Communication présentée par :

R. G. (représentée par un conseil, Sardorbek Abdukhalilov)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteure

État partie :

Kirghizistan

Date de la communication :

10 mai 2018 (date de la lettre initiale)

Références :

Transmises à l’État partie le 26 septembre 2018 (non publiées sous forme de document)

Date des constatations :

3 novembre 2020

Objet :

Discrimination contre une détenue

Question (s) de procédure :

Néant

Question (s) de fond :

Discrimination contre une détenue en raison de son genre ; manque d’établissements pénitentiaires adaptés aux femmes

Article(s) de la Convention :

1, 2 [al. a), b), d), e) et f)], 3 et 5 [al. a)]

Article(s) du Protocole facultatif :

Néant

Exposé des faits

L’auteure de la communication est R. G., de nationalité kirghize, née en 1969. Elle affirme que l’État partie a violé les droits qu’elle tient des alinéas a), b), d), e) et f) de l’article 2, de l’article 3 et de l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention, lus en conjonction avec l’article premier de celle-ci. Le Protocole facultatif se rapportant à la Convention est entré en vigueur dans l’État partie le 22 juillet 2002. L’auteure est représentée par un conseil, Sardorbek Abdukhalilov.

Rappel des faits présentés par l’auteure

Le 27 février 2013, le corps d’une femme a été trouvé par la police locale de la ville de Maïli-Saï. L’examen médico-légal a conclu que la mort avait été causée par un objet tranchant. Soupçonnée d’avoir commis ce crime, l’auteure a été placée en détention le 2 mars 2013 par la police, qui a ouvert une enquête pénale la concernant. Après clôture de l’instruction, le 27 avril 2013, l’affaire a été transmise au tribunal. Le 26 juin 2013, l’auteure a été reconnue coupable de meurtre et condamnée à 15 ans de prison par le tribunal de Maïli-Saï.

Après appel de l’auteure, le tribunal régional de Djalalabad a annulé le verdict du tribunal de première instance et demandé un complément d’enquête. L’affaire a ensuite fait deux fois l’objet d’annulations en appel pour se conclure finalement, le 3 octobre 2016, sur une décision de libération conditionnelle de l’auteure. Au cours de ces procès devant trois tribunaux différents, l’auteure a été détenue dans plusieurs centres de détention, comme indiqué ci-après.

La période de détention de l’auteure dans le quartier d’isolement temporaire de Maïli-Saï est comprise entre les dates suivantes : du 2 février 2013 au 16 janvier 2014, du 19 février au 25 juin 2014, du 9 octobre au 25 décembre 2014 et du 17 février au 23 avril 2015. La surface de la petite cellule où l’auteure était détenue était d’environ 6 mètres carrés. L’unique fenêtre qu’elle comportait était obstruée par une feuille de métal empêchant le passage de la lumière naturelle. L’hiver, il y faisait froid, et l’été, la chaleur y était intense. L’auteure n’avait, pour toute literie, qu’un matelas sale. Les toilettes, dans la cellule-même, n’offraient aucune séparation du reste de la pièce. La personne qui les utilisait était visible de tous, y compris des gardiens, tous de sexe masculin. La chasse d’eau des toilettes ne fonctionnait pas.

Les douches n’étaient pas munies de portes et la personne qui les utilisait pouvait également être vue des hommes chargés d’assurer la garde. Il n’y avait qu’un repas chaud par jour, sauf le week-end, où l’on ne servait pas de repas chaud du tout. Durant sa détention dans cet établissement, l’auteure s’est plainte 23 fois de problèmes de santé. Le centre de détention ne disposant pas de personnel médical, elle a été conduite à sept reprises à l’hôpital de la ville de Maïli-Saï pour y être soignée.

La période de détention de l’auteure dans le quartier d’isolement temporaire de Djalalabad est comprise entre les dates suivantes : du 26 juin au 23 juillet 2014, du 27 décembre 2014 au 17 février 2015 et du 23 avril au 28 août 2015. La cellule de l’auteure était en sous-sol, l’auteure n’ayant pour toute literie qu’un matelas sale. L’auteure n’avait pas accès à la télévision, aux journaux ni à une quelconque source d’information. Il n’y avait pas d’installations sanitaires ; à la place, les détenus utilisaient un seau. Parfois, on menait l’auteure aux toilettes situées à l’extérieur, où les agents qui assuraient la garde pouvaient la voir presque entièrement. Le malaise physique et psychologique dans lequel la situation mettait l’auteure a entraîné une dégradation de son état de santé. Elle a dû demander à huit reprises une assistance médicale dans cet établissement.

