Communication présentée par :

S.H. (représentée par son conseil, TRIAL International)

Au nom de :

l’auteure

État partie :

Bosnie-Herzégovine

Date de la communication :

27 janvier 2017 (date de la lettre initiale)

Références :

Communiquée à l’État partie le 10 avril 2017 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

9 juillet 2020

Objet :

le fait que l’État partie n’a pas agi avec la diligence voulue pour enquêter rapidement et efficacement sur une affaire de violences sexuelles ; le droit à une indemnisation et à une aide équitables et adéquates

Questions de procédure :

épuisement des recours internes ; actio popularis

Articles de la Convention :

article premier et articles 2 a)-f), 3, 12, 13 a) et b), et 15 (par. 1)

Articles du Protocole facultatif :

articles 2 et 4 (par. 2)

Exposé des faits

L’auteure de la communication est S.H., une Bosnienne d’ethnie croate. Elle a subi un viol qui aurait été commis par un membre des forces serbes de Bosnie en 1995, pendant le conflit en ex-Yougoslavie. Elle affirme que l’État partie n’a pas respecté les droits qu’elle tient de l’article premier et des articles 2 a)-f), 3, 12, 13 a) et b), et 15 (par. 1) de la Convention. La Convention et le Protocole facultatif à celle-ci sont entrés en vigueur dans l’État partie le 1er octobre 1993, pour la première, et le 4 décembre 2002, pour le second. L’auteure est représentée par son conseil, TRIAL International, une organisation non gouvernementale.

Rappel des faits présentés par l’auteure

En 1995, l’auteure vivait avec son mari dans la commune de Prijedor (Bosnie-Herzégovine), dans un village occupé par les forces serbes de Bosnie [Vojska Republike Srpske (VRS)] depuis 1993. Le 25 août 1995, vers 17 heures, l’auteure était seule à la maison lorsque quatre hommes armés, vêtus de vêtements civils et d’uniformes de camouflage et portant des fusils, sont entrés chez elle. Elle pensait qu’ils étaient membres de la VRS. Ils se sont adressés à elle en des termes désobligeants liés à son origine ethnique et lui ont volé ses biens. Alors que trois des hommes sont sortis, l’un d’eux est resté à l’intérieur de la maison avec l’auteure, à qui il a ordonné de se déshabiller. Lorsqu’elle a refusé, l’homme l’a poussée sur un canapé et l’a violée, avec pénétration vaginale. Après avoir entendu un coup de feu à l’extérieur, les hommes ont quitté la maison et l’auteure a réussi à s’enfuir dans les bois voisins. Elle n’a parlé du viol ni à sa famille ni à ses voisins, par honte.

En septembre 1995, accompagnée de sa belle-sœur, l’auteure a signalé les faits au commissariat de police de Ljubija, une ville proche de Prijedor. Elle n’a pas pu obtenir une copie de la déclaration qu’elle avait faite à cette occasion et l’affaire n’a fait l’objet d’aucune enquête.

Pendant de nombreuses années, même après la fin de la guerre de Bosnie, l’auteure ne s’est pas activement penchée sur son affaire de peur d’être stigmatisée et dans l’espoir que les autorités enquêteraient enfin là-dessus sur la base de la plainte initiale qu’elle avait déposée en 1995. Cependant, en 2008, lorsqu’elle s’est enquise de l’avancée de l’enquête sur son affaire auprès du commissariat de police de Ljubija, on lui a fait savoir que les dossiers avaient été brûlés 10 ans après l’infraction. Bouleversée par cette réponse, elle a décidé de s’adresser au Centre social de Prijedor pour demander justice. Celui-ci l’a orientée vers plusieurs ONG. Le 6 novembre 2008, l’auteure a communiqué à l’Association des femmes victimes de la guerre des informations détaillées sur les événements de 1995. Le 26 janvier 2009, cette association a, avec l’accord de l’auteure, saisi le Bureau du Procureur de Bosnie-Herzégovine d’une affaire pénale.

Aucune avancée notable n’ayant été réalisée dans l’enquête sur son affaire entre 2009 et 2014, l’auteure a plusieurs fois fait part de ses plaintes aux commissariats de police de Ljubija et de Prijedor, au Bureau du Procureur de Bosnie-Herzégovine, au Bureau du Médiateur pour les questions relatives aux droits de la personne de Bosnie-Herzégovine et au Bureau du Procureur du district de Banja Luka. Bien que la majeure partie de cette correspondance soit restée sans réponse, l’auteure a été contactée à plusieurs reprises, notamment par le commissariat de police de Ljubija le 17 septembre 2012 et par celui de Prijedor les 4 décembre 2012, 16 janvier 2013 et 17 février 2014. Cependant, dans la lettre qu’il lui a envoyée en décembre 2012, le commissariat de Prijedor lui avait seulement dit que la police n’avait pas mené d’enquête sur sa plainte initiale de 1995 et que la déclaration qu’elle avait faite à l’époque n’avait pas été enregistrée. Le 1er février 2013, en réponse à une demande de renseignements du Bureau du Médiateur pour les questions relatives aux droits de la personne, le Bureau du Procureur a indiqué que l’enquête était en cours et que les témoins et la victime seraient entendus. Le 19 mars 2014, le Bureau du Procureur du district de Banja Luka a informé l’auteure que le Bureau du Procureur de Bosnie-Herzégovine ayant été saisi de l’affaire, le Procureur de district ne pouvait prendre aucune mesure à moins que l’affaire ne lui soit transférée par décision de justice.

Le 4 juin 2014, l’auteure a interjeté appel devant la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine, affirmant que son affaire n’avait pas fait l’objet d’une enquête efficace ni donné lieu à des poursuites contre les responsables et qu’elle n’avait pas obtenu une indemnisation ou une réparation adéquate. Le 17 février 2016, son appel a été rejeté car jugé sans fondement. La Cour constitutionnelle a conclu que, compte tenu du contexte dans lequel les crimes avaient été commis et des difficultés exceptionnelles qu’elles rencontraient pour ce qui était d’enquêter sur de nombreux crimes complexes, il n’était pas possible d’avancer que les autorités nationales manquaient à leurs obligations positives. Même si elle a reconnu que l’enquête avait été lente et globalement peu concluante, la Cour a décidé que cette situation était due à des circonstances exceptionnelles et non à un manque de diligence de la part des autorités. Depuis que la Cour a rendu son arrêt, l’auteure n’a été contactée ni par le Bureau du Procureur ni par aucune autre autorité chargée d’examiner ses plaintes.

