Nations Unies

CAT/C/68/D/860/2018

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

20 décembre 2019

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communicationno 860/2018 * , **

Communication présentée par :

T. M. (représenté par un conseil, Daniel Carnestedt)

Victime(s) présumée(s):

Le requérant

État partie :

Suède

Date de la requête :

21 janvier 2018 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application des articles 114 et 115 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 23 janvier 2019 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision :

6 décembre 2019

Objet :

Expulsion vers la Fédération de Russie

Question(s) de procédure :

Recevabilité − défaut manifeste de fondement

Question(s) de fond :

Risque de torture ou de traitements inhumains ou dégradants en cas d’expulsion vers le pays d’origine (non-refoulement)

Article(s) de la Convention :

3

1.1Le requérant est T. M., de nationalité russe, né en 1981. Au moment de la soumission de la présente communication, il se trouvait en détention, dans l’attente de l’exécution d’un arrêté d’expulsion délivré contre lui. Il affirme qu’en l’expulsant vers la Fédération de Russie, la Suède violerait les droits qu’il tient de l’article 3 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Il est représenté par un conseil.

1.2Le 23 janvier 2018, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a prié l’État partie, en application de l’article 114 (par. 1) de son règlement intérieur (CAT/C/3/Rev.6), de ne pas expulser le requérant vers la Fédération de Russie tant que sa requête serait à l’examen. Le 10 septembre 2018, le Comité, agissant par l’intermédiaire du même rapporteur, a rejeté la demande de levée des mesures provisoires dont il avait été saisi par l’État partie le 19 juillet 2018.

Exposé des faits

2.1Le requérant, son épouse et leurs trois enfants sont arrivés en Suède en août 2012 et y ont demandé l’asile le 25 août 2012. Dans sa demande d’asile, le requérant a déclaré qu’à la fin des années 1990, son père avait été l’un des conseillers d’Aslan Maskhadov à l’époque où celui-ci était Président de la République de Tchétchénie. En 1999, le père, la mère ainsi que les frères et sœurs du requérant ont quitté la Tchétchénie après que Ramzan Kadyrov, l’actuel Président de la République, eut ordonné aux forces à son service de tuer le père du requérant. Celui-ci a été arrêté en Égypte à la demande des autorités russes. D’après le requérant, à la demande de sa famille et d’autres Tchétchènes établis en Égypte, les autorités égyptiennes ont accepté d’expulser son père vers la Turquie, où il vit actuellement en situation régulière. Ramzan Kadyrov continue de qualifier le père du requérant d’ennemi du régime et le considère comme un des chefs spirituels de ses opposants. Le requérant soutient que, parce qu’il était le bras droit de son père avant que celui-ci ne s’enfuie en Égypte, il risque aussi d’être persécuté pour les mêmes motifs. Il fait valoir en outre que sa famille est wahhabite.

2.2Le requérant indique qu’après la fuite de son père en Égypte, il est resté dans sa région d’origine pour des raisons professionnelles et qu’en 2001, il s’y est marié. Entre 1999 et 2002, il a prêté assistance aux membres d’un mouvement rebelle en conduisant des blessés à l’hôpital et en leur offrant des vivres et un hébergement. Le requérant affirme qu’en août 2002, les autorités russes, qui voulaient savoir s’il avait aidé les rebelles, l’ont enlevé, interrogé et soumis à la torture. Elles l’ont relâché au bout de six jours, après avoir reçu des pots-de-vin. Par la suite, ayant appris qu’un chauffeur qui avait emprunté sa voiture avait été arrêté parce qu’on l’avait pris pour le propriétaire du véhicule, le requérant a quitté la Fédération de Russie pour l’Azerbaïdjan, où son épouse l’a rejoint.

2.3Après ces événements, le requérant a successivement vécu en Azerbaïdjan, en Turquie, en Égypte et à Dubaï. Dans tous ces pays, il était titulaire d’un permis de séjour. Il indique que les autorités de Dubaï ont retiré son permis de séjour ainsi que celui de sa famille et qu’ensuite, après avoir entendu ses explications sur les raisons pour lesquelles il ne pouvait pas retourner dans son pays, elles ont accepté de l’expulser vers l’Azerbaïdjan plutôt que vers la Fédération de Russie.

2.4À son arrivée en Suède en août 2012, le requérant a caché son passeport russe, qui était en cours de validité, dans une poubelle avant de passer les contrôles douaniers à l’aéroport. La police des frontières a récupéré ce document après que le requérant leur eut indiqué où il l’avait dissimulé. Le requérant était en possession de deux passeports russes, dont un était périmé. Il a déclaré qu’il avait obtenu ces documents grâce à un intermédiaire qui vivait en Fédération de Russie, car il était à l’étranger lorsqu’ils ont été délivrés. Ayant constaté que la photographie figurant sur le passeport en cours de validité avait été falsifiée, les autorités suédoises ont confisqué ce document. Elles ont considéré que le passeport périmé était authentique et qu’il s’agissait d’un document original. Afin d’étayer ses déclarations concernant son identité, le requérant a également produit deux permis de conduire dont l’un, délivré à Dubaï, était encore valable, tandis que l’autre, obtenu en Fédération de Russie, ne l’était plus.

2.5Le 26 août 2013, l’Office suédois des migrations a rejeté les demandes d’asile du requérant et des membres de sa famille et décidé de les expulser vers la Fédération de Russie. Il a estimé que les motifs d’asile invoqués par le requérant n’étaient ni crédibles ni suffisants pour que l’on puisse considérer qu’il avait besoin d’une protection internationale. En particulier, il a exprimé des doutes quant au bien-fondé de l’affirmation du requérant selon laquelle, à son retour en Fédération de Russie, il risquerait de subir des traitements tels que ceux visés à l’article premier de la Convention aux mains des forces de Ramzan Kadyrov. En outre, l’Office des migrations a contesté l’argument du requérant selon lequel il avait besoin d’une protection internationale parce qu’il était wahhabite. Il a par ailleurs mis en doute la crédibilité de son allégation selon laquelle les autorités égyptiennes, qui auraient arrêté son père à la demande des autorités tchétchènes, auraient expulsé celui-ci vers la Turquie et non vers la Tchétchénie. L’Office des migrations a constaté que le requérant n’avait produit aucune preuve écrite des activités que son père aurait menées en tant qu’opposant à Akhmad Kadyrov. Il a conclu que rien ne donnait à penser que le requérant était recherché ou qu’il risquait d’être soumis à un traitement justifiant une protection internationale en raison des activités de son père ou de l’appartenance religieuse qu’il alléguait.

