Nations Unies

CAT/C/66/D/846/2017

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

26 juin 2019

Original : français

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 846/2017*, **

Communication présentée par:

Elmas Ayden (représenté par un conseil, El kbir Lemseguem)

Au nom de :

Le requérant

État partie:

Maroc

Date de la requête:

16 octobre 2017 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application des articles 114 et 115 du règlement intérieur du Comité, transmise à l’État partie le 20 octobre 2017 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision:

10 mai 2019

Objet :

Extradition vers la Turquie

Question(s) de procédure:

Épuisement des voies de recours internes

Question(s) de fond:

Risque de torture en cas d’extradition pour motifs politiques (non-refoulement)

Article(s) de la Convention:

3

1.1Le requérant est Elmas Ayden, de nationalité turque, né le 14 avril 1958. Il est actuellement détenu sous écrou extraditionnel au Maroc, suite à une demande d’extradition de la Turquie. Le requérant affirme que son extradition vers la Turquie, où il prétend risquer d’être soumis à la torture, constituerait une violation par le Maroc des obligations qui lui incombent au titre de l’article 3 de la Convention. Le Maroc a ratifié la Convention le 21 juin 1993, et a déclaré reconnaître la compétence du Comité en vertu des articles 21 et 22 de la Convention le 19 octobre 2006. Le requérant est représenté par un conseil, El kbir Lemseguem.

1.2Dans sa requête, le requérant sollicitait le Comité pour qu’il prenne des mesures provisoires. Le 20 octobre 2017, en application du paragraphe 1 de l’article 114 de son règlement intérieur, le Comité a prié l’État partie de ne pas extrader le requérant vers la Turquie tant que sa requête serait examinée par le Comité.

1.3Le 15 novembre 2018, le Comité a reçu des informations selon lesquelles le requérant souffrirait de graves problèmes de santé, ne recevrait pas les soins dont il a besoin et, ne parlant ni l’arabe ni le français, n’aurait pas accès au soutien d’un interprète au cours des visites des professionnels de santé, ce qui l’empêcherait de leur faire part des symptômes et difficultés médicales qu’il rencontre. En conformité avec l’article 114, paragraphe 1, de son règlement intérieur, le Comité a demandé à l’État partie d’adopter en urgence les mesures de protection nécessaires pour assurer l’accès du requérant aux soins médicaux dont il a besoin et à l’assistance d’un interprète au cours des entretiens avec le personnel médical. Le Comité a par ailleurs demandé à l’État partie de transmettre au plus vite le rapport médical du requérant à son conseil, afin que sa famille puisse y avoir accès. Le 1er février 2019, l’État partie a informé le Comité du maintien en détention du requérant, tout en lui assurant que ce dernier bénéficiait de l’intégralité des garanties nécessaires à l’exercice de ses droits, notamment la prise en compte de son état de santé.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Le requérant est un commerçant marié qui s’est installé en 2016 à Tétouan, au Maroc, où il a constitué une société commerciale de vente de glaces.

2.2Le 26 juillet 2017, alors qu’il se rendait à sa boutique, le requérant a été arrêté par la police marocaine suite à un mandat d’arrêt émis par les autorités turques sous le no2754/2016, pour appartenance au mouvement Hizmet. Après s’être assuré de son identité, le parquet de Tétouan l’a informé des motifs de son arrestation et déféré devant la Cour de cassation, chargée de statuer sur les demandes d’extradition, en rendant à son encontre un mandat de dépôt à la prison de Salé 2. Le 13 septembre 2017, le requérant a comparu devant la Cour de cassation marocaine, assisté par son avocat, MeEl kbirLemseguem. La défense a essentiellement plaidé le caractère politique de la demande d’extradition du requérant en se basant sur le manque flagrant de preuves, dans le dossier judiciaire turc, sur l’appartenance du requérant au mouvement Hizmet, qualifié d’organisation terroriste par l’État turc.

2.3Les autorités turques avancent des preuves sans fondement du point de vue juridique aussi bien que réel. Elles reprochent au requérant d’être un membre actif du mouvement Hizmet ainsi qu’un membre de la fondation Makiad, regroupant des hommes d’affaires de Malatya, et de la fondation Battalgazi pour l’enseignement. Les autorités turques indiquent qu’il était adhérent au journal Zamanet ajoutent avoir saisi chez lui, en Turquie, des livres de FethullahGülen. Elles lui reprochent aussi d’avoir procédé à des dépôts à la banque Asya, et de s’être réfugié aux États-Unis d’Amérique après la tentative de coup d’État de 2016. Le requérant indique que son adhésion aux fondations Makiad et Battalgazi, parmi les plus prestigieuses de Malatya, était conforme à la loi turque et qu’il ignore si ces deux fondations travaillaient ou non pour le mouvement Hizmet.

2.4Les voyages du requérant en dehors de la Turquie étaient d’ordre touristique ou commercial. Il nie être un membre actif du mouvement Hizmet et précise que les livres de Fethullah Gülen saisis chez lui sont en vente libre. Comme en atteste son passeport, il n’a jamais fui la Turquie pour les États-Unis. Son adhésion au journal Zaman est tout à fait légale, comme elle l’est pour tout citoyen qui participe à un journal publié conformément à la loi turque. Le dépôt de ses économies à la banque Asya est lui aussi légal, comme il l’est pour des milliers de citoyens à travers le monde qui ont des comptes dans cette banque (1,6 million de clients).

