Communication présentée par :

X. et Y. (représentées par des conseils, Valentina Frolova et Mary Davtyan)

Au nom de :

Les auteures

État partie :

Fédération de Russie

Date de la communication :

29 décembre 2015 (date de la lettre initiale)

Références :

Communiquée à l’État partie le 21 mars 2016 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

16 juillet 2019

Contexte

Les auteures sont X. et Y., citoyennes russes nées en 1979 et 1975, respectivement. Elles se disent victimes de violations par la Fédération de Russie de leurs droits consacrés par l’article premier de la Convention, compte tenu de la recommandation générale no 19 (1992) sur la violence à l’égard des femmes, de la recommandation générale no 28 (2010) concernant les obligations fondamentales des États parties découlant de l’article 2 de la Convention et de la recommandation générale no 33 (2015) sur l’accès des femmes à la justice, et par les alinéas b) à f) de l’article 2 et l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention, lus conjointement avec les articles 1 et 3, et compte tenu des recommandations générales no 19, no 28 et no 33 du Comité. La Convention et son Protocole facultatif sont entrés en vigueur pour la Fédération de Russie le 3 septembre 1981 et le 28 octobre 2004, respectivement. Les auteures sont représentées par leurs conseils, Valentina Frolova et Mary Davtyan.

Rappel des faits présentés par les auteures

Auteure X.

X. a été mariée à K. de 2009 à 2013. De 2010 à 2013, son mari l’a soumise à des violences physiques et morales systématiques : coups, menaces de mort, blessures graves, disputes fréquentes, insultes et humiliations. Elle n’a pas signalé ces mauvais traitements à la police ou au corps médical de crainte de susciter d’autres violences.

X. a deux filles, nées en 2002 et 2012, qui ont été témoins de ces atteintes. Elle a quitté son emploi à la suite de la naissance de sa deuxième fille, qui souffrait de neutropénie immunitaire et avait besoin de soins constants.

Aux environs du 8 novembre 2010, K. a frappé X. au visage alors qu’ils se trouvaient dans une voiture à Saint-Pétersbourg, en présence de leur fille aînée, lui causant une blessure au nez. Elle a consulté un médecin dans les vingt-quatre heures. Elle n’a cependant pas signalé les coups, car elle était accompagnée de son mari.

En décembre 2010, K. a battu X. à son domicile. Il l’a poussée et elle est tombée sur un canapé ; il a ensuite jeté une couverture par-dessus elle et l’a frappée plus de 20 fois. Elle a reçu des coups au corps et à la tête. Elle a consulté un médecin et a signalé les coups. Le médecin a constaté des contusions à la poitrine, dans la région fessière droite et sur le tiers supérieur de la hanche gauche et a signalé l’incident à la police.

La fille aînée de l’auteure vivait dans la crainte permanente du comportement agressif de son père et a demandé à être envoyée chez sa grand-mère à Irkoutsk. L’auteure a accédé à sa demande en janvier 2011.

En 2012, X. a décidé de quitter son mari. Elle a cependant changé d’avis par la suite, lorsqu’elle a appris qu’elle était enceinte. Les violences physiques et morales ont continué. En octobre 2012, elle a donné naissance à sa deuxième fille.

X. avait peur pour sa sécurité et celle de son bébé. En février 2013, elle a mis fin à sa relation avec son mari et a déménagé dans un autre appartement avec son bébé. K., cependant, a continué de la harceler sous prétexte de rendre visite au bébé. Il l’appelait régulièrement, se disputait avec elle et continuait de la menacer et de l’insulter. Chaque rencontre avec son mari se soldait par des violences physiques et morales.

Le 2 avril 2013, X. se trouvait dans un centre médical pédiatrique avec son bébé. K. est entré dans le centre et a commencé à crier et injurier l’auteure. Il l’a insultée et l’a frappée au visage à au moins trois reprises. Le personnel médical a appelé la sécurité et a emmené l’auteure et son bébé dans un endroit sûr. L’auteure a signalé l’incident à la police le jour même. Il a été consigné qu’elle avait une ecchymose dans la région occipitale.

X. avait peur et elle a demandé l’assistance d’un centre d’aide sociale financé par l’État pour les familles et les enfants du district de Krasnogvardeisky à Saint‑Pétersbourg. Le 7 mai 2013, elle a été placée dans un centre d’accueil public à Saint-Pétersbourg, mais K. a quand même continué de la harceler.

Le 3 juin 2013, K. a frappé X. à la mâchoire, alors qu’elle se trouvait à un arrêt de tramway. La mère de K. était présente. L’auteure a consulté un médecin, qui a constaté des ecchymoses sur les tissus mous dans la région du menton et a transmis un rapport à la police. La police a enregistré l’incident le 5 juin 2013.

Au cours de l’année suivante, l’auteure a tenté en vain d’engager des poursuites pénales contre K. Les violences qu’elle subissait ont continué.

X. explique qu’elle a déposé, le 4 juillet 2013, une plainte à cet égard auprès du bureau de district du Ministère de l’intérieur et a signalé tous les incidents violents mentionnés ci-dessus. Elle a fourni les coordonnées de 12 témoins et a indiqué qu’elle résidait dans un centre d’accueil parce qu’elle avait peur. Sa plainte a été transmise au poste de police no 26, où elle a été enregistrée le 9 juillet 2013. Le 17 juillet 2013, la police de district a refusé d’engager des poursuites pénales. Le 19 août 2013, le refus a été annulé par un procureur au motif qu’il était illégal du fait du caractère incomplet de l’enquête, et l’affaire a été renvoyée pour enquête complémentaire.

Au cours de l’enquête complémentaire, la police de district a appris qu’en 2009, K. avait été reconnu coupable de coups et blessures, menaces de mort et agression verbale, et avait été condamné à un an d’emprisonnement avec sursis. En 2013, le service des enquêtes pénales du district de Krasnogvardeisky de Saint-Pétersbourg a libéré K., avec interdiction de quitter le pays pendant une enquête sur un vol présumé. Le 21 septembre, un témoin, L. M., a déclaré à la police qu’il n’avait jamais vu le mari de l’auteure la frapper, mais qu’il avait vu des ecchymoses et qu’elle lui avait dit qu’elle avait été battue, que son mari se disputait constamment avec elle et qu’il insultait et battait les enfants aussi. Comme la police ne prenait toujours aucune mesure, l’auteure a demandé aux hôpitaux où elle avait été soignée de lui fournir les certificats médicaux concernés.

Les 25 septembre, 30 octobre et 28 novembre 2013, la police de district a refusé d’engager des poursuites pénales contre K. Ces décisions ont toutefois été annulées par le parquet les 30 septembre, 5 novembre et 5 décembre 2013, respectivement. L’auteure n’a pas eu connaissance d’autres mesures prises par la police.

X. fait valoir que le poste de police no 13 a examiné sa plainte concernant l’incident du 3 juin 2013. Au cours d’un interrogatoire de police, K. et sa mère n’ont pas nié qu’il avait frappé l’auteure au visage. Le 10 juin 2013, la police de district a refusé d’engager des poursuites pénales en l’absence de plainte de la victime. Un procureur a annulé cette décision le 14 juin 2014 en raison du caractère incomplet des enquêtes. La police de district a de nouveau refusé d’ouvrir une procédure pénale les 16 juillet et 7 octobre 2013 ; ces décisions ont été annulées par un procureur le 22 juillet et le 11 octobre 2013, respectivement. Le 14 octobre 2013, l’auteure a demandé au poste de police no 13 d’ouvrir une procédure pénale en application du paragraphe 4 de l’article 20 du Code de procédure pénale. N’ayant ni formation juridique ni les moyens d’engager un avocat et vivant dans un refuge éloigné du tribunal à cause des menaces et des violences dont elle avait été victime, elle soutenait que sa présence au tribunal l’empêcherait de s’occuper de ses enfants, en particulier de sa fille cadette qui avait besoin de soins médicaux constants, et serait incompatible avec son rétablissement psychologique.