Dans l’intervalle, le 9 août 2012, l’auteure a écrit au service de protection des anciens combattants et des personnes handicapées de la commune de Prijedor pour demander à être enregistrée en tant que victime civile d’un conflit armé, condition nécessaire pour recevoir une assistance et un soutien sociaux. La demande a été rejetée, car elle devait être déposée au plus tard le 31 décembre 2007. Le 3 septembre 2012, l’auteure a fait appel de cette décision auprès du Ministère du travail et de la protection des anciens combattants et des personnes handicapées, à Banja Luka. Le 4 novembre 2015, cet appel a également été rejeté pour cause de prescription. Le 17 décembre 2015, l’auteure a formé un recours contre cette décision auprès du tribunal de district de Banja Luka, lequel a été rejeté le 24 juin 2016 car jugé sans fondement.

Le 25 août 2016, l’auteure a déposé une plainte auprès de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine, alléguant que la règle de prescription « déraisonnable » énoncée dans la loi de la Republika Srpska sur la protection des victimes civiles d’un conflit armé l’empêchait d’être considérée comme une victime civile d’un conflit armé et de recevoir les prestations sociales auxquelles ce statut ouvrait droit.

Les événements de 1995 ont causé des souffrances physiques et psychologiques à l’auteure. En raison du viol, elle a eu des problèmes au niveau de la thyroïde et a contracté une grave infection génitale, des atteintes pour lesquelles elle ne pouvait pas suivre un traitement approprié, faute de moyens financiers. L’auteure a affirmé qu’à cause de cette infection, elle avait attrapé une maladie du col de l’utérus en 2006 et développé un cancer du col de l’utérus en 2012, à la suite de quoi elle avait subi une ablation du col de l’utérus. On lui a diagnostiqué un trouble dépressif et un changement permanent de personnalité provoqués par le traumatisme qu’elle avait subi, lequel avait également affecté sa vie conjugale. L’incapacité de l’auteure à avoir des relations sexuelles avec son mari après le viol a conduit à leur divorce en 2009. L’auteure vit actuellement sous le seuil de pauvreté et ne dispose pas de ressources suffisantes pour couvrir ses besoins essentiels et ses frais médicaux.

Teneur de la plainte

L’auteure affirme que la communication devrait être déclarée recevable. Bien que les faits se soient produits avant l’entrée en vigueur du Protocole facultatif dans l’État partie, les violations présumées sont de nature continue et produisent des effets depuis le 4 décembre 2002 dans la juridiction de l’État partie. L’auteure affirme donc que le Comité est compétent ratione temporis et ratione loci pour examiner la présente plainte.

En ce qui concerne le paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif, l’auteure maintient par conséquent qu’elle a épuisé tous les recours internes à sa disposition. Elle fait remarquer que, bien qu’elle ait porté l’affaire devant la Cour constitutionnelle et malgré ses demandes de renseignements successives, il n’y a eu ni enquête efficace ni poursuite des responsables présumés et elle n’a pas obtenu de réparation adéquate. Elle relève également que la plainte qui est en instance devant la Cour constitutionnelle au sujet de la reconnaissance de son statut de victime civile d’un conflit armé n’a aucune chance d’aboutir, cette juridiction ayant régulièrement déclaré toutes les plaintes irrecevables pour cause de prescription. Elle indique donc qu’on ne peut raisonnablement pas s’attendre à ce qu’elle entreprenne d’autres démarches au niveau national.

L’auteure affirme qu’elle a été victime du refus continu de l’État partie de mener une enquête rapide, efficace et approfondie sur sa plainte pour viol, refus qui a permis aux responsables de vivre en toute impunité et qui constitue donc une violation des droits qu’elle tient de l’article premier, interprété à la lumière des articles 2 b), c), e) et f), et 3 de la Convention. Le fait qu’on ne lui a pas donné accès aux informations relatives à l’avancée de l’enquête ni la possibilité de contribuer en temps voulu à l’enquête en fournissant des renseignements sur les faits constitue également une violation de ces articles.

L’auteure affirme en outre que l’État partie viole les droits qui lui sont reconnus au paragraphe 1 de l’article 15, interprété à la lumière des alinéas c) et e) de l’article 2 de la Convention, en ne lui accordant aucune forme d’indemnisation ou de réparation adéquate pour le préjudice qu’elle a subi.

De plus, l’auteure indique que les droits qu’elle tient de l’article premier, interprété à la lumière des articles 2 a) et c)-f), 3, 12 et 13 a) et b) de la Convention ont également été violés par le caractère discriminatoire et inadéquat de la législation, qui fait que les autorités ne l’ont pas reconnue ni enregistrée en tant que victime civile d’un conflit armé. Elle affirme avoir été privée d’accès à l’assistance et aux prestations sociales, bien qu’elle vive dans l’extrême pauvreté et dans la précarité.

Conformément au paragraphe 3 de l’article 7 du Protocole facultatif, l’auteure demande une réparation intégrale du préjudice qu’elle a subi, y compris la couverture des dommages matériels et moraux et un certain nombre de mesures de réparation visant à assurer la restitution, la réhabilitation, la satisfaction (y compris le rétablissement de la dignité et de la réputation) et des garanties de non-répétition.

L’auteure fait remarquer que les événements se sont produits dans un contexte de viols et de violences sexuelles généralisés pendant la guerre et qu’il y a eu un refus systématique d’enquêter sur ces infractions graves, d’en punir les auteurs ou d’accorder une réparation adéquate aux victimes.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

Le 16 octobre 2017, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication.

L’État partie fait valoir que la communication devrait être déclarée irrecevable en tant qu’actio popularis (une action en justice engagée par une tierce partie dans l’intérêt général), en particulier les parties qui concernent les arguments généraux relatifs à la législation nationale et à la pratique judiciaire et administrative interne. Il fait remarquer que, lorsqu’un(e) requérant(e) prétend être victime de violations systémiques, il (elle) doit, conformément à la pratique judiciaire internationale, produire des preuves plausibles et convaincantes de la survenance ou de la probabilité de survenance d’une violation dont il (elle) a subi ou subirait personnellement les effets. Il affirme que l’auteure n’a pas prouvé qu’elle avait personnellement subi les effets du manque d’harmonisation entre le système juridique national et la pratique administrative et judiciaire ou qu’elle en était une victime directe ou immédiate. Il souligne également que l’affaire de l’auteure continue de faire l’objet d’une enquête ou d’un examen par les autorités nationales dans le cadre de procédures pénales et administratives.

