Nations Unies

CAT/C/48/D/433/2010

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

10 juillet 2012

Français

Original: anglais

Comité contre la torture

Communication no 433/2010

Décision adoptée par le Comité à sa quarante-huitième session (7 mai‑1er juin 2012)

Communication p résentée par:

Alexander Gerasimov (représenté par l’Open Society Justice Initiative et le Bureau international kazakh pour les droits de l’homme et le respect de la légalité)

Au nom de:

Alexander Gerasimov

État partie:

Kazakhstan

Date de la requête:

22 avril 2010 (lettre initiale)

Date de la présente décision:

24 mai 2012

Objet:

Absence d’enquête rapide et impartiale sur les allégations de torture, non-présentation des responsables présumés à un juge et absence de réparation complète et adéquate

Questions de procédure:

Ratione temporis; épuisement des recours internes; désistement de la requête

Questions de fond:

Torture; douleurs ou souffrances aiguës; mesures effectives pour empêcher la torture; enquête rapide et impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis; droit de porter plainte et de voir sa cause examinée rapidement et impartialement par les autorités compétentes; droit d’être indemnisé équitablement et de manière adéquate; atteinte au droit de présenter une requête en application de l’article 22

Articles de la Convention:

1er, 2, 12, 13, 14 et 22

Annexe

Décision du Comité contre la torture au titre de l’article 22de la Convention contre la torture et autres peinesou traitements cruels, inhumains ou dégradants(quarante-huitième session)

concernant la

Communication no 433/2010 *

Présentée par:

Alexander Gerasimov (représenté par l’Open Society Justice Initiative et le Bureau international kazakh pour les droits de l’homme et le respect de la légalité)

Au nom de:

Alexander Gerasimov

État partie:

Kazakhstan

Date de la requête:

22 avril 2010 (lettre initiale)

Le Comité contre la torture, institué en vertu de l’article 17 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Réuni le 24 mai 2012,

Ayant achevé l’examen de la requête no433/2010, présentée par Alexander Gerasimov en vertu de l’article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par le requérant, ses conseils et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Décision au titre du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention contre la torture

1.Le requérant, M. Alexander Gerasimov, de nationalité kazakhe, est né en 1969. Il se dit victime d’une violation par le Kazakhstan des droits garantis par les articles 1er, 2, 12, 13, 14 et 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Il est représenté par l’Open Society Justice Initiative et le Bureau international kazakh pour les droits de l’homme et le respect de la légalité.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Le 27 mars 2007, le requérant s’est rendu au poste de police local, le Département des affaires intérieures du sud de la ville de Kostanaï où son beau-fils, A., avait été détenu. Le requérant a été emmené dans un bureau situé au 3e étage où il a été séquestré pendant une trentaine de minutes.

2.2Aux alentours de 20 heures, cinq policiers sont entrés dans le bureau et ont exigé qu’il avoue le meurtre d’une femme âgée qui habitait son quartier. Il a reconnu qu’il connaissait la femme en question, mais a nié toute implication dans sa mort. Pendant environ une heure, le requérant a été interrogé et incité à avouer le crime. Il a continué à nier les allégations formulées. Un des policiers lui a assené plusieurs coups violents dans les reins. Les policiers l’ont par la suite menacé de violences sexuelles.

2.3Il a ensuite été plaqué au sol, buste en avant. On lui a lié les mains derrière le dos à l’aide de sa ceinture. Quatre policiers tenaient ses jambes et son torse pour l’immobiliser. Le cinquième policier s’est muni d’un épais sac en polypropylène transparent qu’il a placé sur sa tête. Ce policier a ensuite plaqué son genou droit dans le dos du requérant et a commencé à tirer le sac en plastique vers l’arrière, l’asphyxiant au point de le faire saigner du nez, des oreilles et des éraflures faites sur son visage (technique dite du «sous-marin sec»), jusqu’à ce qu’il finisse par perdre conscience. Lorsque le requérant a commencé à perdre conscience, le sac a été desserré. L’opération a été répétée à de multiples reprises.

2.4Ce traitement a entraîné la désorientation du requérant qui a cessé de résister. À un certain point, son sang s’est répandu sur le sac en polypropylène et sur le sol. La région de ses sourcils, son nez et ses oreilles saignaient. À la vue du sang, les policiers ont cessé la torture. Le requérant a passé la nuit sur une chaise, sous la supervision d’un policier.

2.5Le requérant, dont la détention le 27 mars 2007 n’a pas été enregistrée, n’a pas bénéficié de l’assistance d’un avocat. Le 28 mars 2007, il a été interrogé par l’enquêteur de la police, qui l’a frappé sur la tête avec un gros livre. À 18 heures, il a été libéré sans être inculpé de la moindre infraction. Immédiatement après sa libération, il a été pris de violents maux de tête et nausées. Il a continué à ressentir de violents maux de tête une fois chez lui et a été admis le soir même au département de neurochirurgie de l’hôpital de Kostanaï, où il a été établi qu’il souffrait d’un grave traumatisme cranio-cérébral fermé, de contusion cérébrale, de contusions du rein droit, de la région lombaire et du tissu mou de la tête, et d’une plaie contuse à l’arcade sourcilière droite. Il a été hospitalisé pendant treize jours et, après sa sortie, a continué de souffrir de violents maux de tête, de douleurs dans la région rénale, de tremblements des mains et de spasmes oculaires.

2.6Le 29 mars 2007, le beau-fils du requérant a déposé, en son nom et en celui du requérant, une plainte auprès du bureau du Procureur de la ville de Kostanaï (bureau du Procureur de la ville). Le 5 avril 2007, le requérant a lui-même déposé une plainte auprès du Département des affaires intérieures du district Sud, c’est-à-dire le poste de police où les actes de torture auraient été commis. En avril 2007, le Département des affaires intérieures du district Sud a ouvert une enquête préliminaire et recueilli les déclarations du requérant, de ses beaux-fils et de trois policiers. Ces derniers ont déclaré que le requérant et ses beaux-fils avaient été interrogés au poste de police mais qu’aucune blessure n’avait été constatée. D’autres policiers ont même laissé entendre que les intéressés n’avaient jamais été conduits au poste de police.

2.7Le 23 avril 2007, un examen médical a été effectué pour évaluer la santé du requérant. Les résultats n’ont jamais été fournis au requérant ou à ses représentants légaux. D’avril à août 2007, le requérant a été traité par un neurologiste. Il commençait à souffrir d’hallucinations et d’un sentiment de peur insurmontable et indéterminée. Le 7 août 2007, un examen médical a révélé qu’il souffrait de troubles post-traumatiques. Il a été transféré dans un hôpital psychiatrique pour y subir des examens complémentaires et recevoir un traitement; le diagnostic a été confirmé et le requérant a été traité du 8 août au 3 septembre 2007.

2.8Le 8 mai 2007, l’enquêteur a décidé de ne pas ouvrir d’enquête pénale. Cette décision a été confirmée par l’assistant principal du Procureur de la ville de Kostanaï, le 30 mai 2007, avant d’être annulée, le 10 juin 2007, par le bureau du Procureur de la ville qui a enjoint le Département de la sécurité intérieure du Département des affaires intérieures de la région de Kostanaï d’enquêter au sujet des allégations du requérant.

2.9En juin 2007, le requérant a reçu plusieurs appels téléphoniques anonymes dont les auteurs, qui demeurent non identifiés, l’ont menacé d’engager une procédure pénale contre lui s’il ne retirait pas sa plainte. Craignant pour sa propre sécurité et pour celle de sa famille, le requérant a déposé plainte au sujet de ces menaces le 13 juin 2007. Il avait déjà déposé plainte, le 12 juin 2007, devant le bureau du Procureur régional après que des policiers avaient offert à ses beaux-fils 500 000 tenges (soit environ 4 000 dollars des États‑Unis) en échange du retrait de leurs plaintes et de celle de leur beau-père.