La période de détention de l’auteure dans le quartier d’isolement temporaire de Tach-Komour a duré du 24 juillet au 8 août 2014. Dans cet établissement, l’auteure était détenue dans une toute petite cellule dépourvue de lumière naturelle et d’aération. Sa literie se résumait à un matelas. Il lui était impossible de lire en raison du manque d’éclairage, ce qui l’empêchait aussi de préparer ses audiences au tribunal. La cellule ne comportait pas de toilettes, et tout le monde devait se servir d’un seau en plastique visible des autres personnes partageant la cellule et des agents de sexe masculin qui assuraient la garde. La souffrance physique et mentale produite chez l’auteure par ces conditions l’a contrainte à demander deux fois une assistance médicale dans cet établissement.

Du 9 octobre au 5 décembre 2014 et du 17 février au 5 mars 2015, l’auteure a été détenue dans le quartier d’isolement temporaire de Nooken. Là aussi, sa cellule, dont le sol était en béton, était petite et ne comportait aucune literie. La lecture n’y était pas possible, et il n’y avait ni eau, ni télévision, ni journaux, ni aération ni lumière naturelle. L’auteure devait là aussi se servir d’un seau en guise de toilettes, et elle était visible des hommes qui assuraient la garde et des autres personnes partageant la cellule. L’auteure déclare avoir inutilement souffert en raison des mauvaises conditions de détention.

Du 25 au 27 décembre 2014, l’auteure a été détenue au quartier d’isolement temporaire de Bazar-Korgon. Les problèmes qu’elle y a rencontrés sont identiques à ceux qui ont été énumérés au sujet des autres quartiers d’isolement.

L’auteure ajoute qu’elle a épuisé tous les recours internes à sa disposition. À partir du 5 juin 2015, elle a déposé plusieurs plaintes auprès du Bureau du Procureur de la région de Djalalabad concernant ses conditions de détention. En août 2015, elle a reçu une réponse de la Direction des affaires intérieures de la région de Djalalabad, qui reconnaissait les mauvaises conditions de détention dans lesquelles vivaient les détenus dans les centres de la région, mais déclarait qu’il était impossible de les changer en l’absence de financements de l’État.

Le 26 novembre 2015, l’auteure a engagé des poursuites au civil devant le tribunal municipal de Djalalabad pour conditions de détention abusives. Elle déclare que ces poursuites ont valu à son avocat des menaces du chef du centre de détention provisoire de Djalalabad. Le 18 février 2016, le tribunal l’a déboutée au motif qu’il n’y avait pas violation de la loi.

Le 24 février 2016, l’auteure a formé un recours devant le tribunal régional de Djalalabad. Le 7 mai, le tribunal régional a abrogé la décision du 18 février et renvoyé l’affaire devant le tribunal municipal de Djalalabad pour qu’elle soit réexaminée. Le 17 mai, le tribunal municipal a rejeté la plainte.

Le 9 juin 2016, le représentant de l’auteure a déposé une nouvelle plainte auprès du tribunal municipal de Djalalabad. Le 27 juin, ce tribunal a rejeté la plainte, estimant qu’elle ne pouvait être examinée dans le cadre d’une procédure civile.

Le 26 juillet 2016, le tribunal régional de Djalalabad a confirmé la décision rendue le 27 juin par le tribunal municipal de Djalalabad.

Le 6 décembre 2016, le représentant de l’auteure a fait appel de la décision du 26 juillet dans le cadre de la procédure de contrôle en révision. La Cour suprême du Kirghizistan a refusé de réexaminer les décisions des juridictions inférieures.

Le 21 décembre 2015, le représentant de l’auteure a porté plainte devant le tribunal municipal de Tach-Komour. Le 31 mars 2016, ce dernier a rejeté la plainte au motif que le représentant n’était pas dûment mandaté.

Après avoir obtenu les pleins pouvoirs, le représentant de l’auteure a déposé le 9 juin 2016 une nouvelle plainte auprès du tribunal municipal de Tach-Komour. Le 20 juin, ce dernier a renvoyé les plaintes pour non-respect de la procédure d’instruction régissant le règlement d’un litige.