2.5La défense a conclu que le caractère bénin et non sérieux desdites preuves d’appartenance du requérant au mouvement Hizmet était un indicateur du caractère politique de la demande de son extradition vers la Turquie. La défense a aussi invoqué l’article 721 du Code de procédure pénale marocain.

2.6La défense a également invoqué la situation générale des droits de l’homme en Turquie, notamment après la tentative de coup d’État de juillet 2016, qui a été suivie d’une grande vague d’arrestations, de procès et de condamnations continuant de susciter l’indignation de la communauté internationale. Le contexte politique actuel en Turquie, depuis la tentative de coup d’État, ne permet pas de garantir le respect des règles procédurales d’un État de droit et empêche ainsi une extradition dans le respect des normes internationales. Ce contexte est caractérisé par la violation des droits de l’homme constatée par les institutions et organisations internationales. La défense a présenté à la Cour une attestation de demande d’asile du requérant auprès du bureau du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés à Rabat.

2.7Le 19 septembre 2017, la Cour de cassation a émis un avis favorable à l’extradition du requérant vers la Turquie.

2.8Enfin, le requérant affirme ne pas avoir soumis de plainte à un autre mécanisme de règlement ou d’enquête, en conformité avec le paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant allègue que s’il était extradé par le Maroc vers la Turquie, il risquerait d’être soumis à la torture par les autorités turques, en violation de ses droits garantis par l’article 3 de la Convention.

3.2Après la tentative de coup d’État, la Turquie a instauré le 20 juillet 2016 l’état d’urgence sur son territoire, de sorte que le requérant court un risque actuel, prévisible, réel et personnel d’être soumis à la torture en cas d’extradition vers son pays d’origine.

3.3Le requérant a fermement nié devant la Cour de cassation, laquelle agissait en tant que tribunal d’extradition, son appartenance au mouvement Hizmet. La faiblesse des preuves, loin d’être irréfutables et directes, présentées par les autorités turques quant au crime d’appartenance du requérant à une organisation terroriste doit permettre à la Cour de cassation marocaine d’émettre de sérieux doutes sur le fondement réel de la demande d’extradition et de conclure avec certitude que celle-ci revêt un caractère politique. D’ailleurs, l’appartenance à une organisation responsable d’une tentative de coup d’État − acte de motif politique − devrait être considérée comme un délit ou un crime politique, et représenter ainsi un obstacle à l’extradition du requérant. De plus, le requérant ajoute que les preuves sur lesquelles repose son mandat d’arrêt découleraient de témoignages recueillis sous la contrainte.

3.4Le requérant soutient aussi que les dispositions de l’article 721 du Code de procédure pénale permettent à la Cour de cassation marocaine de refuser les demandes d’extradition chaque fois qu’il y a des doutes sur le caractère de ces demandes, notamment quand elles ne reposent que sur des preuves de nature vague et abstraite.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Dans les notes verbales du 19 décembre 2017 et du 30 avril 2018, l’État partie a formulé des observations sur le contexte de la détention du requérant et la demande de son extradition.

4.2L’État partie indique que le requérant est Elmas Ayden, citoyen turc né le 14 avril 1958. Il travaille en qualité de gérant de la société VAFA à Tétouan, spécialisée dans la gestion d’un groupement de magasins (boutique de glaces, boulangerie, restaurant et points de restauration rapide). Il exerce aussi d’autres activités dans le domaine de l’import et de l’export.

4.3Le requérant a été arrêté le 26 juillet 2017 sur le territoire marocain, suite à l’application du mandat d’arrêt international no2754/2016, daté du 6 août 2016 et émis par le tribunal de première instance de Malatya au motif de son affiliation présumée à un groupe terroriste armé, le mouvement Hizmet. Le requérant a été déféré devant le Procureur du Roi près le tribunal de première instance de Tétouan, qui a ordonné son placement en détention préventive à la prison locale de Salé 2.

4.4Les autorités turques ont présenté une demande d’extradition écrite et traduite en arabe, conformément à l’article 29 de la Convention entre le Royaume du Maroc et la République de Turquie relative à l’entraide judiciaire en matière pénale et à l’extradition, signée à Rabat le 15 mai 1989. La demande d’extradition incluait en annexe les documents suivants : mandat d’arrêt émis par les autorités judiciaires turques, résumé des infractions pour lesquelles l’extradition était demandée, description de la personne qui faisait l’objet de la demande d’extradition ainsi que tous les renseignements sur son identité, et dispositions légales applicables à l’affaire.

4.5La chambre pénale de la Cour de cassation a adopté le 19 septembre 2017 la décision no1429/3 par laquelle elle acceptait la demande d’extradition du requérant. La Cour considérait que la demande d’extradition répondait à l’ensemble des conditions de forme et de fond, selon la Convention relative à l’entraide judiciaire.

4.6Concernant les allégations selon lesquelles l’extradition du requérant l’exposerait à la torture, ce qui constitue une violation de l’article 3 de la Convention, l’État partie soumet que la Cour de cassation avait dans sa décision considéré les crimes faisant l’objet de la demande d’extradition comme des infractions de droit commun, y compris la commission d’actes de terrorisme ainsi que le financement du terrorisme, selon la loi turque. Les infractions politiques ou celles ayant un lien avec de telles infractions politiques n’étaient pas impliquées. Les accusations portées contre le requérant ne conduiraient donc pas à des poursuites ou sanctions basées sur la race, la religion, la nationalité ou les opinions politiques, et ne risqueraient pas d’aggraver sa situation pour l’une de ces raisons.