2.10Le 19 juin 2007, le bureau du Procureur de la région de Kostanaï (bureau du Procureur régional) a informé le requérant que sa plainte avait été transmise au Département de la sécurité intérieure du Département régional des affaires intérieures pour un examen supplémentaire. Le 28 juin 2007, le Département régional des affaires intérieures a informé le requérant qu’il avait constaté une violation de l’obligation d’enregistrer tout détenu et que des sanctions disciplinaires seraient prises contre plusieurs fonctionnaires, dont certains pourraient être démis de leurs fonctions. Il a également annoncé que des poursuites pénales avaient été engagées contre des membres du personnel du Département des affaires intérieures du district Sud en application de l’alinéa 4 a) de l’article 308 du Code pénal du Kazakhstan, qui érige en infraction l’abus de pouvoir et le recours à la violence ou la menace d’y recourir.

2.11Le 16 juillet 2007, un examen scientifique a été effectué sur les vêtements que portaient le requérant et trois policiers présents au Département des affaires intérieures du district Sud la nuit du 27 mars 2007. Ni le requérant ni son avocat n’étaient au courant de cet examen. Il en est ressorti que les fibres prélevées sur les vêtements du requérant ne correspondaient pas à celles relevées sur les vêtements des policiers. Toutefois, les résultats de l’examen semblent avoir été compromis puisque les policiers avaient lavé leurs vêtements.

2.12En juillet, le bureau du Procureur régional a annulé la décision du Département régional des affaires intérieures d’ouvrir une enquête pénale et a transmis l’affaire au Département chargé de la lutte contre la criminalité économique et la corruption pour la région de Kostanaï (ci-après Département chargé de la lutte contre la criminalité économique et la corruption) pour examen supplémentaire. Le 5 septembre 2007, le Département en question a refusé d’engager des procédures pénales faute de preuve établissant un lien entre les actes des policiers et les blessures du requérant. Le 12 septembre 2007, le requérant a fait appel de la décision du Département chargé de la lutte contre la criminalité économique et la corruption devant le bureau du Procureur régional, qui a annulé la décision du Département le 24 septembre 2007 et renvoyé l’affaire pour nouvel examen.

2.13Le 3 décembre 2007, le Département régional des affaires intérieures a rendu compte de son enquête, indiquant qu’un certain nombre de violations flagrantes des lois et règlements avaient été constatées, que 10 policiers avaient été démis de leurs fonctions et qu’une enquête de suivi était en cours. Le 1er février 2008, le Département chargé de la lutte contre la criminalité économique et la corruption a refusé d’engager des poursuites pénales au motif qu’il n’était pas possible de prouver l’implication des policiers. Le 19 mars 2008, le bureau du Procureur régional a confirmé la décision du Département chargé de la lutte contre la criminalité économique et la corruption. Un nouvel appel auprès du deuxième tribunal de la ville de Kostanaï (tribunal municipal) a été rejeté le 25 mars 2008. Le 20 mai 2008, le requérant a demandé au bureau du Procureur général d’ouvrir une enquête pénale au vu des lacunes de l’enquête menée par le Département chargé de la lutte contre la criminalité économique et la corruption; il a été débouté le 11 juin 2008. Le tribunal municipal ayant déjà rejeté l’appel, la décision en question n’a plus été contestée.

2.14Le requérant affirme qu’il a épuisé tous les recours internes en déposant de nombreuses plaintes auprès des autorités de poursuites et de la cour, y compris quatre appels du refus d’ouvrir une enquête pénale. La décision du tribunal municipal laisse entendre qu’un nouvel appel avait été interjeté auprès du tribunal régional, mais ce recours n’a pas été utile en pratique. L’alinéa 9 de l’article 109 du Code de procédure pénale du Kazakhstan ne prévoit qu’un délai de trois jours, à compter de la date de la décision, pour faire appel d’une décision du tribunal municipal auprès du tribunal régional. Or, l’avocat du requérant n’a reçu de notification de la décision qu’une fois écoulé le délai de trois jours prévu pour faire appel.

2.15De plus, compte tenu des menaces que le requérant a déjà reçu au sujet de sa plainte, il s’exposerait à des menaces et à des actes de violence contre lui-même et contre sa famille s’il devait maintenir sa plainte auprès des autorités nationales. En outre, la procédure a pris un retard si déraisonnable qu’il est inutile de la poursuivre. Au vu de la gravité des violations subies par le requérant, seule une enquête pénale et l’engagement de poursuites pénales constitueraient un recours utile. Le fait que l’État partie n’ait pas ouvert d’enquête pénale a empêché le requérant de faire valoir d’autres voies de recours.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant affirme que le traitement qui lui a été infligé par la police constitue une violation de l’article premier de la Convention. Les actes de torture qui font l’objet de la requête ont, certes, précédé l’entrée en vigueur de la Convention, mais les effets de la violation continuent de se faire sentir. Rappelant la jurisprudence du Comité, le requérant fait valoir que la violation a depuis été cautionnée par un acte ou une implication manifeste de l’État partie, puisque celui-ci a délibérément manqué à ses obligations s’agissant de reconnaître la responsabilité des actes de torture, de modifier un système juridique qui permettait la torture et de mener une enquête adéquate. De plus, le requérant continue de souffrir de troubles post-traumatiques du fait de la torture subie, ce qui signifie que la violation antérieure continue d’avoir un effet sur lui et qu’il y a donc violation de la Convention.

3.2Le requérant affirme que l’État partie n’a pas offert les garanties suffisantes pour prévenir les mauvais traitements et la torture, ce qui constitue une violation de l’article 2 de la Convention. Sa détention n’a pas été consignée et il n’a pas bénéficié des services d’un avocat ni d’un examen médical indépendant par un médecin.

3.3En violation des articles 12 et 13, aucune enquête rapide, impartiale et efficace sur les allégations de torture n’a été menée. L’enquête n’a pas été conduite par un organe indépendant et impartial, puisqu’elle a été confiée au Département des affaires intérieures du district Sud dont des agents étaient les présumés auteurs des actes de torture, puis à son organe supérieur, le Département régional des affaires intérieures. De plus, l’enquête préliminaire n’a été ouverte qu’un mois après le dépôt de la plainte et l’examen scientifique des vêtements du requérant n’a été effectué que trois mois après les actes de torture allégués. Les enquêteurs n’ont pas interrogé les témoins essentiels et le requérant n’a pas pu participer effectivement à l’enquête et n’a jamais été consulté sur le fond. L’enquête n’a pas permis d’établir et d’attribuer la responsabilité pénale des actes de torture infligés au requérant. Bien qu’il ait continué à tenter d’obtenir l’ouverture d’une enquête efficace après l’entrée en vigueur de la Convention, aucune enquête satisfaisant aux dispositions de la Convention n’a été menée.

3.4Le requérant affirme également que la législation nationale l’empêche de fait d’engager une procédure civile pour obtenir une indemnisation au titre de la violation de l’article 14 de la Convention, étant donné que le droit à réparation n’est reconnu qu’après la condamnation des responsables par un tribunal pénal. Le requérant n’a donc pas obtenu d’indemnisation ni de réadaptation médicale pour la torture subie.

