NATIONS

UNIES

CAT

Convention contre

la torture et autres peines

ou traitements cruels,

inhumains ou dégradants

Distr.

GÉNÉRALE

CAT/C/SR.480

21 mai 2001

Original : FRANÇAIS

COMITÉ CONTRE LA TORTURE

Vingt-sixième session

COMPTE RENDU ANALYTIQUE DE LA PREMIÈRE PARTIE (PUBLIQUE)*

DE LA 480ème SÉANCE

tenue au Palais Wilson, à Genève,

le mercredi 16 avril 2001, à 10 heures

Président : M. BURNS

SOMMAIRE

EXAMEN DE LA SITUATION DU TERRITOIRE PALESTINIEN OCCUPÉ AU REGARD DE L'ARTICLE 16 DE LA CONVENTION

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*Le compte rendu analytique de la deuxième partie (privée) de la séance est publié sous la cote CAT/C/SR.480/Add.1.

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Le présent compte rendu est sujet à rectifications.

Les rectifications doivent être rédigées dans l'une des langues de travail. Elles doivent être présentées dans un mémorandum et être également incorporées à un exemplaire du compte rendu. Il convient de les adresser, une semaine au plus tard à compter de la date du présent document, à la Section d'édition des documents officiels, bureau E.4108, Palais des Nations, Genève.

Les rectifications aux comptes rendus des séances publiques du Comité seront groupées dans un rectificatif unique qui sera publié peu après la session.

La séance est ouverte à 10 h 5.

EXAMEN DE LA SITUATION DU TERRITOIRE PALESTINIEN OCCUPÉ AU REGARD DE L'ARTICLE 16 DE LA CONVENTION (point 9 de l'ordre du jour)

1.Le PRÉSIDENT donne la parole à M. El Masry qui souhaite présenter au Comité des suggestions sur ce point.

2.M. EL MASRY, après avoir rappelé que la décision d'inscrire le point à l'examen à l'ordre du jour de la session en cours avait été prise par le Comité à sa session précédente, dit que, depuis novembre 2000, la situation des Palestiniens dans les territoires occupés s'est détériorée et que les espoirs de paix risquent d'être irrémédiablement compromis à moins que, comme le recommande le Rapporteur spécial sur la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens occupés par Israël depuis 1967, des mesures ne soient prises pour rétablir la confiance. L'établissement d'un cadre fondé sur les droits de l'homme est indispensable à cet égard. Le Comité dispose d'un grand nombre d'informations, provenant tant de documents de l'ONU que de rapports d'ONG, faisant état de violations flagrantes, par Israël, de plusieurs articles de la Convention, notamment l'article 16. C'est sur un certain nombre de pratiques qui enfreignent gravement les dispositions de cet article que M. El Masry mettra l'accent. Se référant tout d'abord à l'usage excessif de la force, il indique que, selon la mission d'enquête formée par la Commission des droits de l'homme en octobre 2000, la quasi-totalité des victimes palestiniennes ont essuyé des tirs à balles réelles et à balles en caoutchouc – terme trompeur puisque ces balles sont seulement recouvertes d'une couche de caoutchouc très fine. La mission d'enquête a recensé, en février 2001, 311 morts du côté palestinien et 47 du côté israélien, et 11 575 blessés palestiniens contre 466 israéliens. Le nombre des victimes palestiniennes – dont un tiers sont des enfants –a depuis lors presque doublé. La mission d'enquête a recueilli des preuves abondantes attestant que les forces israéliennes avaient tiré à l'aveuglette sur des civils. Elle conclut que l'usage d'armes meurtrières contre des manifestants et la destruction de nombreuses maisons le long des routes desservant les colonies ne peuvent être considérés comme des actes proportionnés aux circonstances. La Fédération internationale des femmes juristes et la Commission internationale de juristes ont indiqué, de leur côté, que les gaz lacrymogènes et les canons à eau, dont l'efficacité pour réprimer, lorsqu'il le faut, des manifestations violentes est connue, étaient très peu utilisés. Au contraire, depuis le début de l'intifada, Israël emploie aveuglément contre des civils à toute une série d'armes lourdes, normalement réservées à la conduite de la guerre – chars, hélicoptères, navires. La majorité des victimes palestiniennes ont été touchées dans la partie supérieure de leur corps, ce qui dénote une intention manifeste de donner la mort. Ce comportement est injustifié puisque les faits montrent que la vie des militaires israéliens n'était pas en danger. Les forces israéliennes utilisent également des balles à grande vitesse qui éclatent au point d'impact, preuve que l'objectif est de tuer ou de causer des blessures très graves et non pas simplement de disperser les manifestants. Vingt‑sept pour cent des Palestiniens tués sont des enfants de moins de 18 ans. Israël prétend que c'est l'autorité palestinienne qui, après avoir endoctriné les enfants, orchestre leur participation à des manifestations. Cela justifie‑t‑il de les tuer ? Tout en notant que certains enfants avaient probablement été soumis à une propagande anti‑israélienne, la mission d'enquête souligne le fait que les manifestations sont, dans une large mesure, le résultat de l'humiliation et de la frustration ressenties par les enfants et leur famille après des années d'occupation.

