Nations Unies

CAT/C/66/D/845/2017

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

25 juin 2019

Original : français

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication n o 845/2017*,**

Communication présentée par :

Mustafa Onder (représenté par un conseil, El kbir Lemseguem)

Au nom de :

Le requérant

État partie :

Maroc

Date de la requête :

17 octobre 2017

Références :

Décision prise en application des articles 114 et 115 du règlement intérieur du Comité, transmise à l’État partie le 20 octobre 2017 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision :

10 mai2019

Objet :

Extradition vers la Turquie

Question ( s ) de procédure :

Épuisement des voies de recours internes

Question ( s ) de fond :

Risque de torture en cas d’extradition pour motifs politiques (non-refoulement)

Article(s) de la Convention :

3, 22

1.1Le requérant est Mustafa Onder, ressortissant turc né en 1985. Il prétend que son extradition vers la Turquie constituerait une violation par le Maroc de l’article 3 de la Convention. Le Maroc a ratifié la Convention le 21 juin 1993, et a fait une déclaration reconnaissant la compétence du Comité en vertu de l’article 22 de la Convention le 19 octobre 2006. Le requérant est représenté par un conseil, El kbir Lemseguem.

1.2Le 18 décembre 2017, l’État partie a informé le Comité que l’extradition du requérant vers la Turquie était suspendue jusqu’à ce que le Comité ait rendu sa décision sur la requête.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Le requérant, enseignant, s’est installé avec sa femme et ses deux enfants en 2013 au Maroc, où il est professeur dans une école privée. Le 26 avril 2017, le requérant et sa famille ont demandé l’asile auprès du bureau du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés à Rabat. Ils sont toujours en attente d’une réponse.

2.2Le 22 juin 2017, l’ambassade de Turquie au Maroc a porté à la connaissance de l’État partie l’existence d’un mandat d’arrêt à l’encontre du requérant, pour crime d’appartenance à une organisation terroriste armée, à savoir le mouvement Hizmet, considéré comme responsable de la tentative de coup d’État perpétrée en Turquie le 15 juillet 2016, et a sollicité son extradition. Le 28 juillet 2017, le requérant a été arrêté par la police marocaine. Le 29 juillet 2017, il a comparu devant le parquet de Tétouan, qui l’a informé des motifs de son arrestation et déféré devant la Cour de cassation, chargée de statuer sur les demandes d’extradition, en rendant à son encontre un mandat de dépôt à la prison de Salé.

2.3Le 13 septembre 2017, le requérant a comparu devant la Cour de cassation marocaine, assisté par son avocat, et a refusé de se faire extrader vers son pays d’origine. Il a plaidé le caractère politique de la demande d’extradition émise à son encontre, en se basant sur le manque de preuves au dossier judiciaire turc, notamment en ce qui concerne son appartenance au mouvement Hizmet, qualifié d’organisation terroriste par le Gouvernement turc. Il a également invoqué le fait qu’il serait en danger en Turquie, compte tenu de la situation générale des droits de la personne dans ce pays, notamment après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, qui a été suivie d’une large vague d’arrestations, de procès et de condamnations. Le requérant a également présenté une attestation de sa demande d’asile auprès du bureau du Haut-Commissariat pour les réfugiés à Rabat.

2.4Le 19 septembre 2017, la Cour de cassation a émis un avis favorable à l’extradition du requérant vers la Turquie. La Cour a considéré que : a) le délit imputé au requérant relevait du droit commun et ne constituait pas un délit politique ; b) le mouvement Hizmet devait être considéré comme une organisation terroriste car la loi applicable en Turquie le désignait ainsi ; c) la Cour ne pouvait statuer que sur la légalité de la procédure d’extradition et sur l’existence, dans le Code pénal marocain, des crimes correspondant à ceux imputés au requérant ; et d) la procédure de protection internationale différait catégoriquement de celle de l’extradition.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant soutient que s’il est extradé vers la Turquie, il risque d’être soumis à la torture par les autorités turques, en violation de ses droits garantis par l’article 3 de la Convention.

