NATIONS UNIES

CCPR

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr.RESTREINTE*

CCPR/C/91/D/1150/200313 novembre 2007

FRANÇAISOriginal: ANGLAIS

COMITÉ DES DROITS DE L’HOMMEQuatre‑vingt‑onzième session15 octobre‑2 novembre 2007

CONSTATATIONS

Communication n o  1150/2003

Présentée par:

Roza Uteeva (non représentée par un conseil)

Au nom de:

Azamat Uteev (frère décédé de l’auteur)

État partie:

Ouzbékistan

Date de la communication:

7 janvier 2003 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision du Rapporteur spécial en application des articles 92 et 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 7 janvier 2003 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations:

26 octobre 2007

Objet: Condamnation à mort à l’issue d’un procès inéquitable avec recours à la torture pendant l’enquête préliminaire

Questions de fond: Torture, procès inéquitable, privation arbitraire de la vie

Questions de procédure: Appréciation des faits et des éléments de preuve, justification de la plainte

Articles du Pacte: 6, 7, 9, 10, 14 et 16

Article du Protocole facultatif: 2

Le 26 octobre 2007, le Comité des droits de l’homme a adopté le texte ci‑après en tant que constatations du Comité, au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, concernant la communication no1150/2003.

[ANNEXE]

ANNEXE

CONSTATATIONS DU COMITÉ DES DROITS DE L’HOMME AU TITRE DU PARAGRAPHE 4 DE L’ARTICLE 5 DU PROTOCOLE FACULTATIF SE RAPPORTANT AU PACTE INTERNATIONAL RELATIF

AUX DROITS CIVILS ET POLITIQUES

Quatre ‑vingt ‑onzième session

concernant la

Communication n o  1150/2003 **

Présentée par:

Roza Uteeva (non représentée par un conseil)

Au nom de:

Azamat Uteev (frère décédé de l’auteur)

État partie:

Ouzbékistan

Date de la communication:

7 janvier 2003 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 26 octobre 2007,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1150/2003 présentée au Comité des droits de l’homme au nom de M. Azamat Uteev, au titre du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication est Mme Roza Uteeva, de nationalité ouzbèke et d’origine kazakhe. Elle soumet la présente communication au nom de son frère, Azamat Uteev, lui aussi de nationalité ouzbèke et d’origine kazakhe, né en 1981, qui, au moment de la présentation de la communication, était en attente d’exécution à Tachkent après avoir été condamné à mort par la Cour suprême de la République du Karakalpakstan (Ouzbékistan) le 28 juin 2002. L’auteur affirme que son frère est victime de violations, par l’Ouzbékistan, des droits qui lui sont garantis aux articles 6, 7, 9, 10, 14 (par. 1, 2 et 3) et 16 du Pacte. Elle n’est pas représentée par un conseil.

1.2En enregistrant la communication le 7 janvier 2003, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, et en application de l’article 92 de son règlement intérieur, a demandé à l’État partie de surseoir à l’exécution du frère de l’auteur pendant que son cas serait examiné. Le 16 juillet 2003, l’auteur a informé le Comité que son frère avait déjà été exécuté, sans toutefois indiquer la date exacte de l’exécution.

Rappel des faits

2.1Le 28 juin 2002, M. Azamat Uteev a été condamné à mort par la Cour suprême de la République du Karakalpakstan (Ouzbékistan), qui l’a reconnu coupable d’avoir tué Saira Matyakubova (une mineure) avec une violence particulière et d’avoir volé, dans l’appartement de ses parents de l’argent, des bijoux et d’autres biens d’une valeur totale de 670 120 soms ouzbeks, dans la matinée du 3 avril 2002. Une fois son forfait commis, le meurtrier a mis le feu à l’appartement pour camoufler ses actes, mettant la vie d’autrui en danger et causant aux parents de la victime des dommages estimés à 5 824 000 soms. Le 6 août 2002, cette décision a été examinée par la juridiction d’appel de la Cour suprême du Karakalpakstan, qui a confirmé la condamnation à mort. Le 26 novembre 2002, la Cour suprême d’Ouzbékistan a également examiné la décision et confirmé la sentence.

2.2L’auteur affirme que son frère n’a pas commis le meurtre dont il a été déclaré coupable. Il a été frappé et torturé par les enquêteurs, qui l’ont ainsi obligé à s’avouer coupable. Elle affirme en outre que la peine infligée à son frère est particulièrement sévère et injustifiée, et qu’elle ne correspond pas à sa personnalité. Ses voisins ont donné de lui une appréciation positive, qui a été attestée par des documents présentés au tribunal.

2.3L’auteur invoque une décision de 1996 dans laquelle la Cour suprême d’Ouzbékistan a estimé que les éléments de preuve obtenus par des méthodes illicites n’étaient pas recevables. Elle affirme que ce principe n’a pas été respecté dans le cas de son frère. Elle déclare en outre que les nombreuses plaintes qu’elle a déposées auprès de différentes institutions (présidence de la République, Médiateur, Bureau du Procureur général, Cour suprême d’Ouzbékistan) au sujet des irrégularités commises par les enquêteurs sont restées sans réponse ou ont été simplement transmises aux instances mêmes dont elle dénonçait les actes.