3.Des rapports alarmants décrivent les souffrances endurées par les enfants palestiniens en détention. Selon Défense des enfants – International, plus de 300 enfants palestiniens seraient détenus dans des prisons israéliennes, dans des conditions présentant un danger pour leur vie. Des rapports indiquent que des enfants sont torturés au moment de leur arrestation, pendant leur interrogatoire et durant leur emprisonnement. Les autorités israéliennes ont à ce jour ignoré toutes les demandes que leur ont adressées les organisations des droits de l'homme au nom des enfants concernés. Dans la mise à jour de son rapport de mission (E/CN.4/2001/30), le Rapporteur spécial cite l'ordonnance militaire israélienne No 132 qui autorise l'arrestation et la détention d'enfants palestiniens de 12 à 14 ans. Il y aurait actuellement 250 enfants âgés de 14 à 17 ans dans les prisons israéliennes. Par ailleurs, des enfants seraient détenus avec des condamnés adultes ce qui contrevient aux dispositions de plusieurs instruments internationaux, dont la Convention contre la torture.

4.Évoquant les traitements dégradants et inhumains auxquels les Palestiniens sont soumis depuis le début de l'occupation, M. El Masry note que la Cisjordanie et Gaza constituent 22 % du territoire palestinien. Les habitants originels y sont très à l'étroit depuis l'afflux de réfugiés venus de la région qui constitue aujourd'hui Israël. La majorité de la population palestinienne vit sur ce territoire très exigu. Bafouant les obligations qui lui incombent en vertu de la quatrième Convention de Genève, Israël y a implanté 90 colonies de peuplement, où vit une population de 380 000 personnes. À la présence de ces colonies s'ajoutent les pratiques discriminatoires quotidiennes de la part de la puissance occupante. Ainsi, Gaza est divisée en deux parties : la première – 42 % du territoire – est réservée à 6 000 colons; la seconde – 58 % du territoire – est habitée par 1,2 million de Palestiniens. La plupart d'entre eux sont des réfugiés, vivant dans des camps surpeuplés où les conditions sanitaires sont très médiocres. Les colons sont protégés par l'armée israélienne et échappent à la juridiction des tribunaux palestiniens. Les restrictions imposées aux déplacements de la population palestinienne revêtent en général quatre formes : bouclage général des territoires occupés, y compris de la zone de libre passage entre Gaza et la Cisjordanie; bouclage interne localisé de villes et de villages; couvre‑feu; bouclage des points de passage entre les territoires palestiniens et les pays voisins. Israël a récemment accentué encore plus la fragmentation des territoires occupés. Le Rapporteur spécial indique, à cet égard, qu'Israël a divisé Gaza en quatre parties et la Rive occidentale en 60 zones, creusé des tranchées et dressé des blocs de béton pour restreindre la circulation des biens et des personnes entre les zones. L'Organisation mondiale contre la torture (OMCT) note que le bouclage interne revient à créer dans les territoires des enclaves isolées où les habitants vivent quasiment en état de siège. Parmi les nombreux exemples d'incidents tragiques survenus de ce fait, que cite M. El Masry il y a le cas de deux personnes décédées faute d'avoir pu atteindre l'hôpital à temps. Les rapports contiennent maints exemples des humiliations, des mauvais traitements et des violences dont font l'objet les civils palestiniens aux postes de contrôle. Toutes ces mesures sont clairement disproportionnées par rapport aux préoccupations de sécurité des colons israéliens, dont la présence illégale dans les territoires occupés a été condamnée par l'ensemble de la communauté internationale. Il s'agit plutôt de mesures de rétorsion politique conçues comme une sanction collective à l'encontre de l'ensemble de la population palestinienne et qui constituent une violation indéniable de l'article 16 de la Convention. Par ailleurs, le Rapporteur spécial indique que des officiers israéliens ont admis que l'armée pratiquait une politique d'exécutions extrajudiciaires contre les Palestiniens soupçonnés d'avoir commis des attaques contre des colons ou des soldats israéliens. Ainsi, 13 personnes ont été tuées lors d'embuscades ou par des tirs d'armes lourdes. Le Rapporteur dénonce ces exécutions comme constituant une grave violation de la quatrième Convention de Genève et des règles du droit humanitaire. La mission d'enquête de l'ONU a décidé de porter une attention particulière à ces assassinats, qui ont été officiellement reconnus, encouragés et cautionnés par les plus hauts responsables du Gouvernement israélien. Le meurtre du docteur Thabet Ahmad Thabet, haut fonctionnaire du Ministère palestinien de la santé, constitue un exemple frappant d'assassinat politique. Sa veuve a présenté à la Cour suprême israélienne une requête qui a été rejetée sans que le ministère public israélien ne présente aucune preuve à charge contre la victime. Israël fait valoir que les victimes de ces assassinats politiques ciblés sont des combattants. Or, comme le relève la mission d'enquête, les intéressés, habillés en civils, ne participaient pas aux hostilités lorsqu'ils ont été tués et Israël n'a étayé son accusation d'aucune preuve. À n'en pas douter, ces exécutions constituent, en l'absence d'une procédure régulière et le fait qu'il n'y ait pas eu d'enquête prompte et impartiale ni de poursuites contre les coupables et que les proches des victimes n'ont pas été indemnisés, des violations de l'article 2, paragraphe 2, et des articles 12, 13, 14 et 16 de la Convention.