Pour ce qui est du fond de la communication, l’État partie fait valoir qu’à tous les niveaux, les autorités compétentes ont fait des efforts considérables pour juger les crimes de guerre et traduire les responsables en justice. Il souligne qu’il a adopté sa stratégie nationale pour le jugement des crimes de guerre en 2008, qui prévoit que les affaires de crimes de guerre les plus complexes et les plus prioritaires devraient être jugées dans un délai de sept ans et le reste dans un délai de 15 ans. Il conclut qu’en appliquant cette stratégie, il s’est acquitté de l’obligation qui lui incombait de juger les crimes de guerre avec une diligence raisonnable, comme en témoignent les affaires internes de violences sexuelles en temps de guerre.

L’État partie souligne les efforts qu’ont déployés et l’engagement dont ont fait preuve les autorités compétentes pour enquêter sur les allégations de violences sexuelles de l’auteure, malgré les difficultés découlant du nombre élevé d’affaires de violations graves et massives des droits fondamentaux commises pendant la guerre, de la complexité de l’affaire en question et du temps qui s’est écoulé depuis la survenance des faits. Il note que l’affaire de l’auteure a été enregistrée lorsqu’elle a été soumise à la Cour en 2009. Le Bureau du Procureur a enquêté sur plusieurs crimes de guerre qui auraient été commis entre 1992 et 1995 dans la zone de Prijedor, notamment sur l’affaire de l’auteure. Cependant, il n’y avait pas suffisamment de preuves pour identifier les responsables, même après l’audition de l’auteure et des témoins. Le 28 août 2014, le Bureau du Procureur a rendu une ordonnance demandant à l’Agence d’investigation et de protection de l’État de prendre toutes les mesures nécessaires pour établir les faits et obtenir des preuves afin d’identifier le responsable du crime. Dans une lettre datée du 2 octobre 2014, elle s’est dite satisfaite de ces mesures d’enquête. L’État partie juge donc sans fondement son affirmation selon laquelle le Bureau du Procureur et d’autres acteurs concernés n’ont pas joué un rôle actif dans l’enquête sur le crime dont elle avait été victime. La Cour constitutionnelle a pris acte des efforts d’enquête en cours et a donc jugé que l’affirmation de l’auteure n’était pas fondée.

L’État partie indique également que le droit des victimes, de leurs familles et ayants droit de connaître la vérité sur les circonstances d’événements qui ont conduit à des violations flagrantes de droits fondamentaux est certes reconnu par la jurisprudence internationale, mais cela ne signifie pas qu’ils peuvent scruter les dossiers de la police ou les copies de tous les documents ni qu’ils doivent être consultés sur toute mesure prise au cours d’une enquête ou être informés des noms des suspects potentiels . Il affirme que si tel était le cas, des suspects qui pourraient être innocents pourraient être stigmatisés et subir les conséquences de ces enquêtes.

Pour ce qui est des allégations de l’auteure relatives à la reconnaissance de son statut de victime civile d’un conflit armé et à la réception d’une aide et de prestations sociales, l’État partie souligne qu’elles sont actuellement réexaminées par l’instance administrative. Il fait également remarquer que le 17 février 2016, la Cour constitutionnelle a jugé prématurée l’affirmation de l’auteure selon laquelle ses droits constitutionnels avaient été violés à la suite du rejet, par les organes compétents, de sa demande d’admission au statut de victime civile d’un conflit armé, car l’auteure avait déposé une plainte administrative en 2015. Il ajoute que l’aide juridictionnelle gratuite est apportée en vertu de la loi sur la fourniture d’une aide juridictionnelle gratuite, adoptée en 2016, ainsi que par l’intermédiaire d’institutions d’aide juridictionnelle gratuite, de sorte que l’obligation d’engager une procédure civile n’est ni déraisonnable ni discriminatoire et ne fait pas peser une charge excessive sur l’auteure.

Étant donné qu’une victime de violences sexuelles est particulièrement vulnérable et qu’elle peut avoir du mal à remplir les conditions requises pour être considérée comme une victime civile d’un conflit armé, l’État partie note que le Gouvernement de la Republika Srpska est en voie d’adopter un projet de loi sur la protection des victimes de la torture en temps de guerre, qui assouplirait ces conditions et consacrerait les droits des victimes de violences sexuelles à une indemnisation financière, à un soutien médical et psychologique, à une aide à l’emploi, à une aide juridictionnelle et à une exemption des frais administratifs et des frais de justice.

L’État partie note également qu’il a modifié sa législation pénale et la loi sur la protection des témoins. Les modifications apportées au code pénal en 2016 comprennent une définition du crime de haine et la criminalisation des violences sexuelles, conformément aux normes internationales. La loi prévoit des peines de prison appropriées pour des infractions pénales telles que le viol qualifié de crime de haine ou de crime de guerre. Elle s’applique à toutes les affaires de crimes de guerre commises en Bosnie-Herzégovine, quelle que soit la juridiction dans laquelle se déroule la procédure (voir également CEDAW/C/BIH/6, par. 32). En vertu de la législation sur l’aide juridictionnelle, les victimes ont droit à une aide juridictionnelle gratuite. Les juges et les procureurs reçoivent une formation systématique et obligatoire sur les mesures de protection et le soutien aux victimes et aux témoins de violences sexuelles conformément aux lois nationales et internationales relatives à l’égalité des genres.

Soulignant qu’en vertu du droit international, il est nécessaire d’établir un lien de causalité entre un fait et le préjudice qui en est résulté, l’État partie affirme que l’auteure n’a pas prouvé que la maladie qu’elle avait contractée en 2006 était une conséquence directe du fait en question.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

Le 19 mars 2018, l’auteure a présenté ses commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond de la communication.

S’agissant de l’argument de l’État partie selon lequel la plainte devrait être déclarée irrecevable en tant qu’actio popularis, l’auteure soutient qu’elle ne conteste pas les lois ou les pratiques dans l’abstrait mais qu’elle affirme plutôt qu’une certaine loi ou pratique l’a affectée directement et personnellement. La plainte devrait donc être déclarée recevable. L’auteure indique que, même si elle se réfère au cadre juridique et à la pratique correspondante de l’État partie à titre d’informations générales, cette description de la législation applicable et ce résumé des lacunes existantes recensées par des organismes internationaux ne sauraient en aucun cas être considérés comme une actio popularis. Elle réaffirme que l’État partie ne l’a pas reconnue ni enregistrée en tant que victime civile d’un conflit armé et l’a privée de toute forme d’aide ou de prestation sociale en raison d’une législation erronée et discriminatoire. Ainsi, elle soutient que l’application de la législation l’a affectée directement et personnellement et que le préjudice direct et personnel qu’elle a subi est au cœur de sa plainte.