À une date non précisée, la police de district a refusé d’engager une procédure pénale, ne trouvant aucun motif justifiant l’ouverture de poursuites en vertu du paragraphe 4 de l’article 20 du Code de procédure pénale, dès lors que X. pouvait défendre ses droits « de manière indépendante ». Un procureur a annulé cette décision le 15 décembre 2013. Le 28 février, la police de district a transmis les pièces du dossier au juge de paix, au motif qu’il n’y avait pas lieu d’engager des poursuites pénales en vertu du paragraphe 4 de l’article 20 du Code de procédure pénale et que l’auteure pouvait défendre ses droits de manière indépendante.

S’agissant de l’incident du 2 avril 2013, le poste de police no 26 a informé X. le 29 avril 2013 que les pièces du dossier avaient été transmises au juge de paix. En octobre 2013, l’auteure a demandé au poste no 26 d’engager une action en vertu du paragraphe 4 de l’article 20 du Code de procédure pénale.

Auteure Y.

Y. a épousé G. en 1994. Le couple a eu trois fils, nés en 1996, 2001 et 2011.

Le 2 février 2006, G. a menacé Y. de violences et a battu la grand-mère de celle‑ci. Une procédure pénale a été ouverte pour enquêter sur l’incident. L’affaire a par la suite été classée, après la réconciliation entre la grand-mère et le mari de l’auteure.

Le 20 août 2007, G. a battu Y. et l’a menacée de la tuer devant leurs enfants. Elle a dû consulter un médecin, qui a constaté des blessures, dont des contusions à l’épaule gauche et au bassin. Elle s’est adressée à la police du district de Zyablikovo, à Moscou, dans l’intention de déposer une plainte, qui a été rejetée.

Pendant leur mariage, G. a régulièrement commis des actes de violence physique et morale contre Y. L’auteure a régulièrement signalé les faits à la police, mais en vain. Après un certain temps, elle ne s’est plus tournée vers la police que dans les cas les plus violents.

Dans la nuit du 12 juin 2012, G. a insulté Y. et l’a menacée de violences physiques. Il a ensuite frappé l’auteure à la tête plusieurs fois. Elle a demandé des soins médicaux à la clinique no 192 de la ville de Moscou. Le 18 juin 2012, elle a déposé une plainte auprès de la police du district de Zyablikovo. Une première enquête a été ouverte et le mari a été interrogé ; il a nié tout recours à la violence. L’un des fils du couple a confirmé les déclarations de son père. Dans ces conditions, le 22 juin 2012, la police a refusé d’ouvrir une procédure pénale. La décision indiquait néanmoins que les actes du mari pouvaient constituer une infraction au regard du paragraphe 1 de l’article 116 du Code pénal, mais devaient faire l’objet de poursuites à la diligence de la victime engagées par un juge de paix, conformément au paragraphe 2 de l’article 20 du Code de procédure pénale.

Le 27 février 2013, G. a tenté de forcer Y. à avoir des rapports sexuels. Devant son refus, il l’a frappée plusieurs fois à la tête, provoquant une contusion dans la région pariétale gauche. L’auteure a consulté un médecin, qui a constaté qu’elle avait subi des blessures, dont des ecchymoses dans la région pariétale de la tête. Elle a déposé une plainte auprès de la police du district de Zyablikovo. Au cours de l’enquête préliminaire, son père a confirmé les violences commises par le mari. Néanmoins, le 5 mars 2013, la police a refusé d’ouvrir une procédure en vertu des articles 112 (blessures infligées intentionnellement), 119 (menace de mort) ou 213 (vandalisme) du Code pénal. L’auteure a été informée qu’elle pouvait déposer une plainte auprès du juge de paix afin d’engager des poursuites à la diligence de la victime, mais elle n’a pas osé le faire.

Du fait des violences qu’elle avait subies, Y. a demandé, en avril 2013, de l’aide au Centre Nadezhda pour la protection sociale, juridique et psychologique des femmes, où elle a reçu un soutien psychologique.

Le 6 mai 2013, Y. a demandé le divorce et le partage des biens devant le tribunal de district de Nagatinsky, à Moscou. Le 11 septembre 2013, son mariage a été dissous. Les parties ont conclu un accord aux termes duquel l’appartement familial devenait la propriété de l’auteure. Malgré cet accord, G. est resté dans l’appartement et a continué d’infliger des violences à l’auteure.

Y. indique que, dans la nuit du 7 août 2014, G. l’a frappée à la tête. Elle a appelé la police et a consulté un médecin. D’après le certificat médical, elle avait subi des blessures, dont des contusions aux tissus mous de la tête. Le 9 août 2014, elle a déposé une plainte auprès de la police du district de Zyablikovo. Le 10 août 2014, la police a refusé d’ouvrir une procédure pénale et a informé l’auteure qu’elle pouvait porter plainte devant le juge de paix.

Le 5 septembre 2014, Y. a demandé au tribunal de district de Nagatinsky d’ordonner l’expulsion de son mari de son appartement. Le 1er décembre 2014, le tribunal a ordonné au mari de quitter les lieux

Le 17 novembre 2014, le Procureur interdistrict de Nagatinsky a annulé les décisions refusant l’ouverture d’une action pénale rendues par la police les 5 mars 2013 et 10 août 2014. Le 30 décembre 2014, la police a refusé d’ouvrir une procédure pénale sur la base des plaintes du 27 mars 2013 et du 9 août 2014. Le 4 mars 2015, cette décision a été annulée par le Procureur interdistrict de Nagatinsky.

Y. indique que son certificat médical concernant l’incident du 27 février 2013 n’a été examiné que le 18 mai 2015 et que celui se rapportant à l’incident du 7 août 2014 n’a pas été examiné avant juin 2015. À ce jour, l’auteur n’a reçu aucune nouvelle de la police concernant ses plaintes.

Épuisement des recours internes

En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, les auteures font valoir qu’elles ont constamment fait appel devant les procureurs et les tribunaux de district contre les décisions de la police refusant d’ouvrir des actions pénales. Dans leurs plaintes, elles ont fait référence aux dispositions de la Convention, notamment son article premier, son article 2 et l’alinéa a) de son article 5, ainsi qu’aux articles 3, 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme. Elles ont invoqué l’absence d’enquête sérieuse, la persistance de stéréotypes dans l’approche de la police à l’égard de la violence domestique, le degré de risque auquel sont exposées les victimes, la difficulté pour elles de défendre leurs droits de manière indépendante et l’illégalité des décisions refusant l’ouverture d’actions pénales. Elles ont aussi soutenu qu’elles étaient victimes de discrimination et ne disposaient d’aucune voie de recours, qu’elles avaient subi des violations de leur droit d’accès à la justice, de l’interdiction de la discrimination, de la torture et des traitements inhumains et de leur droit au respect de la vie privée et familiale.

Auteure X.

En septembre 2013, X. a déposé une plainte auprès du procureur du district de Krasnogvardeisky, à Saint-Pétersbourg, au sujet des carences de l’enquête concernant ses plaintes pour violence domestique et du fait qu’elle n’avait été informée d’aucun progrès à cet égard. Le procureur a rejeté sa plainte le 20 septembre 2013. En novembre 2013, elle a déposé plainte auprès du procureur du district de Krasnogvardeisky, parce qu’aucune enquête n’avait été ouverte par la police en application du paragraphe 4 de l’article 20 du Code de procédure pénale. Elle renvoyait, entre autres, à l’article premier, à l’article 2 et à l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention. Sa plainte a été rejetée par le procureur le 6 décembre 2013.

Le 25 novembre 2013, elle a déposé plainte auprès du tribunal de district de Krasnogvardeisky au sujet des carences de l’enquête concernant ses plaintes pour violence domestique enregistrées les 9 juillet et 14 octobre 2013 et le refus d’ouvrir des procédures pénales. Sa plainte a été rejetée le 23 décembre 2013. L’auteure a fait appel de cette décision. Le 17 avril 2014, son appel a été rejeté par le tribunal de la ville de Saint-Pétersbourg.