Observations préliminaires de l’État partie

4.1Le 18 janvier 2011, l’État partie a présenté ses observations préliminaires. Il affirme que, le 6 décembre 2010, le bureau du Procureur général a annulé la décision du 1er février 2008 par laquelle le Département chargé de la lutte contre la criminalité économique et la corruption refusait d’engager des procédures pénales et a ouvert une enquête pénale contre les agents de police du Département des affaires intérieures du district Sud en application de l’alinéa 2 a) de l’article 347-1 du Code pénal (torture).

4.2L’État partie renvoie à un certain nombre de décrets, stratégies et plans d’action visant à lutter contre la torture qui ont été adoptés à la suite d’allégations de torture, notamment l’inspection régulière des lieux de détention avec la participation de représentants des organisations non gouvernementales, ainsi que l’organisation, à l’intention des agents de la force publique, de sessions de formation, de tables rondes et de séminaires sur la prévention de la torture et des mauvais traitements.

Observations des représentants du requérant

5.1Le 28 février 2011, les représentants du requérant ont confirmé que, le 6 décembre 2010, en réponse à la requête présentée au Comité, le bureau du Procureur général avait ouvert une enquête pénale en application de l’alinéa 2 a) de l’article 347-1 du Code pénal (torture).

5.2Le 8 janvier 2011, un examen psychiatrique du requérant a été demandé. Du fait de l’anxiété provoquée par les enquêtes et interrogatoires successifs, le requérant a vu sa santé se détériorer et, le 14 janvier 2011, un médecin a prescrit son hospitalisation. Il a donc demandé un report de l’examen psychiatrique. Cet examen a néanmoins été pratiqué le 18 janvier 2011. Le 2 février 2011, le conseil du requérant a été autorisé à consulter le rapport psychiatrique, mais aucune copie ne lui en a été remise.

5.3Après la reprise de l’enquête, le requérant a été interrogé en présence de son avocat à au moins quatre reprises: les 19, 21 et 25 janvier et 2 février 2011. Avant le 19 janvier 2011, il a été interrogé sans la présence de son avocat. Lors de l’interrogatoire du 19 janvier 2011, il a donné des actes de torture auxquels il avait été soumis un récit détaillé qui correspondait à ses déclarations antérieures. Il a une nouvelle fois décrit les blessures physiques qu’il avait subies et le traitement qui lui avait été infligé.

5.4Les représentants légaux du requérant ont également rappelé les menaces proférées contre lui en 2007 et fait observer que la reprise de l’enquête avait donné lieu à de nouvelles intimidations. À la fin de janvier 2011, l’épouse du requérant a informé le Bureau international kazakh pour les droits de l’homme et le respect de la légalité du fait que sa famille avait reçu un appel d’un procureur nommé A. K. qui menaçait de rouvrir l’enquête sur le meurtre qui était à l’origine de la première arrestation et de la torture du requérant. Le procureur a confirmé au Bureau lors d’une conversation téléphonique qu’il avait appelé la famille du requérant pour tenter de s’assurer qu’elle fournisse des preuves. Enjoint de s’abstenir de faire pression sur la famille, il a rétorqué qu’il menait une enquête minutieuse. Le requérant a dit à plusieurs reprises à un représentant du Bureau que sa famille, en particulier son épouse, était très «lasse» de ses griefs et voulait «tout oublier et simplement vivre». Il a également indiqué le 18 février 2011 que sa famille le poussait à retirer sa plainte. Il a répété à plusieurs occasions que sa femme redoutait vivement d’éventuelles représailles contre leur famille.

5.5Le 21 février 2011, le procureur a fait savoir au Bureau international kazakh pour les droits de l’homme et le respect de la légalité que l’enquête avait été close conformément à l’article 37 du Code de procédure pénale (circonstances excluant une enquête pénale) et que, le 5 février 2011, le requérant avait refusé les services de son avocat, déclarant qu’il n’avait aucun grief contre la police.

5.6Les représentants du requérant affirment que l’enquête reprise n’est pas pleinement indépendante, qu’elle est tardive et inefficace, et n’a donné lieu à aucunes poursuites pénales et, se référant à la jurisprudence du Comité, rappellent qu’une enquête doit être ouverte dans les meilleurs délais et menée rapidement,. Dans cette affaire, l’enquête nationale a été suspendue le 5 septembre 2007. Lorsqu’elle a été rouverte, près de quatre années s’étaient écoulées. La reprise de l’enquête après trois ans de suspension ne satisfait pas aux exigences d’efficacité.

5.7Une fois rouverte, l’enquête semblait viser essentiellement à interroger sans cesse le requérant et sa famille, y compris sous la forme d’une évaluation psychiatrique du requérant contre son gré, et à le confronter de force aux policiers. Aucun chef d’inculpation n’a été retenu contre aucun des policiers responsables de la torture et l’enquête a été close une nouvelle fois.

5.8Les représentants du requérant accueillent avec satisfaction les mesures générales de lutte contre la torture citées par l’État partie, mais constatent que celui-ci n’a pas expliqué en quoi l’une ou l’autre de ces nouvelles mesures intéresse le requérant dans la présente affaire. Ces mesures ne sont pas suffisantes pour faire justice du grief du requérant en l’absence de réparation appropriée, laquelle devrait inclure la reconnaissance de la responsabilité dans les violations, la conduite d’une enquête appropriée, et l’octroi au requérant d’une indemnisation et d’une aide à la réadaptation. Seule la création d’une commission d’enquête indépendante, qui respecte toutes les conditions énoncées au chapitre III du Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Protocole d’Istanbul, par. 2, 85 et 86), et qui ait plein pouvoir pour assigner les témoins à comparaître et recommander l’engagement de poursuites pénales, constituerait une réparation appropriée de la violation de la Convention.

5.9En réponse à la requête déposée devant le Comité, l’État partie a mis en cause la santé mentale du requérant et ordonné une évaluation psychiatrique. L’enquête reprise présente les caractéristiques d’une tentative d’intimidation du requérant pour le pousser à retirer sa plainte, pratique largement répandue au Kazakhstan. Une telle intimidation fait obstacle à l’exercice du droit de recours individuel établi aux articles 13 et 22 de la Convention. En faisant la déclaration visée à l’article 22 de la Convention en 2008, le Kazakhstan s’est implicitement engagé à ne pas entraver l’exercice du droit de toute personne de communiquer avec le Comité, puisque cela rendrait le droit qu’il a reconnu inefficace dans la pratique.

5.10Les représentants légaux sont préoccupés par le fait que le procureur ait demandé que le requérant soit soumis à une évaluation psychiatrique, sachant que cet examen n’avait pas pour objet d’établir les effets de la torture mais d’apprécier l’état de santé mentale du requérant «puisqu’il y avait un doute quant à sa capacité à percevoir correctement les circonstances relatives à l’affaire». Il semble donc que l’évaluation ait eu pour objectif de discréditer ou d’intimider le requérant.

5.11Au vu de ce qui précède, l’État partie a violé les droits que le requérant tient des articles 1er, 2, 12, 13 et 14 de la Convention.