4.7Dans ce cadre, il convient de rappeler que le droit marocain contient des dispositions relatives à la torture suffisantes pour l’application de la Convention. Par ailleurs, l’article 721 du Code de procédure pénale prévoit l’irrecevabilité d’une demande d’extradition, si les autorités marocaines doutent pour des raisons sérieuses que cette demande soit liée à une infraction de droit commun. Ainsi, l’accusé ne sera pas extradé aux fins de poursuites ou de sanctions basées sur la race, la religion, les opinions politiques ou la situation de la personne.

4.8Même si le requérant n’a pas évoqué devant la Cour de cassation le risque de torture, la Turquie a présenté les garanties procédurales nécessaires relatives aux droits du requérant, notamment celui de la défense légitime, comme le stipulent les instruments internationaux ratifiés par la Turquie et sa législation nationale. En outre, l’acceptation par la Turquie de la procédure de soumission de plaintes individuelles en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme) permet au requérant de porter plainte auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, s’il devait faire face à une violation de ses droits.

4.9L’État partie est d’avis que le requérant n’a pas suffisamment étayé les allégations selon lesquelles les preuves présentées par les autorités turques ne sont pas convaincantes. D’ailleurs, il ne relève pas de la compétence de la Cour de cassation de se prononcer sur l’innocence ou la culpabilité du requérant. Ce sont les autorités judiciaires compétentes de l’État demandeur de l’extradition qui, dans le respect total des règles du procès équitable, doivent se prononcer à cet égard.

4.10La Cour de cassation a également considéré les allégations du requérant selon lesquelles il n’aurait aucun lien avec le mouvement Hizmet, et ce mouvement ne saurait être considéré comme une organisation terroriste. La Cour a rappelé que la Turquie est un État souverain et que, selon sa loi, le mouvement Hizmet est considéré comme une organisation terroriste accusée d’avoir organisé la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. L’État partie rappelle en outre que la Cour de cassation n’est pas compétente pour examiner la légalité de cette loi, puisque son contrôle ne porte que sur le respect de la légalité de la procédure d’extradition. Elle doit ainsi s’assurer que les faits faisant l’objet de la demande d’extradition constituent des délits selon le Code pénal marocain, soit, dans le cas d’espèce, l’article 218-1, paragraphe 1.

4.11La Cour de cassation a considéré que les allégations selon lesquelles les conditions de l’article 721 du Code de procédure pénale ne seraient pas remplies et la demande d’extradition aurait en réalité un objectif politique n’étaient pas fondées. L’article 27, paragraphe 1, de la Convention relative à l’entraide judiciaire stipule que l’extradition ne pourra pas être accordée si l’infraction pour laquelle elle est demandée est considérée comme un délit politique ou est liée à des considérations politiques. Dans le cas présent, la demande d’extradition a pour objectif de poursuivre le requérant pour son appartenance à un groupe terroriste armé, ce qui n’est pas un délit politique, mais une infraction de droit commun. Le requérant n’a pas prouvé à la Cour de cassation que la cause sous-jacente de l’extradition résidait dans des considérations liées à la race, à la religion, à la nationalité ou aux opinions politiques.

4.12L’État partie rappelle que, comme l’a souligné la Cour de cassation, la procédure d’extradition est fondamentalement différente de la procédure d’expulsion des étrangers vivant en situation illégale dans le territoire de l’État partie. L’État qui rejette le principe d’extradition ne renonce pas à son droit d’expulser les étrangers en général. L’expulsion est initiée par l’État dans lequel réside l’étranger, sans qu’elle soit subordonnée à une décision judiciaire quelconque de l’État vers lequel la personne sera expulsée.

4.13Concernant les allégations du requérant selon lesquelles les preuves sur lesquelles repose le mandat d’arrêt découleraient de témoignages recueillis sous la contrainte, l’État partie fait remarquer qu’il est interdit à la Cour de cassation de se prononcer sur l’innocence ou la culpabilité de la personne faisant l’objet d’une demande d’extradition, et que les autorités judiciaires turques compétentes respectent scrupuleusement les règles du procès équitable ainsi que les instruments internationaux. Par conséquent, cette revendication avait été considérée comme irrecevable par la Cour de cassation.

4.14En conclusion, les autorités marocaines informent le Comité qu’en dépit du consentement de la Cour de cassation d’extrader le requérant, la procédure d’extradition a été suspendue jusqu’à ce que le Comité ait rendu sa décision dans l’affaire.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie

5.1Le 26 mai 2018, le requérant a transmis au Comité ses commentaires en réponse aux observations de l’État partie du 19 décembre 2017 et du 30 avril 2018.

5.2Le requérant soumet que sa plainte ne vise ni la procédure de son arrestation dans le territoire de l’État partie ni les dispositions de la Convention relative à l’entraide judiciaire qui lient l’État partie à la Turquie, dans son article 29. Sa plainte repose sur l’avis judiciaire rendu par la Cour de cassation de l’État partie et les actes procéduraux d’extradition qui s’ensuivraient. Dans ce contexte, le requérant allègue que l’État partie a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 3 de la Convention.

