Communication présentée par :

S. B. et M. B. (représentées par un conseil, Natasha Boshkova)

Victime(s) présumée(s) :

Les auteures

État partie :

Macédoine du Nord

Date de la communication :

16 mai 2019 (lettre initiale)

Références :

Communiquée à l’État partie le 24 mai 2019 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

2 novembre 2020

Objet :

Discrimination à l’égard des femmes roms

Question(s) de procédure :

Aucune

Article(s) de la Convention :

1, 2 a), c) et e) et 12

Article(s) du Protocole facultatif :

Aucun

Contexte

Les auteures sont S. B. et M. B., ressortissantes de Macédoine du Nord d’origine rom, nées respectivement en 1988 et 1985. Leur plainte concerne le déni d’accès aux soins gynécologiques, notamment le refus d’un établissement de santé privé de les enregistrer comme patientes en raison de leur appartenance ethnique, et le manque de soins gynécologiques dans la région où elles vivent, qui constitue une forme de discrimination à l’égard des femmes. Elles affirment être victimes d’une violation des droits qu’elles tiennent des articles 1, 2 a), c) et e) et 12 de la Convention en raison du fait que l’État partie n’a pas pris de mesures positives en faveur des droits des femmes roms en matière de sexualité et de procréation, d’où une inégalité de fait dans l’exercice par les auteures de leur droit à la santé. La Convention et le Protocole facultatif s’y rapportant sont entrés en vigueur pour l’État partie le 17 février 1994 et le 17 janvier 2004, respectivement. Les auteures sont représentées par un conseil, Natasha Boshkova.

Rappel des faits présentés par les auteures

Les auteures vivent toutes deux avec leur partenaire et sont mères de trois enfants. Roms, elles vivent dans la plus grande communauté rom de Macédoine du Nord, dans la municipalité de Šuto Orizari. Elles soutiennent que les femmes roms de Šuto Orizari rencontrent des obstacles dans l’exercice de leur droit d’accéder à des services gynécologiques de qualité, la municipalité n’étant pas dotée de tels services, alors même que plus de 13 000 femmes en âge de procréer vivent à Šuto Orizari. Les difficultés qu’elles rencontrent sont également imputables aux préjugés et à la discrimination dont les Roms sont victimes de la part des professionnels de santé des cabinets gynécologiques de la ville de Skopje.

Avant que ne surviennent les faits décrits dans la plainte des auteures, plusieurs cas similaires de traitement discriminatoire à l’égard de femmes roms au cabinet d’une gynécologue, la docteur L. K., avaient été signalés. Aussi, afin d’obtenir des preuves du comportement discriminatoire de cette gynécologue, deux organisations de la société civile, le Comité d’Helsinki pour les droits de l’homme et l’Association pour l’éducation et la recherche en matière de santé, ont élaboré un scénario de test. Le test, ou simulation, a été réalisé dans l’établissement de santé par des participantes soit Roms, soit non Roms (les auteures de la présente communication et les sujets témoins), toutes de nationalité macédonienne, en âge de procréer et ayant besoin d’un suivi gynécologique.

Le 16 décembre 2015, l’une des auteures (S. B., âgée de 28 ans à la date de la simulation) s’est rendue dans l’établissement de santé privé de la docteur L. K. et a demandé à être inscrite comme patiente et à bénéficier d’un examen gynécologique de routine. L’infirmière de l’établissement a refusé de l’enregistrer au prétexte que la médecin n’acceptait plus de jeunes patientes. Le même jour, un profil de référence (une jeune femme non rom âgée de 23 ans à la date de la simulation) a demandé à s’inscrire auprès de la même gynécologue. L’infirmière a procédé aux formalités d’enregistrement et 20 minutes plus tard, elle a été examinée par la médecin.

Le 18 décembre 2015, la deuxième auteure (M. B., âgée de 30 ans à la date de la simulation) a également demandé à être enregistrée comme patiente. Elle a essuyé un refus pour les mêmes motifs, à savoir que la médecin n’acceptait plus de jeunes patientes. À la même date, un autre profil de référence (une jeune femme âgée de 25 ans à la date de la simulation) a vu sa demande d’inscription au cabinet approuvée et a été examinée le même jour.