Autres observations du requérant

6.En mars 2011, le requérant a présenté au Comité une lettre légalisée en russe (avec copie au Ministère des affaires étrangères du Kazakhstan), datée du 18 février 2011 et accompagnée d’une traduction en anglais, par laquelle il demandait le retrait de la plainte déposée en son nom le 22 avril 2010, étant donné qu’il n’avait pas personnellement préparé ou signé une quelconque communication, celle-ci ayant été élaborée par l’Open Society Initiative et le Bureau international kazakh pour les droits de l’homme et le respect de la légalité sur la base du mandat qu’il leur avait confié. Il a ajouté que les plaintes déposées contre les policiers avaient été rédigées «sous l’effet de la colère, de la douleur et d’une grande nervosité» et qu’il n’avait aucun grief contre les personnes en question.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

7.1Les 14 avril et 6 mai 2011, l’État partie a communiqué des observations complémentaires. Il fait savoir que, le 27 mars 2007, le requérant et ses deux beaux-fils, soupçonnés d’avoir commis le meurtre d’une femme âgée, ont été conduits au Département des affaires intérieures du district Sud. Les 30 mars et 2 avril 2007, ils ont déposé plainte auprès du bureau du Procureur de la ville contre des agents du Département (A., B. et M.), qu’ils accusaient de les avoir maltraités pour les forcer à avouer le meurtre. Le 30 mai 2007, le Procureur adjoint principal de la ville de Kostanaï a refusé d’ouvrir une enquête pénale faute de preuve. Cette décision a été annulée le 10 juin 2007 par le bureau du Procureur de la ville au motif du caractère incomplet de l’enquête.

7.2Les 12 et 13 juin 2007, le requérant a déposé auprès du bureau du Procureur régional des plaintes dans lesquelles il affirmait que des inconnus l’avaient menacé pour le pousser à retirer ses plaintes. Le 18 juin 2007, les plaintes en question ont été transmises au Département de la sécurité intérieure au sein du Département régional des affaires intérieures. Le 25 juin 2007, le Département de la sécurité intérieure a ouvert une enquête pénale contre les policiers en application de l’alinéa 4 a) de l’article 308 du Code pénal (abus de pouvoir ou d’autorité avec circonstances aggravantes). L’affaire a été classée le 29 juin 2007, faute de preuve. Le 27 juin 2007, huit policiers, dont M. A., M. B. et M. M., ont fait l’objet de diverses sanctions disciplinaires pour violations du règlement intérieur ayant abouti à la détention illicite du requérant et de ses beaux-fils.

7.3Le 3 juillet 2007, le Département de la sécurité intérieure a rouvert une enquête pénale, décision annulée le 18 juillet 2007 par le bureau du Procureur régional, qui a transmis l’affaire au Département chargé de la lutte contre la criminalité économique et la corruption pour examen supplémentaire. Le Département chargé de la lutte contre la criminalité économique et la corruption a décidé à deux occasions de ne pas ouvrir d’enquête pénale, faute de preuve, mais ces décisions ont été annulées par le bureau du Procureur régional au motif que l’enquête était incomplète. Le 1er février 2008, le Département chargé de la lutte contre la criminalité économique et la corruption a une nouvelle fois refusé d’ouvrir une enquête pénale, faute de preuve. Mis à part les témoignages contradictoires et incohérents du requérant et les conclusions de l’examen médico-légal, aucun autre élément de preuve n’est venu appuyer les griefs du requérant. Tous les moyens de collecter des éléments de preuve supplémentaires ont été épuisés.

7.4Le 6 décembre 2010, afin de vérifier les allégations présentées par le requérant au Comité, le bureau du Procureur général a annulé la décision du Département chargé de la lutte contre la criminalité économique et la corruption en date du 1er février 2008 et une enquête pénale a été ouverte contre les policiers en application de l’alinéa 2 a) de l’article 347-1 du Code pénal (torture).

7.5Au cours de son interrogatoire, le requérant a déclaré que, le 27 mars 2007, alors qu’il se trouvait au poste de police du fait de la détention de son beau-fils, il avait été conduit au 3e étage où trois policiers lui avaient infligé des mauvais traitements en vue de lui faire avouer le meurtre de sa voisine. Il a passé la nuit sur une chaise sous la surveillance d’un policier et a été interrogé par l’enquêteur le matin suivant. Lorsqu’il a été remis en liberté, le 28 mars 2007, il a été admis à l’hôpital de la ville de Kostanaï.

7.6Lors de leur interrogatoire en qualité de témoins, l’épouse du requérant, ses beaux-fils et leur ami ont refusé de témoigner et demandé le classement de l’enquête en déclarant qu’ils n’avaient aucun grief contre la police, alors que lors de l’enquête préliminaire les beaux-fils du requérant avaient affirmé avoir subi des mauvais traitements de la part des policiers qui tentaient de leur faire avouer le meurtre de leur voisine.

7.7Au cours de l’enquête préliminaire, le requérant a fait des déclarations contradictoires. Lors de la confrontation avec les policiers, il a déclaré que M. A. l’avait uniquement étouffé avec le sac en plastique. Il a également déclaré que M. M. n’avait enregistré que ses données personnelles. Il n’a pas identifié le troisième policier, M. B., et a déclaré que les personnes qui lui avaient infligé des mauvais traitements n’étaient pas les trois policiers en question. Lors de leur interrogatoire en qualité de suspects, les policiers ont démenti les allégations de mauvais traitement et de matraquage. Les autres policiers du Département des affaires intérieures du district Sud interrogés en qualité de témoins n’ont pas confirmé les faits de torture.

7.8Le personnel médical de l’hôpital de la ville de Kostanaï, également interrogé, a déclaré que, à la fin du mois de mars 2007, le requérant avait été conduit en ambulance à l’hôpital, où il avait été établi qu’il souffrait d’une contusion cérébrale et d’ecchymoses dans la région lombaire, qu’il affirmait avoir subies de la part de policiers. L’examen médico-légal pratiqué faisait état des lésions suivantes: contusion cérébrale, écorchures sur le visage, plaie contusionnée à l’arcade sourcilière droite, contusion du poumon droit et ecchymoses corporelles.

7.9Il ressort du dossier médical dont a été saisi le Département chargé de la lutte contre la criminalité économique et la corruption que le requérant fait l’objet d’une surveillance psychiatrique depuis 1978 pour cause de retard mental léger. Le 8 août 2007, au vu de la réaction aiguë du requérant au stress, un diagnostic de psychose réactionnelle avec syndrome paranoïde dépressif a également été établi. Compte tenu de ce qui précède, une évaluation psychiatrique médico-légale a été ordonnée le 8 janvier 2011.

7.10Le 14 janvier 2011, le requérant a demandé le report de l’instruction pour raisons de santé, demande qui a été rejetée en attendant l’examen psychiatrique médico-légal, lequel visait notamment à évaluer si le requérant était en état de participer à l’instruction.

7.11Le 18 janvier 2011, il est ressorti des résultats de l’examen psychiatrique que le requérant présentait des signes de réactions dépressives à court terme et qu’il était apte à participer à l’instruction. Le requérant et son conseil ont été informés de ces conclusions et les ont contestées, sans toutefois donner de motif.

7.12Le requérant a été appelé à témoigner neuf fois entre le 19 décembre 2010 et le 6 février 2011. Aucune pression n’a été exercée sur lui ni sur sa famille. Le 19 janvier 2011, le requérant a rejeté, par écrit et au motif de l’absence de menaces, l’offre de l’État partie qui lui proposait des mesures de protection.

7.13Le 3 février 2011, le requérant a refusé, par écrit, les services de son avocat. Le 5 février 2011, le Procureur de la région de Kostanaï a reçu la déclaration écrite en date du 3 février 2011, par laquelle le requérant se rétractait, expliquant qu’il souffrait de dépression nerveuse lors de ses témoignages précédents et refusant de témoigner de nouveau compte tenu du temps écoulé depuis les faits. Le 6 février 2011, le requérant, interrogé sur les circonstances dans lesquelles il avait écrit la lettre en question, a déclaré qu’il l’avait lui-même rédigée sans aucune pression extérieure. Il refusait de témoigner parce qu’il ne se souvenait pas des circonstances de l’affaire et n’avait aucun grief contre la police.