Le 25 novembre 2013, elle a déposé plainte auprès du tribunal de district de Krasnogvardeisky au sujet des carences de l’enquête préliminaire concernant sa plainte enregistrée le 5 juin 2013 et le refus de la police d’ouvrir une procédure pénale. Dans sa plainte, elle renvoyait, entre autres, aux articles 1, 2, 3 et 5 de la Convention. Le tribunal de district a rejeté la plainte le 14 janvier 2014. Cette décision a été confirmée en appel par le tribunal de la ville de Saint-Pétersbourg le 13 mai 2014. Le tribunal de district a réexaminé l’affaire le 27 juin 2014 et a reconnu la durée prolongée et les carences de l’enquête préliminaire, mais a confirmé le reste de la décision. La décision a été confirmée en appel par le tribunal de la ville de Saint‑Pétersbourg, le 1er octobre 2014.

Le 13 mars 2014, X. a porté plainte devant le tribunal de district de Krasnogvardeisky au sujet de l’illégalité des actes des fonctionnaires des postes de police no 13 et no 26, alléguant des carences dans les enquêtes, un refus illégal d’ouvrir des actions pénales en vertu du paragraphe 4 de l’article 20 du Code de procédure pénale et le renvoi illégal de son affaire devant le juge de paix. Elle invoquait ses droits consacrés, entre autres, par l’article premier, l’article 2 et l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention. Sa plainte a été rejetée le 9 juin 2014. En appel, le 26 août 2014, le tribunal de la ville de Saint-Pétersbourg a confirmé la décision du tribunal de district.

Auteure Y.

Le 10 novembre 2014, Y. a formé un recours, devant le tribunal de district de Nagatinsky, à Moscou, contre les décisions de la police du 5 mars 2013 et du 10 août 2014 refusant l’ouverture d’une action pénale et a dénoncé la négligence de la police. Elle soutenait que la violence qu’elle avait subie était systématique et que la police avait le pouvoir d’engager directement une procédure pénale. Dans son recours, elle renvoyait, entre autres, aux articles 1, 2, 5 et 16 de la Convention et à la recommandation générale no 19 du Comité. Le 20 novembre 2014, le tribunal de district de Nagatinsky a rejeté son recours, étant donné que, le 17 novembre 2014, le Procureur interdistrict de Nagatinsky avait annulé les décisions de la police du 5 mars 2013 et du 10 août 2014 refusant l’ouverture d’une action pénale. Le tribunal n’a pas répondu aux arguments de l’auteure.

Le Procureur interdistrict de Nagatinsky a ordonné un examen médical indépendant pour les blessures subies par Y. le 27 février 2013. L’examen a été effectué le 18 mai 2015.

Le 30 décembre 2014, la police a refusé d’engager des poursuites pénales en rapport avec la plainte déposée par Y. le 27 juillet 2013. L’auteure a fait appel de cette décision devant le tribunal de district de Nagatinsky. Le 16 mars 2015, le tribunal de district de Nagatinsky a rejeté la plainte de l’auteure. L’auteure a interjeté un autre appel devant le tribunal de la ville de Moscou le 26 mars 2015. Le 25 mai 2015, le tribunal de la ville de Moscou a rejeté son appel, estimant que la police avait agi conformément à la loi et qu’aucune négligence n’avait été constatée.

Les auteures font valoir que les droits que leur confèrent les articles 1, 2, 3 et 5 de la Convention ont été violés et qu’il y a lieu d’inviter l’État partie à leur accorder une réparation appropriée, sous la forme notamment d’enquêtes efficaces et de sanctions contre les auteurs des violences, d’une réparation en espèces pour leur préjudice moral, de la reconnaissance publique des violations, d’excuses publiques et de services de réadaptation psychologique. Elles soutiennent que l’État partie devrait prendre les mesures générales suivantes : annuler les dispositions du droit pénal et de la procédure pénale relatives aux poursuites à la diligence de la victime pour les infractions commises au sein de la famille ; veiller à ce que les poursuites pénales dans les affaires de violence domestique soient engagées uniquement au nom de l’État ; libérer les victimes de violence domestique de l’obligation de comparaître devant le tribunal après avoir témoigné ; fournir aux victimes de violence domestique une aide juridictionnelle gratuite dans toute forme de procédure juridique, y compris une assistance judiciaire gratuite dans les procédures pénales ; mettre en place un nombre suffisant de centres de crise pour garantir un hébergement et des services de réadaptation psychologique aux victimes de violence domestique ; dispenser une formation obligatoire aux fonctionnaires des autorités policières et judiciaires sur les questions relatives aux droits des femmes et à la violence fondée sur le genre, y compris la violence domestique ; mettre en place des programmes de réinsertion obligatoires pour les personnes ayant commis des actes de violence domestique ; recueillir des statistiques à grande échelle sur les crimes commis contre les femmes.

Teneur de la plainte

Les auteures affirment que les faits tels qu’ils sont présentés constituent une violation de leurs droits consacrés par l’article premier de la Convention, compte tenu des recommandations générales no 19, no 28 et no 33 du Comité. Les auteures soutiennent que l’État partie a manqué à son obligation d’appliquer pleinement la Convention et, en particulier, d’introduire une législation complète sur la violence domestique en accord avec le droit international et de veiller à ce que cette législation soit mise en œuvre par des acteurs étatiques qui comprennent et respectent les obligations de diligence due. De ce fait, les autorités n’ont pas pris de mesures pour prévenir la violence dans les familles des auteures ; les actes de violence domestique signalés n’ont pas fait l’objet d’une enquête appropriée ; et ni l’un ni l’autre des auteurs de ces actes n’a été sanctionné. En outre, les auteures se sont vu refuser tout recours utile.

Les auteures notent que, selon le Comité, les obstacles et restrictions qui empêchent les femmes de réaliser leur droit d’accès à la justice sur un pied d’égalité avec les hommes, tels que les stéréotypes sexistes, les lois discriminatoires, les exigences et pratiques en matière de procédure ou de preuve, et l’incapacité à garantir systématiquement l’accessibilité des mécanismes judiciaires à toutes les femmes constituent une violation des droits des femmes. Les manquements de l’État partie ont entraîné de multiples violations des droits des auteures consacrés par les alinéas b) à f) de l’article 2 et l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention, lus conjointement avec les articles 1 et 3 de celle-ci.

Les auteures soutiennent que l’État partie n’a même pas mis en œuvre un ensemble minimal de mesures destinées à assurer une protection efficace dans les cas de violence domestique. Il n’existe pas de loi spécifique sur la violence domestique, qui n’est pas définie en droit interne, et certaines formes de violence domestique ne sont pas passibles de sanctions en vertu du Code pénal ou du Code des infractions administratives, à savoir les insultes, les menaces, le harcèlement, le harcèlement criminel et la violence économique et morale. La majorité des affaires de violence domestique restent subordonnées à l’engagement de poursuites à la diligence de la victime, ce qui fait peser une charge insupportable sur les victimes, qui doivent agir en tant que conseil de l’accusation pendant la procédure pénale. Cette procédure est utilisée en cas de coups et blessures et dommages corporels légers. Le rôle de partie lésée ayant engagé des poursuites impose à la victime une lourde charge de la preuve. La police ne mène aucune enquête et le parquet n’agit pas en tant que tel. C’est à la victime qu’il incombe directement de s’acquitter de leurs responsabilités : elle doit rédiger elle-même une demande d’ouverture de poursuites, en respectant toutes les exigences procédurales, et la soumettre au juge de paix ; convoquer et interroger les témoins à charge au tribunal ; déposer une requête ; demander et obtenir des certificats médicaux et des témoignages d’experts ; interroger les témoins de la défense et le prévenu. L’absence de la victime au tribunal pourrait entraîner le classement de l’affaire. Un procès peut compter jusqu’à 20 audiences et sa durée peut dépasser un an. La victime doit prouver que le prévenu est coupable hors de tout doute raisonnable.