3.2Le requérant souligne qu’après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, la Turquie a instauré le 20 juillet 2016 l’état d’urgence sur son territoire et que, depuis, les magistrats, journalistes, avocats et universitaires sont victimes de « répression arbitraire et d’écrasement des libertés fondamentales ». Le contexte politique actuel en Turquie, depuis la tentative de coup d’État, ne permet pas de garantir le respect des règles procédurales d’un État de droit et empêche ainsi une extradition dans le respect des normes internationales. Le requérant note que l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a exprimé dans une résolution du 25 avril 2017 sa profonde préoccupation à l’égard de la situation des droits de la personne en Turquie, et a constaté que « huit mois après la tentative de coup d’État, la situation s’est détériorée et les mesures dépassent largement le cadre de ce qui est nécessaire et proportionné ». L’Assemblée parlementaire a également souligné que des purges à grande échelle étaient mises en œuvre au sein de l’administration, que de très nombreuses personnes étaient arrêtées et placées en détention préventive, que de nombreux fonctionnaires avaient été révoqués et que les mesures prises à leur encontre, telles que l’annulation de leur passeport, l’interdiction définitive de retrouver un poste dans l’administration publique ou la fin de leur accès au régime de sécurité sociale, constituaient la « mort civile » des personnes concernées. L’Assemblée parlementaire conclut que le respect des droits fondamentaux n’est pas assuré en Turquie. Le requérant se réfère en outre à la notification reçue le 21 juillet 2016 par le Conseil de l’Europe, dans laquelle la Turquie annonçait son intention de déroger à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme), en vertu de son article 15, et conclut qu’au vu de l’ensemble de ces circonstances, il court personnellement le risque d’être soumis à la torture s’il retourne dans son pays.

3.3Le requérant signale par ailleurs que la Cour suprême grecque a refusé l’extradition de huit officiers turcs, au motif que la justice grecque ne pouvait pas décider en conscience de les extrader vers la Turquie, pays que la Cour jugeait sous la menace du rétablissement de la peine de mort, où il existait également des preuves de traitements dégradants et inhumains contre les dissidents politiques et où, enfin, il n’y avait pas à proprement parler de procès équitable. Le requérant indique également qu’il a présenté à la Cour de cassation une attestation de sa demande d’asile auprès du bureau du Haut-Commissariat pour les réfugiés à Rabat.

3.4Le requérant soutient que le Gouvernement turc a accusé le mouvement Hizmet d’être à l’origine de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, le qualifiant d’organisation terroriste armée. Il nie son appartenance à ce mouvement et soutient que la Turquie n’a pas présenté de preuves irréfutables et directes pouvant l’incriminer relativement à ce crime d’appartenance à une organisation terroriste.

3.5En ce sens, le requérant note que les autorités turques lui reprochent : a) d’avoir travaillé pour des sociétés commerciales fondées et gérées par le mouvement Hizmet ; b) d’avoir participé à des réunions dans des hôtels avec des membres du mouvement ; c) d’avoir voyagé en dehors de la Turquie avec des membres du mouvement ; et d) d’avoir utilisé l’application ByLock pour communiquer avec des membres du mouvement. Selon le requérant, ces informations ont été rassemblées au cours de l’interrogatoire de cinq de ses anciens élèves, dont quatre sont devenus des membres de la police, alors que le cinquième interrogé a confié, par l’intermédiaire d’une tierce personne, que ses aveux avaient été extorqués au cours d’interrogatoires « très musclés ». Le requérant considère que les informations contenues dans le dossier judiciaire ne sont étayées par aucune preuve directe ou indirecte, qu’elles sont vagues et abstraites, et qu’elles n’ont aucune valeur juridique. Il soutient qu’il était un simple professeur employé par les sociétés commerciales que les autorités turques considèrent comme fondées et gérées par le mouvement Hizmet, et que, dans ces circonstances, il ne pouvait pas connaître les opinions politiques de ses employeurs. Il ajoute que ses voyages effectués en dehors de la Turquie n’avaient qu’un but touristique, comme le confirment les témoignages versés à son dossier. Le requérant indique également que son recours aux services de l’application de communication ByLock ne peut être considéré comme une preuve de son appartenance au mouvement Hizmet, le contenu qu’il a échangé via cette application n’ayant aucun caractère criminel, l’application étant par ailleurs légale et mise à la disposition du public. Le requérant ajoute que les dispositions de l’article 721 du Code de procédure pénale de l’État partie confèrent à la Cour de cassation la faculté exceptionnelle de refuser une demande d’extradition, lorsqu’il existe des doutes sur le fondement de la demande, notamment quand elle ne repose que sur des « preuves » vagues et abstraites. Il considère que l’appartenance à une organisation responsable d’une tentative de coup d’État − acte ayant un motif purement politique − ne peut automatiquement être considérée que comme un délit ou crime politique.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Dans les notes verbales du 19 décembre 2017 et du 30 avril 2018, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité et le fond de la requête.

