Nations Unies

CAT/C/65/D/811/2017

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

23 janvier 2019

Original : français

Anglais, espagnol et français seulement

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no811/2017 * , **

Communication présentée par :M. G. (représenté par des conseils, Boris Wijkström et Gabriella Tau)

Au nom de :Le requérant

État partie :Suisse

Date de la requête :3 mars 2017 (lettre initiale)

Date de la présente décision :7 décembre 2018

Objet :Expulsion vers l’Érythrée

Question(s) de procédure :Épuisement des voies de recours internes

Question(s) de fond :Risque de torture et peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Article(s) de la Convention :3 et 16

1.1Le requérant est un citoyen érythréen né le 1er février 1989. Il a déposé une demande d’asile en Suisse, mais sa requête a été rejetée le 1er mars 2016. Il fait l’objet d’une décision de renvoi vers l’Érythrée et considère qu’un tel renvoi constituerait une violation, par la Suisse, des articles 3 et 16 de la Convention. Il est représenté par Boris Wijkström et Gabriella Tau du Centre suisse pour la défense des droits des migrants.

1.2Le 8 mars 2017, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a prié l’État partie de ne pas expulser le requérant vers l’Érythrée pendant que sa requête était en cours d’examen par le Comité. Le 4 septembre 2017, l’État partie a demandé la levée des mesures provisoires au motif que le requérant n’avait pas épuisé les recours internes faute de paiement des frais de procédure et que rien n’indiquait qu’il serait exposé concrètement et personnellement à la torture en cas de retour en Érythrée. Le Comité a rejeté cette demande le 13 août 2018.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Le requérant est un ressortissant érythréen d’ethnie bilen. Étant donné qu’il a mis un terme à sa scolarité en 9e année, les autorités érythréennes l’ont arrêté et détenu entre le 5 et le 9 février 2010 en vue d’un recrutement forcé dans l’armée. Il a été détenu dans un container de marchandises métalliques avec environ 70 à 80 autres personnes. Il n’a pas subi de violences physiques, mais les conditions à l’intérieur du container étaient épouvantables : il y faisait extrêmement chaud ; il n’y avait pas assez de place pour dormir ; les détenus ne recevaient que du pain pour manger une fois par jour ; et ils ne pouvaient sortir que le soir pour faire leurs besoins. Le requérant a réussi à s’enfuir avec d’autres prisonniers un soir, alors qu’ils étaient à l’extérieur pour faire leurs besoins. Les gardiens ont ouvert le feu mais, comme les fugitifs étaient nombreux, ils n’ont pas pu les arrêter.

2.2Le requérant est revenu à son domicile le 10 février 2010 et a commencé à vivre caché dans la montagne. Le 20 juin 2010, après avoir appris par sa cousine qu’il était convoqué par les autorités locales pour être recruté par l’armée, il a quitté illégalement l’Érythrée pour se rendre à pied au Soudan, où il est resté trois ans et huit mois, à Kassala, puis au camp de réfugiés du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) de Shegerab. Le 3 mars 2014, le requérant a quitté le Soudan et a entrepris un voyage à haut risque vers l’Europe : il a traversé le désert pour rejoindre la Libye, et a ensuite continué en bateau jusqu’en Italie. Il est arrivé en Suisse le 22 mai 2014 et a demandé l’asile le même jour.

2.3Le 5 juin 2014, le requérant a fait l’objet d’une première audition sommaire par le Secrétariat d’État aux migrations sur ses données personnelles. Vu que le système d’asile suisse ne prévoit pas de représentation légale gratuite, le requérant, qui est indigent, n’a pas eu le bénéfice d’un conseil juridique. Lors de sa deuxième audition, le 17 février 2016, le requérant n’a pas non plus eu de conseil juridique. Malgré l’indication que sa langue maternelle était le bilen, le Secrétariat a mené l’audition en tigrinya.