2.6L’Office des migrations a également relevé que la collaboration supposée du requérant avec les rebelles tchétchènes remontait à une époque relativement lointaine. Il a estimé que l’affirmation de celui-ci selon laquelle les forces de Ramzan Kadyrov avaient commencé à le soupçonner de collaboration avec les rebelles était vague et fondée sur des spéculations. Il a estimé que son allégation selon laquelle, en 2002, sa voiture avait été saisie et son chauffeur emmené à des fins d’interrogatoire ne permettait pas de conclure que le requérant présentait un intérêt pour Ramzan Kadyrov et ses forces. L’Office des migrations a relevé en outre qu’après 2002, l’épouse et les enfants du requérant étaient retournés en Tchétchénie quatre ou cinq fois pour rendre visite à leur famille, bien que son épouse ne soit pas sortie de la maison pour éviter d’attirer l’attention. Presque tout le monde connaissait son beau-père et savait qu’elle était l’épouse du fils de celui-ci. Un jour, un membre des forces de Kadyrov a demandé à l’un de ses proches qui elle était et pourquoi elle portait le voile. En outre, on lui a demandé en plusieurs autres occasions qui était le père de ses enfants. À la suite de cela, elle a quitté la Tchétchénie au plus vite. L’Office des migrations a conclu que le requérant n’avait pas présenté d’argument crédibles à l’appui de son allégation selon laquelle les autorités tchétchènes s’intéresseraient à son père ou à lui.

2.7Dans le cadre de son recours formé devant le tribunal de l’immigration, qui relève du Tribunal administratif de Stockholm, le requérant a produit deux documents originaux, dont l’un émanait selon ses dires du « représentant plénipotentiaire du Président de la République tchétchène d’Itchkérie en Europe », et l’autre concernait l’annulation de son visa à Dubaï. Le requérant renvoyait en outre à plusieurs sites Web qui contenaient des articles sur son père. À une date non précisée, le tribunal de l’immigration a entendu le requérant dans le cadre d’une audience lors de laquelle un témoin a fait une déposition étayant les allégations du requérant concernant les activités politiques de sa famille et l’arrestation de son père.

2.8Le 28 mars 2014, le tribunal de l’immigration a rejeté le recours du requérant. Il a estimé que les documents qu’il avait produit ne démontraient pas de manière convaincante qu’il avait besoin d’une protection internationale comme il le prétendait. Le tribunal a en outre considéré que ses déclarations à l’audience avaient été vagues et n’expliquaient pas raisonnablement le manque de crédibilité de ses allégations. En particulier, le requérant n’avait pas expliqué de manière satisfaisante pourquoi son épouse et lui-même avaient obtenu sans difficulté leur acte de mariage, les actes de naissance de leurs enfants ainsi que leurs passeports après avoir quitté la Fédération de Russie. Pour ce qui est des activités politiques du requérant, le tribunal a relevé qu’elles remontaient à une période lointaine et que rien ne permettait de conclure que le requérant avait joué un rôle de premier plan au sein de l’opposition. Les informations disponibles sur la situation en Fédération de Russie n’étaient pas de nature à confirmer ses allégations selon lesquelles il avait besoin d’une protection internationale pour ce motif. En outre, le requérant avait décidé de rester en Fédération de Russie pendant trois ans après la fuite de son père et rien ne donnait à penser qu’il avait subi durant cette période un traitement justifiant l’octroi d’une protection internationale. Le tribunal a également rejeté l’argument du requérant selon lequel il pouvait prétendre à une protection internationale parce qu’il était wahhabite, objectant qu’il n’avait pas joué un rôle de premier plan ni n’était particulièrement actif dans le domaine religieux. Le tribunal a conclu que le requérant n’avait pas démontré qu’en cas de renvoi dans son pays d’origine, il présenterait un intérêt particulier pour les autorités de ce pays ou que, pour une raison ou une autre, il courrait le risque d’y être soumis à un traitement justifiant l’octroi d’une protection internationale.

2.9À une date non précisée, le requérant et sa famille ont contesté la décision du tribunal de l’immigration mais, le 12 juin 2014, la Cour d’appel de l’immigration a refusé de l’autoriser à interjeter appel. La décision d’expulsion visant le requérant et sa famille est de ce fait devenue définitive et non susceptible de recours.

2.10Le 20 mars 2015, l’Office des migrations a accordé des permis de séjour permanents à l’épouse et aux enfants du requérant car le fils aîné du requérant, qui souffrait du syndrome dit de résignation, ne pouvait être expulsé pour des raisons médicales. Le requérant n’a pas obtenu ce permis parce qu’il était soupçonné d’infractions graves, notamment de meurtre et de chantage, et parce qu’il n’avait pas de passeport en cours de validité. Les autorités lui ont délivré un permis de séjour temporaire de douze mois, qui venait à expiration le 4 juin 2016.

2.11Le 11 mai 2016, le tribunal de district de Solna a déclaré le requérant coupable de préparation à la commission d’un meurtre et de chantage et l’a condamné à une peine d’emprisonnement de quatre ans et huit mois. L’un des deux coaccusés du requérant, X., également d’origine tchétchène, risquait d’être persécuté s’il était renvoyé en Fédération de Russie parce qu’il était un opposant au régime en place en Tchétchénie et était recherché pour plusieurs meurtres, qu’il était soupçonné d’avoir commis pendant la guerre de Tchétchénie. Le 22 mars 2013, la Cour suprême suédoise avait rejeté une demande d’extradition de X. vers la Fédération de Russie au motif que celui-ci risquait de faire l’objet de persécutions mettant sa vie ou sa santé en danger parce qu’il était considéré comme un ennemi du régime.