Les auteures affirment qu’elles ont certes participé à une simulation, mais qu’elles cherchaient vraiment un ou une gynécologue plus proche de leur municipalité afin de pouvoir avoir accès à un suivi gynécologique sans avoir à trop s’éloigner de leur domicile, pour éviter des dépenses supplémentaires. Elles affirment en outre qu’elles ont ressenti de la douleur et de la souffrance psychologiques du fait du comportement discriminatoire du prestataire de soins de santé privé.

Le 13 septembre 2016, les auteures ont intenté une action en justice contre l’établissement sanitaire privé. Elles ont demandé au tribunal de reconnaître que leur droit à l’égalité de traitement avait été violé et de leur accorder des dommages-intérêts pour préjudice non pécuniaire.

Le 5 avril 2017, les témoins des deux parties ont été entendus à l’audience. Les témoins de la défenderesse n’ont pas fait référence aux événements exacts de décembre 2015 mais ont évoqué plus généralement le professionnalisme de la gynécologue. Dans sa déclaration à la fin de l’audience, la défenderesse a expliqué qu’elle avait changé de politique à l’égard des patientes roms depuis que l’Association d’éducation et de recherche en matière de santé avait amené à son cabinet un couple de Roms, mari et femme, atteints d’une infection. Ils portaient des vêtements sales et dégageaient une odeur désagréable. Après leur départ, elle avait dû désinfecter et ventiler la pièce car la patiente « exhalait une odeur pestilentielle et sentait l’égout » et la gynécologue craignait qu’elle ne fasse fuir les autres patientes.

Le 7 juin 2017, le tribunal a débouté les auteures de leur demande, la déclarant infondée. Il a estimé que les auteures n’avaient pas agi pour satisfaire leurs propres besoins, mais bien dans le cadre d’un projet de test de discrimination mené par l’Association pour l’éducation et la recherche en matière de santé, ce qui a été confirmé également par le rapport de l’Association elle-même et par les déclarations des témoins. Le tribunal a déclaré en outre que les auteures n’avaient pas fait l’objet d’une discrimination fondée sur leur origine ethnique, mais que leur demande avait été rejetée parce qu’elles n’avaient pas fourni un dossier médical complet (elles n’étaient pas munies de leur carte d’identité et de leur dossier médical). Les auteures ont formé un recours contre cette décision.

Le 17 mai 2018, la cour d’appel a rendu sa décision sans tenir d’audience publique. Elle a rejeté l’appel et confirmé la décision de première instance. Selon les auteures, la cour d’appel n’a fourni aucune justification raisonnable de sa décision. Les auteures estiment que les recours internes ont donc été épuisés.

Teneur de la plainte

Les auteures affirment que le fait que l’État ne leur assure pas une protection efficace contre la discrimination dans l’accès aux services de soins de santé constitue une violation des droits qu’elles tiennent de l’article 1, des paragraphes a), c) et e) de l’article 2 ainsi que de l’article 12 de la Convention, compte tenu de la recommandation générale no 24 (1999) sur les femmes et la santé. Elles soutiennent que le manque de services de soins gynécologiques dans la zone où elles résident constitue une forme de discrimination à l’égard des femmes et que le fait que l’État partie n’ait pas pris de mesures positives en faveur des droits des femmes roms en matière de santé sexuelle et procréative a entraîné une inégalité de fait dans l’exercice par les auteures de leur droit à la santé.