7.14Le 6 février 2011, le Procureur adjoint de la région de Kostanaï a classé l’affaire faute de preuve. Cette décision est fondée compte tenu des déclarations contradictoires et incohérentes que le requérant a faites tout au long de l’instruction, des refus de témoigner présentés par écrit par sa femme et ses beaux-fils, de la rétractation du requérant et de son refus de témoigner de nouveau, et des conclusions de l’examen psychiatrique médico-légal du 18 janvier 2011.

7.15L’État partie fait valoir qu’il était impossible de prouver la culpabilité des policiers en raison du temps écoulé (trois ans et huit mois) depuis que les blessures corporelles avaient été infligées, du caractère contradictoire des déclarations du requérant qui s’était ensuite rétracté, du refus de l’épouse et des beaux-fils du requérant de témoigner et du rejet par les policiers des allégations de torture.

7.16L’État partie affirme que la communication devrait être déclarée irrecevable pour les motifs suivants: 1) les événements faisant l’objet de la requête sont survenus le 27 mars 2007 et la dernière décision de procédure concernant l’affaire a été prise le 1er février 2008, c’est-à-dire avant que le Kazakhstan ne reconnaisse la compétence du Comité en vertu de l’article 22 de la Convention; 2) le requérant n’a pas fait appel, comme le permet l’article 109 du Code de procédure pénale, des décisions du 1er février 2008 (refus d’ouvrir une enquête pénale) et du 6 février 2011 (classement de l’affaire) et n’a donc pas épuisé tous les recours internes disponibles; 3) en mars 2011, le Ministère des affaires étrangères a reçu une lettre légalisée par laquelle le requérant retirait sa requête devant le Comité. Compte tenu du désistement de la requête communiquée au Comité par des tiers, le Comité ne devrait pas l’examiner.

7.17L’État partie déclare que les griefs présentés par les conseils du requérant sont dénués de fondement. Les allégations de torture n’ont pas été confirmées au cours de l’enquête. De plus, le requérant a déclaré qu’il n’avait pas déposé la moindre requête devant le Comité et ne tenait pas à ce que l’enquête pénale se poursuive. L’État partie a pris toutes les mesures pour qu’une enquête objective soit menée, mais il n’est pas possible d’engager des procédures pénales contre les policiers faute de preuve et compte tenu de la position du requérant lui-même. Toutefois, huit policiers ont fait l’objet de diverses sanctions disciplinaires (voir par. 7.2). L’État partie déclare également que, conformément à la législation nationale, la question de l’indemnisation pour faits de torture n’est tranchée qu’après la condamnation des fonctionnaires par un tribunal pénal.

Commentaires des représentants du requérant sur la recevabilité et sur le fond

8.1Le 15 juillet 2011, les conseillers du requérant ont communiqué leurs commentaires sur la recevabilité et sur le fond. En réponse à l’État partie qui affirme que les violations dépassent la compétence ratione temporis du Comité, ils avancent une nouvelle fois l’argument selon lequel la torture infligée au requérant en 2007 a été cautionnée par un acte ou une implication manifeste de l’État partie, puisque celui-ci a refusé de reconnaître sa responsabilité dans la torture et n’a toujours pas enquêté de manière appropriée après que le Kazakhstan a fait la déclaration prévue à l’article 22 de la Convention, le 21 février 2008. L’État partie ne tient pas compte des efforts que le requérant a déployés de mars à juin 2008 pour obtenir qu’une enquête efficace soit conduite en faisant valoir que la dernière décision procédurale était en date du 1er février 2008. Il n’a toujours pas ouvert d’enquête qui soit conforme aux dispositions des articles 12 et 13 de la Convention, ce qui constitue une violation continue. La non-prévention de la torture et le fait de ne pas assurer des voies de recours appropriées constituent également des violations continues.

8.2Pour ce qui est de l’allégation selon laquelle le requérant n’aurait pas fait appel des décisions du 1er février 2008 et du 6 février 2011, les conseils font observer que le requérant a interjeté appel devant les bureaux des procureurs, et a formé, devant le tribunal municipal, un recours judiciaire qui a été rejeté le 25 mars 2008. Aucun autre recours visé par l’article 109 n’était disponible ou efficace dans la pratique. Compte tenu du climat d’intimidation dans lequel l’enquête a été reprise, il ne serait pas raisonnable d’attendre du requérant qu’il recommence un cycle de recours auprès d’organes qui ont déjà examiné l’affaire à plusieurs reprises.

8.3En ce qui concerne les lettres en date de février 2011 par lesquelles, selon l’État partie, le requérant aurait retiré sa plainte, aucun des incidents invoqués ne peut être considéré comme une «dénonciation spontanée et volontaire» de sa requête devant le Comité. L’État partie n’a pas cité les nombreuses occasions où, en janvier 2011, alors qu’il était interrogé en présence de son avocat, le requérant a réitéré ses griefs. Il se concentre au contraire sur l’occasion postérieure où, dans des circonstances fort contestables − à savoir qu’il était interrogé par la police sans la présence d’un avocat − le requérant a été contraint par intimidation à écrire une brève lettre dans laquelle il refusait de témoigner de nouveau. En l’absence d’un désistement librement consenti et sans équivoque, le Comité devrait poursuivre l’examen de la communication car il en va de l’intérêt de la justice.

8.4La lettre en date du 3 février 2011, dans laquelle le requérant déclare qu’il refuse de témoigner de nouveau et qu’il se rétracte, ne fait part d’aucune intention de retirer la requête déposée devant le Comité. Le requérant l’a écrite après avoir indiqué qu’il subissait des pressions visant à le pousser à retirer sa plainte. À peu près à la même période, un enquêteur lui a montré les déclarations des policiers qui l’avaient torturé, qui promettaient de ne pas l’accuser de diffamation s’il retirait sa plainte. L’État partie indique également que le requérant a été interrogé par la police le 6 février 2011 sur les circonstances dans lesquelles il avait écrit sa lettre du 3 février, et l’acte dans lequel le requérant aurait refusé de témoigner de nouveau confirme que cet interrogatoire a été mené sans la présence d’un avocat puisque la police avait obtenu du requérant une déclaration dans laquelle il refusait les services de son avocat.

8.5Pour ce qui est de la lettre typographiée légalisée en date du 18 février 2011, en russe et en anglais, et signée par le requérant, dans laquelle ce dernier indiquait qu’il souhaitait retirer sa requête auprès du Comité, pour le motif qu’il avait agit «sous l’effet de la colère, de la douleur et d’une grande nervosité», les conseils ont consulté le requérant et n’ont pas eu pour instruction de retirer la requête auprès du Comité. La soi-disant lettre de retrait a été obtenue dans les circonstances suivantes: à la suite d’une visite de deux enquêteurs de la police, le requérant a écrit la lettre datée du 3 février et quelques jours plus tard, un des enquêteurs de police a conduit le requérant à une étude de notaire où on lui a remis un document imprimé qu’il a signé après y avoir jeté un rapide coup d’œil. Ainsi, la lettre stéréotypée datée du 18 février 2011 adressée au Comité a été élaborée par l’État partie et non par le requérant lui-même, a été sensiblement modifiée par rapport à la lettre manuscrite d’origine et a été signée sous la pression.

8.6La prétendue lettre de retrait de la plainte sur laquelle s’appuie l’État partie est à l’opposé du témoignage détaillé et cohérent que le requérant a donné à plusieurs reprises de la torture qu’il a subie. Dans la procuration qu’il a signée le 22 février 2010, le requérant confirme qu’il autorise l’Open Society Justice Initiative et le Bureau kazakh international pour les droits de l’homme et le respect de la légalité à le représenter devant le Comité et à soumettre des demandes et d’autres requêtes en son nom. De plus, il a personnellement signé chaque page de sa déclaration, qui a été jointe au dossier. Dans ces circonstances, ni la lettre datée du 3 février, ni l’interrogatoire du 6 février, ni la lettre datée du 18 février ne constituent l’expression libre et incontestable de la volonté du requérant de retirer sa requête; elles ne devraient donc pas empêcher le Comité d’examiner la teneur de celle-ci.