5.3L’État partie indique que l’arrêt rendu par la Cour de cassation considère les faits pour lesquels le requérant est réclamé par les autorités judiciaires de son pays comme des crimes de droit commun (crimes de terrorisme), qui sont également incriminés par le Code pénal de l’État partie, et que ces crimes ne peuvent pas être considérés comme étant de nature politique ou liés à un crime politique. L’État partie ajoute qu’il refuse systématiquement les demandes d’extradition quand les conditions prévues dans l’article 721 du Code de procédure pénale sont réunies. L’État partie prétend que le requérant n’a jamais évoqué devant la Cour de cassation sa crainte d’être persécuté ou torturé en cas d’extradition vers son pays d’origine. Le requérant ajoute que la Cour de cassation de l’État partie n’a pas mis en application l’article 721 du Code de procédure pénale, en négligeant de s’assurer du caractère politique que revêtait la demande d’extradition du requérant, alors que dans le dossier turc relatif à l’extradition, il y avait un décalage flagrant entre les moyens de preuve infondés avancés par la Turquie et les chefs d’accusation graves et sérieux en lien avec le terrorisme. Ainsi, le requérant estime que ce décalage certain et important devrait, à lui seul, pousser l’État partie à mieux instruire les allégations du requérant et à avoir des doutes sérieux sur la nature dissimulée de la demande d’extradition. L’évaluation d’un tel décalage constitue l’esprit de l’article 721 du Code de procédure pénale et de l’article 3 de la Convention. Par ailleurs, le requérant a évoqué de manière très claire devant la Cour de cassation sa crainte d’être persécuté en cas d’extradition vers son pays. Ainsi, dans le mémoire de sa défense présenté à la Cour en date du 13 septembre 2017, le requérant a précisé qu’il avait présenté une demande d’asile auprès du bureau du Haut-Commissariat pour les réfugiés au Maroc, car il estime que sa crainte de se faire persécuter en cas de retour dans son pays est fondée.

5.4En ce qui concerne la réponse de l’État partie selon laquelle sa législation nationale contiendrait assez de dispositions pour la mise en œuvre des principes de la Convention, le requérant allègue qu’il ne prétend pas avoir été soumis à la torture ou risquer d’être torturé par les autorités de l’État partie. Il réitère que les autorités de l’État partie ont manqué aux obligations qui leur incombent au titre de l’article 721 du Code de procédure pénale et de l’article 3 de la Convention, contribuant ainsi à son extradition et, par conséquent, à sa torture probable dans ce cas.

5.5En réponse à l’argument selon lequel la Cour de cassation, en tant que tribunal d’extradition, demeurerait incompétente pour statuer sur la portée des preuves contenues dans la demande d’extradition, dans leur essence juridique, le requérant soumet que la Cour a toutefois toute la latitude et la compétence légale de procéder à leur évaluation par rapport aux autres éléments du dossier, conformément aux dispositions de l’article 721 du Code de procédure pénale et de l’article 3 de la Convention. La Cour de cassation a le droit de se pencher sur les raisons sous-jacentes de la demande d’extradition du requérant et de prendre des mesures concrètes pour statuer en connaissance de cause.

5.6L’État partie soumet que la Cour de cassation a considéré l’argument du requérant selon lequel le mouvement Hizmet n’est pas une association terroriste comme étant dénué de tout fondement juridique, au vu de la loi instaurant l’état d’urgence promulguée en date du 21 juillet 2016 par la Turquie, en tant qu’État souverain. De plus, la Cour de cassation, en tant que tribunal d’extradition, n’aurait pas la compétence de statuer sur la légalité de la loi turque. Le requérant estime quant à lui que la Cour de cassation, constituée de magistrats, de praticiens du droit et de juristes, est habilitée à évaluer si cette loi est juste et conforme aux règles du procès équitable respectant notamment le droit à la défense.

5.7Le décret-loi no 667 instaurant l’état d’urgence a augmenté la durée maximale de la garde à vue de quatre à trente jours. Cette mesure accroît automatiquement les risques de torture et de mauvais traitements. En outre, l’article 3 du décret-loi no 668 du 27 juillet 2016, qui porte sur les procédures d’enquête et de poursuite, prévoit que le droit du suspect de consulter son avocat peut être limité pendant cinq jours à la décision du Procureur. Les conséquences d’un tel état d’urgence auraient dû être sérieusement évaluées par l’État partie, qui aurait ainsi pu déduire que le requérant, en tant que membre présumé du mouvement Hizmet, également dénommé FETO (Fethullah Terrorist Organization ) par la Turquie, n’avait aucun espoir d’être jugé équitablement en Turquie. Ainsi, dans son rapport rendu sur l’impact de l’état d’urgence sur les droits de l’homme en Turquie, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme souligne que plus de 4 200 magistrats ont été révoqués par décret du Conseil supérieur des juges et des procureurs, et que quelque 570 avocats ont été arrêtés. De plus, environ 34 associations du barreau ont été fermées pour appartenance présumée au mouvement Hizmet. Le Haut-Commissariat aux droits de l’homme a également noté une tendance à la persécution des avocats représentant des personnes accusées d’actes de terrorisme, notamment les membres et partisans du mouvement Hizmet. Autrement dit, le requérant ne sera pas jugé équitablement s’il est extradé, puisque les magistrats chargés de son dossier n’auront certainement pas le courage d’acquitter ou de relâcher une personne accusée d’appartenir au mouvement Hizmet, par peur d’être révoqués eux aussi. Cette problématique concerne aussi la défense de l’accusé en Turquie.