2.12Après avoir pris l’avis du Comité de la protection sociale et celui de l’Office suédois des migrations concernant les conséquences que pourrait avoir le renvoi du requérant pour ses enfants, le tribunal de district de Solna a également décidé d’ordonner l’expulsion du requérant, en l’assortissant d’une interdiction du territoire suédois jusqu’au 11 mai 2026. Le tribunal de district a considéré que l’intérêt supérieur des enfants du requérant qui, d’après les conclusions du Comité de la protection sociale, voulait que leur père reste en Suède, avait moins de poids que l’intérêt de la société de se prémunir contre le risque que le requérant récidive. L’Office des migrations avait déclaré dans son avis qu’il ne considérait pas que les liens du requérant avec la Suède fussent un obstacle à son expulsion et le tribunal de district n’a trouvé aucune raison de s’écarter de cette opinion.

2.13Devant la Cour d’appel de Svea, le requérant a affirmé que, comme X. et lui-même avaient été déclarés coupables d’infractions en Suède dans le cadre du même procès, les autorités russes avaient une raison de plus de s’intéresser à lui. Le 8 décembre 2016, alors que son appel était pendant, le requérant a déposé une demande de permis de séjour en invoquant l’existence d’obstacles à l’exécution de l’arrêté d’expulsion le visant, à l’appui de laquelle il produisait des attestations émanant de plusieurs organisations tchétchènes. Il a également soumis ces attestations à la Cour d’appel dans le cadre de son procès pénal. Il invoquait en outre une circonstance nouvelle, à savoir qu’il était convoqué pour un interrogatoire le 6 octobre 2016 au Ministère de l’intérieur, en Tchétchénie. Il a communiqué l’original de la convocation à l’Office des migrations ainsi que le lien d’une vidéo publiée sur YouTube en février 2015 dans laquelle on pouvait apparemment voir Ramzan Kadyrov lancer, à propos du père du requérant, qu’il avait « déjà tué des gens comme eux ». Dans une déclaration à la Cour d’appel datée du 22 février 2016, l’Office des migrations a réaffirmé que, selon lui, il n’existait aucun obstacle à l’exécution de l’arrêté d’expulsion.

2.14Dans son arrêt du 7 octobre 2016, la Cour d’appel de Svea a ramené la peine d’emprisonnement du requérant à trois ans et huit mois mais elle a confirmé le jugement du tribunal de district à tous autres égards, notamment s’agissant de la conclusion de l’Office des migrations selon laquelle il n’existait aucun obstacle à l’exécution de l’arrêté d’expulsion. Le requérant a saisi la Cour suprême, qui a décidé le 10 janvier 2017 de ne pas l’autoriser à former un recours, en conséquence de quoi l’arrêt susmentionné est devenu définitif et non susceptible de recours.

2.15Le 15 janvier 2018, l’Office suédois des migrations a rejeté la demande de permis de séjour du requérant. Il a considéré qu’il n’y avait aucune raison de réexaminer la question de savoir si le requérant pouvait prétendre à un permis de séjour ou si l’arrêté d’expulsion devait être exécuté. En ce qui concerne la vidéo de Ramzan Kadyrov datant de 2015, l’Office des migrations a constaté que cet élément de preuve ne lui avait pas été présenté. Le requérant n’a pas contesté la décision de cet organe. Il soutient qu’il ne disposait d’aucun recours judiciaire utile étant donné qu’un appel n’aurait pas automatiquement suspendu l’exécution de l’arrêté d’expulsion.

2.16La Police suédoise a arrêté le requérant à la date fixée pour sa remise en liberté, le 23 janvier 2018, afin d’exécuter l’arrêté d’expulsion. Le Comité ayant adressé une demande de mesures provisoires à l’État partie le même jour, l’Office des migrations a décidé de surseoir à l’exécution de l’arrêté d’expulsion jusqu’à nouvel ordre. L’Office des migrations, qui réexamine les décisions de placement en détention tous les deux mois, a décidé de maintenir le requérant en détention.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant affirme qu’il y a des motifs sérieux de croire que, s’il était renvoyé en Fédération de Russie, il risquerait d’être soumis à la torture et à des traitements cruels, inhumains ou dégradants. Son expulsion par l’État partie constituerait donc une violation de l’article 3 de la Convention.

3.2Le requérant soutient que la conclusion des autorités de l’État partie selon laquelle il n’a pas besoin d’une protection internationale est erronée. Elle ne tient pas dûment compte des activités politiques de son père, de l’aide que lui-même a apporté aux insurgés en Tchétchénie avant de fuir le pays et de ses liens avec X. Comme le reconnaissent les autorités de l’État partie, X. est un opposant connu au régime en Tchétchénie qui, en cas de renvoi, risquerait d’être soumis par les autorités tchétchènes à des traitements tels que ceux visés à l’article premier de la Convention. Des personnes qui avaient des liens avec X. dans le passé ont été torturées.

3.3En outre, les autorités de l’État partie n’ont pas tenu dûment compte du fait − attesté par une vidéo dont le requérant a communiqué le lien aux autorités suédoises − que Ramzan Kadyrov continuait de qualifier le père du requérant d’ennemi du régime. En particulier, dans son avis sur l’appel de sa condamnation pénale interjeté par le requérant, l’Office des migrations n’a pas tenu compte des nouveaux éléments de preuve émanant d’organisations tchétchènes ni de la vidéo de Ramzan Kadyrov publiée en 2015, qu’il n’a reçus qu’après avoir soumis son avis à la Cour d’appel de Svea. En outre, dans sa décision en date du 15 janvier 2018, l’Office des migrations prétend à tort qu’aucune vidéo n’a été mise à la disposition des autorités.

3.4Enfin, décrivant la situation générale des droits de l’homme en Tchétchénie, le requérant affirme que la torture et des châtiments collectifs sont largement utilisés pour réprimer l’opposition au régime.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans ses observations sur la recevabilité et sur le fond en date du 19 juillet 2018, l’État partie renvoie à sa législation interne pertinente et souligne que les autorités suédoises ont examiné la situation du requérant conformément à la loi suédoise de 2005 sur les étrangers et à l’article 3 de la Convention. Il rappelle les faits sur lesquels repose la communication ainsi que les griefs du requérant.