2.4Le 1er mars 2016, le Secrétariat d’État aux migrations a rejeté sa demande d’asile en estimant qu’il n’avait pas rendu vraisemblables ses motifs de départ, ni le fait d’avoir quitté l’Érythrée de manière illégale. En invoquant l’obligation légale pour tout demandeur d’asile de collaborer, en particulier en déclinant son identité avec des documents et pièces d’identité à l’appui, le Secrétariat a constaté que l’identité du requérant n’était pas établie car il n’avait présenté aucun document à cet égard. Le Secrétariat a constaté également que, lors de la première audition, le requérant avait déclaré avoir été relâché de prison le 9 février 2010, alors que lors de sa deuxième audition, il avait allégué qu’à cette date il s’était en fait évadé avec d’autres détenus. Pour le Secrétariat d’État aux migrations, une telle contradiction sur un élément central de son récit disqualifiait celui-ci. Ensuite, le Secrétariat a constaté des invraisemblances dans le récit du requérant et a jugé qu’il n’avait jamais été interpelé ou emprisonné par les autorités érythréennes, que son départ illégal n’était pas crédible, et que la probabilité qu’il soit astreint à l’avenir à des obligations militaires en Érythrée ne saurait à elle seule justifier l’octroi du statut de réfugié étant donné qu’il s’agissait d’une obligation imposée à tout citoyen érythréen, sans discrimination.

2.5Suite à la décision du Secrétariat d’État aux migrations, le requérant a sollicité le soutien du bureau de consultation juridique gratuite de Caritas à Fribourg. Par recours du 4 avril 2016 auprès du Tribunal administratif fédéral, le requérant a relevé qu’en cas de retour en Érythrée, il risquait d’être soumis à la torture en raison de son refus de servir dans l’armée et de son départ illégal du pays. Il a fait valoir, entre autres, la violation du droit à être entendu, dans la mesure où les auditions avaient été menées en tigrinya et pas en bilen, sa langue maternelle. Il a aussi relevé que l’autorité de première instance n’avait pas correctement apprécié le risque de persécutions graves qu’il encourrait en cas de retour, notamment en écartant toutes les informations relatives à la situation des droits de l’homme en Érythrée et son profil à risque en tant que jeune homme en âge d’effectuer son service militaire et ayant quitté le pays sans autorisation préalable.

2.6Vu son manque de moyens financiers, le requérant a demandé une dispense des frais de procédure. Par décision incidente du 22 avril 2016, le Tribunal administratif fédéral a rejeté sa demande, tout en précisant qu’à défaut de paiement d’une avance de frais de 600 francs suisses, le recours serait déclaré irrecevable. Pour arriver à cette conclusion, le Tribunal a procédé à une appréciation anticipée et sommaire des preuves pour déterminer quelle pourrait être l’issue vraisemblable de la procédure et a révélé que les conclusions formulées dans le recours paraissaient d’emblée vouées à l’échec, celui-ci ne contenant ni arguments ni moyens de preuve susceptibles, prima facie, de remettre en cause le bien-fondé de la décision du Secrétariat. En particulier, le Tribunal a jugé que l’authenticité d’une attestation scolaire du 29 mars 2016 et d’un certificat de baptême du 25 mars 2016, versés à titre de moyens de preuve au niveau du recours, apparaissait douteuse. Selon les informations à la disposition du Tribunal, de tels documents pouvaient aisément être falsifiés. En l’occurrence, leurs dates d’émission – soit peu après la réception de la décision attaquée, rendue le 1er mars 2016 – laissaient supposer qu’ils avaient été produits pour les besoins de la cause.

2.7Quant aux arguments du requérant concernant la violation du droit à être entendu dans sa langue maternelle, le Tribunal administratif fédéral a observé que le requérant avait déclaré bien comprendre l’interprète lors des auditions antérieures et qu’il avait attesté avoir compris la teneur des procès-verbaux en apposant sa signature sur toutes les pages desdits procès-verbaux. Pour le Tribunal, ces procès-verbaux paraissaient clairs et complets, et donc suffisants pour statuer en connaissance de cause. Le Tribunal a remarqué que le requérant se référait à de nombreuses dates précises ; ses déclarations concernant sa convocation au service militaire et son départ d’Érythrée restaient en revanche particulièrement évasives, stéréotypées et peu circonstanciées. Il a ensuite estimé que l’impossibilité d’obtenir un visa de la part des autorités érythréennes ne rendait pas en soi vraisemblable l’illégalité du départ. Considérant que les conditions légales d’une dispense de paiement des frais de procédure n’étaient pas réunies, le Tribunal a donc rejeté la demande d’assistance judiciaire totale et a invité le requérant à verser 600 francs en garantie des frais de procédure présumés, faute de quoi le recours serait déclaré irrecevable. Le 17 mai 2016, faute de paiement, le Tribunal a déclaré le recours du requérant irrecevable.