Quant au fond de la communication, l’auteure réfute les affirmations de l’État partie sur trois points principaux : a) l’accès aux informations sur l’avancée de l’enquête relative à sa plainte ; b) le retard accusé dans l’enquête et l’inefficacité de celle-ci, qui font qu’elle n’a pas été indemnisée ; c) le fait de ne pas l’avoir reconnue comme une victime civile d’un conflit armé et de ne pas lui avoir fourni une aide ni des prestations sociales.

Pour ce qui est du point a), l’auteure affirme qu’entre 2009 et 2017, elle a adressé au moins 18 lettres à différentes autorités du pays, demandant explicitement des informations sur l’avancée de l’enquête relative à son affaire. La plupart de ces lettres sont restées sans réponse. Dans les rares cas où elle a reçu une réponse, les informations fournies étaient insuffisantes, voire contradictoires et inexactes. Au sujet de la lettre qu’elle a adressée au Bureau du Procureur de Bosnie-Herzégovine, dans laquelle, selon l’État partie, elle se serait dite satisfaite de l’enquête, l’auteure indique qu’elle a juste exprimé, en guise de compliment, une satisfaction générale quant à la poursuite de l’enquête, ce qui ne doit pas être interprété comme signifiant qu’elle était satisfaite de l’efficacité de l’enquête ou de la communication avec les autorités. Dans cette lettre, elle a également demandé qu’il soit fixé un délai pour l’enquête et qu’elle soit associée autant que possible à celle-ci. L’auteure soutient que le fait que ces demandes sont restées lettre morte témoigne de l’indifférence du Bureau du Procureur de Bosnie-Herzégovine à sa souffrance.

En ce qui concerne le point b), l’auteure réaffirme que la police n’a pris aucune mesure pour enquêter sur sa plainte initiale pour viol datée de septembre 1995. Lorsqu’elle déposait cette plainte, la police ne lui avait demandé aucun renseignement, ni à elle, en tant que partie lésée, ni à aucun témoin. Il n’y a pas eu d’enquête sur la scène du crime et l’auteure n’a subi aucun examen médical. En outre, l’État partie l’a informée que les dossiers de cette période avaient été brûlés et qu’il n’y avait aucune trace de sa plainte initiale nulle part. L’auteure a donc dû déposer sa « nouvelle » plainte en janvier 2009.

L’auteure prend note de l’affirmation de l’État partie selon laquelle ses instances judiciaires n’ont été en mesure de juger les affaires de crimes de guerre que récemment, en particulier grâce à la stratégie nationale pour le jugement des crimes de guerre, dont l’objectif est de faire en sorte que les nombreuses affaires en souffrance dans le pays soient jugées dans un délai déterminé. L’auteure estime toutefois que l’application de la stratégie est entachée de retards et rappelle que de nombreux organismes internationaux se sont dits préoccupés par le fait que l’État partie n’avait pas respecté les délais initiaux et les objectifs fixés dans ce cadre, et par le nombre élevé d’affaires en souffrance.

S’agissant de l’enquête que le Bureau du Procureur de Bosnie-Herzégovine mène actuellement sur son affaire, l’auteure souligne qu’il n’est pas logique que l’État partie prétende enquêter sur des faits qui se sont produits à Prijedor entre 1992 et 1995, alors qu’elle a déjà précisé qu’elle avait été violée en août 1995. Elle indique qu’aucun des arguments avancés par l’État partie ne change le fait que celui-ci n’a pas fait preuve de la diligence voulue pour enquêter sur son affaire et identifier, poursuivre et punir les responsables de son viol plus de 20 ans après les évènements et plus de neuf ans après qu’elle a déposé la « nouvelle » plainte. Elle réaffirme que le nombre de crimes liés à des violences sexuelles portés devant la justice reste faible et que l’impunité des auteurs de viols commis en temps de guerre demeure généralisée, y compris dans son cas, ce qui constitue une violation de l’article premier de la Convention, interprété à la lumière des articles 2 b)-d) et f), et 3, de la Convention.

L’auteure note également que, malgré les modifications du droit pénal mentionnées par l’État partie, elle n’entrevoit aucune chance immédiate ou réaliste de voir des poursuites pénales engagées contre la personne qui l’a violée et qu’elle n’a pas eu de possibilité réelle d’obtenir une indemnisation ou toute autre mesure de réparation du préjudice qu’elle a subi. Elle réaffirme que cette situation constitue une autre violation, par l’État partie, des obligations qui lui incombe au titre du paragraphe 1 de l’article 15, interprété à la lumière des alinéas c) et e) de l’article 2 de la Convention.

Pour ce qui est du point c), l’auteure réaffirme que la plainte administrative qu’elle a déposée afin d’être admise au statut de victime civile d’un conflit armé a été rejetée par le tribunal de district de Banja Luka le 24 juin 2016, ce que l’État partie ne mentionne pas dans ses observations. Elle n’a bénéficié d’aucune prestation ou aide sociale et a donc dû survivre dans la pauvreté sans ressources lui permettant de couvrir ses besoins essentiels et ses frais médicaux, ce qui constitue une violation de l’article premier de la convention, interprété à la lumière des articles 2 a) et c)-f), 3, 12 et 13 a) et b) de la Convention.

L’auteure fait également observer que, comme l’a noté l’État partie, il est difficile pour les victimes de viols et d’autres formes de violences sexuelles commis pendant le conflit de voir leur statut ou leurs droits reconnus par la loi sur la protection des victimes civiles de la guerre, en raison des conditions qui doivent être remplies. Elle ajoute que le projet de loi sur la protection des victimes de la torture en Republika Srpska n’a pas été adopté.

En ce qui concerne l’affirmation de l’État partie selon laquelle la loi prévoit une aide juridictionnelle gratuite, l’auteure souligne que, bien qu’elle vive dans l’extrême pauvreté, elle n’a obtenu d’aide juridictionnelle d’aucune institution étatique et qu’elle n’a pas été exemptée des frais de justice.

L’auteure souligne également qu’elle a prouvé que son état de santé actuel était une conséquence des faits survenus en 1995, comme en atteste le certificat médical daté du 13 mars 2014, dans lequel il est indiqué qu’elle souffrait de multiples problèmes gynécologiques et inflammatoires, ce qui n’avait jamais été le cas auparavant. En outre, elle affirme que l’État partie n’a pas mentionné le fait qu’on lui avait diagnostiqué un trouble dépressif et un changement permanent de personnalité dus au traumatisme qu’elle avait subi.