2.4L’auteur fait valoir que son frère a clamé son innocence au procès et qu’il avait d’abord été interrogé comme témoin au sujet des crimes en cause, avant d’être arrêté puis frappé et torturé par des fonctionnaires de la délégation de district du Ministère de l’intérieur et du Bureau du Procureur, en l’absence d’un avocat. Son frère a décrit les méthodes de torture utilisées contre lui, affirmant qu’il avait été contraint de porter un masque à gaz dont l’arrivée d’air était obstruée, ce qui l’empêchait de respirer, et qu’on l’avait également plongé dans de l’eau salée. D’après l’auteur, le tribunal a rejeté les allégations de torture de son frère, considérant qu’il s’agissait d’une stratégie de défense de l’accusé pour se soustraire à sa responsabilité pénale.

2.5L’auteur estime que les enquêteurs et le tribunal ont examiné l’affaire pénale concernant son frère de manière superficielle et partiale. En particulier, l’enquêteur a fait son possible pour éviter qu’un certain Rinat Mamutov (ancien collègue du père de la victime) ne soit pénalement mis en cause, alors que ce serait lui le véritable coupable selon l’auteur.

2.6L’auteur fait valoir qu’en vertu de l’article 23 du Code de procédure pénale ouzbek l’accusé n’a pas à démontrer son innocence et doit bénéficier du moindre doute qui subsisterait. Or, dans le cas de son frère, le tribunal n’a pas respecté ces principes. La condamnation a été fondée sur des éléments de preuve indirects recueillis par les enquêteurs qui n’ont pas pu être confirmés à l’audience, alors que d’autres éléments de preuve qui auraient pu démontrer l’innocence d’Uteev ont été perdus pendant l’enquête. En particulier, l’auteur souligne qu’il ressort du procès‑verbal de l’examen des lieux du crime qu’Uteev a assené plusieurs coups de couteau à la victime. Selon elle, son frère aurait donc dû présenter des traces de sang sur les cheveux, les mains et les vêtements. Or, aucun examen de ses cheveux, de ses mains ou des dépôts sous ses ongles n’a jamais été effectué, alors que cela aurait été essentiel pour déterminer sa culpabilité.

Teneur de la plainte

3.L’auteur affirme que son frère est victime de violations par l’Ouzbékistan des droits qui lui sont garantis aux articles 6, 7, 9, 10, 14 (par. 1, 2 et 3) et 16 du Pacte.

Observations de l’État partie et absence de commentaires de l’auteur à ce sujet

4.1L’État partie a fait part de ses observations le 16 juillet 2003 et le 12 octobre 2005. Il rappelle que la victime présumée a été condamnée à mort le 28 juin 2002 par la Cour suprême de la République du Karakalpakstan pour vol qualifié, assassinat et destruction volontaire de biens ayant entraîné un important préjudice. Le 6 août 2002, la juridiction d’appel de la Cour suprême du Karakalpakstan a confirmé la condamnation. D’après l’État partie, la culpabilité de M. Uteev a été démontrée, les actes qu’il a commis ont été dûment qualifiés selon la loi en vigueur, et sa peine a été déterminée en fonction des informations relatives à sa personnalité et du danger que ses crimes représentaient pour le public. L’État partie indique que la condamnation à la peine capitale de la victime présumée a déjà été exécutée, sans toutefois préciser la date exacte de l’exécution.

4.2L’auteur n’a pas fait de commentaires sur les observations de l’État partie, bien que trois rappels lui aient été adressés à cette fin.

Non ‑respect de la demande de mesures provisoires du Comité

5.1Dans sa communication du 7 janvier 2003, l’auteur a indiqué au Comité que son frère était en attente d’exécution. Le 3 février 2003, elle a présenté un document écrit l’autorisant à agir au nom de M. Uteev, signé en détention par ce dernier le 14 janvier 2003, soit après que le Comité a envoyé à l’État partie une demande pour qu’il sursoie à l’exécution de la victime présumée pendant qu’il examinerait son cas. Le 16 juillet 2003, l’État partie a informé le Comité que la victime présumée avait été exécutée, sans préciser à quelle date. Le Comité constate qu’incontestablement la victime présumée a été exécutée en dépit de l’enregistrement de la communication présentée en son nom au titre du Protocole facultatif et de l’envoi d’une demande de mesures provisoires de protection à l’État partie. Le Comité rappelle que tout État partie au Pacte qui adhère au Protocole facultatif reconnaît la compétence du Comité pour recevoir et examiner des communications émanant de particuliers qui affirment être victimes de violations de droits reconnus dans le Pacte (préambule et art. 1er). En adhérant au Protocole facultatif, les États parties s’engagent implicitement à coopérer de bonne foi avec le Comité afin que celui‑ci puisse examiner les communications qui lui sont ainsi soumises et, après les avoir examinées, faire part de ses constatations à l’État partie et à l’intéressé (art. 5, par. 1 et 4). Un État partie contrevient à ces obligations, s’il prend une quelconque mesure susceptible d’empêcher le Comité de prendre connaissance d’une communication, d’en mener l’examen à bonne fin et de faire part de ses constatations.