De plus, la sécurité de la victime n’est pas assurée pendant le procès. Les femmes continuent souvent de vivre avec leurs agresseurs et de subir des violences. Si une victime se réconcilie avec l’auteur au cours de la procédure, l’affaire est classée. Dans la pratique, il est fréquent que les juges de paix classent des affaires pour cette raison. Selon les auteures, l’ensemble du système de poursuites à la diligence de la victime est donc inapproprié pour traiter les affaires de violence domestique. Le fait que ces affaires relèvent des poursuites à la diligence de la victime constitue une discrimination et une violation par les autorités de leurs obligations positives au titre des alinéas b), c) et f) de l’article 2 de la Convention, lus conjointement avec les articles 1 et 3, et compte tenu des recommandations générales no 19, no 28 et no 33 du Comité. Selon les auteures, il appartient à l’État de poursuivre les auteurs d’actes de violence domestique, afin d’éviter d’imposer des charges ou des risques supplémentaires aux victimes.

En ce qui concerne l’ouverture d’une procédure pénale en vertu du paragraphe 4 de l’article 20 du Code de procédure pénale, les auteures soutiennent que, dans la pratique, la police n’engage pas de telles actions pour les raisons suivantes : a) il n’est tenu compte que de la santé psychologique et physique de la victime (handicap ou maladie grave) et de son âge, tandis que d’autres facteurs importants sont ignorés ; b) l’ouverture de poursuites à la diligence du ministère public dans une affaire pénale est interprétée comme un droit mais non comme une obligation pour la police. Se référant à la recommandation générale no 33 du Comité, les auteures soulignent que l’État partie doit s’assurer que son système de justice est de bonne qualité. Les prescriptions relatives à la présentation de preuves ne doivent pas être indûment restrictives, inflexibles ou influencées par des stéréotypes sexistes. Selon les auteures, l’interprétation restrictive du droit procédural et le refus de tenir compte de leur situation particulière, de la nature de la violence subie ou du degré de risque que la violence se reproduise constituent une discrimination, en violation des alinéas b), c) et f) de l’article 2 de la Сonvention, lus conjointement avec les articles 1 et 3 de celle‑ci.

Les auteures affirment que, dans le traitement de leurs affaires, les autorités ont été guidées par l’idée fausse largement répandue selon laquelle la violence domestique n’est pas un crime grave et ne constitue pas une menace pour la vie, la sécurité ou l’intégrité de la victime, mais se résume à une « affaire privée », et qu’il n’y a donc pas d’intérêt public à en poursuivre les auteurs. Les policiers et les jugent partent du principe que les femmes victimes de violence domestique peuvent aisément défendre leurs droits. C’est ce qui explique que les autorités n’ont pas fait preuve de la diligence nécessaire dans le traitement des affaires et n’ont pas engagé de poursuites pénales, alors même que le caractère systématique des violences subies par les auteures était démontré. Les tribunaux ont confirmé les décisions refusant l’ouverture d’actions pénales.

Le 16 mars 2015, un policier a ouvertement exprimé une opinion stéréotypée au tribunal, en disant qu’à sa connaissance, le mari de Y. était un riche homme d’affaires qui achetait des appartements et des voitures, tandis qu’elle passait ses journées à la maison. Le 20 mai 2015, le même policier a déclaré à l’audience qu’il ne comprenait pas pourquoi l’auteure n’était pas retournée chez ses parents. Se référant à la jurisprudence du Comité, les auteures rappellent que les stéréotypes sexistes portent atteinte au droit des femmes à un procès équitable et à l’accès à la justice. En s’appuyant sur des opinions et attitudes stéréotypées dans leur approche des affaires, les autorités ont manqué à leurs obligations au titre de l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention, compte tenu des recommandations générales no 19, no 28 et no 33 du Comité.

Les auteures soutiennent que les responsables de l’application des lois dans l’État partie, qu’il s’agisse des policiers, des procureurs ou des juges, n’ont pas reçu de formation spéciale sur la lutte contre la violence domestique et la violence sexiste et ne disposent pas de statistiques sur la prévalence de ces violences. C’est ce qui explique que les autorités n’ont pas pris les mesures appropriées quand les auteures menacées de violences se sont tournées vers elles. L’absence de formation adéquate et de statistiques constitue une violation des obligations de promouvoir et de faire respecter les droits des femmes qui incombent à l’État partie.

auteures soutiennent également que ni le droit ni la pratique de l’État partie ne prévoient de programmes de réadaptation pour les auteurs d’actes de violence domestique. Aucun effort n’a été fait à cet égard dans le cas présent, alors même que les autorités étaient pleinement conscientes de la persistance de la violence domestique dans les deux familles. L’inaction des autorités constitue une violation des alinéas b), e) et f) de l’article 2 de la Convention, compte tenu des recommandations générales no 19 et no 24 (1999), qui porte sur les femmes et la santé.

Les auteures indiquent en outre qu’elles n’ont pas pu bénéficier d’une assistance juridique gratuite dans leurs affaires de violence domestique. X. a sollicité une aide juridictionnelle du centre d’assistance publique aux familles et aux enfants du district de Krasnogvardeisky, à Saint-Pétersbourg, mais on lui a conseillé d’engager un avocat privé. Y. a demandé l’assistance du Centre Nadezhda de Moscou, mais n’a pu obtenir qu’une consultation juridique gratuite, car le centre n’assure pas la représentation des victimes dans les procédures auprès des forces de l’ordre et des tribunaux. Le 21 novembre 2011, une loi fédérale sur l’aide juridictionnelle gratuite a été adoptée, mais elle ne couvre pas les cas de violence domestique. Le refus de l’État partie d’accorder l’attention requise à l’aide juridictionnelle dans les affaires de violence domestique constitue une violation de l’alinéa c) de l’article 2 de la Convention, compte tenu des recommandations générales no 19, no 28 et no 33 du Comité.

Les auteures soutiennent que les autorités ont considéré leurs plaintes comme des incidents mineurs et des affaires familiales privées, et qu’elles n’ont pas fait preuve de la diligence nécessaire pour mener des enquêtes efficaces et rapides et veiller à ce que les auteurs des violences soient sanctionnés. X. n’a été interrogée au sujet d’aucune des plaintes qu’elle a déposées auprès de la police. Ses plaintes n’ont fait l’objet que d’un examen superficiel de la part des policiers, qui se sont bornés à remplir des rapports constatant l’impossibilité d’interroger le mari de l’auteure et les témoins. Aucun certificat médical attestant des blessures subies n’a été demandé aux centres médicaux. La police a toujours refusé d’ouvrir des procédures pénales dans cette affaire, alors même que le parquet estimait qu’il y avait matière à le faire. De même, malgré les nombreuses plaintes pour violence domestique déposées par Y., la police n’a mené qu’une enquête sommaire. Les certificats médicaux concernant les incidents de février 2013 n’ont été réclamés qu’en avril 2014. En outre, l’examen des certificats médicaux concernant l’incident du 27 février 2013 n’a été effectué que deux ans et demi plus tard, en mai 2015. L’auteure n’a jamais été informée des résultats de cet examen. Aucune enquête sérieuse n’a été menée concernant le signalement fait par Y. en août 2014. Ce n’est qu’après la plainte pour négligence qu’elle a déposée en décembre 2014 que la police a recueilli ses déclarations, celles de son mari, ainsi que celles des témoins. Un examen des certificats médicaux concernant l’affaire n’a été ordonné qu’en juin 2015. Elle n’a reçu aucune information sur l’issue de la procédure. Selon les auteures, le refus des autorités de mener des enquêtes rapides et efficaces concernant leurs allégations et de traduire les auteurs des faits en justice constitue une violation des alinéas b) à f) de l’article 2 et de l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention, compte tenu des recommandations générales no 19 et no 28 du Comité.