À la lumière de ce qui précède, l’auteure considère que l’État partie n’a pas fourni d’arguments juridiques solides contre la recevabilité de sa plainte ni remis en question de manière satisfaisante les faits et le fond qu’elle a décrits et défendus dans sa communication initiale. Elle maintient donc son affirmation selon laquelle sa plainte devrait être déclarée recevable et que l’État partie viole les obligations qui lui incombent en vertu des articles susmentionnés de la Convention.

Commentaires supplémentaires de l’auteure

Le 16 avril 2019, l’auteure a présenté une note d’information au sujet d’un fait nouveau pertinent.

Le 21 juin 2018, la loi sur la protection des victimes de la torture a été adoptée par la Republika Srpska. Entrée en vigueur le 5 octobre 2018, elle prévoit le versement de pensions d’invalidité mensuelles aux victimes de violences sexuelles liées au conflit.

Le 17 décembre 2018, l’auteure a fait une demande auprès du service de protection des anciens combattants et des personnes handicapées de la municipalité de Prijedor pour obtenir la reconnaissance de son statut de victime de violences sexuelles liées aux conflits.

Le 8 février 2019, le service a pris une décision par laquelle il a reconnu le statut de victime de violences sexuelles liées aux conflits de l’auteure ainsi que son droit de recevoir une pension d’invalidité mensuelle de 130 marks (66,47 euros).

Néanmoins, l’auteure maintient ses allégations et ses arguments juridiques. Bien que son statut de victime de violences sexuelles liées aux conflits ait été reconnu, le montant de la pension mensuelle ne peut en aucun cas être considéré comme proportionnel à la gravité du crime et du préjudice qu’elle a subi. L’auteure note également que le montant de la pension est discriminatoire, étant donné que le montant que reçoivent les personnes ayant le même statut dans la Fédération de Bosnie-Herzégovine est d’environ 580 marks (296,94 euros). En outre, en Republika Srpska, la pension d’invalidité des victimes de violences sexuelles est généralement inférieure à celle des victimes d’autres formes de torture (le montant de la pension d’invalidité mensuelle prévue par la loi sur la protection des victimes de la torture en Republika Srpska varie entre 130 et 400 marks).

Le 30 avril 2020, l’auteure a présenté une autre note d’information sur un fait nouveau concernant son affaire. Elle réaffirme qu’il y a eu d’énormes retards dans les enquêtes et les poursuites relatives aux crimes commis pendant le conflit, et que l’objectif d’achever les enquêtes et les poursuites concernant les affaires les plus complexes d’ici la fin de 2015, conformément à la stratégie nationale pour le jugement des crimes de guerre, n’a pas été atteint. Dans le cadre d’une stratégie révisée, il a été proposé de fixer à la fin de 2023 le délai pour la conduite des procédures judiciaires relatives aux affaires de crime de guerre les plus complexes et les plus prioritaires devant la Cour de Bosnie-Herzégovine et le Bureau du procureur de Bosnie-Herzégovine, mais cette stratégie révisée n’a pas encore été adoptée.

Le 19 avril 2017, la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine a rejeté la plainte déposée par l’auteure le 25 août 2016 concernant sa demande d’admission au statut de victime civile d’un conflit armé, la déclarant non fondée et donc irrecevable. La Cour a fait remarquer que la requérante n’avait pas respecté les délais de prescription applicables en vertu de la loi sur la protection des victimes civiles de la guerre en Republika Srpska et a donc rejeté toutes les plaintes relatives aux violations présumées.

Le 6 mars 2020, l’auteure a vu sa demande d’accès à des prestations de soins de santé en vertu de la loi sur la protection des victimes de la torture en Republika Srpska approuvée par une décision du Service de la protection des anciens combattants et des personnes handicapées de la commune de Prijedor. L’auteure souligne toutefois que cette décision ne constitue pas une mesure de réparation des souffrances qu’elle a endurées, car elle lui permet simplement d’avoir désormais accès au système de santé ordinaire et ne lui garantit pas l’obtention d’un soutien médical et psychologique spécial.

Bien qu’elle ait été reconnue comme victime de violences sexuelles liées au conflit en vertu de la loi de la Republika Srpska le 8 février 2019 et qu’elle ait obtenu le droit de bénéficier de prestations de soins de santé le 6 mars 2020, l’auteure souhaite maintenir ses allégations initiales car son statut juridique actuel ne lui permet pas de recevoir rapidement une indemnisation juste et adéquate ou un soutien médical et psychologique adapté.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

Conformément à l’article 64 de son règlement intérieur, le Comité doit décider si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif. En application du paragraphe 4 de l’article 72, il doit prendre cette décision avant de se prononcer sur le fond de la communication.

Le Comité prend note du fait que l’État partie affirme que la plainte de l’auteure constitue une actio popularis, puisque l’intéressée n’affirme pas être victime d’une violation individuelle mais conteste le système juridique dans son ensemble et tel qu’il s’applique aux autres, et que la communication devrait être déclarée irrecevable pour ce motif. Il note également que, selon l’auteure, le fait de fournir une explication du cadre juridique applicable ne fait pas de sa communication une actio popularis, d’autant plus qu’elle explique comment elle est personnellement et directement concernée par la législation. Il rappelle, à cet égard, qu’en application de l’article 2 du Protocole facultatif, des communications peuvent être présentées par des particuliers relevant de la juridiction d’un État partie « qui affirment être victimes d’une violation par cet État partie d’un des droits énoncés dans la Convention » et qu’une personne ne peut être victime que si elle est effectivement touchée. Autrement dit, nul ne peut, dans l’abstrait et par voie d’actio popularis, contester une loi ou une pratique qui serait contraire à la Convention. En l’espèce, le Comité fait observer que l’auteure ne présente le cadre juridique qu’à titre d’information générale pour l’aider à expliquer sa situation personnelle et la manière dont il influence ses arguments. Il considère donc que la communication ne constitue pas une actio popularis et que les faits tels qu’ils ont été présentés ne l’empêchent pas de déclarer la communication recevable à cet égard.

Le Comité rappelle qu’aux termes du paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif, il n’examine aucune communication sans avoir vérifié que tous les recours internes ont été épuisés, à moins que la procédure de recours n’excède des délais raisonnables ou qu’il soit improbable que le requérant obtienne réparation par ce moyen. Il prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’affaire de l’auteure fait toujours l’objet d’une enquête ou est en instance devant les autorités nationales. Toutefois, il note aussi que l’auteure affirme avoir épuisé tous les recours internes qui auraient pu aboutir à une réparation satisfaisante dans un délai raisonnable. Comme le concède l’État partie, l’auteure a porté l’affaire devant le Bureau du Procureur de Bosnie-Herzégovine en 2009 et fait appel le 4 juin 2014 devant la Cour constitutionnelle, qui a également reconnu, dans sa décision du 17 février 2016, que « la procédure d’enquête avait été lente et peu concluante ».