5.8Concernant l’argument selon lequel la demande d’extradition ne revêtirait aucun caractère politique, puisque le requérant serait impliqué dans la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 en Turquie, selon les faits contenus dans la demande, et qu’il n’aurait soumis à la Cour de cassation aucun document prouvant le caractère politique de la demande de son extradition, l’État partie ne précise pas comment il a pu conclure que le requérant était impliqué dans la tentative de coup d’État, alors même qu’il affirme que la Cour de cassation ne peut évaluer le fond du dossier relatif à la demande d’extradition. L’affirmation de l’État partie selon laquelle le requérant aurait participé à la tentative de coup d’État est tout simplement infondée, d’autant plus que ce dernier n’a pas quitté le Maroc depuis mars 2016 et se trouvait dans la ville de Tétouan lors de la tentative de coup d’État. En outre, l’État partie n’explique pas comment les activités antérieures du requérant en Turquie auraient contribué à distance, de quelque manière que ce soit, à la tentative de coup d’État. Le requérant présente un témoignage avec authentification de signature rendu par une personne le connaissant, qui le qualifie de religieux modéré, très loin du profil qui lui est attribué par le Gouvernement de son pays.

5.9En ce qui concerne l’allégation selon laquelle, dans leur essence, l’extradition et le refoulement seraient deux procédures de droit complètement différentes, le requérant répond qu’en droit international, cette classification est erronée. L’article 3 de la Convention place l’extradition et le refoulement au même niveau et leur attribue la même portée juridique. Dans l’esprit de cet article, ce n’est pas la qualification du procédé qui compte, mais plutôt ses conséquences réelles sur la vie, l’intégrité physique et la liberté de la personne. Le principe de non-refoulement interdit l’extradition, l’expulsion et le renvoi. Tout comme l’interdiction de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, le principe de non-refoulement ne peut en aucun cas être restreint.

5.10En ce qui concerne l’argument selon lequel la Cour de cassation ne pourrait évaluer la détérioration de la situation des droits de l’homme en Turquie, que le requérant avance pour étayer sa défense, le requérant est d’avis que l’État partie ne peut se soustraire à une telle évaluation dans le cadre d’une procédure d’extradition, et ce, même si cette obligation n’est pas énoncée dans sa législation interne. Le Comité interprète l’article 3 de la Convention comme une disposition qui impose à l’État partie et au Comité d’évaluer s’il existe des motifs sérieux de croire que le requérant risquerait d’être soumis à la torture s’il était expulsé, renvoyé ou extradé. À cet égard, tous les moyens légaux permettant d’évaluer ce risque de torture doivent impérativement être explorés, y compris l’évaluation de la situation générale des droits de l’homme dans l’État demandeur. En effet, la prolongation de l’état d’urgence instauré en Turquie après la tentative de coup d’État de juillet 2016 a conduit à de graves violations des droits de l’homme pour des centaines de milliers de personnes, dont certaines ont été torturées, comme l’a dénoncé le Haut-Commissariat aux droits de l’homme dans un rapport daté du 20 mars 2018. Parmi ces violations figurent la torture et d’autres mauvais traitements, les détentions arbitraires, la privation arbitraire du droit au travail et à la liberté de mouvement, ou les atteintes à la liberté d’association et d’expression.

5.11Même une fois morts, les putschistes n’échappent pas à ces violations graves des droits de l’homme. Ainsi, près d’Istanbul, un « cimetière des traîtres » a été créé pour qu’ils y soient enterrés après leur exécution, souligne le requérant. Il ajoute que les articles 2 et 3 du Statut d’INTERPOL exigent que l’organisation et les Bureaux centraux nationaux d’INTERPOL dans les États membres agissent dans l’esprit de la Déclaration universelle des droits de l’homme et interdisent strictement toute intervention ou activité susceptibles de restreindre la liberté d’expression ou de réprimer des opposants à l’extérieur. Le 20 août 2017, la chancelière allemande a ouvertement critiqué l’utilisation abusive d’INTERPOL par la Turquie après la tentative de coup d’État de 2016. D’ailleurs, le requérant pense que si le Bureau central national d’INTERPOL de l’État partie était au courant des abus massifs du système d’INTERPOL par la Turquie, il aurait examiné de plus près l’avis concernant le requérant et aurait agi en conformité avec les articles 2 et 3 du Statut d’INTERPOL, suivant en cela l’exemple des États membres de l’Union européenne et d’autres pays en ignorant les avis de recherche venant des autorités turques.

Observations de l’État partie sur le fond et sur les commentaires du requérant

6.1Dans une note verbale datée du 1er février 2019, l’État partie a formulé des observations sur les conditions de détention du requérant, notamment son état de santé et le suivi médical dont il fait l’objet.

6.2L’État partie soumet que le requérant est incarcéré depuis le 27 juillet 2017 sous écrou extraditionnel à la prison locale de Salé 2, dans la mesure où il fait l’objet d’une demande d’extradition émanant des autorités judiciaires turques. Soumis aux dispositions de la loi no 23-98 relative à l’organisation et au fonctionnement des établissements pénitentiaires, le requérant est détenu dans des conditions tout à fait normales et conformes aux instruments internationaux en la matière.