Les auteures soutiennent qu’elles ont été privées, du fait du droit et de la pratique de l’État partie, de voies de recours internes effectifs et de tout accès à une indemnisation et à une réadaptation dans le cadre de leurs plaintes pénales pour violence domestique. Au lieu d’enquêter sérieusement au sujet de leurs plaintes, les autorités ont préféré s’appuyer sur des vues stéréotypées dans leur approche. Conformément à la recommandation générale no 28 du Comité, les femmes dont les droits énoncés dans la Convention ont été violés ont droit à réparation. Compte tenu du refus persistant des autorités d’enquêter, les auteures ont été privées de ce droit. Pour ce qui est de la réadaptation, Y. ne s’est vu proposer aucun traitement par l’État et X. a été prise en charge par une organisation non gouvernementale. Leurs souffrances ont été exacerbées par l’inefficacité des enquêtes, l’absence d’information sur le déroulement desdites enquêtes et la confirmation des décisions de la police par les tribunaux. La privation de recours internes effectifs et de tout accès à une indemnisation et à une réadaptation constitue une violation des alinéas b) et e) de l’article 2 de la Convention.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

Dans une note verbale datée du 20 mai 2016, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité de la communication. Il note que, conformément au paragraphe 1 de l’article 401 du Code de procédure pénale, les décisions entrées en vigueur sont susceptibles de recours en cassation. Le caractère effectif de la procédure de recours est confirmé dans la décision d’irrecevabilité de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Abramyan et autres c. Fédération de Russie, ainsi que dans les constatations du Comité dans l’affaire Medvedeva c. Fédération de Russie (CEDAW/C/63/D/60/2013).

Ni l’une ni l’autre des auteures n’ayant formé de recours en cassation, l’État partie considère que la présente communication devrait être déclarée irrecevable en application de l’article 4 du Protocole facultatif pour non-épuisement des recours internes.

Commentaires des auteures concernant les observations de l’État partie sur la recevabilité

Les auteures ont formulé des commentaires sur les observations de l’État partie le 23 juin 2016. Elles notent que, dans la décision de la Cour européenne des droits de l’homme citée par l’État partie, il s’agissait non pas d’une action pénale, mais d’une procédure civile, qui est donc dépourvue de pertinence en l’espèce. En ce qui concerne les constatations du Comité dans l’affaire Medvedeva c. Fédération de Russie, les auteures notent que le Comité a conclu que le recours en cassation n’aurait pas permis d’obtenir réparation et ne constituait donc pas un recours à épuiser aux fins de la recevabilité.

En outre, en 2013 et 2014, toutes les enquêtes sur les plaintes des auteures se sont soldées par des refus d’engager des actions pénales, avant d’être annulées par les procureurs et renvoyées aux mêmes enquêteurs, qui ont ensuite de nouveau clôturé les affaires. Les tentatives des auteures pour obtenir réparation devant les tribunaux de district et les tribunaux municipaux ont été infructueuses. Les autorités n’ont mené aucune enquête sérieuse concernant les allégations des auteures, ce qui fait ressortir une tendance dans le traitement des affaires de violence domestique.

En outre, le délai de prescription pour les allégations de violence domestique est très court (deux ans) et avait expiré en ce qui concerne plusieurs incidents touchant les auteures. Étant donné que les procédures judiciaires dans les affaires de violence domestique à Moscou et à Saint-Pétersbourg peuvent durer jusqu’à dix-huit mois, la probabilité de traduire en justice les auteurs de violences est très faible. Dans certains cas, des faits de coups et blessures n’ont pas été poursuivis en vertu de lois d’amnistie, comme l’amnistie accordée à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de la victoire dans la Grande Guerre patriotique (1941-1945).

Les auteures soulignent que l’État partie a fait référence à des recours extraordinaires, d’une durée déraisonnable et peu susceptibles d’aboutir à une réparation effective aux fins du paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif.

Observations supplémentaires de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

Dans une note verbale datée du 9 décembre 2016, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité et sur le fond. Il a fourni des statistiques montrant que les recours en cassation peuvent être effectifs. En 2014, la Cour suprême a examiné 354 affaires, dont 340 dans lesquelles elle s’est prononcée en faveur de l’appelant : par exemple, 17 condamnations ont été annulées et renvoyées pour complément d’enquête dans 3 affaires ; 5 affaires ont été définitivement classées ; 8 condamnations ont été partiellement modifiées ; et 10 décisions en appel ont été annulées, les affaires étant renvoyées pour un nouvel examen. En 2015, la Cour suprême a examiné 240 affaires, dont 226 dans lesquelles elle s’est prononcée en faveur de l’appelant. En 2016, la Cour suprême a examiné 103 affaires. L’État partie cite un certain nombre d’exemples de décisions de la Cour suprême dans des recours en cassation.

L’État partie note en outre que la Cour européenne des droits de l’homme, dans l’affaire Abramyan et autres c. Fédération de Russie, a estimé que la procédure modifiée en 2013 concernant l’examen des recours en cassation dans les affaires civiles constituait un recours ordinaire à épuiser avant de saisir la Cour.

Sur le fond, l’État partie rappelle les faits de l’affaire. Il note que les deux auteures soutiennent que les autorités n’ont pas pris de mesures pour empêcher les violences domestiques et, en particulier, n’ont pas mené d’enquête concernant les faits signalés, que les auteurs de ces faits n’ont pas été sanctionnés et que le droit à un recours effectif a été refusé aux victimes.

L’État partie note que les deux auteures ont, de leur plein gré, vécu longtemps avec leur mari, alors qu’elles subissaient des violences morales et physiques. Les auteures ne se sont séparées de leur mari qu’après une longue période. Toutes deux ont bénéficié d’une aide psychologique et juridique dans des centres spécialisés près de leur lieu de résidence, et X. s’est vu accorder un hébergement.

Les auteures ont porté plainte pour violence domestique auprès des forces de l’ordre. Toutes leurs plaintes ont fait l’objet d’enquêtes, mais il s’est avéré qu’aucun corps du délit concernant des infractions plus graves que celles proscrites par l’article 116 du Code pénal n’a pu être constaté. Les auteures ont été informées que leurs plaintes devraient être examinées dans le cadre d’une procédure de poursuites à la diligence de la victime, qui serait engagée par un juge de paix à leur demande.

Les auteures ont expliqué qu’elles n’ont pas saisi le juge de paix parce qu’elles connaissaient mal le fonctionnement du système judiciaire et n’étaient donc pas en mesure de participer aux audiences ou d’agir en tant que partie lésée ayant engagé des poursuites (ce qui suppose notamment de rédiger une demande d’ouverture de la procédure, de recueillir des preuves, de convoquer des témoins pour les interroger devant le tribunal et d’interroger le prévenu). Elles ont exprimé leur opposition à la procédure devant le juge de paix, à la charge de la preuve qui incombait à la victime et à la possibilité que leur affaire soit classée dès lors que le ministère public n’avait aucune obligation d’ouvrir une enquête sur les actes de violence. Selon l’État partie, l’article 318 du Code de procédure énonce clairement tout ce qu’il faut savoir pour engager une procédure devant un juge de paix. Le contenu de cet article a été expliqué aux auteures. En outre, en vertu des dispositions du Code, dans le cadre de poursuites à la diligence de la victime, celle-ci peut être représentée par un avocat, un proche parent ou une autre personne. Les auteures étaient représentées au tribunal par des avocats en première instance et en appel. Elles sont aussi représentées par un conseil devant le Comité.

En ce qui concerne les poursuites à la diligence de la victime, la Cour constitutionnelle a jugé, en septembre 2013, que la Constitution garantit à tous la protection de l’État, y compris la protection judiciaire de leurs droits et libertés, faisant obligation à l’État de donner aux victimes d’infractions l’accès à la justice et à une réparation pour le préjudice subi (art. 45, 46 et 52 de la Constitution). Cette obligation est également énoncée par l’article 21 de la Constitution. Une approche similaire figure dans la Déclaration des principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes de la criminalité et aux victimes d’abus de pouvoir, de 1985, dans laquelle l’Assemblée générale a demandé aux États de garantir la capacité de l’appareil judiciaire et administratif de répondre aux besoins des victimes, notamment en leur assurant une défense adéquate pendant toute la procédure et en leur permettant aussi d’exprimer leurs opinions et recommandations. Le législateur a établi l’ordre des procédures judiciaires et les types de poursuites pénales qui, selon la gravité et la nature de l’infraction commise, peuvent être engagées à la diligence du ministère public, de la victime ou les deux à la fois.

