Nations Unies

CAT/C/68/D/818/2017

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

15 janvier 2020

Français

Original : espagnol

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22, concernant la communication no 818/2017 * , * *

Communication présentée par :

E. L. G. (représentée par un conseil, Valentin J. Aguilar Villuendas)

Victime(s) présumée(s):

E. L. G.

État partie :

Espagne

Date de la requête :

23 mars 2016 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en vertu de l’article 115 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 5 avril 2017 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision :

26 novembre 2019

Objet :

Peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants pendant la garde à vue

Question(s) de procédure :

Incompatibilité ratione materiae, griefs non étayés, épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Torture ; traitements cruels, inhumains et dégradants ; conditions de détention ; défaut de procédure judiciaire impartiale et complète

Article(s) de la Convention :

1er, 2, 11, 12, 13 et 16

1.L’auteure est E. L. G., de nationalité espagnole, née en 1979. Elle affirme que l’État partie a violé les droits qu’elle tient des articles 1er, 12, 13 et 16 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Bien que l’auteure n’invoque pas expressément les articles 2 et 11 de la Convention, la communication semble également soulever des questions au regard de leurs dispositions. L’auteure est représentée par un conseil. L’État partie a fait la déclaration prévue à l’article 22 de la Convention le 21 octobre 1987.

Rappel des faits présentés par l’auteure

2.1L’auteure vit à Córdoba, en Espagne. Elle affirme que, le 27 janvier 2013, alors qu’elle traversait à pied la gare de cette localité en rentrant chez elle a été interpellée par quatre personnes (trois hommes et une femme) en civil qui disaient être des policiers et ont demandé à fouiller son sac. Lorsqu’ils y ont trouvé un portefeuille qui n’appartenait pas à l’auteure, elles ont commencé à la frapper et à lui demander où étaient les choses qu’elle avait prétendument volées dans la discothèque d’où elle venait. Puis, avant de la faire monter dans une voiture, ils l’ont menottée sans l’informer des motifs de son arrestation, lui ont tiré les cheveux et l’ont cognée contre le bord de la portière de la voiture. Pendant le trajet vers le poste de police de Lonja, les policiers freinaient brusquement pour que l’auteure se cogne la tête contre la cloison de séparation du véhicule, riant à chaque fois. Au poste de police, la policière a ordonné à l’auteure de se déshabiller et lui a pris son argent. Après une demi-heure, on lui a dit qu’elle pouvait quitter les lieux.

2.2Comme l’auteure souffrait beaucoup, elle a demandé à être vue par un médecin, en vain. À la porte d’entrée du poste de police, l’auteure a appelé une ambulance. À l’hôpital, il a été déterminé que son nez était fracturé et qu’il fallait procéder à une intervention chirurgicale, laquelle a eu lieu le 30 janvier 2013. Elle présentait également des hématomes à l’un de ses poignets.

2.3Le 28 janvier 2013, l’auteure a porté plainte contre les quatre policiers auprès du tribunal d’instruction no 1 de Córdoba, affirmant qu’ils l’avaient torturée et qu’ils avaient manqué aux devoirs de leur fonction lorsqu’elle avait demandé une assistance médicale. Le tribunal a ouvert une enquête le 26 juin 2013, recueillant la déposition de l’auteure et réunissant d’autres éléments de preuve. Le 29 janvier 2014, le médecin qui s’est occupé d’elle a fait une déposition, dans laquelle il a indiqué que les fractures nasales de l’auteure ne saignaient pas lorsqu’il l’a soignée. Le 31 janvier 2014, le tribunal a classé l’affaire. L’auteure ayant introduit un recours en rectification, le tribunal a indiqué, le 22 mai 2014, que compte tenu du caractère contradictoire des dépositions, il accordait « une plus grande crédibilité à la version des policiers qu’à celle de[l’auteure] ».