4.2L’État partie soutient que la Cour de cassation a considéré l’appartenance à un groupe terroriste, objet de la demande d’extradition, comme un délit de droit commun et non politique. Dans ce cadre, il considère que sa législation interne contient les dispositions suffisantes pour assurer le respect de la Convention. L’article 721 du Code de procédure pénale prévoit l’irrecevabilité d’une demande d’extradition si les autorités marocaines considèrent que celle-ci est liée à un délit politique. L’accusé ne sera donc pas extradé, si les autorités considèrent qu’il pourrait faire l’objet d’une persécution en raison de sa race, de sa religion, de ses opinions politiques ou de sa situation personnelle. Il en va de même si la personne pourrait être en danger pour l’une de ces raisons.

4.3L’État partie note également que le requérant n’a pas évoqué le risque d’être torturé devant la Cour de cassation, et que la Turquie a présenté les garanties relatives au respect des droits du requérant, en conformité avec les instruments internationaux ratifiés par la Turquie. En outre, la Turquie a accepté la procédure de plaintes individuelles en vertu de l’article 34 de la Convention européenne des droits de l’homme, ce qui offre au requérant la possibilité de porter plainte auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, s’il devait faire face à une violation de ses droits.

4.4Les allégations selon lesquelles les preuves présentées par les autorités turques ne seraient pas convaincantes n’ont pas été suffisamment étayées par le requérant. D’ailleurs, il ne relève pas de la compétence de la Cour de cassation de se prononcer sur l’innocence ou la culpabilité du requérant. Ce sont les autorités judiciaires compétentes de l’État demandeur de l’extradition qui, dans le respect total des règles du procès équitable, doivent se prononcer à cet égard.

4.5La Cour de cassation a également considéré les allégations du requérant selon lesquelles le mouvement Hizmet ne saurait être considéré comme une organisation terroriste. Elle a rappelé que la Turquie est un État souverain et que, selon sa loi, ce mouvement est considéré comme une organisation terroriste accusée d’avoir organisé la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. L’État partie rappelle en outre que la Cour de cassation n’est pas compétente pour examiner la légalité de cette loi, puisque son contrôle ne porte que sur le respect de la légalité de la procédure d’extradition. Elle doit ainsi s’assurer que les faits faisant l’objet de la demande d’extradition constituent des délits selon le Code pénal marocain.

4.6Concernant les allégations selon lesquelles la demande d’extradition aurait en réalité un objectif politique, la Cour de cassation a considéré qu’elles étaient infondées. L’article 27, paragraphe 1, de la Convention entre le Royaume du Maroc et la République de Turquie relative à l’entraide judiciaire en matière pénale et à l’extradition stipule que l’extradition ne pourra pas être accordée si l’infraction pour laquelle elle est demandée est considérée comme un délit politique ou est liée à des considérations politiques. Dans le cas présent, la demande d’extradition a pour objectif de poursuivre le requérant pour son appartenance à un groupe terroriste armé, ce qui n’est pas un délit politique. Le requérant n’a pas prouvé à la Cour de cassation que la cause sous-jacente de l’extradition résidait dans des considérations liées à la race, à la religion, à la nationalité ou aux opinions politiques.

4.7Concernant les allégations du requérant selon lesquelles il est demandeur d’asile, l’État partie rappelle que, comme l’a souligné la Cour de cassation, la procédure d’extradition est fondamentalement différente de la procédure d’expulsion des étrangers vivant en situation illégale dans le territoire de l’État partie. L’État qui rejette le principe d’extradition ne renonce pas à son droit d’expulser les étrangers en général. L’expulsion est initiée par l’État dans lequel réside l’étranger, sans qu’elle soit subordonnée à une relation contractuelle quelconque avec l’État vers lequel la personne sera expulsée.