Le 29 juillet 2016, une requête en appel a été déposée auprès du tribunal régional de Djalalabad, en vain. Le 6 décembre, les deux décisions ont fait l’objet d’un appel dans le cadre de la procédure de contrôle en révision devant la Cour suprême du Kirghizistan, sans succès.

Eu égard aux décisions susmentionnées, le représentant a décidé de ne pas faire appel concernant les conditions de détention de l’auteure dans les quartiers d’isolement temporaire de Maïli‑Saï, de Nooken et de Bazar-Korgon et dans le quartier d’isolement de Batken.

Le 16 mai 2017, l’auteure a déposé plainte auprès du tribunal de district de Pervomaï, demandant réparation du préjudice moral qu’elle avait subi ; sa plainte a été rejetée le 17 mai. Le 22 mai, elle a interjeté appel devant le tribunal municipal de Bichkek, mais son appel a été rejeté. L’auteure affirme qu’il n’existe aucune autre voie de recours.

L’auteure demande au Comité de conclure que l’État partie a violé les obligations des articles indiqués, et réclame : une juste indemnisation, à la mesure des souffrances endurées ; l’adoption des mesures qui s’imposent pour empêcher de nouvelles violations de même ordre à l’égard des femmes détenues au Kirghizistan ; l’ouverture d’une enquête diligente sur toutes les allégations de violation de ces droits dans les lieux de détention ; la fouille et la surveillance des détenues par des gardiennes dûment formées concernant les dispositions de la Convention ainsi que les normes en vigueur et la jurisprudence internationale en la matière.

Teneur de la plainte

L’auteure affirme que les conditions prévalant dans les quartiers d’isolement temporaire où elle a été placée étaient discriminatoires et constituaient une violation des alinéas a), b), d), e) et f) de l’article 2, de l’article 3 et de l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention, lus conjointement avec l’article premier de celle-ci. Le Ministère de l’intérieur a officiellement confirmé que les fonctions de gardien de ces quartiers d’isolement étaient exclusivement occupées par des hommes.

Ces gardiens observaient les détenu(e)s, y compris, en l’espèce, quand l’auteure utilisait les toilettes, où elle pouvait être clairement vue par eux. Les toilettes des cours extérieures n’étaient dérobées aux regards que par une mince planche de bois qui ne dissimulait qu’une toute petite partie du corps.

Conformément à la loi kirghize, à leur arrivée dans le centre de détention, tous les détenus sont soumis à une fouille, au prélèvement de leurs empreintes digitales et à un examen de leurs effets personnels. Cette fouille ne peut être effectuée que par des gardiens du même sexe que le détenu. Or l’auteure a été fouillée par des gardiens de sexe masculin, car aucun des quartiers d’isolement ne disposait de gardiennes.

Pendant toute la durée de sa détention, l’auteure n’a reçu aucun article d’hygiène tel que tampons, serviettes hygiéniques ou autres protections. Elle n’a pas non plus été en mesure de laver correctement ses vêtements, y compris ses sous-vêtements.

Les gardiens l’ont insultée et traitée de divers noms déplacés comme « petite rose » ou « rozochka ». Ils lui ont également imposé des attouchements déplacés. L’état de santé de l’auteure s’est dégradé pendant les trois ans où elle a subi ces atteintes. Conformément à l’article 3 de la Convention et à la règle 81 de l’Ensemble de règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus (Règles Nelson Mandela), seul du personnel de garde de sexe féminin doit assurer la surveillance des détenues.

Dans sa recommandation générale no 19 (1992) sur la violence à l’égard des femmes, le Comité a estimé que la violence visant spécifiquement les femmes constituait une violation de l’article premier de la Convention. Dans la décision qu’il a rendue en l’affaire Abramova c. Bélarus(CEDAW/C/49/D/23/2009), il a conclu que l’État partie avait violé l’article premier de la Convention en ne prévoyant pas de mesures pour adapter les conditions de détention aux détenues. Dans la même affaire, le Comité a constaté des violations des articles 1, 3 et 5 [al. a)].

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

Par une note verbale du 14 juin 2019, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication.

L’État partie y rappelle les faits de la cause, notamment dans l’affaire pénale visant l’auteure. Il fait observer que le 6 octobre 2016, l’auteure a bénéficié d’une libération conditionnelle en vertu d’une décision du tribunal de district d’Alamoudoun.