5.M. El Masry appelle l'attention sur les souffrances infligées aux Palestiniens du fait de la démolition de leurs habitations et de leurs biens. Selon le Rapporteur spécial, les maisons d'au moins 173 familles ont été détruites par les forces israéliennes entre septembre 2000 et février 2001. Parmi les divers types de châtiments collectifs infligés à la population palestinienne figurent le mitraillage de zones résidentielles, la destruction de terres agricoles, et les nombreux dégâts causés par les forces israéliennes aux installations d'irrigation et aux plantations d'oliviers, de citronniers, etc. Toutes ces violations qui causent des souffrances indicibles à la population des territoires palestiniens occupés, n'ont aucune justification sur le plan militaire ou de la sécurité et sont commises uniquement à des fins d'intimidation.

6.M. El Masry invite le Comité à se prononcer sur plusieurs points, et premièrement, sur la question de l'applicabilité de la Convention dans les territoires palestiniens occupés et sur la responsabilité de l'État d'Israël dans les territoires palestiniens. Alors qu'Israël prétend que ces territoires ne sont plus sous sa juridiction et estime que sa responsabilité en vertu de la Convention n'est pas engagée. Différents organes conventionnels de l'ONU pensent le contraire. Deuxièmement, M. El Masry souhaite que le Comité exhorte Israël à mettre un terme à ses pratiques dans les territoires occupés qui constituent de graves violations des dispositions de la Convention et, notamment qu'il demande à cet État partie de renoncer à sa politique de châtiments collectifs, y compris au bouclage des territoires palestiniens. Il conviendrait aussi d'engager Israël à cesser d'utiliser des armes meurtrières, de faire un usage excessif de la force, de procéder à des exécutions extrajudiciaires et à punir les auteurs de ces exécutions, lesquels ne devraient jouir d'aucune impunité. L'État partie devrait être également invité à donner immédiatement des instructions à toutes les autorités concernées afin qu'elles s'abstiennent de tirer sur les ambulances et n'entravent plus la fourniture de soins médicaux et l'accès des malades, des blessés et des femmes enceintes aux hôpitaux. Il conviendrait également de demander instamment à Israël de faire en sorte que ses forces cessent de tirer sur des enfants sans armes. Enfin, le Comité devrait exprimer sa préoccupation devant les effets de ces politiques et d'autres formes de traitements cruels, inhumains ou dégradants sur l'ensemble du système des droits de l'homme et en particulier devant l'érosion du principe de responsabilité individuelle et du droit à un procès équitable. M. El Masry suggère enfin que le Comité demande à l'État partie de présenter un rapport complémentaire sur la situation des droits de l'homme dans les territoires occupés, au regard des dispositions de la Convention contre la torture puisque le troisième rapport périodique d'Israël reçu par le secrétariat en mars ne couvre pas cette situation. En guise de conclusion, M. El Masry cite un passage du rapport de la Commission d'enquête selon lequel une attitude objective n'implique en rien la neutralité face à des violations des droits de l'homme.