4.2L’État partie ne conteste pas que le requérant a épuisé tous les recours internes. Il estime néanmoins que la communication devrait être déclarée irrecevable au regard de l’article 22 (par. 2) de la Convention et de l’article 113 b) du règlement intérieur du Comité au motif que l’allégation du requérant selon laquelle son expulsion vers la Fédération de Russie constituerait une violation de l’article 3 de la Convention est manifestement dénuée de fondement. Si le Comité devait néanmoins déclarer la communication recevable, il devrait conclure que l’expulsion du requérant vers la Fédération de Russie ne constituerait pas une violation de la Convention.

4.3Il ressort des appréciations faites par l’Office suédois des migrations et par les tribunaux que les arguments présentés oralement et par écrit par le requérant ont été examinés de manière approfondie. L’État partie rappelle la jurisprudence du Comité selon laquelle il appartient aux tribunaux des États parties, et non au Comité, d’apprécier les faits et les éléments de preuve, à moins que cette appréciation ait été manifestement arbitraire ou ait représenté un déni de justice. En l’espèce, il n’y a aucune raison de conclure que l’appréciation qu’ont faite les autorités suédoises du besoin de protection internationale allégué par le requérant a été arbitraire ou a constitué un déni de justice. Il convient donc de lui accorder un poids considérable.

4.4L’État partie souligne ensuite que, sans vouloir minimiser l’importance des préoccupations qui peuvent légitimement être exprimées sur la situation actuelle des droits de l’homme en Fédération de Russie, la situation générale des droits de l’homme dans ce pays n’est pas telle que l’on puisse considérer que tous les demandeurs d’asile qui en sont originaires ont besoin d’une protection internationale.

4.5De plus, le requérant n’a pas montré qu’il courrait personnellement un risque réel d’être soumis à des traitements tels que ceux visés à l’article premier de la Convention s’il était renvoyé en Fédération de Russie. Dans le cadre de la procédure d’immigration et de la procédure pénale, l’Office suédois des migrations et les tribunaux ont tenu des audiences et des entretiens et procédé à des examens approfondis. Le requérant a donc eu plusieurs occasions d’étayer ses allégations oralement et par écrit. En conséquence, les autorités suédoises disposaient de suffisamment d’éléments pour apprécier en pleine connaissance de cause la demande de protection internationale du requérant.

4.6Dans son appréciation générale du cas du requérant, l’Office des migrations a estimé que le récit de celui-ci n’était ni crédible ni suffisamment complet pour que l’on puisse en conclure qu’il avait besoin d’une protection internationale. En particulier, dans sa décision rendue en première instance le 26 août 2013, l’Office des migrations n’a pas jugé crédibles les informations données par le requérant sur ses contacts avec les autorités russes ou sur le lieu où il se trouvait en 2004 lorsque son passeport a été délivré. L’Office des migrations a estimé que les tampons apposés dans son passeport russe en 2004 et 2006 et le fait que ses enfants avaient été inscrits sur ce document étaient la preuve que le requérant s’était rendu en Fédération de Russie en 2004 et en 2006 et qu’il avait eu des contacts avec les autorités russes.

4.7En outre, l’Office des migrations a contesté l’authenticité de l’acte délivré par la représentation de la Tchétchénie à l’étranger et de la lettre qu’aurait écrite le représentant de la République tchétchène d’Itchkérie, faisant observer que ces documents étaient rudimentaires et comportaient des fautes d’orthographe, qu’ils étaient dépourvus de tampon officiel et que leur origine était obscure.

4.8L’Office des migrations a aussi mis en doute les explications fournies par le requérant sur la décision des autorités égyptiennes d’expulser son père vers la Turquie, sachant que celui-ci avait été arrêté à la demande des autorités russes. Il a aussi jugé peu crédible l’affirmation du requérant selon laquelle les autorités de Dubaï lui avaient retiré son permis de séjour et avaient décidé de l’expulser vers l’Azerbaïdjan, pays où il n’était pas susceptible d’obtenir l’autorisation de séjourner ou de s’établir et qui, de surcroît, était lié à la Fédération de Russie par un accord d’extradition. L’Office des migrations n’a pas jugé plausible que la proximité du requérant avec les Frères musulmans ait été le motif de son expulsion de Dubaï.

4.9En outre, le retour du requérant et de sa famille en Fédération de Russie et le fait que des documents de voyage russes et d’autres documents officiels leur aient été délivrés montrent que les autorités russes ne s’intéressaient pas particulièrement à lui. Le requérant n’a fourni au Comité ni informations ni preuves nouvelles qui appelleraient une conclusion différente.

4.10Le requérant soutient que, dans sa décision du 15 janvier 2018, l’Office des migrations a affirmé erronément qu’il n’avait pas communiqué le lien de la vidéo de Ramzan Kadyrov publiée en 2015. Or, dans l’arrêt qu’elle a rendu à l’issue du procès pénal du requérant, la Cour d’appel de Svea a expressément renvoyé à cette vidéo, ce qui signifie que cet élément de preuve a effectivement été pris en compte par la Cour. En outre, le requérant avait la possibilité de contester la décision de l’Office des migrations du 15 janvier 2018. S’il l’avait fait, le tribunal de l’immigration aurait pu décider de surseoir à l’exécution de l’arrêté d’expulsion. Un tel recours n’aurait pas automatiquement eu un effet suspensif ; toujours est-il que l’exécution de l’arrêté d’expulsion a été suspendue comme suite à la demande de mesures provisoires du Comité. Le requérant a donc eu accès à un recours utile.

4.11En ce qui concerne l’allégation du requérant selon laquelle il a besoin d’une protection en raison des activités politiques de son père, l’État partie rappelle qu’après la fuite de celui-ci en 1999, le requérant est resté dans sa ville natale, qu’il s’y est marié et y a travaillé, et qu’il a aidé le mouvement rebelle en l’approvisionnant en vivres et en hébergeant ses membres. Il n’a pas prétendu avoir été recherché ou soumis à des mauvais traitements en raison des activités de son père ou de sa religion pendant cette période, ni affirmé que son père avait poursuivi ses activités politiques après 1999. En outre, il n’a pas dissipé les doutes concernant la crédibilité de la description qu’il a faite de son interrogatoire et des actes de torture qu’il aurait subis.