Les auteures soutiennent en particulier qu’elles ont été victimes de discrimination, la gynécologue locale ayant refusé de les enregistrer comme patientes et de procéder à un examen gynécologique de routine en raison de leur appartenance ethnique, alors même que des femmes non roms ont pu s’inscrire et être examinées ce jour-là. Elles affirment en outre que le tribunal a méconnu la nature de la discrimination, sa spécificité, son caractère intersectionnel, ses causes profondes et ses effets néfastes, en particulier sur les femmes des minorités ethniques, ainsi que le renversement de la charge de la preuve, qui pèse sur le défendeur ou la défenderesse. Il n’a tenu aucun compte des déclarations discriminatoires de la défenderesse selon lesquelles elle ne voulait pas admettre « ce genre de personnes » dans son cabinet et que « la patiente exhalait une odeur pestilentielle et sentait l’égout ». Il a sous-estimé le traumatisme émotionnel des auteures et ignoré la souffrance psychologique causée par ce refus intervenant alors que d’autres femmes appartenant au groupe ethnique majoritaire avaient pu bénéficier immédiatement de services gynécologiques. Il a également ignoré les déclarations des profils de référence, qui ont fait l’objet d’un traitement tout à fait différent de celui réservé aux auteures. Le tribunal n’a pas non plus tenu compte de la situation financière précaire des auteures, qui avaient besoin d’avoir accès à des services gynécologiques à proximité de leur lieu de résidence afin de réduire leurs frais de déplacement. Il n’a pas motivé sa décision, ni analysé les déclarations des victimes et pris en compte la situation à laquelle elles étaient confrontées ; il s’est fondé uniquement sur les déclarations de la défenderesse.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

L’État partie a présenté ses observations dans une note verbale datée du 22 août 2019. Il fait valoir qu’en 2019, dans le cadre de l’application des lois, des dispositions réglementaires et des plans stratégiques de lutte contre la discrimination, le Ministère du travail et de la politique sociale, en coopération avec les organisations de la société civile et l’organe national de coordination en matière de non-discrimination, a commencé à dispenser une formation de base sur la non-discrimination et la lutte contre les discours de haine. Cette formation comprend une présentation des dispositions de la nouvelle loi de 2019 sur la prévention de la discrimination et la protection contre la discrimination, et s’adresse à toutes les institutions nationales, ainsi qu’aux municipalités. En 2019, elle a notamment été dispensée au personnel des corps d’inspection, de l’Inspection nationale du travail et de l’Agence pour l’emploi, à des juges, des avocates et avocats, des syndicalistes et au personnel de l’ensemble des centres d’action sociale. Le financement de ces activités de formation est assuré jusqu’en 2021. En 2020, ce programme de formation doit également être dispensé aux professionnels de la santé.

L’État partie se réfère à la Constitution, qui dispose que « le droit aux soins de santé est garanti à tout citoyen » et que « les citoyens ont le droit et le devoir de protéger et de promouvoir leur propre santé et celle des autres ». En outre, l’État partie donne un aperçu du cadre juridique relatif à la prévention de la discrimination et à la protection contre la discrimination, ainsi que des lois relatives à la protection de la santé et aux droits des patientes et des patients, en se référant notamment à la loi sur les soins de santé et à la loi sur la protection des droits des patientes et des patients. Il soutient que les patientes et les patients sont autorisés à exercer les droits qu’ils tiennent de ces lois ou de tout traité international ratifié, sans discrimination fondée sur le sexe, la race, la couleur de peau, la langue, la religion, l’opinion politique ou toute autre opinion, l’origine nationale ou le milieu social, l’appartenance à une minorité ethnique, la situation matérielle, l’orientation sexuelle ou toute autre circonstance.

L’État partie affirme que toute discrimination est interdite en matière de soins de santé et que la personnalité et la dignité de chaque patiente et de chaque patient doivent être respectées. La patiente ou le patient a le droit de bénéficier de soins, de traitements et de programmes de réadaptation correspondant à ses besoins et à ses capacités, et le droit d’améliorer son état de santé en vue d’atteindre le meilleur état de santé possible. Son droit à la sécurité de sa personne est garanti pendant son séjour dans un établissement de santé. Afin de promouvoir les droits des patientes et des patients, les municipalités et la ville de Skopje ont créé une commission permanente de la promotion des droits des patientes et des patients, dans le respect des dispositions relatives à l’autonomie locale. En outre, l’État partie se réfère également aux dispositions de la loi sur l’assurance maladie.