7.Le PRÉSIDENT fait part de sa crainte de voir le Comité contre la torture - organe d'experts - se transformer en organe politique et demande à M. El Masry d'indiquer au titre de quel article de la Convention intervient sa démarche.

8.M. EL MASRY indique que sa demande est fondée sur l'article 19 de la Convention (concernant la présentation de rapports par les États parties).

9.Le PRÉSIDENT dit qu'il ne voit pas d'objection à la requête de M. El Masry mais signale que le Comité n'a pas encore examiné le rapport soumis par l'État partie et ne lui a pas donné la possibilité de s'exprimer. Il invite les membres du Comité à donner leur point de vue sur la question.

10.M. CAMARA s'interroge sur la compétence du Comité. Il reconnaît que l'existence de présomptions sérieuses et concordantes donnant à penser que de graves violations des droits de l'homme et, plus précisément, des dispositions de la Convention contre la torture sont commises actuellement dans les territoires occupés. Il n'en reste pas moins que le Comité doit fonder son action sur des principes juridiques et juridictionnels incontestables. Il est en outre nécessaire de respecter le principe du débat contradictoire. M. Camara tient à rappeler à M. El Masry un précédent dans l'histoire du Comité : en effet, dans le cadre de l'examen du rapport périodique d'Israël en 1998 le Comité avait qualifié de torture certaines pratiques des autorités israéliennes que la Cour suprême de ce pays avait jugées légales, il avait alors été demandé à l'État partie de présenter un rapport spécial dont l'examen a donné lieu à une décision du Comité. Il importe au plus haut point que le Comité adopte une démarche cohérente et juridiquement défendable. L'État partie n'ayant pas encore présenté son rapport, le Comité ne peut se prononcer à ce stade sur le caractère juridique des actes commis actuellement par Israël.

11.M. MAVROMMATIS dit qu'il a écouté avec beaucoup d'attention le récit des incidents troublants et tragiques qui se produisent dans les territoires palestiniens occupés et déplore les nombreuses victimes innocentes qui sont, il le reconnaît, pour la plupart palestiniennes. Il tient, tout comme M. Camara, à préciser que le Comité contre la torture est uniquement habilité à examiner des allégations qui relèvent des dispositions de la Convention. Il n'est pas sûr que le fait de demander à l'État partie de présenter un rapport spécial permettra de résoudre les problèmes qui se posent. Par ailleurs, il existe à travers le monde bien des situations aussi graves (notamment dans son propre pays), et le Comité devrait s'abstenir de les traiter différemment.

12.Le PRÉSIDENT dit que le Comité a reçu le troisième rapport périodique d'Israël et que, bien cela ne soit pas prévu, il pourrait envisager de l'examiner à sa prochaine session et, conformément à la pratique en vigueur au Comité, demander à l'État partie de présenter des informations sur les points qui n'ont pas été abordés dans le rapport.