8.7Aucun des arguments présentés par l’État partie n’ébranle le récit cohérent que le requérant a fait à plusieurs reprises de la torture qu’il a subie; ils corroborent au contraire les éléments essentiels de son témoignage et confirment que l’enquête reprise n’a pas été efficace. L’État partie convient que le requérant et ses beaux-fils ont rapidement fait des déclarations accusant la police de leur avoir infligé des souffrances physiques et mentales pour tenter d’obtenir des aveux. Le requérant a maintenu cette déclaration tout au long des nombreuses séances d’interrogatoire dans le cadre de la reprise de l’enquête en janvier 2011 et l’État partie concède qu’il a déclaré avoir été maltraité par la police. Il est incontesté qu’il a immédiatement sollicité des soins médicaux et déclaré aux médecins qu’il avait été blessé par des policiers. Toutefois, l’État partie rejette arbitrairement les éléments de preuve et ne donne pas suite aux nombreuses déclarations cohérentes faites au cours de l’enquête initiale et en janvier 2011 mais, au contraire, tente de rejeter les éléments de preuve produits par le requérant en les qualifiant d’«incohérents» ou en affirmant qu’ils ont été donnés «sous l’emprise de la colère» ou «en état de nervosité».

8.8Il est rappelé que l’évaluation psychiatrique du 18 janvier 2011, demandée «pour établir l’état de santé mentale de la victime puisqu’il y avait un doute quant à sa capacité à percevoir correctement les circonstances relatives à l’affaire», a été menée contre la volonté du requérant. De plus, l’État partie fait vaguement référence à un dossier médical faisant état d’un séjour en service psychiatrique datant de 1978, mais n’explique pas en quoi cela intéresse la présente requête. Aucune mention de ce dossier n’a été faite au cours de la procédure interne. Au lieu d’examiner les éléments de preuves médicales manifestes qui étayent les allégations de mauvais traitement, la première réaction des autorités a été de soumettre le requérant à une évaluation psychiatrique obligatoire qui, selon toute apparence, visait à montrer qu’il était atteint de maladie mentale.

8.9Le Kazakhstan a manqué aux obligations qui lui incombent au titre des articles 1er, 2, 12, 13 et 14 de la Convention. L’enquête reprise en décembre 2010 a été close une nouvelle fois en février 2011 sans qu’un quelconque progrès significatif n’ait été enregistré, avant que les responsabilités n’aient été établies et sans qu’un recours utile n’ait été assuré au requérant. Le premier motif fourni par l’État partie pour justifier le classement de l’affaire est qu’il était difficile de prouver la culpabilité des policiers en raison du temps écoulé depuis la commission des blessures corporelles (trois ans et huit mois), ce qui semble revenir à admettre que le retard a eu une conséquence directe sur l’enquête. L’enquête reprise ne respectait pas les principes d’indépendance et d’impartialité. Son caractère biaisé est confirmé par le fait que, alors qu’ils ont contraint le requérant à subir de nombreux interrogatoires, les enquêteurs ont été immédiatement satisfaits par les simples réfutations formulées par les policiers impliqués dans l’incident.

8.10L’État partie n’a pas établi les responsabilités quant aux actes de torture qu’a subis le requérant, et n’a pas assuré à celui-ci des recours utiles, notamment sous la forme d’une indemnisation, d’une aide à la réadaptation et d’une réparation adéquate, ce qui est contraire aux articles 12, 13 et 14 de la Convention. Au lieu de remédier à ces défaillances, l’État partie confirme que le requérant ne peut obtenir une réparation ou un dédommagement pour les actes de torture infligés, nul n’ayant été poursuivi et reconnu coupable.

8.11L’État partie a tenté d’intimider le requérant pour le contraindre à retirer sa plainte, en l’obligeant à subir un examen psychiatrique, en encourageant sa famille à faire pression pour qu’il retire sa plainte et en l’interrogeant à de nombreuses reprises jusqu’à ce que, en l’absence de son avocat, la police parvienne à lui soutirer une brève note dans laquelle il refusait de témoigner une nouvelle fois. Compte tenu des actes d’intimidation commis contre le requérant, il est proposé au Comité de conclure qu’il y a eu manquement au devoir de protéger les plaignants contre toute intimidation (art. 13) et de donner effet au droit des particuliers de présenter des communications (art. 22).

Observations supplémentaires de l’État partie

9.1Par une note verbale datée du 24 octobre 2011, l’État partie indique que l’Open Society Justice Initiative et le Bureau kazakh international pour les droits de l’homme et le respect de la légalité ne sont pas autorisés à représenter le requérant devant le Comité, au vu de la lettre légalisée datée du 18 février 2011 dans laquelle le requérant retire volontairement la requête soumise au Comité. Les arguments présentés par ces organismes, qui affirment qu’ils ont consulté le requérant qui ne les avait pas chargés de retirer sa plainte, et que la lettre légalisée tout comme la lettre adressée au Procureur de la région de Kostanaï avaient été écrites sous la pression, sont sans fondement et ne sont pas corroborés par les preuves écrites disponibles.

9.2L’État partie réaffirme ses arguments précédents selon lesquels le requérant n’a pas épuisé tous les recours internes et conteste le caractère continu des violations alléguées des droits du requérant compte tenu du fait qu’il n’est plus en détention et ne peut être soumis à une quelconque torture. L’État partie conclut que les allégations du requérant sont sans fondement et demande au Comité de ne pas examiner la requête quant au fond.

Commentaires supplémentaires des représentants du requérant

10.Par une lettre datée du 6 décembre 2011, les conseils du requérant ont renvoyé à leurs commentaires précédents et ajouté que l’État partie semblait ne pas comprendre les arguments étayant le grief de violation continue, puisqu’il n’est évidement pas question de prétendre que le requérant est encore soumis à la torture, mais bien du manquement continu à l’obligation d’enquêter.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

11.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une requête, le Comité contre la torture doit déterminer si la requête est recevable en vertu de l’article 22 de la Convention.

11.2Le Comité constate que l’État partie conteste la compétence du Comité ratione temporis au motif que les actes de torture faisant l’objet de la requête (27 mars 2007) et la dernière décision de procédure concernant l’affaire en date du 1er février 2008, par laquelle l’État partie a refusé d’ouvrir une enquête pénale, sont survenus avant que le Kazakhstan ne reconnaisse la compétence du Comité en vertu de l’article 22 de la Convention. Le Comité rappelle que les obligations que l’État partie a contractées en vertu de la Convention le lient à compter de la date où celle-ci est entrée en vigueur à son égard. Le Comité peut examiner des griefs de violations constituées par des faits qui se sont produits avant que l’État partie ne déclare reconnaître la compétence du Comité en vertu de l’article 22 si les effets de ces violations continuaient de se faire sentir après l’entrée en vigueur de la déclaration et constituaient en soi une violation de la Convention. La persistance d’une violation doit être interprétée comme la prolongation, après la formulation de la déclaration, par des actes ou de manière implicite, des violations antérieures de l’État partie. Le Comité constate que le Kazakhstan a fait la déclaration prévue à l’article 22 de la Convention le 21 février 2008. Les événements qui font l’objet de la requête sont survenus antérieurement, mais la décision du Département chargé de la lutte contre la criminalité économique et la corruption en date du 1er février 2008 (refus d’ouvrir une enquête pénale contre les policiers) a été confirmée par le bureau du Procureur régional le 19 mars 2008 et l’appel interjeté par le requérant devant le deuxième tribunal de la ville de Kostanaï a été rejeté le 25 mars 2008, c’est-à-dire après que le Kazakhstan a fait la déclaration prévue à l’article 22. De plus, le bureau du Procureur général a confirmé la décision du Département chargé de la lutte contre la criminalité économique et la corruption le 11 juin 2008 en refusant d’ouvrir une enquête pénale. Le manquement de l’État partie aux obligations qui lui incombent d’enquêter au sujet des allégations du requérant et de lui assurer des voies de recours appropriées s’est poursuivi après la reconnaissance par l’État partie de la compétence du Comité en vertu de l’article 22 de la Convention. Dans ces circonstances, le Comité n’est pas empêché ratione temporis d’examiner la présente requête.