4.8Concernant les allégations du requérant selon lesquelles les preuves sur lesquelles repose le mandat d’arrêt découleraient de témoignages recueillis sous la contrainte, l’État partie fait remarquer qu’il est interdit à la Cour de cassation de se prononcer sur l’innocence ou la culpabilité de la personne faisant l’objet d’une demande d’extradition, et que les autorités judiciaires turques compétentes respectent scrupuleusement les règles du procès équitable ainsi que les instruments internationaux. Par conséquent, cette revendication avait été considérée comme irrecevable par la Cour de cassation.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie

5.1Le 26 mai 2018, le requérant a apporté ses réponses aux observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond de la requête. Le requérant clarifie l’objet de sa plainte, à savoir qu’elle repose sur l’avis judiciaire rendu par la Cour de cassation et les actes procéduraux d’extradition qui s’ensuivraient. Il estime que dans ce contexte, l’État partie a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 3 de la Convention.

5.2Le requérant réitère qu’il a évoqué devant la Cour de cassation sa crainte d’être persécuté en cas d’extradition vers son pays d’origine, et qu’il a précisé avoir présenté une demande d’asile auprès du Haut-Commissariat pour les réfugiés. Il considère que dans ce cadre, la Cour ne s’est pas assurée que la demande d’extradition n’avait pas un caractère politique. Notamment, elle n’a pas pris en compte le fait que la demande d’extradition présentée par la Turquie reposait sur des moyens de preuve infondés pour l’accuser du crime grave d’appartenance à un groupe terroriste armé. L’absence d’évaluation des éléments de preuve entre en contradiction avec l’esprit de l’article 3 de la Convention.

5.3Le requérant affirme qu’il risque d’être soumis à la torture, en cas d’extradition vers la Turquie, et considère que si la Cour de cassation n’est pas compétente pour évaluer la portée des preuves contenues dans la demande d’extradition, elle devrait toutefois s’interroger sur l’existence de raisons dissimulées à la demande d’extradition et statuer en conséquence. Similairement, la Cour, constituée de magistrats, de praticiens du droit et de juristes, est habilitée à évaluer si la loi qualifiant le mouvement Hizmet d’association terroriste respecte le droit à un procès équitable et à la défense.

5.4Par ailleurs, le décret-loi nº 667 instaurant l’état d’urgence en Turquie a prolongé la durée maximale de la garde à vue de quatre à trente jours, accroissant ainsi les risques de torture et de mauvais traitements en détention. Le décret-loi nº 676 stipule que le Procureur peut empêcher un suspect de consulter son avocat pendant cinq jours. Le requérant considère donc qu’il n’a aucun espoir d’être jugé équitablement en Turquie. Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme souligne que plus de 4 200 magistrats ont été révoqués par décret du Conseil supérieur des juges et des procureurs, que quelque 570 avocats ont été arrêtés, et que 34 associations du barreau ont été fermées pour appartenance présumée au mouvement Hizmet. Le Haut-Commissariat a également noté une tendance à la persécution des avocats représentant des personnes accusées d’appartenir à ce mouvement.

5.5Le requérant fait remarquer que le principe de non-refoulement prévu par l’article 3 de la Convention s’applique tant à l’expulsion qu’à l’extradition.

5.6Le requérant réfute l’allégation de l’État partie selon laquelle il ne serait pas de la compétence de la Cour de cassation d’évaluer la situation des droits de la personne dans le pays demandant l’extradition. En effet, en vertu de l’article 3 de la Convention, il est de son devoir d’évaluer s’il existe des motifs sérieux de croire qu’une personne risquerait d’être soumise à la torture, si elle était extradée. La prolongation de l’état d’urgence en Turquie a conduit à de graves violations des droits de la personne, incluant des actes de torture, comme l’a dénoncé le Haut-Commissariat aux droits de l’homme dans son rapport du 20 mars 2018. L’utilisation de la torture, les détentions arbitraires, la privation arbitraire du droit au travail et à la liberté de mouvement, d’expression et d’association avaient déjà été dénoncées dans le rapport de 2017. Le requérant note également que les autorités allemandes ont critiqué l’utilisation abusive d’INTERPOL de la part de la Turquie, depuis la tentative de coup d’État de 2016. Il estime que le Bureau central national d’INTERPOL de l’État partie aurait dû examiner de plus près l’avis émis contre le requérant et aurait dû l’ignorer, en conformité avec les articles 2 et 3 du Statut d’INTERPOL.