L’État partie fait valoir que l’auteure s’est plainte de problèmes de santé à huit reprises dans le quartier d’isolement temporaire de Djalalabad, à deux reprises dans celui de Tach-Komour et à 23 reprises dans le quartier d’isolement temporaire de Maïli-Saï. Elle a attribué la dégradation de son état de santé à la souffrance morale, à des conditions de détention inhumaines et à la discrimination fondée sur le genre.

L’État partie fait valoir que le quartier d’isolement temporaire de Maïli-Saï est situé au premier étage d’un bâtiment administratif construit en 1972. Il se compose d’une salle d’interrogatoire (6,45 m2), d’une salle de douche (3,3 m2), d’un entrepôt (6 m2) et de quatre cellules de prison (deux cellules de 16,8 m2 et deux de 6 m2). Les cellules sont équipées de caméras vidéo, les conditions de vie sont conformes à toutes les normes sanitaires et de sécurité incendie en vigueur et les détenus disposent d’une literie et d’articles de vaisselle. Toutes les cellules sont équipées de la radio et d’un système de ventilation ; sur demande, les détenus peuvent recevoir des livres et des jeux de société. Le personnel des stations de veille épidémiologique et sanitaire procède à un examen hebdomadaire des cellules. Chaque année, la loi de finance alloue des crédits pour la rénovation des locaux.

L’État partie affirme que l’auteure a passé au total 1 an, 4 mois et 12 jours dans le quartier d’isolement temporaire de Maïli-Saï. Pendant cette période, le Bureau du Procureur de Maïli-Saï, qui a procédé à des examens réguliers, n’a relevé aucune violation des normes prescrites concernant les conditions de vie. L’organisation non gouvernementale Spravedlivost a effectué plusieurs visites de contrôle dans le centre de détention. À cet égard, l’auteure n’a pas alors formulé de plaintes. Au cours de cette période, l’auteure a bénéficié sur demande d’une assistance médicale. Ses problèmes de santé n’étaient pas liés aux conditions de vie et d’hygiène.

L’État partie fait valoir que le Bureau du Procureur de Nooken a mené une enquête sur la base de la plainte déposée par l’auteure le 10 octobre 2014. Il a été établi que six femmes étaient détenues à cette période. Les fouilles corporelles ont été effectuées par deux femmes du personnel du centre de détention.

L’État partie réitère les informations relatives aux recours tentés par l’auteure contre ses conditions de vie et leur caractère inhumain, et pour discrimination fondée sur le genre. Il fait valoir que l’on peut conclure d’après les informations présentées qu’aucun élément ne permettait de prouver que les conditions de vie dans les quartiers d’isolement temporaire de Tach-Komour et de Djalalabad violaient le droit de l’auteure de ne pas subir de traitement inhumain et dégradant, ni de discrimination fondée sur le genre.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

Le 13 août 2019, l’auteure a présenté des commentaires sur les observations de l’État partie.

L’auteure fait référence à deux rapports, publiés en 2013 et 2014, du Centre national kirghize pour la prévention de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi qu’à un rapport d’un projet du Centre de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) sur la prévention de la torture au Kirghizistan, qui ont conclu que les conditions de vie et d’hygiène dans les quartiers d’isolement temporaire de Djalalabad, Tach-Komour, Maïli-Saï, Nooken, Bazar-Korgon et Batken ne répondaient pas aux normes nationales. Les rapports annuels du Centre national pour 2014, 2015, 2016, 2017 et 2018 indiquaient également que les conditions qui régnaient dans les quartiers d’isolement temporaire du pays ne répondaient pas aux normes nationales et internationales.

L’auteure affirme qu’elle n’a été fouillée qu’une seule fois par deux femmes, qui ne faisaient pas partie du personnel du quartier d’isolement temporaire de Nooken. Dans tous les autres quartiers d’isolement temporaire, le personnel n’est composé que d’hommes, de sorte que de nombreuses fouilles corporelles subies par l’auteure ont été faites par du personnel masculin.

Le 5 juin 2015, l’auteure a déposé plainte auprès du Bureau du Procureur de Djalalabad, demandant que les conditions de vie des personnes détenues dans le quartier d’isolement temporaire fassent l’objet d’un contrôle. En août 2015, la Direction des affaires intérieures de la région de Djalalabad lui a répondu que les conditions de vie sur place ne satisfaisaient pas aux normes en raison de la vétusté du bâtiment. Toutefois, les fonds nécessaires à la rénovation n’avaient pas été alloués. Néanmoins, quelques initiatives ont été prises par l’OSCE et des organisations non gouvernementales locales pour améliorer les conditions de vie dans les centres de détention.