L’État partie fait valoir qu’outre les dispositions légales, le Ministère de la santé établit des programmes spécifiques destinés à améliorer la disponibilité et la qualité des soins de santé pour les catégories vulnérables de la population. Il prévoit des mesures et des activités visant à sensibiliser la population à des modes de vie sains et à des comportements appropriés en matière de santé pendant la période précédant la conception, la période prénatale, la période postnatale et l’allaitement, et à améliorer l’égalité d’accès aux soins de santé et la qualité des soins pour les mères et les enfants des catégories vulnérables, telles que les femmes roms et les femmes des zones rurales.

Dans le cadre de la Décennie pour l’intégration des Roms 2005-2015 et de la Stratégie pour les Roms, le Ministère de la santé a lancé en 2012 un projet de médiation sanitaire auprès des Roms, en coopération avec la société civile. Ce projet vise à résoudre les difficultés de communication entre la population rom et les professionnels de la santé. Il permet, grâce à des visites sur le terrain, de recenser les personnes ou les familles qui n’ont pas accès aux soins de santé et de les informer sur l’accès aux soins de santé et à l’assurance maladie, ainsi que sur la disponibilité des services de soins médicaux gratuits prévus par le Ministère pour améliorer l’état de santé de la population rom. Les médiateurs de santé sont basés dans les centres de santé des municipalités concernées afin qu’ils soient facilement accessibles à la population et aux professionnels de santé. Le Ministère entreprend ce genre d’activités pour prévenir tout type de discrimination fondée sur la race ou tout autre motif, et condamne toute discrimination.

Commentaires des auteures sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

Les auteures ont fait part de leurs commentaires le 9 novembre 2019. Elles notent que l’État partie ne conteste pas la recevabilité de la communication ni aucun des faits exposés, non plus que les allégations de discrimination et l’absence de protection efficace contre cette discrimination. En revanche, la réponse de l’État partie donne un bref aperçu du cadre juridique relatif à la prévention de la discrimination et à la protection contre la discrimination, ainsi que des lois relatives à la protection de la santé et aux droits des patientes et des patients.

Selon les auteures, l’État partie a le devoir de traiter tous les aspects des obligations que lui impose la Convention. Elles reconnaissent que l’adoption de la loi de 2019 sur la prévention de la discrimination et la protection contre la discrimination constitue une étape importante dans la lutte contre la discrimination à l’égard des femmes. Toutefois, elles font valoir que l’État partie n’a pas expliqué comment il assure l’application effective de la loi afin d’éliminer les inégalités de traitement à l’égard des femmes, y compris les plus marginalisées. Qui plus est, le Parlement n’a pas encore élu à ce jour les membres de la commission pour la prévention de la discrimination et la protection contre la discrimination, qui est censée être un organisme professionnel indépendant chargé de promouvoir l’égalité et de prévenir la discrimination, et constituer un mécanisme efficace de lutte contre la discrimination.

Les auteures font valoir que l’État partie n’a décrit aucune mesure visant directement à éliminer les coutumes et toutes les autres pratiques préjudiciables qui perpétuent la notion d’infériorité des femmes et les rôles stéréotypés de l’homme et de la femme, ce qui constitue une violation de leurs droits à la santé sexuelle et procréative. En outre, aucun progrès réel n’a été fait, ni au niveau national, ni au niveau local, dans l’élimination des préjugés et des stéréotypes concernant les Roms, en particulier ceux qui touchent les femmes roms.

Abstraction faite de la formation des professionnels, notamment des juges et des avocats, sur les nouveaux aspects de la loi sur la prévention de la discrimination et la protection contre la discrimination, l’État partie a manqué à l’obligation qui lui incombe au titre de la Convention de prendre diverses mesures pour veiller à ce que les femmes et les hommes jouissent de l’égalité des droits dans la loi comme dans les faits, garantissant ainsi que les femmes roms ne rencontrent pas d’obstacles dans l’accès aux services gynécologiques.