En cas de poursuites à la diligence de la victime, le type de procédure judiciaire dépend de l’affaire pénale examinée. De telles infractions sont souvent commises à la suite de conflits personnels au sein de la famille, entre voisins ou collègues. Les poursuites à la diligence de la victime sont ouvertes sur la base des allégations de la partie lésée. Ces poursuites sont engagées en cas d’infractions qui ne constituent pas un danger important pour la société et dont l’élucidation ne pose, en principe, pas de problème ; pour ces raisons, il est considéré que la partie lésée est en mesure d’engager seule des poursuites pénales. Si l’une quelconque des infractions dans une affaire examinée dans le cadre de poursuites à la diligence de la victime est commise contre une personne qui, du fait de son état de dépendance, de son incapacité ou pour d’autres raisons, ne peut défendre ses droits ou ses intérêts garantis par la loi, les autorités chargées de l’enquête ouvrent une procédure pénale, même en l’absence de plainte de la partie lésée ou de ses représentants.

Compte tenu de ce qui précède, l’État partie est d’avis que les droits des auteures consacrés par la Convention n’ont pas été violés.

Commentaires des auteures concernant les observations supplémentaires de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

Dans une lettre datée du 31 mars 2017, les auteures ont présenté leurs commentaires concernant les observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond. Elles réaffirment avoir épuisé tous les recours disponibles, sans succès. Selon l’État partie, les auteures auraient également pu : a) former un recours en cassation au titre de l’article 125 du Code de procédure pénale ; et/ou b) engager des poursuites pénales à la diligence de la victime.

S’agissant de l’épuisement des recours internes, les auteures soutiennent qu’un recours en cassation ne peut garantir le rétablissement de leurs droits et n’offre pas une perspective raisonnable d’issue positive dans l’affaire, étant donné qu’il constitue un recours extraordinaire et que son caractère effectif dans des affaires similaires n’a pas pu être confirmé par la jurisprudence des tribunaux. Dans un recours en cassation formé en vertu de l’article 125 du Code de procédure pénale, le juge ne peut pas intervenir dans l’enquête, annuler ou demander l’annulation d’une décision qu’il estime illégale ou infondée, ni tirer des conclusions sur les faits de l’affaire, l’appréciation des preuves ou la qualification des infractions pénales. La Cour ne peut pas imposer l’ouverture d’office d’une action pénale ni exécuter certaines procédures. Pour les mêmes motifs, la Cour européenne des droits de l’homme a constaté le caractère ineffectif de la procédure de recours prévue à l’article 125 du Code.

En ce qui concerne le renvoi de l’État partie à la décision de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Abramyan et autres c. Fédération de Russie et aux constatations du Comité dans l’affaire Medvedeva c. Fédération de Russie, les auteures notent que les affaires mentionnées portaient sur des points de droit civil, à la différence de la présente affaire, qui relève du droit pénal. En outre, l’État partie a cité l’arrêt Abramyan et autres c. Fédération de Russie comme preuve du caractère effectif de la procédure de cassation. Selon les auteures, la Cour européenne des droits de l’homme n’a jamais déclaré que la procédure visée à l’article 125 du Code de procédure pénale constituait un recours effectif à épuiser avant de saisir la Cour. De surcroît, dans l’affaire Gasan c. Fédération de Russie, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que la procédure de recours telle que modifiée ne constituait pas un recours ordinaire à épuiser avant de saisir la Cour. Le recours en cassation ne peut donc pas être considéré comme un recours effectif dans des affaires comparables à la présente. Il appartient à l’État partie de démontrer qu’un recours est effectif, en particulier en donnant des exemples de la pratique des tribunaux nationaux. Cela n’a pas été fait en l’espèce. Les auteures soutiennent que les exemples cités par l’État partie se rapportent à des affaires différentes de la présente.

Les auteures réaffirment que les poursuites à la diligence de la victime ne constituent pas un recours approprié dans les affaires de violence domestique. Le Comité a insisté sur la nécessité de donner aux femmes victimes de violence domestique un accès sûr à la justice, y compris une aide judiciaire au besoin.

En outre, le Comité a souligné à maintes reprises que la pratique consistant à considérer la violence domestique comme une affaire privée est préjudiciable et fondée sur des stéréotypes. La pratique des poursuites à la diligence de la victime fait peser la charge de la preuve sur la victime de violence, sans lui assurer une protection adéquate (par une injonction d’éloignement, par exemple). Vingt pour cent seulement des affaires pénales faisant l’objet de poursuites à la diligence de la victime aboutissent à un verdict de culpabilité. Les acquittements dans les affaires de violence domestique représentent 87 % de tous les acquittements dans la Fédération de Russie. Des organisations non gouvernementales ont souvent mis en évidence le caractère ineffectif de la procédure. Dans ses observations finales concernant le huitième rapport périodique de la Fédération de Russie (CEDAW/C/RUS/CO/8), le Comité s’est dit préoccupé par le fait que la violence domestique était traitée comme une « affaire privée » et a recommandé à l’État partie d’introduire des poursuites d’office en cas de violences intrafamiliales et sexuelles. La Cour européenne des droits de l’homme a également attiré l’attention sur la nécessité d’ouvrir une action publique dans les affaires pénales de violence familiale et de poursuivre et sanctionner les auteurs, indépendamment de la volonté de la victime d’engager elle-même des poursuites.

En l’espèce, les auteures ont signalé les violences domestiques à la police et demandé l’ouverture d’une procédure pénale, mais les autorités ont longtemps refusé de le faire en invoquant la nécessité que les poursuites soient engagées à la diligence de la victime. De ce fait, les violences contre les auteures ont continué. L’existence d’une menace constante pour les auteures et leurs enfants aurait dû être prise en compte par la police comme une circonstance extraordinaire au moment de décider s’il y avait lieu d’ouvrir une action pénale.

En outre, pour qu’un recours soit effectif et accessible aux victimes de violence domestique, il faut que leurs besoins particuliers soient pris en considération. La procédure de poursuites à la diligence de la victime exige la présence constante de celle-ci, même si elle est représentée par un conseil. L’absence de la victime au tribunal entraîne le classement de l’affaire. De telles procédures sont longues et, en outre, aucune aide juridictionnelle gratuite n’est fournie, ce qui limite l’accès au recours et entraîne une revictimisation des victimes de violence. X. a expliqué que, tout au long de la procédure, son mari lui infligeait des violences physiques dans des lieux publics, devant sa fille mineure, chaque fois qu’elle le rencontrait. Par peur, elle a été obligée de chercher refuge dans un centre d’accueil pour les victimes de violence domestique. Le recours en question est donc manifestement inapproprié dans de telles circonstances et, en essayant de l’épuiser, l’auteure a dû risquer son intégrité physique et morale. De même, Y., mère de trois enfants, a été obligée de continuer à vivre dans le même appartement que son mari, qui la soumettait constamment à des violences. Elle ne se sentait pas en sécurité, mais les autorités ne lui ont offert aucune protection, alors même qu’elles n’ignoraient rien de ces violences permanentes. Ces circonstances l’ont empêchée d’engager des poursuites à la diligence de la victime dans cette affaire. En outre, même avec une représentation en justice, la présence des deux auteures au tribunal aurait été requise. De surcroît, toute tentative visant à faire sanctionner les auteurs des violences aurait été vaine, du fait de la loi d’amnistie générale de 2015, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de la victoire dans la Grande Guerre patriotique.

Compte tenu de ce qui précède, les auteures soutiennent que l’État partie n’a pas démontré que le recours invoqué était approprié ou accessible, dès lors qu’il n’aurait pas pu leur donner une réparation effective, rétablir leurs droits ou les protéger contre les violences qu’elles continuaient de subir.