6.3L’État partie ajoute que le requérant bénéficie de tous ses droits, notamment celui de communiquer avec sa famille et son avocat. Il joint sa famille par téléphone fixe et reçoit régulièrement la visite de son frère et de ses trois fils, qui lui apportent des livres en langue turque. De même, il bénéficie de son droit à communiquer avec son avocat chaque fois qu’il se présente accompagné d’un interprète turc, Barakat Allah.

6.4Par ailleurs, le requérant est soumis à un régime de détention collective et placé avec quatre autres détenus dans une cellule répondant aux normes en matière de conditions d’hygiène, d’aération et d’ensoleillement. Il bénéficie aussi de son droit à la promenade quotidienne pour une durée d’au moins trois heures et à des activités sportives au sein de l’établissement pénitentiaire.

6.5Concernant son état de santé, le requérant est régulièrement suivi par différents médecins à l’intérieur et à l’extérieur de la prison. Depuis son incarcération, il a bénéficié de 84 consultations internes (75 en médecine générale et 9 en médecine dentaire) et de 16 consultations externes au centre hospitalier universitaire Avicenne, à Rabat (en endocrinologie, en cardiologie, en ophtalmologie et en urologie), et à la faculté de médecine dentaire de Rabat, pour des soins dentaires. Il a aussi effectué une échographie hépatique et un bilan biologique, lesquels n’ont montré aucune anomalie. Actuellement, le requérant est sous traitement adapté.

6.6Concernant l’allégation selon laquelle le requérant n’aurait pas accès à l’assistance d’un interprète au cours des visites des professionnels de santé, ce qui l’empêcherait de leur faire part des symptômes et difficultés médicales qu’il rencontre, les autorités marocaines tiennent à indiquer que les médecins ayant examiné le requérant demeurent des professionnels dont la compétence a permis jusqu’à présent d’effectuer tous les diagnostics nécessaires, à partir des signes physiques et cliniques qu’il présentait. Par ailleurs, les bilans et résultats des examens ayant été effectués ont montré que l’état de santé du requérant était tout à fait normal. De plus, les autorités marocaines tiennent à préciser que si l’accès à un interprète est un droit garanti à tout détenu lors des visites médicales, une demande doit être formulée en ce sens.

6.7Concernant la transmission du rapport médical du requérant à son conseil, il est à noter que ce rapport demeure à la disposition dudit conseil au sein de la prison locale de Salé 2. Enfin, l’État partie signale que le requérant fait également l’objet d’un suivi de la part du Conseil national des droits de l’homme et que, le 6 juin 2018, il a reçu la visite des représentants du Conseil, qui ont pu constater ses conditions de détention et son état de santé tout à fait normal.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une requête, le Comité doit déterminer si celle-ci est recevable en vertu de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.2Le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, il n’examine aucune requête d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles, cette règle ne s’appliquant pas si les procédures de recours ont excédé des délais raisonnables ou s’il est peu probable qu’elles donneraient satisfaction à la victime présumée. Le Comité prend note que, selon l’État partie, le requérant n’a pas évoqué devant la Cour de cassation le risque d’être persécuté ou torturé en cas d’extradition vers la Turquie. Néanmoins, il note également que le requérant a comparu devant la Cour de cassation, où il s’est opposé à son extradition en alléguant entre autres qu’il serait en danger s’il était extradé, qu’il faisait l’objet d’une persécution politique pour son appartenance présumée au mouvement Hizmet− qualifié d’organisation terroriste −, et qu’il avait demandé le statut de réfugié pour ces raisons. Le Comité considère que la présentation de ces arguments par le requérant devant la Cour de cassation est suffisante pour considérer qu’il a effectivement évoqué les risques en question et note que l’État partie n’a pas allégué qu’une autre voie de recours interne était disponible pour le requérant. Le Comité considère donc que le requérant a épuisé les voies de recours internes disponibles.

7.3Ne constatant aucun autre obstacle à la recevabilité, le Comité déclare la requête recevable au titre de l’article 22, en ce qui concerne la violation alléguée de l’article 3 de la Convention, et procède à son examen au fond.

Examen au fond

8.1Conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, le Comité a examiné la présente requête en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

8.2En l’espèce, le Comité doit déterminer si l’extradition du requérant vers la Turquie constituerait une violation de l’obligation incombant à l’État partie en vertu du paragraphe 1 de l’article 3 de la Convention de ne pas extrader une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risquerait d’être soumise à la torture. Le Comité rappelle avant tout que l’interdiction de la torture est absolue et non susceptible de dérogation, et qu’aucune circonstance exceptionnelle ne peut être invoquée par un État partie pour justifier des actes de torture. Le principe de non-refoulement des personnes vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elles risqueraient d’être soumises à la torture, énoncé à l’article 3 de la Convention, est également absolu.

8.3Pour déterminer s’il existe des motifs sérieux de croire que la victime présumée risquerait d’être soumise à la torture, le Comité rappelle qu’en vertu du paragraphe 2 de l’article 3 de la Convention, les États parties doivent tenir compte de tous les éléments, y compris l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives dans le pays de renvoi. En l’espèce, le Comité doit cependant déterminer si le requérant risque personnellement d’être soumis à la torture, en cas d’extradition vers la Turquie. Dès lors, l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives dans le pays ne constitue pas en soi un motif suffisant pour établir que le requérant risquerait d’être soumis à la torture en cas d’extradition vers ce pays ; il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l’intéressé court personnellement un risque. De même, l’absence d’un ensemble de violations systématiques flagrantes des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne peut pas être considérée comme risquant d’être soumise à la torture dans les circonstances qui sont les siennes.