2.8Suite à cette décision négative, le requérant a quitté la Suisse pour se rendre en Allemagne, où il a déposé une demande d’asile. Les autorités allemandes ont demandé que l’intéressé soit repris en charge par la Suisse, en vertu du Règlement Dublin. Les autorités suisses ont accepté, et le requérant a été transféré en Suisse le 15 novembre 2016.

Teneur de la plainte

3.1Vu qu’il s’est soustrait à ses obligations militaires, qu’il a fui après avoir eu connaissance de sa convocation et que son départ du pays a été illégal, le requérant serait exposé à de sérieux préjudices, au sens des articles 3 et 16 de la Convention, en cas de renvoi en Érythrée.

3.2En tant que jeune homme en âge d’effectuer son service militaire et demandeur d’asile débouté qui a fui son pays illégalement, le requérant sera automatiquement soupçonné d’être un opposant au régime et déserteur. Il a donc un profil à haut risque, qui entraînera des sanctions et persécutions. Il attire l’attention sur la prévalence de violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme en Érythrée, à la lumière desquelles il est probable qu’il risque de subir un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.

3.3Par ailleurs, même s’il survit aux persécutions subies lors de sa détention suite au renvoi, le requérant sera certainement recruté de force par l’armée. Dans une affaire récente contre la Suisse, la Cour européenne des droits de l’homme aoctroyédesmesuresprovisoiresquiontsuspendul’exécutiond’unrenvoi vers l’Érythrée, ce qui démontre implicitement que, dans la situation actuelle, une personne érythréenne renvoyée risque de subir des traitements contraires aux articles 3 et 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme).

3.4Le requérant conteste ensuite la procédure devant le Tribunal administratif fédéral. Sa situation financière l’a empêché de s’acquitter de l’avance de frais et le Tribunal n’a pas tenu compte du fait qu’il n’était pas représenté par un conseil lors des auditions. En outre, le Tribunal a estimé que ses déclarations en relation avec sa convocation au service militaire et son départ d’Érythrée étaient « particulièrement évasives, stéréotypées et peu circonstanciées », donc peu vraisemblables. Le requérant affirme avoir donné des réponses cohérentes et claires à un total d’environ 187 questions. Il ne peut lui être reproché de n’avoir pas fourni de détails, et ce, malgré plus de six années qui se sont écoulées entre les faits et les auditions.

3.5Le requérant conteste également le fait d’avoir été obligé de s’exprimer dans une langue qui n’était pas la sienne. Il a effectué sa scolarité en bilen, dans une école bilen. Sa capacité à s’exprimer en tigrinya n’était pas suffisante pour pouvoir exposer en détails et spontanément tout son parcours. Le Tribunal s’est contenté d’indiquer de manière mécanique que le requérant avait attesté avoir compris la teneur des procès-verbaux d’audition, par l’apposition de sa signature, mais n’a pas fait référence au fait que le requérant avait exprimé ne pas être à l’aise en tigrinya.

3.6Pour ce qui est des doutes du Tribunal concernant la valeur probante des documents produits afin de prouver son identité, le requérant rappelle avoir déclaré qu’il n’avait jamais fait de démarches pour obtenir une carte d’identité afin d’éviter d’être recruté par l’administration pour le service militaire, ou mis en détention pour désertion. Les autorités suisses auraient pu prendre des mesures pour vérifier l’authenticité desdits documents, au lieu de les écarter au motif qu’ils « pouvaient aisément être falsifiés ». Le requérant avait bien expliqué dans son recours qu’il avait demandé à sa famille de produire ces documents, afin de pouvoir prouver son identité en Suisse. Leur caractère récent n’implique aucunement qu’ils ont été falsifiés.