Le Comité souligne également que l’auteure a soumis ses informations complémentaires le 30 avril 2020 et a indiqué que la Cour constitutionnelle avait rejeté sa plainte concernant sa demande d’admission au statut de victime civile d’un conflit armé en vertu de la loi. Bien que l’auteure ait été admise au statut de victime de violences sexuelles liées au conflit le 8 février 2019 en vertu de la loi de la Republika Srpska, le Comité prend également note de l’affirmation de l’auteure selon laquelle le montant de la pension n’est pas proportionnel à la gravité du crime et du préjudice qu’elle a subi et n’est donc pas pleinement effectif.

L’État partie n’ayant pas expliqué pourquoi l’enquête ne serait pas prolongée ni comment la procédure engagée en vertu de ces lois aurait permis de garantir les droits de l’auteure, le Comité conclut que les recours internes mentionnés par l’État partie ont été excessivement prolongés et n’étaient pas susceptibles d’apporter une réelle réparation à l’auteure. Par conséquent, conformément aux dispositions du paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif, rien ne s’oppose à ce qu’il examine la présente communication.

Conformément à l’alinéa e) du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif, le Comité peut déclarer irrecevable toute communication portant sur des faits antérieurs à la date d’entrée en vigueur du Protocole à l’égard des États Parties intéressé, à moins que ces faits ne persistent après cette date. En l’occurrence, l’infraction présumée aurait été commise en 1995, avant l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie ; le Comité fait donc observer que la décision du Bureau du procureur de Bosnie-Herzégovine d’ouvrir une enquête pénale sur les allégations de crimes de guerre est intervenue après 2009, soit après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie. Par conséquent, c’est après avoir reconnu la compétence du Comité au titre du Protocole facultatif que l’État partie n’aurait pas respecté son obligation de garantir à la requérante le droit d’obtenir réparation et d’être indemnisée équitablement et de manière adéquate. Le Comité constate en outre que l’État partie ne conteste pas sa compétence ratione temporis. Il n’est donc pas empêché ratione temporis d’examiner les allégations de la requérante concernant les violations de ses droits, conformément à l’alinéa e) du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif.

N’ayant relevé aucun obstacle à la recevabilité de la communication, le Comité va maintenant procéder à son examen au fond.

Examen au fond

Le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de tous les renseignements qui lui ont été transmis par l’auteure et par l’État partie, comme le prévoit le paragraphe 1 de l’article 7 du Protocole facultatif.

Le Comité constate que l’État partie a pris des mesures de protection contre la violence fondée sur le genre liée aux conflits dans le cadre de sa stratégie nationale pour le jugement des crimes de guerre, ainsi que de la loi récemment adoptée sur la protection des victimes de la torture en Republika Srpska. Cependant, pour que l’auteure bénéficie, dans les faits, de l’application du principe d’égalité entre les femmes et les hommes et exerce pleinement ses droits humains et libertés fondamentales, il faut que la volonté politique exprimée dans cette loi soit soutenue par tous les agents et organes étatiques, qui sont liés par les obligations imposées à l’État partie.

Le Comité rappelle que la violence fondée sur le genre, qui compromet ou rend nulle la jouissance des droits individuels et des libertés fondamentales par les femmes en vertu des principes généraux du droit international ou des conventions particulières relatives aux droits de l’homme, constitue une discrimination, au sens de l’article premier de la Convention.Conformément au devoir de diligence, en particulier dans la sphère privée, les États parties doivent adopter et mettre en place des mesures constitutionnelles et législatives pour lutter contre la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre commise par des acteurs non étatiques, y compris dans la sphère privée. Ils doivent disposer de lois, d’institutions et d’un système permettant de lutter contre ce type de violence. En outre, les États parties ont obligation de veiller à ce que ceux-ci soient effectivement mis en pratique et que tous les organes et agents de l’État les respectent et les fassent appliquer avec diligence. Le fait, pour un État partie, de ne pas prendre de mesures appropriées pour prévenir les actes de violence à l’égard des femmes fondée sur le genre quand ses autorités ont connaissance ou devraient avoir connaissance d’un risque de violence, ou de manquer à son obligation de mener des enquêtes, d’engager des poursuites, de prendre des sanctions et d’indemniser les victimes de tels actes, constitue une permission ou un encouragement tacite à agir de la sorte. Pareil manquement constitue une violation des droits humains. À cet égard, le Comité réaffirme que la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre peut être assimilée à une torture ou à un traitement cruel, inhumain ou dégradant dans certaines circonstances, notamment lorsqu’il s’agit de crimes de guerre tels que le viol, qui peuvent être aussi considérés comme des crimes internationaux.

En ce qui concerne l’allégation de l’auteure selon laquelle l’État partie ne lui a pas donné accès aux informations concernant les progrès réalisés dans l’enquête, le Comité rappelle que les États parties doivent prendre des mesures appropriées pour créer des conditions favorables encourageant les femmes à revendiquer leurs droits, à faire rapport sur les délits commis à leur égard et à participer activement aux processus de justice pénale. Il prend note du fait que l’État partie soutient que la victime ne peut être autorisée à examiner le rapport de police ou les copies de tous les documents ni être consultée ou informée au sujet de chaque mesure prise au cours de l’enquête ou des noms des suspects potentiels, car cela pourrait nuire aux suspects éventuels, à leur famille et aux parties concernées. Il note également que l’auteure affirme que nombre des lettres qu’elle a envoyées aux autorités entre 2009 et 2017 sont restées sans réponse ou que les informations fournies étaient inexactes, vagues ou même contradictoires. Au vu des renseignements communiqués, il considère que l’auteure ne demandait pas à voir tous les documents d’enquête ni à connaître les noms des suspects, mais à être tenue au courant régulièrement de l’avancement et des résultats de l’enquête menée par le Bureau du Procureur, et à être informée de la tenue éventuelle d’un procès et, dans la mesure du possible, du calendrier correspondant. Elle aurait également demandé des explications raisonnables et concrètes concernant les retards pris dans l’enquête, de manière à pouvoir apporter son aide pour accélérer la procédure. Compte tenu de ce qui précède, le Comité fait observer que l’État partie aurait pu communiquer individuellement à l’auteure des informations générales sur les progrès réalisés dans l’enquête de manière plus précise et rapide, sans pour autant révéler d’informations confidentielles. En conséquence, le Comité conclut que l’État partie n’a pas respecté les obligations qui lui incombent au titre des articles 2 [al. b), c), e) et f)] et 3 de la Convention.