11.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie qui estime qu’il ne devrait pas examiner la présente requête au vu de la lettre légalisée datée du 18 février 2011 dans laquelle le requérant retirait sa plainte. Il considère que, pour que le retrait d’une requête présentée au Comité soit valide, le texte de la demande de retrait doit être sans équivoque et il doit être établi que la demande a été faite de plein gré. Le Comité n’estime pas nécessaire, comme le demande l’État partie, que des pièces justificatives soient fournies pour que la force probante de la lettre légalisée puisse être contestée. De fait, le Comité est habilité à apprécier librement les faits en se fondant sur l’ensemble des circonstances de chaque affaire. En l’espèce, les circonstances dans lesquelles le requérant a signé la lettre, telles que les conseils du requérants les ont relatées, donnent au Comité de bonnes raisons de douter qu’elle ait été rédigée librement. Dans ces circonstances, le Comité estime que la lettre du 18 février 2011 ne peut pas être considérée comme une demande librement consentie de désistement de la requête et qu’elle n’empêche donc pas le Comité d’examiner la présente requête.

11.4Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

11.5En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, le Comité constate que l’État partie conteste la recevabilité de la requête au motif que le requérant n’a pas fait appel des décisions du 1er février 2008 et du 6 février 2011. Il observe toutefois que le requérant a fait appel de la décision du 1er février 2008 devant le deuxième tribunal de la ville de Kostanaï, qui l’a débouté le 25 mars 2008. Il prend également note de l’argument incontesté présenté par le requérant selon lequel, s’il était en principe possible d’interjeter appel devant la cour régionale, dans la pratique ce recours n’était pas disponible l’avocat ayant reçu la notification de la décision après l’expiration du délai de recours. Pour ce qui est de l’argument selon lequel le requérant n’a pas fait appel de la décision du 6 février 2011, le Comité constate que l’enquête a été reprise le 6 décembre 2010, soit près de quatre ans après les faits allégués par le requérant. Le Comité en conclut que les procédures internes ont excédé les délais raisonnables et que le requérant n’est pas tenu de les épuiser. Compte tenu de ce qui précède, le Comité conclut que les conditions énoncées au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention ne l’empêchent pas d’examiner la communication.

11.6En ce qui concerne le paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention et l’article 111 du Règlement intérieur du Comité, ne constatant aucun autre obstacle à la recevabilité de la communication, le Comité procède à son examen quant au fond.

Examen de la recevabilité

12.1Le Comité a examiné la requête en tenant dûment compte de toutes les informations qui lui ont été fournies par les parties, conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention.

12.2Le Comité constate que le requérant a allégué une violation du paragraphe 1 de l’article 2 de la Convention, soutenant que l’État partie a enfreint ses obligations de prévenir et de sanctionner les actes de torture. Ces dispositions sont applicables dans la mesure où les actes que le requérant a subis sont considérés comme des actes de torture au sens de l’article premier de la Convention. À cet égard, le Comité prend note de la description détaillée que le requérant a donnée du traitement auquel il a été soumis pendant sa garde à vue et des rapports médicaux contenant des informations sur les blessures physiques infligées et sur les préjudices psychologiques durables subis. Le Comité considère qu’un tel traitement peut être qualifié d’infliction intentionnelle de douleurs et souffrances aiguës par des fonctionnaires en vue d’extorquer des aveux au requérant. L’État partie ne conteste pas les preuves médicales, mais nie toute implication de la police. Il n’est pas contesté que le requérant était en garde à vue lorsqu’il a subi ses blessures et qu’il a tenté d’obtenir des soins médicaux pour soigner ses blessures rapidement après sa mise en liberté. Dans ces circonstances, l’État partie devrait être présumé responsable du préjudice causé à moins qu’il ne donne une explication convaincante. L’État partie n’ayant pas fourni une telle explication, le Comité en conclut que ce sont les policiers qui ont infligé au requérant ses blessures. Le Comité prend également note du fait incontesté que la détention du requérant n’a pas été enregistrée, que le requérant n’a pas bénéficié des services d’un avocat et qu’il n’a pas bénéficié d’un examen médical indépendant. Compte tenu du récit détaillé que le requérant a donné des actes de torture qu’il a subis et des documents médicaux qui corroborent ses allégations, le Comité conclut que les faits, tels qu’ils sont rapportés, constituent un acte de torture au sens de l’article premier de la Convention et que l’État partie a manqué à son obligation de prévenir et de sanctionner les actes de torture, en violation du paragraphe 1 de l’article 2 de la Convention.

12.3Le requérant affirme également qu’aucune enquête rapide, impartiale et efficace n’a été conduite au sujet de ses allégations de torture, que les responsables n’ont pas été poursuivis et que lui-même et sa famille ont reçu des menaces et fait l’objet d’actes d’intimidation, en violation des articles 12 et 13 de la Convention. Le Comité note que, bien que le requérant ait signalé les actes de torture plusieurs jours après les événements, l’enquête préliminaire n’a été ouverte qu’un mois après, ce qui a abouti au refus d’ouvrir une enquête pénale. Par la suite, après les appels interjetés par le requérant, l’enquête a été plusieurs fois rouverte et refermée par divers organes chargés de la procédure et de l’enquête, ce qui a abouti au classement de l’enquête sans que la responsabilité pénale n’ait été attribuée aux policiers, faute de preuve.

12.4Le Comité rappelle qu’en soi une enquête ne suffit pas à démontrer que l’État partie agit en conformité avec les obligations qui lui incombent en vertu de l’article 12 de la Convention s’il peut être démontré qu’elle n’a pas été conduite avec impartialité. À cet égard, le Comité fait observer que l’enquête a été confiée au poste de police (Département des affaires intérieures du district Sud) où les actes de torture allégués avaient été commis, puis à l’organe qui lui est hiérarchiquement supérieur (le Département de la sécurité intérieure du Département régional des affaires intérieures). Le Comité rappelle avec préoccupation que l’examen préliminaire des allégations et des plaintes faisant état d’actes de torture et de mauvais traitements imputés à des policiers est effectué par le Département de la sécurité intérieure, qui relève de la même chaîne de commandement que les forces de police ordinaires, et que cet examen ne constitue donc pas une enquête impartiale.

