubles post-traumatiques et qu’il a tenté de se suicider alors qu’il était en détention dans l’attente de son extradition. Il relève que, selon le rapport psychiatrique de 2015, l’extradition du requérant l’amènerait très certainement à vivre un nouveau traumatisme.

10.5Le Comité prend note de l’observation de l’État partie selon laquelle les autorités compétentes en matière d’extradition ont conclu que le récit du requérant manquait de crédibilité. Dans ce contexte, l’État partie fait valoir que les rapports médicaux établis à l’époque de la condamnation ne mentionnent pas de marques de torture, que les rapports psychiatriques montrant un lien de causalité entre les actes de torture et les troubles post‑traumatiques reposent essentiellement sur les déclarations du requérant lui‑même, que celui‑ci n’a pas dit qu’il avait été torturé après sa condamnation, qu’il semble peu probable que son frère, S. Y., ait consenti à rester en prison à sa place, s’il avait lui-même déjà été torturé, comme le requérant l’affirme, et qu’il existe des contradictions dans le récit du requérant concernant ses activités politiques en Turquie et en Suisse.

10.6Le Comité rappelle que, lors de l’examen du quatrième rapport périodique présenté par la Turquie, il s’est déclaré gravement préoccupé par les nombreuses informations selon lesquelles des agents de la force publique infligeaient des tortures et des mauvais traitements à des détenus dans le cadre de l’action visant à faire face aux menaces perçues et présumées contre la sécurité dans le contexte de l’insurrection du PKK depuis 2015, et par l’impunité dont semblent jouir les auteurs de tels actes, en particulier en l’absence d’un organisme public indépendant chargé d’enquêter sur les plaintes pour tortures et mauvais traitements mettant en cause des agents de la force publique. En l’espèce, le Comité a pris note de l’argument de l’État partie selon lequel la Turquie a donné des assurances diplomatiques à l’appui de sa demande d’extradition, que les autorités suisses en Turquie seraient en mesure d’en surveiller le respect, et qu’en sa qualité de partie à la Convention européenne d’extradition, la Turquie n’a jamais agi de manière contraire aux assurances diplomatiques qu’elle avait données. Le Comité a également relevé les arguments du requérant, selon lesquels les assurances diplomatiques ne sont ni suffisantes ni fiables pour éliminer le risque de torture dans son cas en raison des motivations politiques à la base de la demande d’extradition ; que la torture continue d’être utilisée dans les lieux de privation de liberté en Turquie ; qu’il est difficile de contrôler le respect des assurances diplomatiques, dans la mesure où le requérant n’aurait pas bénéficié du droit à un conseil avant sa condamnation ; que les autorités suisses n’ont pas écarté le risque que le requérant soit persécuté après sa libération ; et qu’en raison de ses liens avec des membres du PKK de haut niveau en Suisse, il y avait un grand risque qu’il soit arrêté et torturé par des membres des services secrets avant d’être remis aux autorités pénitentiaires. Le Comité a pris note de l’argument, non réfuté par l’État partie, selon lequel les assurances ont été données par la Turquie en 2012, après trois demandes infructueuses ce qui montre la réticence de ce pays à s’y conformer, et que la situation des droits de l’homme en Turquie s’est sensiblement détériorée après que ce pays eut donné les assurances à la Suisse en 2012, compte tenu en particulier des élections de 2015, de l’insurrection du PKK, de la tentative de coup d’État, de l’instauration de l’état d’urgence en 2016, qui a donné lieu à une vague d’arrestations de mises en détention et de licenciement parmi les personnes soupçonnées d’activités subversives, et de l’adoption d’amendements constitutionnels en 2017.

10.7Le Comité fait observer qu’il n’est pas contesté que les autorités chargées de l’asile dans l’État partie ont considéré que le refoulement du requérant l’exposerait à un risque de torture. L’État partie affirme cependant que les assurances diplomatiques données par la Turquie éliminent ce risque. Le Comité note en outre que les rapports médicaux indiquent que le requérant souffre de troubles post‑traumatiques dus aux actes de torture dont il a été victime et qu’il a tenté de se suicider depuis que son extradition a été acceptée par l’État partie. Sur la base des informations dont il dispose, le Comité estime que, dans les circonstances de l’espèce, les assurances diplomatiques ne peuvent dissiper les sérieux motifs de croire que l’extradition du requérant Turquie l’exposerait au risque d’être soumis à la torture, en violation de l’article 3 de la Convention.

11.À la lumière de ce qui précède, le Comité contre la torture, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention est d’avis que l’État partie a l’obligation, en vertu de l’article 3 de la Convention, de ne pas extrader le requérant vers la Turquie ou vers tout autre pays dans lequel il court un risque réel d’être renvoyé vers la Turquie.

12.Conformément au paragraphe 5 de l’article 118 de son règlement intérieur, le Comité invite l’État partie à l’informer, dans un délai de quatre‑vingt‑dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises pour donner suite aux présentes observations.