2.4Le 10 juillet 2014, la troisième chambre de l’Audiencia Provincial de Córdoba a confirmé en appel l’ordonnance du juge d’instruction car, bien qu’elle n’eut aucun doute quant à la réalité de la fracture nasale de l’auteure, les déclarations d’autres policiers qui avaient été témoins des faits survenus cette nuit-là et les images fixes des caméras de surveillance montrant que l’auteure ne présentait aucune lésion visible lorsqu’elle est entrée dans le commissariat et qu’elle en est sortie étaient suffisantes pour classer la plainte. L’auteure a introduit une requête en nullité de la décision, et, le 5 septembre 2014, l’Audiencia Provincial a statué de la même manière que précédemment.

2.5 Le 16 mars 2015, le Tribunal constitutionnel a rejeté le recours en amparo formé par l’auteure, estimant qu’il n’y avait manifestement eu aucune violation d’un droit fondamental donnant droit à une protection.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure affirme que l’État partie a violé les droits qu’elle tient des articles 1er, 12, 13 et 16 de la Convention. Elle affirme tout d’abord que le traitement qu’elle a subi est constitutif de torture ou, pour le moins, de traitement cruel, inhumain ou dégradant. Elle affirme que la blessure lui a été infligée pendant qu’elle était en état d’arrestation car, au moment de son arrestation, elle ne présentait aucune blessure, et l’ambulance est venue la prendre à la porte du poste de police même. Selon le critère appliqué par des organismes internationaux, on ne saurait présumer que les préjudices sont imputables à la plaignante ou à la résistance qu’elle aurait opposée ; plutôt, la charge de la preuve incombe aux autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante. L’auteure affirme que ces faits lui ont causé un préjudice psychologique qui l’oblige à prendre des médicaments, ce dont atteste un rapport daté du 10 juin 2013 signé par deux psychiatres du Service andalou de santé.

3.2L’auteure affirme ensuite qu’elle n’a pas été informée de ses droits au moment de son arrestation et qu’aucune assistance juridique ou médicale ne lui a été fournie pendant sa garde à vue. Elle affirme également que ses biens ont été confisqués lorsqu’elle a été remise en liberté et qu’on ne lui en a pas donné reçu. En particulier, le défaut de soins médicaux, qui constituait un manquement au devoir de porter secours, était un moyen d’éviter la constatation des lésions et, surtout, de lui infliger de la douleur.

3.3Enfin, l’auteure affirme qu’elle n’a pas bénéficié d’une procédure judiciaire impartiale et complète. La plainte a été classée au stade précédant celui du procès, sur la seule foi des dénégations des mis en cause. L’enquête a établi qu’elle avait une fracture nasale, qui s’était objectivement produite pendant qu’elle était sous la garde de policiers, période au cours de laquelle on ne lui a pas apporté de soins médicaux. L’auteure appelle l’attention sur la situation en Espagne, caractérisée par un refus systématique de reconnaître le recours à la pratique des mauvais traitements et de la torture.

3.4L’auteure prie le Comité de demander à l’État partie : a) d’enquêter de manière approfondie sur les actes de torture et les mauvais traitements dont elle a été victime et de prendre les mesures voulues contre les responsables de ces actes ; b) de veiller à ce qu’elle reçoive une réparation complète et adéquate pour les préjudices subis.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Par une note en date du 21 décembre 2017, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité et sur le fond. Il conclut que la communication est irrecevable car manifestement infondée et abusive (art. 113 (par. b)) du Règlement intérieur) et incompatible avec les dispositions de la Convention (art. 113 (par. c)) ), et parce que les recours internes n’ont pas été épuisés (art. 113 (par. e)).

4.2S’agissant du fait que l’auteure n’a pas été informée de ses droits au moment de son arrestation, l’État partie fait valoir que : a) comme l’arrestation avait pour motif la commission présumée de l’infraction de vol, elle ne relève pas du champ d’application matériel de la Convention et relèverait de celui du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ; b) il ne fait aucun doute que cette question n’a pas été soulevée devant les juridictions internes, que ce soit au cours de la procédure engagée pour les lésions alléguées ou au cours de la procédure parallèle au cours de laquelle l’auteure a fait l’objet d’une enquête pour vol, de sorte que les recours internes n’ont pas été épuisés.