En ce qui concerne l’allégation de l’auteure selon laquelle le manque d’efficacité et le retard pris dans l’enquête menée sur son affaire constituent une violation de l’article premier, lu conjointement avec les articles 2 [al. b) à d) et f)] et 3, de la Convention, et celle selon laquelle le fait de ne pas l’avoir indemnisée constitue une violation du paragraphe 1 de l’article 15, lu conjointement avec l’article 2 [al. c) et e)], de la Convention, le Comité prend note du fait que l’État partie affirme avoir fait tout son possible, en dépit de la lourde charge de travail liée aux actes de violence en temps de guerre, de la complexité de l’affaire en cause et du temps écoulé depuis les faits. Toutefois, il note aussi que la plainte initiale que l’auteure a déposée auprès des services de police en 1995 n’a ni fait l’objet d’une enquête ni été enregistrée et que, plus de dix ans après que l’auteure a déposé sa plainte, en 2006, l’affaire n’a pas encore été examinée par un tribunal. À cet égard, le Comité renvoie au paragraphe 51 de sa recommandation générale no 33 (2015) sur l’accès des femmes à la justice (CEDAW/C/GC/33), dans lequel il recommande « que les États parties [prennent] des mesures pour garantir que les demandes d’ordonnance de protection présentées par des femmes ne subissent pas des retards injustifiés et que tous les cas de discrimination sexiste relevant du droit pénal, y compris les cas impliquant de la violence, soient instruits de manière impartiale et en temps utile ». Il se réfère également au paragraphe 19 de sa recommandation générale no 33, dans lequel il recommande que les États parties « [veillent] à ce que les voies de recours soient adéquates, efficaces, rapides, globales et proportionnées au préjudice subi ». Les recours doivent comprendre, selon le cas, la restitution (réintégration), une compensation (sous forme d’espèces, de biens ou de services) et la réhabilitation (traitement médical et psychologique et autres services sociaux). Les recours civils et les sanctions pénales ne doivent pas s’exclure mutuellement ». Le Comité rappelle ses observations finales concernant le sixième rapport périodique de l’État partie (CEDAW/C/BIH/CO/6), dans lesquelles il a recommandé que l’État partie sensibilise les femmes, en particulier celles qui se trouvent dans des situations défavorisées et les victimes de violences sexuelles en temps de guerre, aux droits que leur reconnaît la Convention et aux voies de recours dont elles disposent (par. 14), s’est dit préoccupé par la lenteur des poursuites pour crimes de guerre, y compris pour les crimes sexuels (par. 15) et a exhorté l’État partie à accélérer les poursuites intentées pour violences sexuelles commises pendant le conflit des années 1990 (par. 16).

À la lumière des faits dont il est saisi, le Comité considère que le retard pris dans l’enquête et le manque d’efficacité et de rapidité constituent une violation de l’article premier, lu conjointement avec les articles 2 [al. b) à d) et f)] et 3, de la Convention. Il note également que le fait que l’État partie n’ait pas accordé à l’auteure une indemnisation et une réparation adéquates, efficaces et rapides pour le préjudice qu’elle a subi constitue une violation du paragraphe 1 de l’article 15, lu conjointement avec l’article 2 [al. c) à e)], de la Convention.

En ce qui concerne l’allégation de l’auteure selon laquelle le fait que l’État partie ne la considère pas comme une victime civile d’un conflit armé et ne lui fournisse pas un soutien et des prestations sociales constitue une violation de l’article premier, lu conjointement avec les articles 2 [al. a) et c) à f)], 3, 12 et 13 [al. a) et b)], de la Convention, le Comité rappelle ses observations finales concernant le sixième rapport périodique de l’État partie (CEDAW/C/BIH/CO/6), dans lesquelles il a noté avec préoccupation l’insuffisance du soutien et de l’assistance fournis aux victimes et aux témoins de crimes de guerre et l’absence de mécanisme de réparation aux victimes (par. 15) et a recommandé que l’État partie crée un fonds pour accorder des indemnisations et d’autres formes de réparation aux femmes victimes de crimes de guerre (par. 16). À cet égard, le Comité se réfère également aux observations finales du Comité contre la torture sur le sixième rapport périodique de l’État partie (CAT/C/BIH/CO/6), dans lequel il s’est déclaré vivement préoccupé par le retard prolongé dans l’élaboration de lois et de politiques à ce sujet et a regretté qu’en raison de l’absence d’un mécanisme national de réparation, les victimes de crimes de guerre et, en particulier, d’actes de violence sexuelle, soient obligées de passer par une procédure longue et complexe au niveau de chaque entité pour obtenir une modeste assistance, notamment des prestations sociales (par. 18). Le Comité contre la torture rappelle également que les États parties sont tenus d’accorder une réparation aux victimes de torture sur le plan de la procédure et sur le fond. Pour satisfaire aux obligations de procédure, les États parties doivent promulguer une législation et mettre en place des mécanismes de plainte, et faire en sorte que ces mécanismes et organes soient efficaces et accessibles à toutes les victimes. Le Comité contre la torture rappelle que, compte tenu du caractère continu des effets de la torture, il ne devrait pas y avoir de prescription car cela reviendrait à priver les victimes de la réparation, l’indemnisation et la réadaptation qui leur sont dues. Il a demandé instamment à l’État partie de prendre toutes les mesures nécessaires pour permettre aux victimes d’actes de torture et de mauvais traitements, y compris les victimes d’actes de violence sexuelle commis dans le contexte du conflit, d’exercer leur droit à réparation (ibid., par. 19). Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes considère que cette réparation, notamment sous forme de restitution, indemnisation et réadaptation, devrait compenser l’ensemble du préjudice subi par la victime et que des mesures devraient être prises pour que les violations ne se reproduisent plus, compte tenu des circonstances propres à chaque espèce.