5.7Le requérant sollicite sa remise en liberté et sa protection internationale sur le territoire de l’État partie, ou dans un pays tiers sûr.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une requête, le Comité doit déterminer si celle-ci est recevable en vertu de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.2Le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, il n’examine aucune requête d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Le Comité prend note que, selon l’État partie, le requérant n’a pas évoqué devant la Cour de cassation le risque d’être torturé en cas d’extradition vers la Turquie. Néanmoins, il note également que le requérant a comparu devant la Cour de cassation, où il s’est opposé à son extradition en alléguant entre autres qu’il serait en danger s’il était extradé, qu’il faisait l’objet d’une persécution politique et qu’il avait demandé le statut de réfugié pour ces raisons. Le Comité considère que la présentation de ces arguments par le requérant devant la Cour de cassation est suffisante pour considérer qu’il a effectivement évoqué les risques en question et note que l’État partie n’a pas allégué qu’une autre voie de recours interne était disponible pour le requérant. Le Comité considère donc que le requérant a épuisé les voies de recours internes disponibles.

6.3Ne constatant aucun autre obstacle à la recevabilité, le Comité déclare la requête recevable au titre de l’article 22, en ce qui concerne la violation alléguée de l’article 3 de la Convention, et procède à son examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, le Comité a examiné la présente requête en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

7.2En l’espèce, le Comité doit déterminer si l’extradition du requérant vers la Turquie constituerait une violation de l’obligation incombant à l’État partie en vertu du paragraphe 1 de l’article 3 de la Convention de ne pas expulser ou refouler une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risquerait d’être soumise à la torture. Le Comité rappelle avant tout que l’interdiction de la torture est absolue et non susceptible de dérogation, et qu’aucune circonstance exceptionnelle ne peut être invoquée par un État partie pour justifier des actes de torture. Le principe de non-refoulement des personnes vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elles risqueraient d’être soumises à la torture, énoncé à l’article 3 de la Convention, est également absolu.

7.3Pour déterminer s’il existe des motifs sérieux de croire que la victime présumée risquerait d’être soumise à la torture, le Comité rappelle qu’en vertu du paragraphe 2 de l’article 3 de la Convention, les États parties doivent tenir compte de tous les éléments, y compris l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de la personne, graves, flagrantes ou massives dans le pays de renvoi. En l’espèce, le Comité doit cependant déterminer si le requérant risque personnellement d’être soumis à la torture, en cas d’extradition vers la Turquie. Dès lors, l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de la personne, graves, flagrantes ou massives dans le pays ne constitue pas en soi un motif suffisant pour établir que le requérant risquerait d’être soumis à la torture en cas d’extradition vers ce pays ; il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l’intéressé court personnellement un risque. De même, l’absence d’un ensemble de violations systématiques flagrantes des droits de la personne ne signifie pas qu’une personne ne peut pas être considérée comme risquant d’être soumise à la torture dans les circonstances qui sont les siennes.

7.4Le Comité rappelle son observation générale no 4 (2017) sur l’application de l’article 3 de la Convention dans le contexte de l’article 22, selon laquelle l’obligation de non-refoulement existe chaque fois qu’il y a des « motifs sérieux » de croire qu’une personne risque d’être soumise à la torture dans un État vers lequel elle doit être expulsée, que ce soit à titre individuel ou en tant que membre d’un groupe susceptible d’être torturé dans l’État de destination. Le Comité a pour pratique, en de telles circonstances, de considérer que des « motifs sérieux » existent chaque fois que le risque de torture est « prévisible, personnel, actuel et réel ». Les facteurs de risque personnel peuvent comprendre, notamment, l’affiliation politique ou les activités politiques du requérant ou des membres de sa famille, et l’existence d’un mandat d’arrêt sans garantie d’un traitement et d’un procès équitables. Le Comité rappelle également qu’il accorde un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie concerné ; toutefois, il n’est pas lié par ces constatations et il évalue librement les informations qui lui sont soumises, conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, en tenant compte de toutes les circonstances de chaque cas.

7.5En l’espèce, le Comité note l’allégation du requérant selon laquelle son extradition lui ferait courir de sérieux risques de torture pendant sa détention en Turquie, en raison de son appartenance perçue au mouvement Hizmet. En ce sens, le Comité note que le requérant fait l’objet d’un mandat d’arrêt pour appartenance à ce mouvement, alors qu’il nie en être membre et que, selon les rapports versés au dossier, l’utilisation de la torture et des mauvais traitements est commune envers les personnes de son profil au cours de leur détention. Le Comité note également que, selon l’État partie, aucune personne ne sera extradée si elle risque de faire l’objet d’une persécution en raison de sa race, de sa religion, de ses opinions politiques ou de sa situation personnelle, ou encore si elle peut être en danger pour l’une de ces raisons. Le Comité note enfin qu’en l’espèce, l’État demandeur de l’extradition a présenté des garanties assurant que les droits du requérant seraient respectés.