4.3En ce qui concerne l’absence de procédure équitable, impartiale et complète, l’État partie souligne que des poursuites pénales ont été engagées après que l’auteure a déposé plainte, que tous les éléments de preuve dont les parties avaient demandé la production ont été examinés, que l’auteure a pu former un recours auprès d’une juridiction supérieure, que la décision n’était pas arbitraire et que rien ne permet de soutenir que les juges qui ont conduit les procédures ont agi avec partialité. L’État partie souligne en particulier qu’il est indiqué dans la déposition du médecin citée par l’auteure que, bien que l’auteure ne saignait pas, elle présentait un œdème visible causé par sa fracture nasale et que cet œdème « était évident, tant pour[lui] comme professionnel que pour quiconque ». Selon la déposition de l’auteure, les lésions ont été causées par les coups portés par les policiers lorsqu’ils l’ont arrêtée, par le coup contre la portière de la voiture et par les coups reçus lorsqu’elle se cognait contre la cloison de séparation du véhicule, ce qui signifie qu’elle avait déjà reçu les coups au visage lorsqu’ils sont arrivés au poste de police. Or on peut voir sur les images fixes prises à son entrée et à sa sortie du poste de police que l’auteure ne présentait aucun signe de lésion.

4.4En ce qui concerne les traitements constitutifs de torture ou de traitements inhumains et dégradants, l’État partie fait valoir qu’un examen des deux décisions de l’Audiencia Provincial, ainsi que des rapports médicaux et des images fixes des caméras de surveillance, met en évidence l’absence totale de fondement des accusations portées par l’auteure.

Commentaires de l’auteure

5.1Dans une note en date du 10 avril 2018, l’auteure a soumis des commentaires en réponse aux observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond. Premièrement, elle fait valoir que l’État partie n’a pas expliqué comment il était possible qu’une personne qui ne présentait pas de lésion au moment de son arrestation en présente à la fin de la garde à vue. Il n’indique pas non plus qu’une enquête a été menée sur cette question. L’auteure souligne que dans le rapport médical établi le jour où elle a subi la lésion, qui a été soumis par l’État partie lui-même, il est indiqué « œdème discret, pas de déplacement ». Le même médecin, un an plus tard, a déclaré dans sa déposition que l’œdème du nez était évident. Cependant, il semble raisonnable d’accorder un plus grand poids à ce qui a été consigné le jour des faits ; si l’œdème était discret au moment de l’examen, ce pourrait être parce qu’il était très peu visible au poste de police. Quoi qu’il en soit, c’est l’État partie qui ne donne pas d’explication rationnelle quant à la cause de la lésion.

5.2Deuxièmement, l’État partie n’explique pas pourquoi la police n’a pas ouvert d’enquête sur les faits alors que l’auteure a affirmé à ladite police qu’elle avait été agressée, ni pourquoi l’auteure n’a pas été conduite à un établissement de santé. Selon la déposition d’un des policiers qui n’a pas pris part à l’arrestation de l’auteure mais qui se trouvait au poste de police lorsqu’elle était en garde à vue, celui-ci lui a demandé « qui l’avait frappée » et « l’[a] informée de la procédure à suivre pour porter plainte et y donner suite ». Toutefois, malgré que l’auteure ait affirmé avoir subi des mauvais traitements aux mains de policiers et le fait étrange qu’une ambulance soit venue la chercher à la porte du poste de police, la police n’a ouvert aucune enquête, ce qui constitue un manquement aux devoirs de sa charge.

5.3Troisièmement, l’État partie n’explique pas en quoi la déclaration de la victime et les lésions qu’elle présentait n’étaient pas suffisantes pour engager une procédure judiciaire complète, comprenant la tenue d’un procès. Enfin, l’auteure réaffirme que l’État partie considère que la question de la torture est sans importance car il n’accepte pas les recommandations du Conseil de l’Europe et des Nations Unies et ne reconnaît pas l’existence d’un problème structurel.