12.5En vertu de l’article 12, l’enquête doit être immédiate, impartiale et efficace, la rapidité étant essentielle autant pour éviter que la victime continue de subir les actes prohibés que parce que, à moins que les tortures n’entraînent des effets permanents et graves, d’une façon générale, selon les méthodes employées, les marques physiques de la torture et, à plus forte raison, des traitements cruels, inhumains ou dégradants, disparaissent à brève échéance. Le Comité constate qu’une enquête préliminaire a été ouverte un mois après le signalement des faits de torture, l’examen médical du requérant n’ayant pas été effectué avant le 23 avril 2007, soit trois semaines après sa sortie de l’hôpital. L’examen scientifique des vêtements portés par le requérant et par les policiers accusés de torture n’a été pratiqué que le 16 juillet 2007, c’est-à-dire plus de trois mois après les actes de torture allégués, les résultats de cet examen étant compromis puisque les vêtements des policiers avaient été lavés. Le Comité constate également que l’enquête repose lourdement sur le témoignage des policiers qui ont nié leur participation à la torture et accorde peu de poids aux déclarations cohérentes du requérant et aux preuves médicales incontestées décrivant les blessures infligées au requérant. De plus, bien qu’au cours de l’enquête reprise en décembre 2010 le requérant ait confirmé de nouveau ses allégations pendant les nombreux interrogatoires et malgré le fait que le bureau du Procureur général ait conclu dans sa décision du 6 décembre 2010 que les allégations étaient étayées et corroborées par des preuves médicales et par les dépositions des témoins, l’enquête a été close en février 2011 sans qu’aucune charge n’ait été retenue contre les auteurs ou que le moindre recours ait été offert au requérant.

12.6Le Comité prend également note des allégations du requérant qui affirme que, lors de l’enquête menée en 2007, lui et sa famille avaient subi des menaces et qu’on avait tenté de le soudoyer pour qu’il retire sa plainte, et que l’enquête reprise en 2010-2011 était également entachée de stratégies d’intimidation, telles que la conduite d’une évaluation psychiatrique contre son gré et l’exercice de pressions sur sa famille pour le persuader de retirer sa plainte. L’État partie n’a pas fourni la moindre information au sujet de ces allégations, se contentant de nier toute pression ou tout acte d’intimidation contre le requérant. Le Comité note que le requérant a signalé les actes d’intimidation au bureau du Procureur régional en juin 2007 et qu’en fin de compte aucune action n’a été menée pour donner suite à ces plaintes. Il note également que ces allégations sont cohérentes avec les conclusions du Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants quant à l’intimidation systématique des personnes qui déposent plainte au Kazakhstan. À la lumière de l’évaluation psychiatrique menée contre la volonté du requérant lors de la reprise de l’enquête, de la pression exercée sur sa famille pour qu’elle le persuade de retirer ses plaintes, ainsi que des actes d’intimidation commis en 2007, le Comité considère que les lettres de février 2011 par lesquelles le requérant a refusé les services de son avocat, puis a refusé de témoigner de nouveau, s’est rétracté et a déclaré qu’il n’avait aucun grief contre la police, ne peuvent pas être considérées comme un consentement libre et volontaire, donné en l’absence de tout acte d’intimidation et de toute contrainte.

12.7À la lumière des conclusions ci-dessus et d’après les pièces versées au dossier, le Comité conclut que l’État partie n’a pas respecté l’obligation qui lui incombe de procéder immédiatement à une enquête impartiale et efficace en cas d’allégations faisant état d’actes de torture et de prendre des mesures pour faire en sorte que le requérant et sa famille, tout comme les principaux témoins, soient protégés contre l’intimidation dont ils pourraient faire l’objet en raison de leur plainte et de leur déposition au cours de l’enquête, en violation des articles 12 et 13 de la Convention.

12.8Pour ce qui est de la violation alléguée de l’article 14 de la Convention, le Comité fait observer qu’il est incontesté que l’absence de procédure pénale a privé le requérant de la possibilité d’engager une action civile en réparation étant donné que, en vertu du droit interne, le droit à réparation en cas d’acte de torture prend effet uniquement après la condamnation des responsables par un tribunal pénal. Le Comité rappelle à cet égard que l’article 14 de la Convention reconnaît non seulement le droit d’être indemnisé équitablement et de manière adéquate, mais impose aussi aux États parties l’obligation de veiller à ce que la victime d’un acte de torture obtienne réparation. Le Comité considère que la réparation doit couvrir l’ensemble des dommages subis par la victime, et englobe, entre autres mesures, la restitution, l’indemnisation, la réadaptation de la victime ainsi que des mesures propres à garantir la non-répétition des violations, en tenant toujours compte des circonstances de chaque affaire. Le Comité considère toutefois que, même si une enquête pénale permet de recueillir des preuves, ce qui est dans l’intérêt des victimes, l’ouverture d’une action civile en réparation ne doit pas être subordonnée à l’achèvement de l’action pénale. Il considère qu’il ne faut pas attendre que la responsabilité pénale ait été établie pour indemniser la victime. L’action civile devrait être ouverte indépendamment de l’action pénale, et la législation et les institutions nécessaires à cette procédure civile devraient être mises en place. Si la législation interne impose qu’une action pénale ait lieu avant qu’une action en dommages-intérêts puisse être engagée au civil, l’absence d’action pénale ou la longueur excessive de la procédure pénale peuvent constituer un manquement aux obligations qui incombent à l’État partie en vertu de la Convention. Le Comité souligne qu’une réparation qui serait limitée seulement à des recours administratifs ou disciplinaires, sans possibilité de recours judiciaire effectif, ne peut pas être considérée comme suffisante et effective dans le contexte de l’article 14. Compte tenu des informations dont il est saisi, le Comité conclut que l’État partie a également manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 14 de la Convention.

12.9Le Comité réaffirme que, dans le cadre de la procédure de communication individuelle prévue à l’article 22, l’État partie est tenu de coopérer avec le Comité en toute bonne foi et de s’abstenir de tout acte d’intimidation ou de représailles contre les requérants, leur famille et/ou leurs conseils, exercé du fait du dépôt d’une requête devant le Comité. Par de tels actes on entend notamment, mais pas exclusivement, toutes formes de menaces directes ou indirectes, la coercition, ou autres actes déplacés visant à dissuader ou à décourager des requérants déclarés ou potentiels de soumettre leur plainte ou à faire pression sur eux pour qu’ils retirent ou modifient leur plainte. Toute immixtion de ce type rendrait vain le droit des particuliers de soumettre des communications en vertu de l’article 22.

12.10Le Comité constate que, avant de signer la lettre de retrait datée du 18 février 2011, le requérant avait signé plusieurs autres lettres par lesquelles il refusait l’assistance de son avocat, se rétractait et refusait de témoigner de nouveau. Par la suite, les seuls griefs restant contre la police étaient ceux dont est saisi le Comité. Le Comité fait observer que la lettre de retrait légalisée a été adressée au Comité accompagnée d’une copie au Ministère des affaires étrangères, avec une traduction du russe vers l’anglais. Le Comité prend note de la pression exercée sur le requérant et sur sa famille au niveau national, ainsi que des arguments avancés par les conseils du requérant au sujet des circonstances dans lesquelles la lettre légalisée a été produite et, renvoyant à ses conclusions selon lesquelles les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 13 de la Convention, conclut que l’immixtion de l’État partie dans le droit du requérant de soumettre des communications constitue également une violation de l’article 22 de la Convention.

13.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article premier, lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 2, et des articles 12, 13, 14 et 22 de la Convention.

14.Le Comité exhorte l’État partie à mener une enquête en bonne et due forme, impartiale et efficace en vue de traduire en justice les responsables du traitement infligé au requérant, et à prendre des mesures efficaces pour assurer la protection du requérant et de sa famille contre toutes formes de menace et d’intimidation, pour fournir au requérant une réparation complète et adéquate pour les souffrances infligées, y compris une indemnisation et des moyens de réadaptation, et pour éviter que des violations analogues ne se reproduisent. Conformément au paragraphe 5 de l’article 118 de son règlement intérieur, le Comité invite l’État partie à l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de la présente décision, des mesures qu’il aura prises pour y donner suite.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra aussi ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]