Les auteures notent que les femmes roms continuent de se heurter à des obstacles pour accéder aux services gynécologiques de leur municipalité et aux établissements gynécologiques situés près de la municipalité de Šuto Orizari. Depuis 2018, il y a une gynécologue dans la municipalité ; cependant, l’accès aux services, pour les femmes roms en particulier, ne s’en est pas trouvé facilité. La gynécologue est originaire d’Albanie et parle à peine le macédonien ou le romani. Ainsi, les patientes roms se heurtent à une barrière linguistique dans l’accès à des services sanitaires de qualité. En outre, la doctoresse a exprimé publiquement ses convictions religieuses, qui définissent sa pratique médicale opposée à la contraception et à l’avortement. Ainsi, elle tente d’influencer les femmes pour qu’elles renoncent à interrompre leur grossesse, car l’avortement est contraire à ses croyances religieuses.

Les auteures ajoutent qu’en 2019, l’Initiative des femmes roms dans la municipalité de Šuto Orizari a documenté plus de 60 cas dans lesquels des femmes se sont vu illégalement facturer des services gynécologiques qui auraient dû être fournis gratuitement selon la loi sur l’assurance maladie (par exemple, ouverture d’un dossier médical, échographie, analyses de sang et d’urine, frottis vaginal, tests microbiologiques). Au total, 22 requêtes individuelles ont été soumises au Bureau du Médiateur pour des allégations de facturation illégale d’honoraires par la gynécologue. Dans la plupart des cas, le Médiateur a transmis les demandes à l’Inspection sanitaire. Jusqu’à présent, aucune des demandes n’a abouti. Les frais illégaux continuent d’entraver l’accès des femmes roms aux services gynécologiques.

Les auteures indiquent également que la municipalité de Šuto Orizari s’est dotée d’un plan d’action local. Faute de moyens financiers, les activités liées à la santé n’ont toutefois pas encore été mises en œuvre. La municipalité a adopté un programme pour l’application de mesures générales de protection de la population contre les maladies contagieuses pour 2019, mais les auteures affirment qu’aucune mesure particulière n’a été prise pour améliorer l’exercice par les femmes roms de leurs droits en matière de santé sexuelle et procréative.

En raison de la discrimination systémique à l’égard des femmes roms et de l’indifférence des autorités face au manque de services gynécologiques disponibles, accessibles et abordables, les auteures ont choisi de s’inscrire comme patientes de la gynécologue de la clinique ambulatoire de leur municipalité de Šuto Orizari. Cette solution est la plus appropriée en ce qui concerne l’accessibilité physique, la clinique étant proche de leur domicile. Cependant, les frais illégaux facturés pour des services de santé qui devraient être fournis gratuitement aux femmes enceintes constituent une difficulté supplémentaire qui les empêche de bénéficier d’un suivi régulier en matière de santé sexuelle et procréative et de recevoir des informations sanitaires dans une langue qu’elles comprennent.

À la lumière de ces considérations, les auteures invitent le Comité à conclure que les droits qu’elles tiennent des articles 1, 2 et 12 de la Convention ont été violés, et à leur accorder des dommages-intérêts pécuniaires pour les frais de justice et d’avocat, ainsi que des dommages-intérêts pour le préjudice non pécuniaire résultant de l’impossibilité de jouir de leurs droits ainsi que du stress, de l’anxiété, de la peur et de l’humiliation qu’elles ont subis.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

Conformément à l’article 64 de son règlement intérieur, le Comité doit déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif. En application du paragraphe 4 de l’article 72 du règlement intérieur, il doit le faire avant de se prononcer sur le fond de la communication.

Conformément au paragraphe 2 a) de l’article 4 du Protocole facultatif, le Comité s’est assuré que la même question n’avait pas déjà été examinée ou n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Le Comité rappelle qu’aux termes du paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif, il n’examine aucune communication sans avoir vérifié que tous les recours internes ont été épuisés, à moins que la procédure de recours n’excède des délais raisonnables ou qu’il soit improbable que le requérant obtienne réparation par ce moyen. À cet égard, le Comité prend note de l’argument des auteures selon lequel elles ont épuisé tous les recours internes pertinents disponibles. Tout en considérant cette condition juridique comme essentielle à la recevabilité d’une communication, il note également que l’État partie n’a pas avancé d’argument contraire et n’a pas contesté la recevabilité de la communication pour quelque motif que ce soit. Le Comité considère donc que, dans les circonstances particulières de cette affaire où les auteures se sont vu refuser l’accès aux soins de santé, les recours internes disponibles ont été épuisés. Par conséquent, en l’espèce, rien dans les dispositions du paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif ne l’empêche d’examiner la présente communication.