Observations de l’État partie sur les commentaires de l’auteure

6.1Par une note en date du 5 août 2019, l’État partie a répondu aux observations de l’auteure, soulignant qu’une procédure pénale avait bien été engagée pour faire suite à la plainte de l’auteure et que les éléments de preuve dont celle-ci avait demandé la production avaient été examinés. Toutefois, l’affaire a été classée en raison de l’absence de tout élément indiquant que les policiers mis en cause avaient commis une infraction. L’État partie souligne une fois de plus que les images fixes des caméras de surveillance du poste de police où elle a été interrogée ne montrent aucun signe des violences dont l’auteure dit avoir été victime. Il rappelle également que, selon le rapport des services de santé, l’auteure « empestait l’alcool ». Il ajoute que, selon la déposition d’une personne présente à la discothèque où l’auteure aurait volé des portefeuilles, l’auteure a dit : « Je sais comment faire pour obtenir un rapport de blessure qui te compliquera la vie ».

6.2L’État partie a réitéré sa demande tendant à ce que la requête soit déclarée irrecevable ou, à titre subsidiaire, à ce qu’elle soit rejetée sur le fond.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief soumis dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.2Le Comité prend note de ce que l’État partie soutient que le fait de ne pas avoir informé l’auteure de ses droits au moment de son arrestation n’entre pas dans le champ d’application matériel de la Convention et que cette question devrait être examinée au regard du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et non de la Convention. Le Comité rappelle toutefois qu’il est indiqué dans l’observation générale no 2 (2008) sur l’application de l’article 2 par les États parties que : « Certaines garanties fondamentales s’appliquent à toutes les personnes privées de liberté. Ces garanties comprennent, notamment, [...] le droit des détenus d’être informés de leurs droits [et] le droit de bénéficier promptement d’une assistance juridique et médicale indépendante [...] ». Le Comité rappelle également que, par le passé, il a conclu qu’il y avait violation de l’article 11 de la Convention lorsqu’un l’État partie n’assurait pas le bénéfice de ces garanties, y compris en cas de garde à vue. Le Comité conclut donc que, sur ce point, le grief de l’auteure est recevable ratione materiae au regard de la Convention, car il n’est pas tenu par les moyens de droits invoqués par les parties mais, en principe, seulement par les éléments de faits présentés par celles-ci.

7.3Le Comité note cependant que l’État partie affirme que l’auteure n’a pas épuisé les recours internes car elle n’a pas fait valoir devant les tribunaux internes qu’elle n’avait pas été informée de ses droits au moment de son arrestation. En l’absence d’informations de la part de l’auteure allant dans le sens contraire, le Comité déclare cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention.

7.4Le Comité constate par ailleurs que l’auteure dénonce également un non-respect d’autres garanties, telles que le droit de recevoir des soins médicaux, soins qu’elle aurait demandé à plusieurs reprises pendant sa garde à vue, et que cette question a bien été soulevée devant les tribunaux nationaux, comme il ressort du recours formé auprès du tribunal d’instruction. En l’absence d’observations de l’État partie sur ce point, le Comité considère que les recours internes ont été épuisés et qu’il n’y a pas d’obstacle à la recevabilité de ce grief.

7.5Le Comité prend note de l’affirmation de l’État partie selon laquelle la requête est manifestement dépourvue de fondement et abusive, et donc irrecevable au regard de l’article 22 (par. 2)) de la Convention et de l’article 113 (par. b)) du Règlement intérieur du Comité. Le Comité constate que l’auteure n’a pas étayé le grief qu’elle tire de l’article 13 de la Convention, et le déclare donc irrecevable au regard de l’article 22 (par. 2) de la Convention.

7.6Il relève cependant que la requête de l’auteure soulève des questions importantes au regard des articles 1er, 2, 11, 12 et 16 de la Convention, qui devraient être examinées au fond. En l’absence de tout autre obstacle à la recevabilité, le Comité considère les griefs que l’auteure tire des articles 1er, 2, 11, 12 et 16 recevables et passe à leur examen quant au fond.