5.2Indépendamment des violations du Pacte qui peuvent lui être imputées dans une communication, un État partie contrevient gravement à ses obligations au titre du Protocole facultatif s’il prend une mesure qui empêche le Comité de mener à bonne fin l’examen d’une communication faisant état d’une violation présumée du Pacte ou qui rend sans objet son action et prive de toute valeur et effet l’expression de ses constatations. En l’espèce, l’auteur affirme que son frère s’est vu dénier des droits qui lui sont garantis par différents articles du Pacte. Étant donné que la présente communication lui a été notifiée, l’État partie a contrevenu à ses obligations au titre du Protocole facultatif en procédant à l’exécution de la victime présumée avant que le Comité n’ait pu achever l’examen de l’affaire, formuler ses constatations et les lui communiquer.

5.3Le Comité rappelle que l’adoption de mesures provisoires en application de l’article 92 de son règlement intérieur, et conformément à l’article 39 du Pacte, est essentielle au rôle qui lui est confié en vertu du Protocole facultatif. Le non‑respect de ce principe, en particulier par une action irréparable comme, en l’espèce, l’exécution de M. Azamat Uteev, compromet la protection des droits consacrés dans le Pacte qui est assurée par le Protocole facultatif.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2, alinéas a et b, de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà à l’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, et note qu’il n’est pas contesté que les recours internes ont été épuisés.

6.3Le Comité constate que l’auteur affirme que son frère a été privé des droits qui lui sont garantis aux articles 9 et 16 du Pacte. En l’absence de toute autre information utile à ce sujet, il considère que cette partie de la communication est irrecevable, car elle n’a pas été suffisamment étayée aux fins de la recevabilité comme l’exige l’article 2 du Protocole facultatif.

6.4Le Comité note que les allégations de l’auteur quant à la manière dont les tribunaux ont traité le cas de son frère et qualifié ses actes peuvent soulever des questions au titre des paragraphes 1 et 2 de l’article 14 du Pacte. Il relève cependant que ces allégations ont trait essentiellement à l’appréciation des faits et des éléments de preuve par les tribunaux de l’État partie. Il rappelle que c’est généralement aux tribunaux des États parties qu’il appartient d’apprécier les faits et les éléments de preuve dans une affaire donnée, à moins qu’il ne soit prouvé que cette appréciation a été manifestement arbitraire ou a constitué un déni de justice. En l’espèce, le Comité estime qu’en l’absence dans le dossier de pièces, de minutes et d’autres informations utiles qui lui auraient permis de vérifier si le procès a effectivement été entaché des vices allégués par l’auteur, cette partie de la communication est irrecevable au titre de l’article 2 du Protocole facultatif faute d’avoir été suffisamment étayée.

6.5Le Comité considère que les autres allégations de l’auteur, qui semblent soulever des questions au titre des article 6, 7, 10 et du paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte, ont été suffisamment étayées aux fins de la recevabilité et les déclare donc recevables.

Examen du fond

7.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations fournies par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.2L’auteur a affirmé que les enquêteurs avaient frappé et torturé son frère pour l’obliger à s’avouer coupable du meurtre et d’autres crimes. À l’audience, son frère a rétracté les aveux qu’il avait faits pendant l’enquête, expliquant qu’ils avaient été obtenus sous les coups et la torture. Le tribunal a rejeté ces allégations, considérant qu’il s’agissait d’une stratégie de défense de l’accusé pour se soustraire à sa responsabilité pénale. Ces allégations de torture ont également été portées à l’attention de la Cour suprême d’Ouzbékistan, qui les a rejetées elle aussi. Le Comité rappelle que, lorsqu’une plainte pour mauvais traitement contraire à l’article 7 est formulée, un État partie est tenu de procéder à une enquête rapide et impartiale. En l’espèce, l’État partie n’a pas spécifiquement réfuté les allégations de l’auteur, ni apporté, dans le cadre de la présente communication, la moindre information indiquant qu’une enquête avait été menée à leur sujet. Dans ces circonstances, le crédit voulu doit être accordé aux allégations de l’auteur, et le Comité considère que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits garantis au frère de l’auteur à l’article 7 et au paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte.

7.3Compte tenu de la conclusion qui précède, le Comité estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 10 du Pacte.

7.4Le Comité rappelle qu’une condamnation à mort prononcée à l’issue d’un procès au cours duquel les dispositions du Pacte n’ont pas été respectées constitue une violation de l’article 6. En l’espèce, M. Uteev a été condamné à la peine de mort en violation des garanties énoncées à l’article 7 et au paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte, ce qui entraîne également une violation du paragraphe 2 de l’article 6.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d’avis que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits qui sont garantis au frère de l’auteur à l’article 7 et au paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte, lus conjointement avec le paragraphe 2 de l’article 6.

9.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à Mme Uteeva une réparation sous la forme d’une indemnisation. L’État partie est également tenu d’éviter que des violations similaires ne se reproduisent.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu la compétence du Comité pour déterminer s’il y a eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre‑vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux constatations du Comité. L’État partie est également tenu de publier ces constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

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