N’ayant relevé aucun obstacle à la recevabilité de la communication, le Comité la déclare recevable et procède à l’examen au fond.

Examen au fond

Le Comité a examiné la présente communication à la lumière de toutes les informations que lui ont communiquées les auteures et l’État partie, conformément aux dispositions du paragraphe 1 de l’article 7 du Protocole facultatif.

Le Comité constate que les auteures affirment avoir été victimes d’une discrimination croisée fondée sur le sexe et l’appartenance ethnique, en violation des paragraphes a), c) et e) de l’article 2 de la Convention. Il prend note de leur affirmation selon laquelle l’État partie : a) n’a pas assuré l’application effective du principe de non‑discrimination en ce qui concerne l’accès aux services gynécologiques et leur prestation aux patientes ; b) n’a pas assuré, par l’intermédiaire d’un tribunal national compétent, la protection effective des auteures contre tout acte de discrimination ; c) n’a pas pris toutes les mesures appropriées pour éliminer la discrimination pratiquée à l’égard des auteures par une personne, une organisation ou une entreprise quelconque. Il prend également note de leur affirmation selon laquelle la défaillance de l’État partie a un effet particulièrement disproportionné et discriminatoire sur les femmes et les filles roms.

Le Comité rappelle tout d’abord que la discrimination à l’égard des femmes fondée sur le sexe ou le genre est indissociablement liée à d’autres facteurs tels que la race, l’origine ethnique, la religion ou la croyance, la santé, l’état civil, l’âge, la classe, la caste et l’orientation et l’identité sexuelles et qu’elle peut frapper des femmes appartenant à ces groupes à des degrés différents ou autrement que les hommes, que les États parties doivent prévoir légalement ces formes superposées de discrimination et l’effet cumulé de leurs conséquences négatives pour les intéressés, et qu’ils doivent les interdire.

Le Comité prend note de l’affirmation des auteures selon laquelle les femmes roms font l’objet d’une stigmatisation systématique dans l’accès aux services gynécologiques et tendent à être touchées de manière disproportionnée par rapport aux autres femmes en âge de procréer ayant besoin de services gynécologiques. Il prend également note de l’affirmation des auteures selon laquelle l’État partie n’a pas pris les mesures positives appropriées pour éliminer la pratique discriminatoire et n’a pas fourni de recours adéquat aux auteures. À cet égard, le Comité réaffirme ses préoccupations au sujet des obstacles financiers, culturels et physiques aux services gynécologiques rencontrés par les femmes roms et rurales (CEDAW/C/MKD/CO/4-5, par. 33). Il rappelle l’obligation faite aux États parties de mettre un terme aux formes de discrimination multiple à l’égard des femmes, qui peuvent souffrir de discrimination fondée, notamment, sur la race, l’appartenance ethnique ou l’identité religieuse, notamment en recourant à des mesures temporaires spéciales. Il rappelle également que dans ses observations finales concernant le rapport de l’État partie valant quatrième et cinquième rapports périodiques (CEDAW/C/MKD/CO/4-5, par. 19), il a encouragé l’État partie à adopter des mesures temporaires spéciales, y compris dans les situations où les femmes appartenant à des minorités ethniques étaient défavorisées. Le Comité observe que les auteures ont été traitées différemment des autres femmes en âge de procréer n’appartenant pas à des groupes ethniques minoritaires qui ont demandé à bénéficier de services gynécologiques au même moment qu’elles. Il fait également observer que le droit de ne faire l’objet d’aucune discrimination suppose non seulement l’égalité de traitement pour toutes les personnes qui se trouvent dans des situations similaires, mais également le traitement différencié de celles qui se trouvent dans des situations différentes.