En outre, les auteures font valoir que l’inexistence d’une législation spéciale en matière de protection des victimes de violence domestique, l’absence de mesures de protection d’urgence (injonctions d’éloignement) et d’aide juridictionnelle gratuite dans ce genre d’affaires constituent des violations de la Convention. À cet égard, les auteures notent que l’État partie n’a pas formulé d’objections concernant cet aspect de leur communication.

En 2016, l’article 116 du Code pénal, qui traite des coups et blessures infligés à des proches parents, a été modifié et les poursuites dans ces affaires sont passées de la catégorie des poursuites à la diligence de la victime à celle des poursuites engagées à la fois par la victime et par le ministère public (une procédure est ouverte par la police à la suite d’une plainte déposée par la partie lésée). En février 2017, les coups et blessures infligés à des membres de la famille ont été dépénalisés et de tels actes ne constituent désormais plus un crime, mais sont traités comme une infraction administrative.

Compte tenu de ce qui précède, les auteures considèrent qu’elles ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour protéger leurs droits au niveau national. Pendant longtemps, les autorités ont été conscientes des violences et des menaces répétées que subissaient les auteures, mais ni l’une ni l’autre n’a reçu l’assistance dont elle avait besoin. Étant donné qu’elles ont déposé de nombreuses plaintes auprès de la police et des tribunaux de première et de deuxième instance, l’obligation d’utiliser encore un autre recours, extraordinaire, ineffectif et peu accessible ne saurait être considérée comme conforme à l’esprit de la Convention.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

Le Comité doit, conformément à l’article 64 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif.

Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 4 du Protocole facultatif, que la même question n’avait pas déjà été examinée ou n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Le Comité note que la recevabilité de la présente communication est contestée par l’État partie au motif du non-épuisement des recours internes. L’État partie a fait observer qu’en vertu du paragraphe 1 de l’article 401 du Code de procédure pénale, les décisions de justice qui ont obtenu l’autorité de la chose jugée sont susceptibles de recours en cassation. Or, ni l’une ni l’autre des auteures n’a formé de recours en cassation.

Le Comité a pris note des objections des auteures quant à l’effectivité des procédures de cassation en matière pénale. Il constate que la procédure en question vise à contester des décisions entrées en vigueur, uniquement sur des points de droit. Les décisions sur le renvoi d’une affaire à une juridiction de cassation sont par nature discrétionnaires, étant donné qu’elles sont prises par un juge unique et qu’elles ne sont pas limitées dans le temps. En outre, le Comité note que l’État partie, bien qu’il ait fourni des statistiques (voir par. 6.1 ci-dessus) sur les procédures de cassation ces dernières années, n’a pas donné d’exemples montrant qu’il existe une probabilité raisonnable que de telles procédures offrent un recours effectif dans les circonstances de l’espèce, et n’a pas non plus donné d’indication quant au nombre de ces affaires qui portaient sur des faits de violence familiale. En outre, exiger des auteures qu’elles déposent de nouvelles plaintes entraînerait un nouveau retard excessif. Le Comité estime donc que le paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif ne lui interdit pas d’examiner la présente communication. Il considère également qu’il n’a aucune raison de déclarer la communication irrecevable pour tout autre motif et la déclare par conséquent recevable.

N’ayant trouvé aucun obstacle à la recevabilité de la communication, le Comité procède à l’examen au fond.

Examen au fond

Conformément aux dispositions du paragraphe 1 de l’article 7 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les auteures et l’État partie.

Le Comité prend note de l’allégation des auteures selon laquelle, en violation des droits que leur confère l’article premier de la Convention, compte tenu des recommandations générales no 19, no 28, no 33 et no 35 (2017), qui concerne la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre et porte actualisation de la recommandation générale no 19 du Comité, l’État partie n’a pas assuré leur protection contre des actes répétés de violence familiale. En l’espèce, ces actes ont été infligés aux deux auteures par leurs maris. Toutes les plaintes déposées par les auteures ou par du personnel médical en leur nom auprès des autorités et de la police ont été vaines et aucune procédure pénale n’a été engagée contre les auteurs des violences malgré les deux décisions par lesquelles le Procureur interdistrict de Nagatinsky avait annulé les décisions de la police de refuser l’ouverture d’une action pénale contre ces derniers, qui n’ont donc pas été sanctionnés. X. n’a jamais été interrogée par la police sur la teneur de ses allégations et ni l’une ni l’autre des deux auteures n’a été informée par les autorités de quelque progrès dans son affaire. Au lieu de cela, elles ont été avisées qu’elles pouvaient engager des poursuites à la diligence de la victime contre les auteurs des faits.

Le Comité rappelle que la discrimination à l’égard des femmes telle qu’elle est définie à l’article premier de la Convention inclut la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre. Ce type de discrimination n’est pas limité aux mesures prises par les États parties ou en leur nom. En effet, conformément au paragraphe e) de l’article 2, les États sont comptables des actes commis par des particuliers s’ils n’agissent pas avec la diligence voulue pour prévenir la violation de droits ou pour enquêter sur des actes de violence, les punir et les réparer. En outre, le Comité rappelle que les alinéas a), f) et g) de l’article 2 de la Convention disposent que les États parties sont tenus de fournir une protection juridique et d’abroger ou de modifier toute loi ou disposition réglementaire discriminatoire, dans le cadre de la politique visant à éliminer la discrimination à l’égard des femmes et de prendre des mesures pour modifier ou supprimer les lois, règlements, usages et pratiques existants qui constituent une discrimination contre les femmes.

Le Comité considère qu’en statuant sur les actes de violence domestique dans le cadre d’un système de poursuites à la diligence de la victime, l’État partie ne peut s’acquitter de l’obligation de diligence raisonnable qui lui incombe de prévenir et de punir les actes de violence en application de l’article 2 de la Convention. De plus, en vertu de l’alinéa c) de l’article 4 de la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes, les États sont tenus d’agir avec la diligence voulue pour prévenir les actes de violence à l’égard des femmes, enquêter sur ces actes et les punir conformément à la législation nationale, qu’ils soient perpétrés par l’État ou par des acteurs privés.

Le Comité note l’argument des auteures selon lequel, à ce jour, la législation de l’État partie ne prévoit pas de définition de la violence domestique ni de protection juridique effective contre la violence domestique (voir par. 3.3 ci-dessus). Le Comité rappelle l’article 3 de la Convention, ainsi que ses observations finales concernant le huitième rapport périodique de l’État partie, dans lesquelles il a vivement engagé celui-ci à adopter une législation complète pour prévenir et combattre la violence à l’égard des femmes, y compris la violence intrafamiliale, introduire des poursuites d’office en cas de violences intrafamiliales et sexuelles et veiller à ce que les femmes et les filles qui sont victimes de violences aient immédiatement accès à des voies de recours et à des mesures de protection et à ce que leurs agresseurs soient poursuivis et punis comme il convient [CEDAW/C/RUS/CO/8, par. 22 a)]. Le Comité considère que le fait qu’une victime de violence domestique doive engager elle-même des poursuites, dans lesquelles la charge de la preuve lui incombe entièrement, revient à un déni d’accès à la justice pour la victime. Le Comité note que les modifications apportées à la législation nationale (art. 116 du Code pénal) qui décriminalisent les voies de fait, qualification sous laquelle de nombreuses affaires de violence domestique font l’objet de poursuites faute d’une définition de la « violence domestique » dans la loi russe, vont dans la mauvaise direction et conduisent à l’impunité pour les auteurs de ces actes de violence domestique.

Le Comité estime que l’incapacité de l’État partie à modifier sa législation relative à la violence domestique pour l’harmoniser avec les normes internationales a eu une incidence directe sur la possibilité pour les auteures de réclamer justice et d’avoir accès à des voies de recours effectives et à la protection. En outre, le Comité est préoccupé par les modifications apportées en 2017, qui ont réduit la portée de la protection assurée aux femmes contre la violence familiale, entraînant ainsi une impunité plus généralisée.