8.4Le Comité rappelle son observation générale no 4 (2017) sur l’application de l’article 3 de la Convention dans le contexte de l’article 22, selon laquelle l’obligation de non-refoulement existe chaque fois qu’il y a des « motifs sérieux » de croire qu’une personne risque d’être soumise à la torture dans un État vers lequel elle doit être expulsée, que ce soit à titre individuel ou en tant que membre d’un groupe susceptible d’être torturé dans l’État de destination. Le Comité a pour pratique, en de telles circonstances, de considérer que des « motifs sérieux » existent chaque fois que le risque de torture est « prévisible, personnel, actuel et réel ». Les facteurs de risque personnel peuvent comprendre, notamment : a) l’origine ethnique du requérant ; b) l’affiliation politique ou les activités politiques du requérant ou des membres de sa famille ; c) les actes de torture subis antérieurement ; d) la détention au secret ou une autre forme de détention arbitraire et illégale dans le pays d’origine ; et e) la fuite clandestine du pays d’origine suite à des menaces de torture. Le Comité rappelle également qu’il accorde un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie concerné ; toutefois, il n’est pas lié par ces constatations et il évalue librement les informations qui lui sont soumises, conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, en tenant compte de toutes les circonstances de chaque cas.

8.5En l’espèce, le Comité note l’allégation du requérant selon laquelle son extradition lui ferait courir de sérieux risques de persécution et de torture pendant sa détention en Turquie, en raison de son appartenance perçue au mouvement Hizmet ainsi que des allégations de commission d’actes de terrorisme et de financement du terrorisme qui pèsent sur lui. En ce sens, le Comité note que le requérant fait l’objet d’un mandat d’arrêt pour appartenance à ce mouvement, alors qu’il nie en être membre et que, selon les rapports versés au dossier, l’utilisation de la torture et des mauvais traitements est commune envers les personnes de son profil, au cours de leur détention. Ensuite, le Comité prend note de l’argument du requérant selon lequel la Cour de cassation n’a pas mis en application l’article 721 du Code de procédure pénale et ne s’est pas assurée du caractère politique que revêtait la demande d’extradition du requérant. Le Comité note également que, selon l’État partie, la loi pénale marocaine demeure conforme aux dispositions de la Convention, car elle établit qu’aucune personne ne sera extradée si elle risque de faire l’objet d’une persécution en raison de sa race, de sa religion, de ses opinions politiques ou de sa situation personnelle, ou encore si elle peut être en danger pour l’une de ces raisons.

8.6Le Comité doit prendre en compte la situation actuelle en matière de droits de l’homme en Turquie, y compris l’impact de l’état d’urgence (levé en juillet 2018, mais dont les mesures restrictives ont été prolongées par l’adoption d’une série de mesures législatives). Il note que les prolongations successives de l’état d’urgence en Turquie ont conduit à des violations profondes des droits de l’homme contre des centaines de milliers de personnes, concernant notamment la privation arbitraire du droit au travail et à la liberté de circulation, la torture et les mauvais traitements, les détentions arbitraires et les atteintes aux droits à la liberté d’association et d’expression.

8.7Le Comité rappelle ses observations finales concernant le quatrième rapport périodique de la Turquie (CAT/C/TUR/CO/4), en 2016, dans lesquelles il notait avec préoccupation, au paragraphe 9, que bien que l’État partie eût modifié sa loi et rendu les actes de torture imprescriptibles, il ne lui avait pas communiqué suffisamment d’informations sur les poursuites engagées pour actes de torture, y compris dans le contexte des affaires concernant des allégations de torture qui avaient donné lieu à des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme. Il notait aussi avec préoccupation l’écart important entre le nombre élevé d’allégations de torture signalées par les organisations non gouvernementales et les données fournies par l’État partie dans son quatrième rapport périodique (voir CAT/C/TUR/4, par. 273 à 276, et annexes 1 et 2), ce qui laissait supposer que toutes les allégations de torture n’avaient pas fait l’objet d’une enquête pendant la période considérée. Dans les mêmes observations finales, le Comité soulignait au paragraphe 19 sa préoccupation en raison des récents amendements au Code de procédure pénale, qui donnaient à la police plus de pouvoirs pour détenir des individus sans contrôle judiciaire pendant leur garde à vue. Au paragraphe 33, le Comité regrettait l’absence d’informations complètes sur les suicides et autres morts subites dans des lieux de détention durant la période considérée. Le Comité reconnaît que les observations finales auxquelles il est fait référence sont antérieures à la date de l’établissement de l’état d’urgence. Toutefois, il note que des rapports publiés depuis l’établissement de l’état d’urgence sur la situation des droits de l’homme et de la prévention de la torture en Turquie indiquent que les préoccupations soulevées par le Comité restent d’actualité.