L’auteure maintient qu’elle a épuisé tous les recours internes disponibles, étant donné que le droit et la pratique, à l’échelon national, ne prévoient pas la possibilité de porter ce type de plainte devant les tribunaux. Elle subit en conséquence une violation de son droit à un recours interne effectif.

L’auteure a fait tenir une copie de l’intervention, en qualité de tiers, de l’Organisation mondiale contre la torture et demandé au Comité d’en tenir compte, faisant observer que l’Organisation mondiale contre la torture y énumérait un certain nombre de normes relatives aux droits de la personne concernant les femmes en détention, en particulier les critères suivants : surveillance des détenues par du personnel féminin, droit à la vie privée dans le cadre des fouilles corporelles et de la surveillance et droit à des soins de santé adéquats. Ces normes sont énoncées dans la version révisée de l’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus, adoptée par l’Assemblée générale en 2015 et complétée par les Règles des Nations Unies concernant le traitement des détenues et l’imposition de mesures non privatives de liberté aux délinquantes (Règles de Bangkok), adoptées par l’Assemblée générale en 2010.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

Conformément à l’article 64 de son règlement intérieur, le Comité doit décider si la communication est recevable au titre du Protocole facultatif. Aux termes de l’article 66, il peut décider d’examiner séparément la question de la recevabilité d’une communication et la communication elle-même quant au fond.

Comme il est tenu de le faire en application de l’alinéa a) du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif, le Comité s’est assuré que la question n’avait pas déjà fait l’objet ni ne faisait l’objet d’un examen dans le cadre d’une autre procédure d’enquête ou de règlement international.

Eu égard au paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif, le Comité note que l’auteure affirme avoir épuisé tous les recours internes utiles à sa disposition en saisissant la Cour suprême de deux griefs différents concernant ses conditions de détention, et que cela n’a pas été contesté par l’État partie. Il estime en conséquence que les dispositions du paragraphe 1 de l’article 4 de la Convention ne l’empêchent pas de procéder à l’examen de la présente communication.

Le Comité déclare la communication recevable, en ce qu’elle soulève des questions au regard des alinéas a), b), d), e) et f) de l’article 2, de l’article 3 et de l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention, lus en conjonction avec l’article premier de celle-ci, et il procède à son examen au fond.

Examen au fond

Conformément aux dispositions du paragraphe 1 de l’article 7 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par l’auteure et l’État partie.

Le Comité prend note du fait que l’auteure considère que sa détention a) dans le quartier d’isolement temporaire de Maïli-Saï du 2 février 2013 au 16 janvier 2014, du 19 février au 25 juin 2014, du 9 octobre au 25 décembre 2014 et du 17 février au 23 avril 2015 ; b) dans le quartier d’isolement temporaire de Djalalabad du 26 juin au 23 juillet 2014, du 27 décembre 2014 au 17 février 2015 et du 23 avril au 28 août 2015 ; c) dans le quartier d’isolement temporaire de Tach-Komour du 24 juillet au 8 août 2014 ; d) dans le quartier d’isolement temporaire de Nooken du 9 octobre au 5 décembre 2014 et du 17 février au 5 mars 2015 ; et e) dans le quartier d’isolement temporaire de Bazar-Korgon du 25 au 27 décembre 2014, dans de mauvaises conditions, malsaines et dégradantes, dans des quartiers dont le personnel était exclusivement masculin et où elle a été exposée à des traitements humiliants, constitue un traitement inhumain et dégradant et une forme de discrimination fondée sur le sexe, au sens de l’article premier de la Convention, et une violation par le Kirghizistan des obligations que lui imposent les alinéas a), b), d), e) et f) de l’article 2, de l’article 3 et de l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention, lus en conjonction avec l’article premier de celle-ci.

Le Comité observe que l’État partie n’a fourni aucune précision quant au fond, en regard de ces allégations, et s’est borné à donner une description générale des locaux de détention (par exemple la taille des cellules, leur équipement, leur mobilier), y compris en se référant à des exemples isolés tels que les conditions du quartier d’isolement temporaire de Maïli-Saï ou une occasion où l’auteure a été fouillée par du personnel féminin. De l’avis du Comité, si cette description n’est peut-être pas sans pertinence, elle ne répond pas nécessairement quant au fond aux assertions faites par l’auteure, au sujet, par exemple, de l’absence de cabinet de toilettes ou du fait que parce que le cabinet restait ouvert, les gardiens pouvaient voir presque entièrement son occupante. De plus, l’État partie n’a en rien répondu aux assertions de l’auteure quant au fait que le personnel du centre de détention était exclusivement masculin et qu’elle a été victime, en conséquence, de discrimination fondée sur le genre, à la seule exception de son séjour dans l’établissement de Nooken.