Le Comité est d’avis qu’en l’absence d’une loi globale sur la violence familiale et d’une définition appropriée de la violence domestique dans la législation, le fait d’exiger que les auteures engagent des poursuites à la diligence de la victime, qui leur imposent de convoquer et interroger des témoins, de recueillir des preuves, d’être constamment présentes, et donc en permanence directement confrontées aux auteurs des faits lors des audiences, faute de quoi l’affaire risquerait d’être classée, sans qu’aucun système de protection des victimes de violence domestique ait été mis en place, ne peut être considéré comme un mécanisme approprié pour combattre, poursuivre et réprimer une infraction aussi grave que la violence domestique.

Le Comité considère que la violence domestique constitue une violation grave des droits de l’homme, dont l’importance justifie l’ouverture de poursuites à la diligence du ministère public, et demande à l’État partie, dans le cadre de la prérogative qui est la sienne, d’organiser son propre ordre juridique en tenant compte des normes internationales. Le principe de diligence raisonnable impose à l’État partie de mettre en place un système d’enquête efficace et rapide en cas de violence domestique, afin de veiller à ce que les auteurs des faits soient poursuivis et sanctionnés et d’apporter aux victimes une réparation appropriée. En l’absence de toute autre information pertinente sur le dossier, le Comité considère qu’il convient d’accorder aux allégations détaillées des auteures le crédit qui leur est dû. Par conséquent, le Comité considère que les faits tels qu’ils sont présentés font apparaître une violation des droits des auteures consacrés par les alinéas a) et e) à g) de l’article 2 et par l’article 3 de la Convention, lus conjointement avec l’article premier, et compte tenu des recommandations générales no 19, no 28, no 33 et no 35 du Comité.

Le Comité prend note de l’affirmation des auteures, qui n’a pas été réfutée par l’État partie, selon laquelle, lors de l’examen de leurs allégations, les autorités ont considéré que les actes de violence domestique constituaient « une affaire privée » et se sont appuyées sur des opinions et des attitudes stéréotypées dans leur approche. Le Comité réaffirme que la Convention impose des obligations à tous les organes nationaux et que les États parties peuvent être tenus responsables des décisions judiciaires qui vont à l’encontre des dispositions de la Convention. Le Comité souligne également que l’application intégrale de la Convention exige des États parties qu’ils prennent des mesures afin non seulement d’éliminer la discrimination directe et indirecte et améliorer ainsi la situation réelle des femmes, mais aussi de modifier et faire évoluer les stéréotypes sexistes et d’éliminer ceux qui sont injustifiés car ils sont une cause profonde et une conséquence de la discrimination à l’égard des femmes. Les stéréotypes sexistes sont entretenus par divers moyens et diverses institutions, y compris les lois et les systèmes juridiques, et ils peuvent être perpétués par les acteurs étatiques, dans tous les secteurs et à tous les niveaux de l’administration, et par les acteurs privés. Le Comité souligne à cet égard que les stéréotypes portent atteinte au droit des femmes à un procès équitable et impartial et que l’appareil judiciaire doit se garder d’instaurer des normes rigides sur la base uniquement d’idées préconçues de ce qui constitue la violence familiale ou sexiste, comme indiqué dans sa recommandation générale no 33.

En l’absence d’autres informations pertinentes sur le dossier, le Comité décide qu’il convient d’accorder aux allégations des auteures le crédit qui leur est dû. Par conséquent, il considère que les faits présentés font apparaître une violation des droits des auteures consacrés par l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention, compte tenu des recommandations générales no 19, no 28, no 33 et no 35 du Comité.

À la lumière des conclusions qui précèdent, le Comité n’examinera aucune des autres allégations des auteures.

Conformément au paragraphe 3 de l’article 7 du Protocole facultatif à la Convention, et compte tenu des considérations qui précèdent, le Comité constate que l’État partie a porté atteinte aux droits des auteures consacrés par les alinéas a), e), f) et g) de l’article 2, par l’article 3 et par l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention, lus conjointement avec l’article premier, et compte tenu des recommandations générales no 19, no 28, no 33 et no 35 du Comité.

Le Comité adresse les recommandations suivantes à l’État partie :

a)En ce qui concerne les auteures de la communication :

i)Passer en revue les procédures judiciaires menées dans les affaires de violence domestique contre celles-ci, afin que les auteurs des faits soient poursuivis et sanctionnés ;

ii)Leur accorder une réparation appropriée et une indemnisation complète proportionnée à la gravité de l’atteinte à leurs droits et leur dispenser des services de réadaptation ;

iii)Procéder à une enquête exhaustive et impartiale afin de déterminer les défaillances des structures et des pratiques de l’État qui ont privé les auteures de protection ;

b)En général :

i)Signer et ratifier la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique ;

ii)Adopter une législation complète pour prévenir et combattre la violence fondée sur le genre, y compris la violence familiale, introduire des poursuites d’office en cas de violences domestiques et sexuelles, veiller à ce que les femmes et les filles qui sont victimes de violences aient immédiatement accès à des voies de recours et à des mesures de protection, et faire en sorte que leurs agresseurs soient poursuivis et sanctionnés comme il convient ;

iii)Établir le recours systématique aux poursuites pénales à la diligence du ministère public en cas de violence domestique et reconsidérer le recours, pour ce type d’affaire, au système de poursuites à la diligence de la victime, système dans lequel la charge de la preuve incombe à la victime, afin de garantir l’égalité entre les parties dans les procédures judiciaires, conformément au paragraphe 15 g) de la recommandation générale no 33 ;

iv)Mettre en place un protocole visant à amener le personnel des postes de police à traiter les plaintes pour violence domestique de manière non sexiste, afin qu’aucune plainte réelle ou urgente ne soit écartée de façon expéditive et que les victimes reçoivent la protection dont elles ont besoin en temps voulu ;

v)Organiser à l’intention des juges, des avocats et du personnel chargé de l’application de la loi, y compris les agents de police et les procureurs, une formation obligatoire sur la Convention, son Protocole facultatif et les recommandations générales du Comité, en particulier les recommandations générales no 19, no 28, no 33 et no 35 ;

vi)S’acquitter de ses obligations de respecter, de protéger et d’honorer les droits fondamentaux des femmes, y compris le droit de vivre à l’abri de toutes formes de violence sexuelle et sexiste, en particulier la violence domestique, l’intimidation et les menaces de violence ;

vii)Enquêter diligemment et de manière exhaustive, impartiale et sérieuse sur toutes les allégations de violence sexiste à l’égard des femmes, veiller à ce que des procédures pénales soient engagées dans toutes les affaires de ce type, traduire les auteurs présumés devant la justice de manière équitable, impartiale et avec diligence, et imposer des sanctions appropriées ;

viii)Donner aux victimes de violence fondée sur le genre un accès sûr et rapide à la justice, y compris, au besoin, à une aide juridictionnelle gratuite, pour qu’elles disposent de recours et de moyens de réinsertion efficaces et suffisants, conformément aux orientations formulées dans la recommandation générale no 33 du Comité ;

ix)Mettre en place des programmes de réadaptation et des programmes consacrés aux méthodes non violentes de règlement des conflits à l’intention des auteurs d’actes de violence ;

x)Élaborer et appliquer des mesures efficaces, avec la participation active de toutes les parties prenantes concernées, telles que les organisations de femmes, pour lutter contre les stéréotypes, les préjugés, les coutumes et les pratiques qui tolèrent ou favorisent la violence domestique.

Conformément au paragraphe 4 de l’article 7 du Protocole facultatif, l’État partie examinera dûment les constatations et les recommandations du Comité, auquel il soumettra, dans un délai de six mois, une réponse écrite, l’informant de toute action menée à la lumière de ses constatations et recommandations. L’État partie est également invité à rendre les présentes constatations et recommandations publiques et à les diffuser largement sur son territoire afin de toucher tous les secteurs concernés de la société.