Examen au fond

8.1Conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

8.2Avant d’examiner les griefs de l’auteure, le Comité doit déterminer si les actes dont elle a été l’objet constituent des actes de torture au sens de l’article premier de la Convention, ou des traitements cruels, inhumains ou dégradants au sens de l’article 16 de la Convention. Le Comité prend note de ce que l’auteure affirme de l’auteure qu’elle a été frappée par des policiers au moment de son arrestation, notamment que ceux-ci l’ont cognée contre le bord de la portière du véhicule, et que, pendant le trajet vers le poste de police, ils ont fait en sorte qu’elle se cogne le visage à plusieurs reprises contre la cloison de séparation du véhicule. Le Comité constate également qu’il est objectivement établi que l’auteure a été prise en charge par une ambulance à la porte du poste de police immédiatement après sa garde à vue et que son nez était fracturé. Bien que dans la pratique, la ligne de démarcation entre les actes qualifiés de traitements ou peines cruels, inhumains ou dégradants et ceux qui sont constitutifs de torture est souvent floue, le Comité rappelle qu’il a indiqué, dans son observation générale no 2, que l’obligation de prévenir la torture consacrée à l’article 2 est indissociable et indivisible de l’obligation de prévenir les peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Le Comité considère que les faits établis constituent au minimum des traitements cruels, inhumains ou dégradants, au sens de l’article 16, sans pour autant présenter d’éléments suffisants pour affirmer avec certitude qu’ils constituent des actes de torture au sens de l’article premier de la Convention, raison pour laquelle il examinera la communication au regard de l’article 16 de la Convention.

8.3Le Comité doit déterminer, eu égard à l’article 12 de la Convention, s’il existe des motifs raisonnables de croire que des actes constitutifs de traitements cruels, inhumains ou dégradants ont été commis contre l’auteure et, dans l’affirmative, si les autorités de l’État partie se sont conformées à leur obligation de procéder immédiatement à une enquête impartiale sur les faits allégués.

8.4En ce qui concerne l’existence d’éléments donnant raisonnablement à penser que des traitements cruels, inhumains ou dégradants ont été infligés, le Comité rappelle que la charge de la preuve incombe à l’auteur d’une communication donnée, qui doit présenter des arguments défendables, c’est-à-dire montrer de façon détaillée qu’il a été victime de torture ou de traitements cruels. Toutefois, lorsque l’auteur se trouve dans une situation dans laquelle il n’est pas en mesure de donner des précisions, par exemple, lorsqu’il a démontré qu’il n’avait pas de possibilité d’obtenir les documents concernant ses allégations de torture ou lorsqu’il est privé de sa liberté, la charge de la preuve est inversée et il incombe à l’État concerné d’enquêter sur les allégations et de vérifier les renseignements sur lesquels est fondée la communication. Conformément à l’obligation faite à l’État partie d’enquêter d’office sur toute allégation de torture ou de mauvais traitements, c’est aux autorités de l’État partie qu’il incombe de fournir les informations nécessaires pour s’exonérer de toute responsabilité pour les actes allégués, car on ne peut attendre des personnes privées de liberté qu’elles rassemblent les preuves nécessaires touchant à leur détention. Dans la présente affaire, le Comité constate que les faits, en particulier la situation de détention dans laquelle était l’auteure, sont suffisants pour renverser la charge de la preuve. Dans les circonstances de l’espèce, le Comité estime que l’État partie n’a pas fourni suffisamment d’informations pour conclure que les lésions présentées par l’auteure n’ont pas été causées pendant sa garde à vue. En effet, les images fixes des caméras de surveillance, compte tenu de leur qualité, ne permettent pas en elles-mêmes d’exclure la possibilité que l’auteure ait présenté un quelconque type de lésion nasale pendant son séjour au poste de police. À cela s’ajoute le fait qu’il ressort du rapport de l’examen médical pratiqué le jour où l’auteure a subi la lésion, qui a été fourni par l’État partie lui-même, qu’il y avait un « œdème discret, pas de déplacement », ce qui laisse supposer que cette lésion pourrait ne pas apparaître clairement sur les images des caméras de surveillance. Il convient de noter que ce rapport contredit la déposition faite un an plus tard par le même médecin, dans laquelle il affirmait que l’œdème du nez était évident, ce qui jette le doute sur la crédibilité de la version des faits donnée au Comité par l’État partie. En conséquence, le Comité considère que, compte tenu des actes décrits par l’auteure et subis par elle pendant sa garde à vue, de la demande d’assistance médicale qu’elle a faite immédiatement après sa remise en liberté et du fait qu’il a été constaté qu’elle avait une fracture nasale, il peut être conclu qu’il y avait des éléments donnant raisonnablement à penser que des traitements cruels, inhumains ou dégradants ont été infligés, et que l’État partie n’a pas dissipé les doutes à cet égard.