Le Comité rappelle que, conformément à l’article 3 de la Convention et à la règle 81 des Règles Nelson Mandela, la surveillance des détenues doit être assurée par des membres du personnel de sexe féminin. Il rappelle en outre sa recommandation générale no 35 (2017) sur la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre, portant actualisation de la recommandation générale no 19, selon laquelle la discrimination à l’égard des femmes, au sens de l’article premier, inclut la violence fondée sur le sexe, qu’il définit comme suit au paragraphe 6 de sa recommandation générale no 19 : « la violence exercée contre une femme parce qu’elle est une femme ou qui touche spécialement la femme. Elle englobe les actes qui infligent des tourments ou des souffrances d’ordre physique, mental ou sexuel, la menace de tels actes, la contrainte ou autres privations de liberté». Conformément à l’alinéa b) du paragraphe 7 de sa recommandation générale no 19, le Comité réaffirme que « [l]a violence fondée sur le sexe, qui compromet ou rend nulle la jouissance des droits individuels et des libertés fondamentales par les femmes », y compris « [l]e droit à ne pas être soumis à la torture et à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants », constitue une forme de discrimination au sens de l’article premier de la Convention.

Le Comité rappelle que le fait que les centres de détention ne répondent pas aux besoins particuliers des femmes constitue une forme de discrimination, au sens de l’article premier de la Convention. Aussi, en application de l’article 4 de la Convention, le principe 5 2) de l’Ensemble de principes pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d’emprisonnement (résolution 43/173 de l’Assemblée générale) précise-t-il que des mesures particulières destinées à répondre aux besoins propres aux femmes détenues ne sauraient être considérées comme discriminatoires. La nécessité d’une approche spécifique face aux problèmes des femmes détenues a également été reconnue par l’Assemblée générale, qui a adopté, dans sa résolution 65/229, les Règles de Bangkok.

En l’espèce, outre les mauvaises conditions de détention, l’auteure souligne que le personnel du centre de détention était uniquement composé d’hommes. En tant que femme, elle était donc surveillée par des gardiens de sexe masculin qui disposaient d’un accès, visuel et physique, sans limite à elle comme aux autres détenues. Le Comité rappelle à cet égard que conformément à la règle 81 des règles Nelson Mandela :

1)Dans une prison mixte, la section des femmes doit être placée sous la direction d’un membre du personnel de sexe féminin qui conservera toutes les clefs de ce quartier de la prison ;

2)Aucun membre du personnel de sexe masculin ne doit pénétrer dans la section réservée aux femmes sans être accompagné d’un membre du personnel de sexe féminin ;

3)Seuls des membres du personnel de sexe féminin doivent assurer la surveillance des détenues. Ceci n’exclut pas cependant que des membres du personnel de sexe masculin, notamment des médecins et des enseignants, exercent leurs fonctions dans les prisons ou sections réservées aux femmes.

Cette importante garantie, fondée sur le principe de non-discrimination à l’égard des femmes en application de l’article premier de la Convention, a été réaffirmée par le Comité dans ses observations finales au sujet des rapports d’États parties, ainsi que par le Comité des droits de l’homme, au paragraphe 15 de son observation générale no 28 (2000) sur l’égalité des droits entre hommes et femmes, et par le rapport de la Rapporteuse spéciale chargée de la question de la violence contre les femmes, y compris ses causes et ses conséquences (voir E/CN.4/2000/68/Add.3, par. 44).