7.6Le Comité doit prendre en compte la situation actuelle en matière de droits de la personne en Turquie, y compris l’impact de l’état d’urgence (levé en juillet 2018, mais dont les mesures restrictives ont été prolongées par l’adoption d’une série de mesures législatives). Il note que les prolongations successives de l’état d’urgence en Turquie ont conduit à des violations profondes des droits de la personne contre des centaines de milliers de personnes, concernant notamment la privation arbitraire du droit au travail et à la liberté de circulation, la torture et les mauvais traitements, les détentions arbitraires et les atteintes aux droits à la liberté d’association et d’expression. Le Comité rappelle à cet égard ses observations finales concernant le quatrième rapport périodique de la Turquie (CAT/C/TUR/CO/4), en 2016, dans lesquelles il notait avec préoccupation, au paragraphe 9, l’écart important entre le nombre élevé d’allégations de torture signalées par les organisations non gouvernementales et les données fournies par l’État partie dans son quatrième rapport périodique (voir CAT/C/TUR/4, par. 273 à 276, et annexes 1 et 2), ce qui laissait supposer que toutes les allégations de torture n’avaient pas fait l’objet d’une enquête pendant la période considérée. Dans les mêmes observations finales, le Comité soulignait au paragraphe 19 sa préoccupation en raison des récents amendements au Code de procédure pénale, qui donnaient à la police plus de pouvoirs pour détenir des individus sans contrôle judiciaire pendant leur garde à vue. Au paragraphe 33, le Comité regrettait l’absence d’informations complètes sur les suicides et autres morts subites dans des lieux de détention durant la période considérée.

7.7Le Comité prend note de ce que, selon le requérant, l’état d’urgence établi en Turquie le 20 juillet 2016 a accru le risque couru par les personnes accusées d’appartenance à un groupe terroriste d’être soumises à la torture pendant leur détention. Le Comité reconnaît également que les observations finales auxquelles il est fait référence sont antérieures à la date de l’établissement de l’état d’urgence. Toutefois, il note que des rapports publiés depuis l’établissement de l’état d’urgence sur la situation en Turquie en matière de droits de la personne et de prévention de la torture indiquent que les préoccupations soulevées par le Comité restent d’actualité.

7.8En l’espèce, le Comité note que le requérant a soutenu être persécuté en raison de ses activités politiques, étant perçu comme appartenant au mouvement Hizmet, lequel est considéré comme responsable de la tentative de coup d’État de juillet 2016. Le Comité observe que, selon son rapport de 2018, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme a eu accès à des informations fiables indiquant l’utilisation de la torture et des mauvais traitements au cours de la détention préventive, dans le contexte de la réponse des autorités turques à la tentative de coup d’État. Dans le même rapport, le Haut-Commissariat affirme avoir documenté l’utilisation de plusieurs formes de torture et de mauvais traitements en détention, notamment le passage à tabac, les menaces d’agression sexuelle, l’agression sexuelle, les électrochocs et le simulacre de noyade. Ces actes de torture avaient généralement pour but d’extorquer des confessions ou de forcer à la dénonciation d’autres individus, dans le cadre d’enquêtes relatives à des faits en lien avec la tentative de coup d’État. Dans son rapport sur sa mission en Turquie, le Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants constate que l’utilisation de la torture était généralisée, à la suite de la tentative de coup d’État. Le Rapporteur spécial dénonce également le fait que le nombre d’enquêtes et de poursuites engagées suite aux allégations de torture ou de mauvais traitements semblait dérisoire en comparaison de la fréquence alléguée de ces violations, ce qui indiquerait une détermination insuffisante de la part des autorités turques à enquêter sur les dénonciations faites.