13.Mme GAER dit que personne ne peut nier le caractère tragique de la situation qui règne dans les territoires occupés, et les sentiments de haine, de peur et de frustration dont fait état la Commission Mitchell en sont l'illustration. Le Rapporteur spécial sur la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens occupés, la Haut‑Commissaire aux droits de l'homme et le Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies se sont tous déclarés préoccupés par l'escalade de la violence. Néanmoins, la situation que connaissent les territoires est très complexe. Or l'exposé de M. El Masry ne présente qu'un seul aspect de la réalité. Mme Gaer rappelle aux membres du Comité qu'ils ont pour tâche de faire preuve d'impartialité, d'objectivité, et de transparence lorsqu'ils examinent le rapport d'un État partie et doivent surtout éviter de politiser le débat. Il en va de la crédibilité du Comité. Mme Gaer s'interroge aussi sur l'utilité d'un rapport spécial au titre de l'article 19 de la Convention. Elle signale que des conflits armés existent dans six ou sept États parties dont le Comité doit examiner le rapport. Il serait bon selon elle de réfléchir aux critères que le Comité pourrait adopter pour décider d'examiner en priorité la situation dans un pays donné. Mme Gaer estime aussi qu'il serait plus judicieux d'aborder les violations des droits de l'homme dans les territoires occupés dans le cadre de l'examen du troisième rapport périodique d'Israël. À cet égard, elle précise que le Rapporteur spécial sur la question de la torture a adressé une lettre au Gouvernement israélien lui demandant l'autorisation de se rendre dans le pays pour y procéder à l'examen desdites violations. S'agissant du principe de l'applicabilité de la Convention, Mme Gaer note que cette question doit s'inscrire dans le cadre de l'examen du rapport, que le Gouvernement israélien a fait connaître sa position sur ce point et qu'il a déclaré qu'il était prêt à coopérer avec le Comité et à lui fournir les informations voulues sur l'exercice de ses pouvoirs et de ses responsabilités. Mme Gaer précise enfin que le Comité est saisi de documents émanant de trois organes conventionnels, dont les observations générales varient quant à la question de la compétence juridictionnelle. Elle indique toutefois que ces organes ont formulé ces observations à l'issue de l'examen du rapport et non avant.

14.M. RASMUSSEN souscrit entièrement aux préoccupations exprimées par les membres du Comité sur la situation qui règne dans les territoires occupés. Il rappelle à son tour que des situations alarmantes existent également ailleurs (par exemple en Tchétchénie et au Timor oriental) et il conviendrait de s'y intéresser aussi. Le Comité étant déjà saisi du troisième rapport périodique d'Israël, il est possible d'envisager d'avancer la date de son examen.

15.M. GONZALEZ POBLETE déclare que tous les membres du Comité sont conscients que les événements graves qui se déroulent actuellement dans les territoires occupés représentent un danger pour la paix et la sécurité. Mais à la différence des organes politiques de l'ONU, le Comité a un mandat clairement délimité par les articles 19 à 22 de la Convention. L'article 19, qui est le seul applicable en l'espèce, institue une procédure contradictoire durant laquelle l'État partie peut présenter son point de vue, car le Comité ne saurait se prononcer sans avoir laissé à ce dernier la possibilité de faire valoir ses arguments. Demander dès à présent à l'État partie de compléter son rapport périodique ou d'être prêt à répondre à des questions se rapportant à l'application de la Convention dans les territoires occupés ne paraît guère opportun; le Comité ne saurait se départir de sa ligne de conduite habituelle en ce qui concerne l'article 19 de la Convention. Il pourrait certes envisager d'instituer une procédure d'examen préalable des rapports périodiques mais ce devrait être une procédure à caractère général et non exceptionnel. C'est donc à l'occasion de l'examen du troisième rapport périodique d'Israël qu'il conviendra d'aborder les graves questions soulevées par M. El Masry.

16.M. YU Mengjia déclare que les événements qui se déroulent actuellement en Palestine préoccupent gravement le Comité et que dès lors, il ne serait pas déplacé que celui‑ci soulève la question de la torture et des mauvais traitements dans les territoires occupés. Eu égard aux arguments avancés par M. El Masry, à l'urgence de la situation et aux renseignements disponibles concernant le recours excessif à la force dans ces territoires, il paraît opportun de modifier l'ordre d'examen des rapports périodiques des États et d'examiner le troisième rapport d'Israël dans les meilleurs délais.