Le Comité prend note de l’affirmation des auteures, qui n’a pas été réfutée par l’État partie, selon laquelle les tribunaux n’ont pas compris le phénomène de la discrimination et la vulnérabilité des femmes roms dans la société et, malgré les preuves de l’inégalité de traitement, n’ont pas établi que la gynécologue avait fait preuve d’une attitude discriminatoire et n’ont pas accordé de réparation. Il prend aussi note de l’argument des auteures, également non réfuté, selon lequel le tribunal n’a pas compris que la charge de la preuve incombe au défendeur et non plus au plaignant lorsque ce dernier a fourni suffisamment d’éléments pour prouver une discrimination de prime abord.

Le Comité prend note avec satisfaction des informations fournies par l’État partie concernant l’adoption en 2019 d’un nouveau cadre législatif sur la prévention de la discrimination et la protection contre la discrimination, en particulier dans le secteur de la santé, le programme de formation mis en œuvre par le Ministère du travail et de la politique sociale et le Ministère de la santé, et le projet de médiation sanitaire auprès des Roms déployé dans le cadre de la mise en œuvre de la Décennie pour l’intégration des Roms 2005-2015. Toutefois, il observe que la présentation de la législation et des mesures prises par l’État partie présente un caractère général et ne traite pas de la situation et des griefs particuliers des auteures. En l’absence de toute autre information pertinente dans le dossier, le Comité accorde donc le crédit voulu aux allégations détaillées des auteures. Il observe que l’État partie n’a pas assuré l’application effective du principe d’égalité et la protection effective des auteures contre tout acte de discrimination de la part d’une personne, d’une organisation ou d’une entreprise quelconque, ce qui constitue une violation des droits des auteures consacrés à l’article 1 et aux paragraphes a), c) et e) de l’article 2 de la Convention.

Le Comité note en outre que les auteures affirment avoir rencontré de graves obstacles à l’exercice de leurs droits en matière de santé, en violation de l’article 12 de la Convention. Il note aussi qu’il n’est pas contesté que les auteures ont essuyé un refus lorsqu’elles ont voulu s’inscrire en tant que patientes au cabinet de leur gynécologue locale et qu’elles se sont vu refuser un examen de suivi gynécologique gratuit malgré leur situation financière précaire, alors que les femmes en âge de procréer issues de la communauté majoritaire ont été acceptées comme patientes et examinées le même jour. À cet égard, le Comité rappelle que le respect par les États parties de l’article 12 de la Convention est essentiel à la santé et au bien-être des femmes et qu’il faut accorder une attention particulière aux besoins et aux droits en matière de santé des femmes qui appartiennent aux groupes vulnérables et défavorisés. Les États parties devraient rendre compte des dispositions prises pour lever les obstacles auxquels se heurtent les femmes en matière d’accès aux services de santé ainsi que des mesures adoptées pour garantir aux femmes un accès rapide et peu coûteux à ces services, en particulier ceux concernant la santé de la procréation.

Le Comité observe que l’État partie n’a pas contesté ces faits et n’a pas fourni d’informations précises démontrant que les auteures se seraient vu offrir l’accès à des services de santé sexuelle et procréative et que des mesures appropriées auraient été prises pour garantir, plus particulièrement, leur accès gratuit à un suivi gynécologique non loin de leur domicile. En l’absence de toute autre information dans le dossier, le Comité conclut que les droits que les auteures tiennent de l’article 12 de la Convention ont également été violés.

Conformément au paragraphe 3 de l’article 7 du Protocole facultatif, le Comité conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que les auteures tiennent de l’article 1, des paragraphes a), c) et e) de l’article 2 ainsi que de l’article 12 de la Convention. Il renvoie à ses recommandations générales nos 24 et 28 (2010) concernant les obligations fondamentales des États parties découlant de l’article 2 de la Convention.