Le Comité note que, dans les locaux de détention, les gardiens ont insulté l’auteure, l’ont traitée de divers noms déplacés tels que « petite rose » ou « rozochka » et lui ont fait des attouchements également déplacés. En outre, les gardiens pouvaient l’observer dans son intimité, par l’œilleton de la porte, comme lorsqu’elle utilisait les toilettes ; celles-ci, situées à l’intérieur de la cellule, n’en étaient visuellement séparées que d’un seul côté par un écran qui, bien que censé ménager un peu d’intimité, n’empêchait en rien de voir depuis la porte ce qui se passait, quand il n’était pas laissé grand ouvert. Ces assertions n’ont pas été contestées par l’État partie. Le Comité rappelle que le respect de l’intimité et de la dignité des femmes détenues doit être l’une des principales priorités du personnel pénitentiaire. Il considère que le manque de respect dont faisait preuve le personnel pénitentiaire, c’est‑à‑dire le personnel de sexe masculin, à l’égard de l’auteure, en se permettant notamment des attouchements déplacés et en s’immisçant de manière injustifiée dans son intimité, relève du harcèlement sexuel et de la discrimination au sens de l’article premier et de l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention, comme l’explique sa recommandation générale no 35 (2017) sur la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre, portant actualisation de la recommandation générale no 19. Il estime que le harcèlement sexuel est une forme de violence fondée sur le genre, qui peut être humiliante et poser un problème sur le plan de la santé et de la sécurité. Il considère qu’en l’espèce, l’auteure de la communication a subi pendant sa détention des dommages et des préjudices moraux à cause du traitement humiliant et dégradant et du harcèlement sexuel dont elle a fait l’objet ainsi que des effets négatifs qu’ils ont eus sur sa santé. En conséquence, il conclut que l’État partie n’a pas respecté les obligations que lui imposent l’article 2 et l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention.

En vertu du paragraphe 3 de l’article 7 du Protocole facultatif à la Convention, et compte tenu de ce qui précède, le Comité estime que l’État partie ne s’est pas acquitté des obligations qui lui incombent au titre des alinéas a), b), d), e) et f) de l’article 2, de l’article 3, de l’alinéa a) de l’article 5, et des articles 12 et 15 de la Convention, lus en conjonction avec l’article premier de celle-ci. Il renvoie à sa recommandation générale no 35 (2017) sur la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre, portant actualisation de la recommandation générale no 19.

Le Comité recommande à l’État partie :

a)Concernant l’auteure de la communication :

i)D’accorder à l’intéressée des réparations proportionnées à la gravité des violations de ses droits, y compris une indemnisation adéquate ;

ii)D’offrir à l’intéressée des services de santé propres à remédier aux effets négatifs que les mauvais traitements qu’elle a subis ont eus sur sa santé ;

b)En général :

i)De prendre les mesures qui s’imposent pour protéger la dignité et la vie privée ainsi que la sécurité physique et psychologique des détenues dans tous les centres de détention, notamment en veillant à ce qu’elles disposent de locaux corrects et des produits d’hygiène nécessaires à leurs besoins spécifiques, conformément à la Convention et aux Règles de Bangkok ;

ii)De veiller à ce que les détenues aient accès à des soins de santé adaptés aux besoins particuliers des femmes, notamment en proposant des services d’accompagnement psychologique dans les prisons ;

iii)De veiller à ce que des enquêtes soient diligentées sur les allégations de détenues faisant état de traitements discriminatoires, cruels, inhumains ou dégradants et à ce que les auteurs en soient poursuivis et sanctionnés comme il se doit ;

iv)De mettre en place des dispositifs visant à protéger les détenues contre toutes les formes de mauvais traitements, notamment les mauvais traitements fondés sur le genre, et de veiller à ce que les fouilles et la surveillance dont elles font l’objet soient assurées par du personnel féminin convenablement formé, conformément à la Convention, aux Règles de Bangkok et aux procédures relatives à l’application et au suivi de la législation nationale ;

v)De s’assurer que l’ensemble du personnel (hommes et femmes) chargé de travailler avec des détenues ait reçu une formation portant sur leurs besoins spécifiques et leurs droits fondamentaux, en application de la Convention et des Règles de Bangkok ;

vi)D’élaborer des politiques et des programmes globaux permettant de répondre aux besoins des détenues, en respectant la dignité et les droits humains fondamentaux de celles-ci.

Conformément au paragraphe 4 de l’article 7 du Protocole facultatif, l’État partie examinera dûment les constatations et les recommandations du Comité, auquel il soumettra, dans un délai de six mois, une réponse écrite, l’informant notamment de toute action menée à la lumière de ses constatations et recommandations. L’État partie est également invité à publier les présentes constatations et recommandations du Comité, à les faire traduire dans les langues nationales officielles et à en assurer la diffusion la plus large sur son territoire, auprès de toutes les couches de la société.