17.M. YAKOVLEV estime lui aussi qu'en raison des événements tragiques décrits par M. El Masry et de la complexité de la situation, il faut examiner cette question à l'occasion de l'examen du rapport périodique d'Israël et ce, le plus rapidement possible. Ce faisant, le Comité se heurtera vraisemblablement à la difficile question de savoir dans quelle mesure, à quel moment et dans quelles conditions les dispositions de la Convention peuvent être invoquées dans des territoires occupés, à l'égard de l'État qui exerce l'occupation. Un problème analogue s'est déjà posé au Comité dans un contexte différent, celui d'une insurrection armée; il s'agissait de savoir dans quelle mesure les actes de torture commis par des bandes terroristes relèvent de la responsabilité de telle ou telle partie. Malheureusement, ce type de conflits locaux devient fréquent et le Comité y sera confronté de plus en plus souvent : il devrait s'y préparer et réfléchir aux critères à appliquer pour répondre à la question suivante : La Convention est‑elle applicable lorsqu'une partie d'un territoire est occupée par une autre puissance ? C'est là une question complexe à laquelle il est bien difficile de répondre d'une manière catégorique, et il faudra rechercher des précédents. Établir si les dispositions de la Convention s'étendent ou non à tel territoire occupé ne sera pas tâche aisée, et cela est d'ailleurs encore plus vrai d'autres instruments dont la portée est beaucoup plus large. Ayant veillé à trancher cette question d'une manière qui ne soit pas trop simpliste, il faudra ensuite répondre à une question encore plus délicate, celle de savoir dans quelles conditions concrètes il est possible d'exiger qu'un État qui occupe un autre État soit tenu pour responsable, au regard de la Convention, de tout ce qui se passe dans le territoire ainsi occupé : le système judiciaire normal y est‑il applicable, ou s'agit‑il d'un théâtre d'opérations où les compétences changent constamment (juridiction militaire, dispositif judiciaire particulier, zone d'opérations militaires, etc.) ? En ce qui concerne la Palestine, si le Comité a estimé que l'on peut légitimement exiger de l'État partie qu'il assume la responsabilité de ce qui se passe dans les territoires occupés, il lui restera à établir si les dispositions de la Convention, et notamment de l'article premier et 16, ont été violées ou non.

18.Compte tenu de ces difficultés, il serait utile que le Comité effectue un travail de réflexion préparatoire, par exemple en demandant au secrétariat de lui fournir une documentation relative aux problèmes des territoires occupés, et en examinant l'argumentation qui a été celle d'autres organes à l'égard de la même question, sans pour autant nécessairement la reprendre à son compte. Muni de ces outils théoriques, le Comité sera en mesure de poser des questions concrètes à la délégation israélienne lors de l'examen de son rapport périodique.

19.M. HENRIQUES GASPAR, lui aussi fort inquiet des violations des droits de l'homme actuellement commises dans cette région du monde, souscrit sans réserve aux observations de M. Yakovlev. Dès lors que la question est posée au Comité, elle devient une question juridique et doit être traitée comme telle. Dire qu'on ne saurait examiner ce cas parce qu'il en existe d'autres est un argument d'ordre politique et le Comité devrait aussi examiner ces autres cas, mais sous l'angle du droit international. S'agissant de la compétence du Comité en l'espèce, l'article 19 de la Convention est seul pertinent et à cet égard, la question préalable qui se pose est celle, fort complexe et fort bien posée par M. Yakovlev, de la détermination de la juridiction. Le Comité dispose de nombre d'éléments concrets, en ce qui concerne l'exercice de tous les pouvoirs dans les territoires occupés, pour trancher la question de l'existence d'une juridiction aux fins du droit international, c'est‑à‑dire en l'espèce, aux fins de l'article 2 de la Convention, où il est question de "tout territoire sous sa juridiction".

20.Une fois cette question préalable tranchée, se pose la question de la compétence du Comité, qui est à examiner à la lumière de l'article 19 de la Convention : ou bien le Comité exerce sa compétence à l'occasion de l'examen des rapports périodiques, ou bien il estime que la situation est suffisamment grave et urgente, en fonction des éléments dont il dispose, pour demander un "autre rapport", ainsi que l'y autorise le paragraphe premier de l'article 19 de la Convention.

21.Une question de procédure se pose alors, ainsi que l'ont relevé plusieurs membres du Comité. Pour M. Henriques Gaspar, l'État partie mis en cause a déjà communiqué son rapport, qui pourra donc être examiné à la prochaine session; ce sera une excellente occasion d'entamer un dialogue contradictoire, et le Comité doit s'y préparer et réfléchir au problème de la juridiction d'Israël sur les territoires occupés. Il devra être bien conscient des problèmes spécifiques, du point de vue des faits et du point de vue du droit international, que l'examen du prochain rapport d'Israël risque de soulever. Ainsi que l'a souligné M. Yakovlev, il lui faudra disposer d'éléments juridiques clairs pour être à même d'évoquer avec l'État partie la question de la juridiction et ensuite lui demander des renseignements précis sur ce qui se passe dans les territoires occupés.