Compte tenu de ce qui précède, le Comité recommande à l’État partie :

a)Concernant les auteures :

i)De leur accorder une réparation appropriée, notamment par la reconnaissance du préjudice matériel et moral qu’elles ont subi du fait du manque d’accès à des soins de santé sexuelle et procréative, en particulier à un suivi gynécologique régulier ;

ii)De leur donner accès à des services de santé abordables, en particulier à des soins de santé sexuelle et procréative ;

b)En général :

i)D’adopter et d’appliquer, comme le prévoit le paragraphe 1 de l’article 4 de la Convention, des mesures, politiques et programmes précis, ciblés et efficaces, y compris des mesures temporaires spéciales, compte étant tenu de la recommandation générale no 25 (2004) sur les mesures temporaires spéciales, pour lutter contre les formes de discrimination croisée à l’égard des femmes et des filles roms et les stéréotypes connexes, notamment dans le domaine de la santé, en veillant à ce que la langue ne constitue pas un obstacle à l’accès aux services de santé ;

ii)D’assurer l’application effective d’une législation relative à la santé, de garantir l’accès à des soins de santé et à des services de santé sexuelle et procréative abordables et de qualité sans que la langue ne constitue un obstacle, en particulier l’accès effectif à un suivi gynécologique régulier et gratuit, et de prévenir et d’éliminer la pratique consistant à faire payer aux femmes et aux filles, en particulier aux femmes et aux filles roms, des frais illégaux pour les services de santé publique ; de prendre des mesures administratives pour remédier à la répartition inégale des services gynécologiques sur son territoire et d’allouer des ressources financières pour favoriser une répartition régionale équitable des centres de soins gynécologiques, en particulier dans les zones rurales et les zones où vivent les femmes et les filles roms ;

iii)De sensibiliser davantage les juges à la non-discrimination, y compris à l’aspect procédural du renversement de la charge de la preuve dans les procédures judiciaires ; de veiller à ce que les femmes aient accès en temps voulu et à un coût abordable à des recours judiciaires utiles et soient entendues par un tribunal compétent et indépendant agissant dans le cadre d’une procédure régulière ou par une autre institution publique, compte tenu de la recommandation générale no33(2015) du Comité sur l’accès des femmes à la justice ;

iv)De former les prestataires de soins de santé au sujet de la discrimination à l’égard des femmes et des filles roms, de leurs besoins particuliers et des problèmes auxquels elles sont confrontées ;

v)De coopérer activement, notamment grâce à l’apport d’un soutien financier, avec les organisations de la société civile (y compris les organisations de défense des droits humains et les organisations de femmes) représentant les femmes et les filles roms, afin de renforcer les activités de prévention des formes de discrimination croisée fondées sur le sexe, le genre et l’appartenance ethnique et de promouvoir la tolérance et la participation égale des femmes roms dans tous les domaines de la vie ;

vi)De faire en sorte que les femmes et les filles roms, tant individuellement que collectivement, aient accès aux informations concernant les droits que leur reconnaît la Convention et puissent effectivement s’en prévaloir ;

vii)De mettre davantage l’accent sur l’application de mesures temporaires spéciales du type de celles prévues au paragraphe 1 de l’article 4 de la Convention, en tenant compte de la recommandation générale no 25 du Comité, dans tous les domaines visés par la Convention dans lesquels les femmes et les filles appartenant à des groupes ethniques minoritaires, et en particulier les femmes et les filles roms, sont défavorisées ;

viii)D’élaborer des programmes d’atténuation de la pauvreté et d’inclusion sociale destinés en particulier aux femmes et aux filles roms ;

ix)D’allouer des fonds adéquats et de donner la priorité à la coopération entre pays européens et aux programmes de développement régionaux, en vue de lutter contre toutes les formes de discrimination, y compris la discrimination croisée, et de promouvoir l’intégration.

Conformément au paragraphe 4 de l’article 7 du Protocole facultatif, l’État partie examinera dûment les constatations et les éventuelles recommandations du Comité, auquel il soumettra, dans un délai de six mois, une réponse écrite, l’informant notamment de toute action menée à la lumière de ses constatations et recommandations. L’État partie est prié de faire traduire ces constatations et recommandations dans sa langue officielle, de les rendre publiques et de les diffuser largement auprès de tous les secteurs de la société.