8.8En l’espèce, le Comité note que le requérant a soutenu être persécuté en raison de ses activités politiques, étant perçu comme appartenant au mouvement Hizmet, lequel est considéré comme responsable de la tentative de coup d’État de juillet 2016. Le Comité observe que, selon son rapport de 2018, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme a eu accès à des informations fiables indiquant l’utilisation de la torture et des mauvais traitements au cours de la détention préventive, dans le contexte de la réponse des autorités turques à la tentative de coup d’État. Dans le même rapport, le Haut-Commissariat affirme avoir documenté l’utilisation de plusieurs formes de torture et de mauvais traitements en détention, notamment le passage à tabac, les menaces d’agression sexuelle, l’agression sexuelle, les électrochocs et le simulacre de noyade. Ces actes de torture avaient généralement pour but d’extorquer des confessions ou de forcer à la dénonciation d’autres individus, dans le cadre d’enquêtes relatives à des faits en lien avec la tentative de coup d’État. Dans son rapport sur sa mission en Turquie, le Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants constate que l’utilisation de la torture était généralisée, à la suite de la tentative de coup d’État. Le Rapporteur spécial dénonce également le fait que le nombre d’enquêtes et de poursuites engagées suite aux allégations de torture ou de mauvais traitements semblait dérisoire, en comparaison de la fréquence alléguée de ces violations, ce qui indiquerait une détermination insuffisante de la part des autorités turques à enquêter sur les dénonciations faites.

8.9En ce qui concerne l’impact direct de l’état d’urgence établi le 20 juillet 2016 sur la protection contre la torture et les mauvais traitements, le Comité note que le Haut-Commissariat aux droits de l’homme fait référence à la restriction qui peut être imposée sur les échanges entre les détenus et leurs avocats, à la prolongation du délai maximal de garde à vue, à la fermeture de certains mécanismes indépendants de prévention de la torture et à l’utilisation abusive de la détention préventive. Après les prolongations successives décrétées par les autorités turques, l’état d’urgence a officiellement expiré le 19 juillet 2018.Toutefois, une série de mesures législatives ont été adoptées, prolongeant l’application de mesures restrictives adoptées au cours de l’état d’urgence, telle la possibilité de prolonger la garde à vue jusqu’à douze jours.

8.10Dans le cas du requérant, le Comité relève qu’en autorisant l’extradition, la Cour de cassation de Rabat n’a réalisé aucune évaluation du risque de torture que celle-ci impliquerait pour lui, eu égard à la situation en Turquie depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016, en particulier pour les personnes qui, comme le requérant, ont une appartenance − perçue ou réelle − au mouvement Hizmet. Le Comité note que selon l’État partie, la Turquie a présenté des garanties de respect des droits du requérant, en conformité avec les instruments internationaux qu’elle a ratifiés. Néanmoins, aucune explication n’a été fournie quant à la manière dont l’État partie avait évalué le risque de torture pour le requérant, afin de s’assurer que ce dernier ne serait pas exposé à des traitements en violation avec l’article 3 de la Convention, à son retour en Turquie. Le Comité rappelle que l’objectif principal de la Convention est de prévenir la torture, et non de réparer ce mal une fois qu’il a été fait .

8.11Compte tenu de ce qui précède, et eu égard au profil du requérant en tant que membre, perçu ou réel, du mouvement Hizmet, le Comité estime qu’il appartenait à l’État partie de procéder à une évaluation individualisée du risque personnel et réel auquel le requérant serait exposé en Turquie, compte tenu, en particulier, du traitement documenté par les autorités turques de ceux qui sont liés à ce mouvement, au lieu de se fonder sur le postulat qu’une demande d’extradition avait été faite selon une convention entre les deux pays et que les crimes dont le requérant était accusé étaient des crimes de droit commun, également prévus par le droit pénal marocain. Le Comité estime également que l’article 721 du Code de procédure pénale marocain ne mentionne pas spécifiquement le risque de torture et de mauvais traitements en cas d’extradition, mais seulement le risque d’aggravation de la situation personnelle de l’individu qui fait l’objet d’une demande d’extradition pour l’une ou l’autre des raisons liées à sa race, à sa religion, à sa nationalité ou à ses opinions politiques, lorsque l’infraction pour laquelle elle est demandée est considérée par l’État partie comme politique ou connexe à une telle infraction. Le Comité conclut qu’en l’espèce, les appréciations de la Cour de cassation ne permettent pas de contester les arguments selon lesquels il peut être affirmé qu’il existe un risque actuel, prévisible, réel et personnel pour le requérant d’être soumis à la torture en cas d’extradition vers la Turquie, laquelle constituerait donc une violation de l’article 3 de la Convention.

9.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, conclut que l’extradition du requérant vers la Turquie constituerait une violation de l’article 3 de la Convention.

10.Le Comité est d’avis que, conformément à l’article 3 de la Convention, l’État partie est tenu de :

a)S’assurer que des violations similaires ne se reproduisent pas à l’aveniren opérant une évaluation individuelle du risque réel de torture et de mauvais traitements − y compris en prenant en compte la situation générale des droits de l’homme dans le pays de renvoi −, chaque fois qu’il examine une demande d’extradition en vertu d’un accord ou d’une procédure d’extradition ;

b)S’abstenir d’extrader le requérant vers la Turquie, et d’examiner la demande d’extradition du requérant vers la Turquie au regard de ses obligations en vertu de la Convention − ce qui inclut une évaluation du risque de torture et de mauvais traitements en cas d’extradition −, et de la présente décision. Considérant que le requérant est en détention préventive depuis près de deux ans, l’État partie est tenu de le libérer.

11.Conformément au paragraphe 5 de l’article 118 de son règlement intérieur, le Comité invite l’État partie à l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises en réponse à cette décision.