22.Le PRÉSIDENT se souvient que lors de l'examen des rapports précédents d'Israël, il avait été admis que lorsqu'un État fait usage de la force à l'égard de toute personne placée sous sa juridiction, c'est à lui qu'incombe la charge de justifier ses actes. Ce principe avait été posé à propos de l'interrogatoire de prisonniers, mais cela peut aussi s'appliquer à ce qui se passe dans tout territoire sur lequel l'État exerce son pouvoir. Si donc le Comité décide de demander à Israël d'évoquer ce qui se passe actuellement dans les territoires occupés, ce sera à cet État qu'il appartiendra de justifier le recours à la force dans ces territoires, d'invoquer les arguments juridiques qu'il jugera bon de faire valoir et de présenter les faits qui, selon lui, étayent son argumentation juridique. Au reste, prier l'État de justifier sa position n'empêche nullement le Comité de demander au secrétariat de lui fournir tous éléments qui pourraient l'aider dans sa tâche.

23.Mme GAER souligne qu'outre les cas d'occupation, il existe un certain nombre de situations où la question de la juridiction se pose de manière assez complexe; il existe aussi de multiples instruments et textes de droit humanitaire, de droits de l'homme, etc. Afin de s'acquitter de sa tâche le mieux possible, le Comité devrait peut‑être solliciter l'avis du Conseiller juridique, afin d'éclaircir les questions de juridiction et autres points de droit évoqués notamment par M. Yakovlev.

24.M. EL MASRY souscrit au point de vue du Président selon lequel il convient de laisser l'État partie exposer d'abord ses arguments. Et il sera certainement utile de solliciter l'aide du secrétariat pour réunir la documentation pertinente.

25.Revenant sur l'argumentation de M. Yakovlev, M. El Masry souligne que la responsabilité de l'État pour des actes commis par des militaires ou d'autres agents israéliens n'est pas contestable, qu'ils aient ou non été commis dans des territoires occupés. Pour citer un précédent, il y a lieu de rappeler par exemple qu'à la suite d'actes commis par des éléments canadiens stationnés en Somalie, le Canada avait consacré une grande partie de son rapport périodique à ces incidents.

26.Mme GAER a implicitement posé la question de savoir si l'on est en présence d'un conflit armé. Le rapport de la mission d'enquête déjà cité par M. El Masry affirme sans ambiguïté qu'il n'y a pas de conflit armé international dans les territoires occupés, puisque la Palestine ne répond pas encore aux critères permettant de la considérer comme un État à part entière. Il ne saurait non plus être question de conflit armé interne, car il s'agit de réactions de manifestants inorganisés et non d'opérations concertées de groupes armés structurés.

27.Le Comité semble être d'accord pour que le rapport d'Israël soit examiné à la prochaine session. Puisque ce rapport ne couvre pas les territoires occupés, il faudrait sans attendre demander à l'État partie de fournir au Comité des renseignements sur les territoires occupés sur lesquels il exerce sa juridiction, ainsi que le permet le paragraphe premier de l'article 19, comme l'a judicieusement relevé M. Henriques Gaspar. Il n'est guère douteux que la Convention s'applique aux trois territoires palestiniens occupés, sur lesquels Israël exerce un contrôle effectif; ce contrôle est exclusif dans le premier cas et s'exerce en association avec la police palestinienne dans le deuxième cas; dans le troisième territoire, les autorités palestiniennes n'exercent leur autorité qu'à l'échelon municipal, Israël contrôlant l'ensemble de l'espace terrestre, aérien et maritime. On sait qu'en vertu des Accords d'Oslo, Israël a conservé la responsabilité des affaires internationales et de la défense des territoires et que dans sa résolution 1322 (2000) en date du 7 octobre 2000, le Conseil de sécurité a expressément désigné Israël en tant que puissance occupante dans les territoires occupés le 6 juin 1967.

28.M. YAKOVLEV juge convaincants les arguments avancés par M. El Masry et pense que le Comité pourrait s'en prévaloir pour demander à l'État partie des renseignements sur le comportement de l'armée dans les territoires occupés.

29.M. MAVROMMATIS estime indispensable de consulter le service juridique au sujet de la question de la juridiction car la discussion montre bien que le Comité n'est pas en mesure de la trancher. Par ailleurs, il juge peu judicieux de demander un rapport complémentaire à l'État partie sur la situation dans les territoires occupés. En effet, au cas où le Gouvernement israélien n'accéderait pas à cette demande, le Comité serait contraint de repousser l'examen du rapport à une session ultérieure. Le Comité devrait donc simplement prévenir les autorités israéliennes que la délégation aura à répondre à des questions sur la situation dans les territoires occupés.