4.12L’allégation du requérant selon laquelle il risque d’être soumis à des traitements tels que ceux visés à l’article premier de la Convention à son retour en Fédération de Russie parce que les autorités l’associent à X. en raison de la condamnation pénale dont X. et lui‑même ont fait l’objet en Suède repose sur des suppositions. La convocation pour un interrogatoire en Tchétchénie qu’il allègue n’indique pas l’infraction dont il serait soupçonné et n’est pas datée. Cette convocation, qui est manuscrite, semble avoir été écrite de la même main dans son intégralité, alors que certaines parties devraient avoir été complétées par le destinataire. Il est peu plausible que les autorités russes aient convoqué le requérant pour un interrogatoire en Fédération de Russie alors qu’elles savaient qu’il avait été condamné dans la même affaire que X. à une peine d’emprisonnement en Suède et qu’il ne pourrait donc pas se présenter. En outre, le requérant ne connaissait pas X. avant son arrivée en Suède et n’a pas fait valoir qu’il avait des liens de nature politique ou religieuse avec celui-ci. Si les autorités russes savaient que le requérant et X. avaient été condamnés dans la même affaire en Suède, les liens entre eux se limitaient à l’infraction qu’ils avaient commise. L’État partie conteste donc l’affirmation du requérant selon laquelle les autorités russes auraient des raisons de l’interroger au sujet de X. ou de le soumettre à des mauvais traitements.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie

5.1Dans ses commentaires en date du 19 août 2018, le requérant conteste les conclusions de l’État partie concernant la recevabilité de sa requête, faisant observer qu’il a soulevé des questions de fond au regard de l’article 3 de la Convention, en particulier celle de savoir si l’Office suédois des migrations, dans sa décision du 15 janvier 2018, et la Cour d’appel de Svea, dans l’affaire pénale le concernant, avaient adéquatement apprécié son besoin d’une protection internationale. En tant que juridiction de droit commun non spécialisée dans les questions d’asile, la Cour d’appel de Svea était tenue de recueillir l’avis de l’Office des migrations avant de se prononcer sur l’expulsion du requérant. Or, lorsqu’il a présenté son avis à la Cour d’appel, l’Office des migrations n’avait pas encore eu connaissance de la vidéo de Ramzan Kadyrov publiée en 2015. Le fait que la Cour d’appel de Svea renvoie à cette vidéo ne permet pas de dire qu’elle en a examiné la teneur étant donné qu’en droit suédois, les juridictions de droit commun sont incompétentes en matière d’asile. Rien n’indique qu’une juridiction suédoise ou l’Office des migrations ait visionné cette vidéo et, dans sa décision du 15 janvier 2018, l’Office des migrations indique expressément qu’elle n’a pas été mise à sa disposition. En outre, même si la Cour d’appel a visé expressément la déclaration du Centre tchétchène des droits de l’homme datée du 17 juin 2016 concernant l’auteur, ce document aurait dû être soumis également à l’Office des migrations.

5.2En ce qui concerne le fait qu’il a continué de vivre en Fédération de Russie jusqu’en 2002, le requérant souligne que ce n’est pas parce qu’à sa connaissance il n’était pas recherché que les autorités ne s’intéressaient pas à lui. Si les autorités tchétchènes avaient eu les moyens de persécuter toutes les personnes qui avaient des liens avec les insurgés, il n’y aurait pas eu d’insurrection. En outre, la situation en Tchétchénie n’est plus la même que pendant la période 1999-2002, car Akhmad Kadyrov n’a établi le contrôle qu’il exerce actuellement sur la Tchétchénie qu’après que le requérant eut déjà quitté la Fédération de Russie.

5.3En ce qui concerne le retour du requérant en Fédération de Russie et ses contacts avec les autorités russes, il s’agissait d’une simple visite d’une journée à Goudermes vers 2005, pour laquelle le requérant a emprunté des documents à un ami. En outre, le requérant a payé un intermédiaire pour obtenir son passeport international et faire inscrire ses enfants et apposer les tampons d’entrée nécessaires sur son passeport intérieur. Il ne se trouvait pas en Fédération de Russie lorsque les autorités ont délivré ces documents. Cette version des faits est étayée par l’observation de la Police suédoise des frontières selon laquelle la photo de son passeport avait été falsifiée « avec beaucoup d’habileté ». Les autorités de l’État partie n’ont pas expliqué pourquoi le requérant aurait utilisé un faux passeport s’il n’avait aucun problème avec les autorités russes. Il n’a caché ses passeports à l’aéroport que parce qu’il craignait d’être expulsé. En ce qui concerne le voyage de son épouse et de ses enfants en Tchétchénie, le requérant indique que son patronyme est assez répandu dans cette république, que son épouse a pris soin de ne pas attirer inutilement l’attention et que le séjour de celle-ci et de ses enfants en Tchétchénie n’est guère pertinent s’agissant du risque qu’il courrait personnellement d’être soumis à des traitements tels que ceux visés à l’article premier de la Convention s’il était renvoyé en Fédération de Russie.

5.4En ce qui concerne le risque qu’il soit soumis à de tels traitements en raison des activités de son père, le requérant fait observer que le tribunal de l’immigration n’a pas expressément mis en doute la véracité de son récit concernant le raid que les forces de Kadyrov ont mené en 1999 contre le domicile de son père. Le tribunal de l’immigration n’a pas non plus contesté que le père du requérant était un conseiller connu d’Aslan Maskhadov. La vidéo de Ramzan Kadyrov publiée en 2015 montre qu’à cette époque celui‑ci considérait encore le père du requérant comme un ennemi suffisamment important pour qu’il le désigne, le menace et le dénigre publiquement. Tous les membres de la famille du requérant ont quitté la Fédération de Russie. La pratique des autorités tchétchènes consistant à punir collectivement les familles qu’elles considèrent comme ennemies du régime vient contredire l’affirmation de l’État partie selon laquelle le requérant ne court pas de risque de torture ou de mauvais traitements du fait des événements survenus avant et pendant l’année 2002.

5.5Les liens du requérant avec X. devraient être pris en compte, de même que ses liens familiaux et son passé. Le requérant pourrait donc être considéré comme un opposant au régime tchétchène.