8.5Le Comité rappelle que le fait qu’une enquête ait été menée ne suffit pas en soi pour démontrer que l’État partie s’est acquitté de l’obligation qui lui incombe en vertu de l’article 12 de la Convention de procéder immédiatement à une enquête impartiale sur les faits de traitements cruels, inhumains ou dégradants. Cependant, le Comité prend note de ce que l’État partie affirme que tous les griefs soulevés par l’auteur, y compris celui de traitements inhumains, cruels ou dégradants, ont fait l’objet d’un examen approfondi par les tribunaux nationaux dans le cadre de procédures où tous les éléments de preuve dont les parties avaient demandé la production ont été examinés, que ces griefs ont été réexaminés par des juridictions supérieures, que la décision n’est pas arbitraire et, partant, que rien ne permet de soutenir que les juges ont agi avec partialité. En conséquence, il considère que l’État partie a respecté l’obligation qui lui incombait de procéder immédiatement à une enquête impartiale sur les allégations de traitements cruels formulées par l’auteure, conformément à l’article 12 de la Convention.

8.6Enfin, le Comité prend note de l’affirmation de l’auteure selon laquelle elle n’a pas reçu d’assistance médicale en dépit de ses demandes répétées. Il constate que cette affirmation semble concorder avec la déposition du policier qui a déclaré que l’auteure avait « demandé l’assistance d’une ambulance » quand elle est sortie du poste de police (supra, note de bas de page 9). Le Comité considère que le non-respect de la garantie pertinente est couvert par les articles 2 et 11 de la Convention ( supra, par. 7.2). Le Comité rappelle sa jurisprudence concernant certaines garanties fondamentales qui doivent être assurées à toutes les personnes privées de liberté afin de prévenir la torture et les traitements cruels, notamment le droit des détenus de recevoir rapidement une assistance juridique et médicale indépendantes. Le Comité rappelle également ses observations finales sur le sixième rapport périodique de l’Espagne, dans lesquelles il a souligné que l’État partie devait garantir à tous les détenus le droit de bénéficier sans retard d’un examen médical indépendant. Le Comité a ajouté qu’il était préoccupé par « les informations qui font état de difficultés dans l’obtention de soins médicaux pendant la garde à vue et de carences dans la qualité et la précision des expertises médico-légales », et a recommandé à l’État partie « d’adopter toutes les mesures voulues pour que des examens médicaux exhaustifs et impartiaux soient réalisés sur tous les détenus, que les expertises médico-légales soient précises et de qualité, et que les victimes obtiennent aisément des rapports médicaux à l’appui de leurs accusations ». En l’absence d’informations de la part de l’État partie sur ce point, le Comité considère que celui-ci a manqué à son obligation de fournir des soins médicaux en tant que l’une des garanties devant être assurées en vertu de l’article 2 (par. 1) et de l’article 11, lu seul et conjointement avec l’article 2, de la Convention.

9.Compte tenu de ce qui précède, le Comité contre la torture, agissant en vertu de l’article 22 (par. 7) de la Convention, conclut que les faits dont il a été saisi font apparaître une violation de l’article 2 (par. 1), lu conjointement avec l’article 16, et de l’article 11, lu conjointement avec les articles 2 et 16 de la Convention.

10.Le Comité invite instamment l’État partie à : a) offrir à l’auteure une réparation complète et adéquate pour les souffrances endurées, notamment de prendre en sa faveur des mesures d’indemnisation des préjudices matériels et moraux causés et des mesures de réadaptation ; b) prendre les mesures nécessaires, notamment des mesures administratives contre les responsables, et donner des instructions précises aux policiers dans les postes de police pour empêcher que des infractions similaires ne soient commises à l’avenir. Conformément à l’article 118 (par. 5) de son règlement intérieur, le Comité invite l’État partie à l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises pour y donner suite.