30.M. EL MASRY propose que le Comité envoie à l'État partie une lettre dans laquelle il mentionnerait les nombreuses allégations de violation de la Convention dans les territoires occupés.

31.Mme GAER objecte qu'envoyer une lettre de ce type voudrait dire que le Comité est parvenu à une conclusion sur la question de la juridiction avant même d'avoir entendu l'État partie s'exprimer sur ce point. Elle est d'avis qu'il n'est pas nécessaire d'envoyer une lettre au Gouvernement israélien car ce dernier prendra certainement connaissance des débats du Comité par le communiqué de presse et les comptes rendus de la présente séance. Si le Comité décidait néanmoins d'envoyer une lettre, il devrait se borner à dire qu'il examinera l'application de la Convention dans les territoires qui sont sous la juridiction de l'État partie sans préciser s'il considère ou non que les territoires occupés font partie de ces territoires.

32.M. HENRIQUES GASPAR, appuyé par M. EL MASRY, dit que le Comité compte assez de juristes pour déterminer lui-même si les territoires occupés sont placés sous la juridiction de l'État partie, sans faire appel au service juridique. À cette fin, il suffirait de demander au secrétariat de réunir toute la documentation pertinente pour que le Comité puisse se faire sa propre opinion.

33.M. MAVROMMATIS ne partage pas cet avis car il estime que ce n'est pas au Comité, dont trois membres ne sont d'ailleurs pas juristes, de résoudre un problème de droit international aussi délicat et complexe.

34.Le PRÉSIDENT fait observer que l'avis du service juridique n'est qu'un renseignement supplémentaire, qui n'empêchera pas le Comité d'adopter une position divergente le cas échéant.

35.M. GONZÁLEZ POBLETE dit que le Comité n'est pas lié par les renseignements qu'il reçoit et que la décision lui appartient en dernier ressort.

36.Le PRÉSIDENT propose aux membres de procéder à un vote à main levée sur la question de savoir s'il convient de demander l'avis du service juridique.

37.La proposition est acceptée.

38.Le PRÉSIDENT, constatant que cinq membres du Comité sur neuf ont voté en faveur de la proposition, conclut que le Comité décide de prier le service juridique de donner son avis sur la question de la juridiction sur les territoires occupés.

39.Le Président, notant que l'ensemble du Comité semble accepter l'idée que le troisième rapport périodique d'Israël soit examiné à la session de novembre 2001, dit que le Comité doit décider s'il y a lieu d'envoyer une lettre au Gouvernement israélien et, le cas échéant, déterminer son contenu.

40.M. HENRIQUES GASPAR pense que l'envoi d'une lettre du type de celle qui est proposée par Mme Gaer ne servirait à rien car l'État partie pourra répliquer que le rapport contient tous les renseignements utiles à cet égard.

41.M. GONZÁLEZ POBLETE, appuyé par M. YAKOVLEV, pense que le secrétariat doit envoyer à la mission israélienne exactement la même lettre que celle qu'il envoie habituellement à tous les États parties pour les convoquer à l'examen de leur rapport par le Comité.

42.M. MAVROMMATIS craint qu'une telle lettre ne soit pas suffisamment claire quant aux attentes du Comité et que lors de l'examen du rapport, la délégation refuse de répondre aux questions des membres en invoquant le fait qu'elle n'a pas pu se préparer. Par conséquent, il propose de préciser que la délégation aura à répondre à des questions sur la situation régnant dans les territoires palestiniens occupés au printemps 2001. Comme il le fait pour tous les États parties, le secrétariat joindra à cette lettre des documents émanant d'organisations non gouvernementales, en l'occurrence, ceux que M. El Masry a reçus concernant les violations des droits de l'homme dans les territoires occupés.

43.Le PRÉSIDENT dit que s'il n'y a pas d'objection, il considérera que le Comité approuve la proposition de M. Mavrommatis et charge le secrétariat d'envoyer à l'État partie la lettre habituelle d'invitation assortie des documents émanant d'organisations non gouvernementales, en lui faisant savoir que sa délégation devra se préparer pour débattre des questions qui y sont soulevées.

44.Il en est ainsi décidé.

La première partie (publique) de la séance prend fin à 12 h 25.

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