Observations complémentaires de l’État partie

6.Dans des observations complémentaires soumises le 21 novembre 2018, l’État partie rejette l’argument du requérant selon lequel il n’a pas contesté plusieurs de ses affirmations. Il souligne que le requérant n’a pas expliqué comment il a réussi à obtenir un acte de mariage ou les actes de naissance de ses enfants sans se rendre personnellement en Fédération de Russie. De plus, l’État partie renvoie de nouveau à l’appréciation de l’Office des migrations selon laquelle les déclarations du requérant étaient vagues et contradictoires, notamment en ce qui concerne les tampons apposés sur son passeport, bien qu’il ait eu plusieurs occasions de fournir des explications, aussi bien oralement que par écrit, sur sa demande d’asile. Rien ne montre que la procédure interne ait été inadéquate ou arbitraire, ou qu’elle ait constitué un déni de justice.

Commentaires complémentaires du requérant sur les observations complémentaires de l’État partie

7.1Dans ses commentaires en date du 4 décembre 2018 sur les observations complémentaires de l’État partie, le requérant réaffirme que l’État partie n’a pas contesté la crédibilité de ses déclarations concernant le rôle de conseiller d’Aslan Maskhadov qu’a joué son père et l’exil de celui-ci après le raid mené contre son domicile par les forces de Ramzan Kadyrov, l’aide que lui-même a apportée aux insurgés de 1999 à 2002 et la déclaration de l’Office des migrations affirmant qu’il n’avait pas eu connaissance de la vidéo de Ramzan Kadyrov publiée en 2015.

7.2Le requérant a obtenu les actes de naissance de ses enfants auprès d’ambassades de la Fédération de Russie à l’étranger et n’a donc pas eu besoin de se rendre dans ce pays pour les obtenir. Quant à son acte de mariage, il a été obtenu en Tchétchénie par son épouse, ce qui ne permet pas de contester l’affirmation selon laquelle il risque d’être soumis à des traitements tels que ceux visés à l’article premier de la Convention à son retour en Fédération de Russie.

Autres observations

De l’État partie

8.Dans de nouvelles observations en date du 20 février 2019, l’État partie revient sur les explications du requérant selon lesquelles il a obtenu les actes de naissance de ses enfants auprès d’ambassades de la Fédération de Russie et non dans ce pays. Le fait que le requérant n’ait donné ces explications que dans ses commentaires du 4 décembre 2018, après que l’État partie a mis le doigt sur ses incohérences à ce sujet, sape sa crédibilité. L’État partie réfute à nouveau l’affirmation du requérant selon laquelle il n’a pas contesté certaines de ses déclarations et renvoie à ses observations antérieures concernant le rôle et les activités du père du requérant.

Du requérant

9.1Dans de nouveaux commentaires en date du 11 juillet 2019, le requérant indique que son père vit légalement en Turquie sous un autre nom. Il produit des copies de son acte de mariage, des actes de naissance de ses enfants, de la convocation des autorités russes et du passeport avec lequel il est entré en Suède.

9.2Dans une lettre datée du 8 août 2019, le requérant déclare qu’il ignore si les autorités russes ont pris des mesures en réaction à son absence de réponse à la convocation à l’interrogatoire du 6 octobre 2016 car, étant en détention depuis 2015, il n’a pas eu la possibilité d’en apprendre davantage à ce sujet. Il ignore également la nature des allégations portées contre lui, mais il suppose que la convocation a trait à ses liens avec X. ou au soutien matériel et financier qu’il a apporté au mouvement rebelle en Tchétchénie. Il renvoie à des informations qui ont été publiées sur X. et lui-même, bien qu’il ne soit pas nommément désigné, auxquelles les autorités russes auraient accès. Les allégations visant X., outre les accusations de meurtre portées contre lui, font qu’il présente beaucoup d’intérêt pour les autorités russes, et il est probable que ces dernières s’intéressent aussi au requérant parce qu’elles l’associent à X. En outre, comme son père est un opposant connu de Ramzan Kadyrov, les autorités russes risquent de s’intéresser à lui d’encore plus près et de chercher à lui nuire.

9.3Dans le passé, le père du requérant avait le statut de réfugié en Turquie. Les autorités turques n’ont pas donné suite à la demande du requérant, qui souhaitait obtenir un document en attestant. Lorsqu’il a été naturalisé, son père a dû changer de nom pour des raisons juridiques.

9.4Le requérant s’est marié religieusement en 2001, mais il n’a eu besoin d’enregistrer son mariage qu’en 2006, au moment où sa famille se préparait à déménager à Dubaï. Il n’était pas personnellement présent lorsque l’acte de mariage a été délivré. Son épouse était accompagnée de son cousin, car son oncle avait versé un pot-de-vin au fonctionnaire chargé d’établir ledit document. Son passeport délivré en 2004 ne comporte pas de tampon russe d’entrée ou de sortie, ce qui prouve qu’il ne se trouvait pas en Fédération de Russie lorsque son acte de mariage a été délivré. L’acte de naissance de l’un de ses enfants ne comporte pas le nom du père parce qu’il ne se sentait pas en sécurité pendant la période qui a suivi l’arrestation de son père en 2004.

De l ’ État partie

10.1Dans des observations supplémentaires en date du 6 septembre 2019, l’État partie réagit aux commentaires du requérant du 11 juillet 2019 et du 8 août 2019. Il renvoie à ses observations précédentes concernant la convocation et, à propos de l’objection du requérant concernant l’appréciation qui a été faite de ce document, réaffirme que le requérant aurait dû contester la décision rendue par l’Office des migrations le 15 janvier 2018. Pour ce qui est de l’affirmation du requérant selon laquelle il ignore si les autorités russes ont pris des mesures en réaction à son absence de réponse à la convocation reçue en 2016 mais n’a pu en apprendre davantage à ce sujet parce qu’il est détenu depuis 2015, l’État partie souligne que la détention du requérant n’a pas empêché celui-ci de recevoir la convocation. Le requérant ne fait que spéculer sur la nature précise des accusations dont il pourrait faire l’objet.