En l’espèce, le Comité note que les demandes de réparation de l’auteure étaient prescrites. La requérante a obtenu, en février 2019, le statut de victime de violence sexuelle et une pension d’invalidité mensuelle de 130 marks (66,47 euros) en application de la nouvelle loi sur la protection des victimes de la torture en Republika Srpska, mais l’État partie ne lui a pas reconnu le statut de victime en temps voulu et le montant de la pension n’est pas à la mesure du grave préjudice qu’elle a subi sur les plans physique, notamment les conséquences quant à ses droits en matière de santé sexuelle et procréative, et sur les plans psychologique et matériel. En outre, l’État partie soutient qu’une indemnisation adéquate pourrait être accordée au titre des modifications apportées à la procédure pénale, mais l’auteure ne pourra pas bénéficier de cette disposition du Code pénal car l’accusation pénale liée à son affaire n’a pas encore été examinée par un tribunal, malgré ses demandes répétées. Compte tenu de la gravité de l’acte de violence fondée sur le genre que l’auteure a subi et de son droit à restitution, indemnisation et réadaptation, et étant donné qu’elle ne peut pas faire pleinement valoir son droit, le Comité conclut que l’État partie a manqué aux obligations qui lui incombent au titre de l’article premier, lu conjointement avec les articles 2 [al. a) et c) à f]), 3, 12 et 13 [al. a) et b)], de la Convention.

9.En vertu du paragraphe 3 de l’article 7 du Protocole facultatif, et à la lumière des considérations ci-dessus, le Comité conclut que l’État partie a manqué à ses obligations et n’a donc pas respecté les droits que l’auteure tient des articles 2 [al. a) à f)], 3, 12, 13 [al. a) et b)] et 15 (par. 1), lus en parallèle avec l’article premier, de la Convention.

10.Le Comité adresse à l’État partie les recommandations suivantes :

a)Recommandations concernant l’auteure de la communication :

i)Prendre immédiatement des mesures efficaces pour qu’une enquête impartiale soit effectivement menée sans tarder concernant l’affaire en cause et pour faire en sorte que les accusés soient poursuivis et, dans le cas où ils seraient reconnus coupables, condamnés à des peines proportionnées à la gravité de leurs actes ;

ii)Veiller à ce que l’auteure soit rapidement et correctement informée des progrès réalisés dans l’enquête menée par le Bureau du Procureur, de ses résultats et de tout procès à venir, conformément aux orientations formulées par le Comité sur l’accès des femmes à la justice dans sa recommandation générale no 33 ;

iii)Veiller à ce que l’auteure obtienne réparation intégrale pour le préjudice subi, sur les plans matériel et moral, bénéficie de mesures de restitution et de réadaptation et obtienne satisfaction, notamment à ce que sa dignité et sa réputation soient restaurées, et à ce qu’elle reçoive à cette fin une assistance juridique gratuite et une indemnisation financière proportionnée au préjudice physique, psychologique et matériel qu’elle a subi et à la gravité des violations commises ;

b)Recommandations générales :

i)Enquêter diligemment et de manière exhaustive, impartiale et sérieuse sur toutes les allégations de violence à l’égard des femmes fondée sur le genre, en particulier les crimes de guerre, et notamment les viols et les actes de violence sexuelle ; veiller à ce que des poursuites pénales soient engagées pour tous les actes de ce type, traduire les auteurs présumés devant la justice de manière équitable, impartiale et avec diligence et s’assurer que les accusés, s’ils sont reconnus coupables, sont condamnés à des peines à la mesure de la gravité de leurs actes ;

ii)Fournir aux femmes victimes de violence fondée sur le genre, en particulier celles victimes de crimes de guerre, et notamment de viol et d’actes de violence sexuelle, un accès sûr et rapide à la justice, y compris à une aide juridictionnelle gratuite si besoin est, et veiller à ce qu’elles soient informées des progrès réalisés dans l’enquête menée au sujet de leurs allégations, conformément aux orientations formulées par le Comité dans sa recommandation générale no 33 ;

iii)S’assurer que des mesures législatives sont prises pour empêcher que des personnes reconnues coupables de crimes de guerre échappent aux sanctions, et notamment éviter qu’elles soient condamnées à des peines allégées ou qu’elles payent une amende plutôt que de purger une peine d’emprisonnement ;

iv)Se doter au niveau national d’un mécanisme efficace habilité à accorder toute forme de réparation aux victimes de crimes de guerre, y compris d’actes de violence sexuelle, qui permettrait à ces dernières de bénéficier d’un accès égal aux prestations sociales et aux autres mesures de soutien auxquelles elles ont droit ;

v)Veiller à ce que les autorités au niveau des entités suppriment les dispositions législatives et les politiques restrictives et discriminatoires concernant les réparations assurées aux victimes civiles de la guerre, notamment les victimes de violences sexuelles commises dans le contexte du conflit ;

vi)Adopter sans délai la Stratégie nationale de poursuite des faits de crimes de guerre révisée, dans le cadre de laquelle un calendrier a été fixé pour poursuivre les auteurs de tous les crimes de guerre d’ici à 2023, l’objectif étant d’accélérer les poursuites intentées pour violences sexuelles commises pendant le conflit des années 1990 ;

vii)Créer un fonds pour accorder des indemnisations et d’autres formes de réparation aux femmes victimes de crimes de guerre ;

viii)Organiser en temps voulu à l’intention des juges, des avocats, des responsables de l’application des lois, du personnel administratif et des travailleurs sociaux une formation tenant compte des questions de genre axée sur l’application des normes internationales en matière de lutte contre la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre, ainsi que sur la Convention, le Protocole facultatif s’y rapportant et la jurisprudence et les recommandations générales du Comité, en particulier ses recommandations générales no 19 (1992) sur la violence à l’égard des femmes (HRI/GEN/1/Rev.8), no 30 (2013) sur les femmes dans la prévention des conflits, les conflits et les situations d’après-conflit (CEDAW/C/GC/30), no 33 et no 35 (2017) sur la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre, portant actualisation de la recommandation générale no 19 (CEDAW/C/GC/35) ;

ix)Harmoniser la législation relative aux crimes de guerre dans l’ensemble de l’État partie et veiller à son application systématique, conformément à la Convention et aux autres normes internationales, notamment la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul) ;

x)Mettre en œuvre rapidement les recommandations du Comité, en particulier celles relatives à la lutte contre la violence à l’égard des femmes, qui figurent dans ses observations finales concernant le sixième rapport périodique de la Bosnie-Herzégovine (CEDAW/C/BIH/CO/6).

11.Conformément au paragraphe 4 de l’article 7 du Protocole facultatif, l’État partie examinera dûment les constatations et les recommandations du Comité, auquel il soumettra, dans un délai de six mois, une réponse écrite l’informant notamment de toute action menée à la lumière de ses constatations et recommandations. L’État partie est également invité à rendre ces constatations et recommandations publiques et à les diffuser largement afin de toucher tous les secteurs de la société.