7.9En ce qui concerne l’impact direct de l’état d’urgence établi le 20 juillet 2016, le Comité prend note de la préoccupation du Haut-Commissariat aux droits de l’homme quant à l’effet néfaste des mesures qui en ont découlé sur la protection contre la torture et les mauvais traitements. Notamment, le Haut-Commissariat fait référence à la restriction qui peut être imposée sur les échanges entre les détenus et leurs avocats, à la prolongation du délai maximal de garde à vue, à la fermeture de certains mécanismes indépendants de prévention de la torture et à l’utilisation abusive de la détention préventive. Après les prolongations successives décrétées par les autorités turques, l’état d’urgence a officiellement expiré le 19 juillet 2018. Par lettre du 8 août 2018, les autorités turques ont informé le Conseil de l’Europe que l’état d’urgence s’était terminé le 19 juillet 2018 à l’échéance du délai fixé par la décision no 1182 et qu’en conséquence, le Gouvernement de la République de Turquie avait décidé de retirer la notification de dérogation à la Convention européenne des droits de l’homme. Toutefois, une série de mesures législatives ont été adoptées, prolongeant l’application de mesures restrictives adoptées au cours de l’état d’urgence, telle la possibilité de prolonger la garde à vue jusqu’à douze jours.

7.10Dans le cas du requérant, le Comité relève qu’en autorisant l’extradition, la Cour de cassation de Rabat n’a réalisé aucune évaluation du risque de torture que celle-ci impliquerait pour lui, eu égard à la situation en Turquie depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016, en particulier pour les personnes qui, comme le requérant, ont une appartenance – perçue ou réelle – au mouvement Hizmet. Le Comité note que selon l’État partie, la Turquie a présenté des garanties de respect des droits du requérant, en conformité avec les instruments internationaux qu’elle a ratifiés. Néanmoins, aucune explication n’a été fournie quant à la manière dont l’État partie avait évalué le risque de torture pour le requérant, afin de s’assurer que ce dernier ne serait pas exposé à des traitements en violation avec l’article 3 de la Convention, à son retour en Turquie.

7.11Le Comité estime également que l’article 721 du Code de procédure pénale marocain ne mentionne pas spécifiquement le risque de torture et de mauvais traitements en cas d’extradition, mais seulement le risque d’aggravation de la situation personnelle de l’individu qui fait l’objet d’une demande d’extradition pour l’une ou l’autre des raisons liées à sa race, à sa religion, à sa nationalité ou à ses opinions politiques, lorsque l’infraction pour laquelle elle est demandée est considérée par l’État partie comme politique ou connexe à une telle infraction. En l’espèce, d’après les appréciations de la Cour de cassation − siégeant comme tribunal d’extradition −, le Comité ne peut pas conclure que la Cour a considéré les arguments sur l’existence d’un risque actuel, prévisible, réel et personnel pour le requérant d’être soumis à la torture en cas d’extradition vers la Turquie. Eu égard au profil du requérant en tant que membre − perçu ou réel − du mouvement Hizmet, le Comité conclut qu’en l’espèce, les assurances ne suffisent pas à exclure les arguments selon lesquels il peut être affirmé qu’il existe un risque prévisible, réel et personnel pour le requérant d’être soumis à la torture en cas d’extradition vers la Turquie, laquelle constituerait donc une violation de l’article 3 de la Convention.

8.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, conclut que l’extradition du requérant vers la Turquie constituerait une violation de l’article 3 de la Convention.

9.Le Comité est d’avis que, conformément à l’article 3 de la Convention, l’État partie est tenu de :

a)S’assurer que des violations similaires ne se reproduisent pas à l’avenir en opérant une évaluation individuelle du risque réel de torture et de mauvais traitements − y compris en prenant en compte la situation générale des droits de la personne dans le pays de renvoi −, chaque fois qu’il examine une demande d’extradition en vertu d’un accord ou d’une procédure d’extradition ;

b)S’abstenir d’extrader le requérant vers la Turquie, et d’examiner la demande d’extradition du requérant vers la Turquie au regard de ses obligations en vertu de la Convention − ce qui inclut une évaluation du risque de torture et de mauvais traitements en cas d’extradition −, et de la présente décision, d’autant que le requérant a déposé une demande de protection internationale auprès du bureau du Haut-Commissariat pour les réfugiés à Rabat en date du 23 mai 2017. Considérant que le requérant est en détention préventive depuis près de deux ans, l’État partie est tenu de le libérer.

10.Conformément au paragraphe 5 de l’article 118 de son règlement intérieur, le Comité invite l’État partie à l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises en réponse à cette décision.