10.2L’État partie réaffirme sa position concernant les contacts du requérant avec les autorités russes. L’Office suédois des migrations n’a pas jugé crédibles les explications du requérant sur ses contacts avec ces autorités ainsi que sur le lieu où il se trouvait en 2004 lorsqu’il a obtenu son passeport international. Les tampons apposés dans son passeport intérieur et l’inscription du nom de ses enfants dans ce document montrent qu’il se trouvait en Fédération de Russie et qu’il était en contact avec les autorités russes en 2004, lorsque son passeport international a été délivré, et en 2006, lorsque des tampons ont été apposés dans son passeport intérieur pour confirmer l’enregistrement de son mariage. L’Office suédois des migrations s’est référé aux informations disponibles sur les procédures de délivrance des passeports en Fédération de Russie, dont il ressort qu’il faut être personnellement présent lors du dépôt de la demande et du retrait d’un passeport international, qu’il faut présenter son passeport intérieur et que les autorités vérifient si l’auteur de la demande est recherché.

10.3En ce qui concerne le besoin de protection du requérant qui découlerait du statut et des activités de son père en Tchétchénie, l’État partie réitère ses objections à ce sujet et réaffirme qu’il est peu probable que les autorités russes s’intéressent au requérant pour ce motif étant donné que celui-ci est resté dans sa région d’origine pendant trois ans après que son père a fui le pays. Le requérant n’a donc pas apporté de preuve crédible qu’il courrait personnellement un risque prévisible, réel et actuel d’être soumis à des traitements tels que ceux visés à l’article premier de la Convention s’il était renvoyé en Fédération de Russie, et sa requête devrait donc être déclarée irrecevable.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

11.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention lui en fait l’obligation, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

11.2Le Comité rappelle que, conformément à l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention, il n’examine aucune communication d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Il note qu’en l’espèce, l’État partie n’a pas contesté que le requérant avait épuisé tous les recours internes disponibles. Le Comité conclut donc qu’il n’est pas empêché par l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention d’examiner la communication.

11.3L’État partie soutient que la communication est irrecevable parce que manifestement dénuée de fondement. Le Comité estime toutefois que les arguments avancés par le requérant soulèvent des questions importantes qui doivent être examinées au fond. Par conséquent, ne voyant aucun autre obstacle à la recevabilité, le Comité déclare la communication recevable et va procéder à son examen au fond.

Examen au fond

12.1Conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, le Comité a examiné la requête en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

12.2En l’espèce, le Comité doit déterminer si le renvoi du requérant en Fédération de Russie constituerait une violation de l’obligation qui incombe à l’État partie en vertu de l’article 3 de la Convention de ne pas expulser ou refouler une personne vers un État lorsqu’il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risquerait d’y être soumise à la torture.

12.3Le Comité doit apprécier s’il existe des motifs sérieux de croire que le requérant risque personnellement d’être soumis à la torture en cas de renvoi en Fédération de Russie. Pour ce faire, conformément à l’article 3 (par. 2) de la Convention, il doit tenir compte de toutes les considérations pertinentes, y compris de l’existence éventuelle d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme graves, flagrantes ou massives. Le Comité rappelle toutefois que le but de cette analyse est de déterminer si l’intéressé court personnellement un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture dans le pays où il serait renvoyé. Il s’ensuit que l’existence, dans un pays, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme graves, flagrantes ou massives ne constitue pas en soi une raison suffisante pour conclure qu’une personne donnée risquerait d’être soumise à la torture à son retour dans ce pays ; il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l’intéressé court personnellement un risque. Inversement, l’absence d’un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne puisse pas être soumise à la torture dans la situation particulière qui est la sienne.

12.4Le Comité, renvoyant à son observation générale no 4 (2017), sur l’application de l’article 3 dans le contexte de l’article 22, rappelle qu’il détermine s’il existe des « motifs sérieux » et considère que le risque de torture est prévisible, personnel, actuel et réel lorsqu’il existe, au moment où il adopte sa décision, des faits crédibles démontrant que ce risque en lui-même aurait des incidences sur les droits que le requérant tient de la Convention s’il était expulsé (par. 11).

12.5Le Comité rappelle que la charge de la preuve incombe au requérant, qui doit présenter des arguments défendables, c’est-à-dire montrer de façon détaillée qu’il court personnellement un risque prévisible, réel et actuel d’être soumis à la torture. Le Comité accorde un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie concerné, mais il n’est pas tenu par ces constatations. Il apprécie librement les informations dont il dispose, conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, compte tenu de toutes les circonstances pertinentes pour chaque cas.

12.6Le Comité relève que le requérant affirme qu’il existe des motifs sérieux de croire qu’à son retour en Fédération de Russie il serait soumis à la torture et à des traitements cruels, inhumains ou dégradants. Le requérant soutient que ce risque découle de l’intérêt que Ramzan Kadyrov lui porte du fait qu’il est le fils d’un conseiller d’Aslan Maskhadov, qu’il a aidé un mouvement rebelle de 1999 à 2002 et que les autorités l’associent à X. Il soutient également qu’en 2002, les autorités russes l’ont torturé pour avoir aidé les rebelles.

12.7Pour ce qui est de l’allégation du requérant selon laquelle il a été torturé pour avoir apporté son aide à un mouvement rebelle, le Comité constate que les autorités de l’État partie ont considéré que le requérant avait fait un récit vague et entaché d’incohérences, concernant lesquelles qu’il n’avait pas donné d’explication raisonnable. Le Comité rappelle en outre que le fait d’avoir subi des actes de torture dans le passé peut être une indication de l’existence d’un risque personnel d’être soumis à des traitements tels que ceux visés à l’article premier de la Convention, mais ne permet pas en soi de conclure que ce risque est actuel.

12.8Pour ce qui est de la crainte du requérant que Ramzan Kadyrov s’intéresse à lui en raison des activités politiques de son père, le Comité relève que, si l’État partie conteste l’affirmation du requérant selon laquelle il n’a pas remis en question certaines de ses allégations et réaffirme que le requérant n’a pas produit d’éléments de preuve écrits à ce sujet, le tribunal de l’immigration a néanmoins déclaré dans sa décision du 28 mars 2014 qu’il ne mettait pas en doute la crédibilité du récit du requérant selon lequel les forces de Ramzan Kadyrov avaient attaqué le domicile de son père en 1999. Le Comité relève également que le requérant maintient que Ramzan Kadyrov continue manifestement de s’intéresser à lui parce que, dans la vidéo de 2015, il déclare qu’il a « déjà tué des gens comme eux » en parlant du père du requérant, et parce qu’il a reçu une convocation pour un interrogatoire.

12.9À ce propos, le Comité prend note de l’observation de l’État partie selon laquelle un laps de temps considérable s’est écoulé depuis 1999, soit la dernière année pendant laquelle le père du requérant était encore politiquement actif. De même, l’assistance que le requérant aurait apportée aux rebelles tchétchènes remonte à une période éloignée et avait cessé depuis quatorze ans lorsqu’il a reçu la convocation susmentionnée en 2016.

12.10En outre, le Comité prend note de l’argument de l’État partie, qui fait observer que le requérant est retourné en Fédération de Russie et qu’en 2006, 2011 et 2012, son épouse et ses enfants, dont deux portent son nom de famille, ont obtenu des passeports auprès d’ambassades de la Fédération de Russie, qu’ils n’ont eu aucun problème à se faire délivrer ces documents et qu’ils sont retournés en Tchétchénie quatre ou cinq fois pour voir leur famille. En outre, comme l’a relevé l’Office suédois des migrations dans sa décision du 26 août 2013, l’épouse du requérant a déclaré que presque tout le monde connaissait son beau-père et savait qu’elle était l’épouse du fils de celui-ci et que, bien que prenant soin de ne pas attirer l’attention pendant son séjour en Tchétchénie, elle s’est tout de même fait délivrer un acte de mariage par les autorités locales. Bien que des personnes aient demandé à l’épouse du requérant qui elle était, pourquoi elle portait le voile et qui était le père de ses enfants, il n’est pas allégué dans la requête que, pendant leurs séjours en Fédération de Russie, l’épouse et les enfants du requérant aient rencontré des difficultés de nature à étayer l’allégation du requérant selon laquelle il risquerait d’être soumis à des traitements tels que ceux visés à l’article premier de la Convention. Le Comité relève en outre que le requérant et l’État partie sont en désaccord sur la question de savoir si, outre la journée qu’il a passée dans son pays en 2005, le requérant est retourné en Fédération de Russie en d’autres occasions. Le Comité note que les passeports intérieur et international du requérant semblent contenir des éléments contradictoires à cet égard et que les autorités de l’État partie n’ont pas jugé crédibles les explications du requérant quant à la manière dont il a obtenu son passeport international. Il note également que l’État partie a conclu que le passeport intérieur du requérant avait été altéré. Il note de plus que les contacts répétés qu’ont eus avec les autorités russes l’épouse et les enfants du requérant, dont deux portent son nom de famille, et les séjours que ceux-ci ont faits en Fédération de Russie sans rencontrer de problèmes alors que leur identité était connue n’étayent pas l’affirmation du requérant selon laquelle il courrait personnellement un risque prévisible, réel et actuel de subir des traitements tels que ceux visés à l’article premier de la Convention à son retour en Fédération de Russie en raison des événements survenus avant ces contacts.

12.11En ce qui concerne l’allégation du requérant selon laquelle les autorités l’associeraient à X. parce qu’ils ont été condamnés ensemble, ce que la convocation − que le requérant pense être liée soit à l’aide qu’il a apportée au mouvement rebelle, soit au fait qu’on l’associe à X. − tendrait selon lui à confirmer, le Comité relève que l’État partie considère que l’explication du requérant concernant cette convocation repose sur des spéculations et ne démontre pas qu’il est recherché en Fédération de Russie en raison de ses liens avec X. Il prend également note de l’objection de l’État partie selon laquelle, le fait qu’ils ont été condamnés ensemble en Suède mis à part, les autorités russes n’auraient aucune raison d’associer le requérant à X.. Le Comité relève que, comme l’a fait observer l’État partie, la convocation, qui est manuscrite, a été écrite dans son intégralité par une seule personne et n’indique pas l’infraction dont le requérant est soupçonné. Il relève également que le requérant dit ignorer si les autorités russes ont pris des mesures en réaction à son absence de réponse à cette convocation étant donné qu’il est détenu depuis 2015, ce qui l’a empêché d’en apprendre davantage à ce sujet, mais que l’État partie objecte que sa détention ne l’a manifestement pas empêché de recevoir la convocation. Le Comité conclut qu’étant donné que, depuis le 6 octobre 2016, les autorités russes semblent n’avoir plus rien fait pour amener le requérant à répondre pénalement de ses actes, et étant donné qu’il n’existe pas d’autre lien entre le requérant et X. que leur condamnation, l’affirmation du requérant selon laquelle il courrait personnellement un risque prévisible, réel et actuel d’être soumis à des traitements tels que ceux visés à l’article premier à son retour en Fédération de Russie en raison de ses liens avec X. est dénuée de fondement.

12.12Au vu de ce qui précède, et compte tenu du fait que l’épouse et les enfants du requérant n’ont rencontré aucun problème pendant leurs séjours en Fédération de Russie et dans leurs contacts avec les autorités russes, et de l’absence d’éléments indiquant que les autorités russes ont pris des mesures parce que le requérant n’a pas répondu à leur convocation de 2016, dont la valeur probante a été contestée par l’État partie, le Comité estime qu’il n’est pas non plus en mesure de conclure que la déclaration que Ramzan Kadyrov aurait faite 2015 et selon laquelle qu’il aurait « déjà tué des gens comme » le père du requérant indique qu’un tel risque existe.

12.13Le Comité renvoie au paragraphe 38 de son observation générale no 4, dont il ressort que la charge de la preuve incombe au requérant, qui est tenu de présenter des arguments défendables. En l’espèce, le Comité estime que le requérant ne s’est pas acquitté de la charge de la preuve. Il conclut en conséquence que le requérant n’a pas démontré qu’il existait suffisamment de motifs de croire qu’il courrait personnellement un risque prévisible, actuel et réel d’être torturé à son retour en Fédération de Russie

13.Le Comité contre la torture, agissant en vertu de l’article 22 (par. 7) de la Convention, conclut que le renvoi par l’État partie du requérant en Fédération de Russie ne constituerait pas une violation de l’article 3 de la Convention.