3.7Pour ce qui est de l’affirmation du Secrétariat d’État aux migrations selon laquelle le requérant s’est contredit en déclarant une fois qu’il avait été relâché et une autre fois qu’il s’était évadé, le requérant rappelle que l’audition s’est déroulée en tigrinya, une langue qu’il ne maîtrise pas bien. Dès lors, il est possible qu’il y ait eu un malentendu avec l’interprète.

3.8Le requérant précise qu’il a décrit son voyage, notamment la date de son départ, la durée et les localités traversées avant d’arriver à Kassala. Le Secrétariat s’est contenté de poser deux questions sur le fait qu’il n’avait subi aucun contrôle des autorités lors de sa fuite. Si le Secrétariat avait estimé que ce point méritait plus d’explications, il lui appartenait de poser des questions supplémentaires. En outre, comme le démontrent des rapports publics, le requérant n’avait pas le profil d’une personne susceptible d’obtenir un visa de sortie de son pays. S’il en avait obtenu un, il n’aurait pas eu besoin des services du HCR pendant presque quatre ans. Son départ illégal du pays doit donc être considéré comme établi. Les autorités suisses ont cependant refusé de prendre en compte les informations à ce sujet. Même si le Tribunal administratif fédéral a mentionné l’impossibilité générale pour les Érythréens d’obtenir un visa de sortie, il a conclu que le requérant n’avait pas réussi à rendre vraisemblable l’illégalité de son départ.

3.9Par conséquent, la décision négative du Secrétariat est entrée en vigueur sans qu’il y ait eu d’analyse sérieuse du risque de violation du principe de non-refoulement par l’État partie. Il incombait aux instances suisses d’écarter tout doute concernant ce risque en appliquant « un examen effectif, indépendant et impartial de la décision d’expulsion ». L’analyse « anticipée et sommaire » du Tribunal démontre que cela n’a pas été fait. En outre, le Tribunal n’a pas mentionné une seule fois la situation générale des droits de l’homme en Érythrée, malgré les nombreuses références aux sources d’informations figurant dans le recours. Il n’a pas non plus discuté l’argument du requérant selon lequel son profil de jeune homme en âge d’effectuer son service militaire était à risque.

3.10À cet égard, le requérant invoque la situation des droits de l’homme en Érythrée. Le fait qu’il se soit soustrait à son obligation de faire le service militaire et qu’il ait quitté le pays sans autorisation le rend coupable d’avoir violé la Proclamation o n National Service de 1995 et le convertit en opposant au régime. Il est incontestable que dès son arrivée en Érythrée il serait arrêté, interrogé et puni pour ses actes. De plus, il risque d’être forcé d’effectuer un service militaire à durée indéterminée, le soumettant à un travail forcé en violation de ses droits fondamentaux. Selon plusieurs organisations de défense des droits de l’homme, la situation des droits de l’homme en Érythrée reste dramatique et est exacerbée par le service militaire obligatoire dont la durée est indéfinie. Les autorités érythréennes utilisent la force létale contre toute personne tentant de leur résister, de fuir l’armée ou de quitter le pays clandestinement. La torture est couramment utilisée lors des arrestations ou détentions, notamment contre les déserteurs.

3.11L’ancienne Présidente de la Confédération suisse a déclaré en 2015 qu’« il [était] inconcevable que la Suisse renvoie des personnes dans un État arbitraire ». Le Conseil des droits de l’homme – la Commission d’enquête sur les droits de l’homme en Érythrée – et le HCR ont fait état de la situation dans le pays et du traitement appliqué aux demandeurs d’asile renvoyés. Le Comité des droits de l’homme a également trouvé une violation de l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques en considérant que l’État concerné n’avait pas dûment tenu compte du fait qu’en raison de son incapacité à prouver qu’il avait quitté l’Érythrée légalement, l’auteur de la requête risquait d’être considéré comme un demandeur d’asile débouté et comme une personne ne s’étant pas acquittée de son obligation d’accomplir son service militaire en Érythrée, et courait ainsi un risque réel de faire l’objet d’un traitement contraire aux dispositions de l’article 7.

3.12Enfin, le requérant invoque des activités politiques menées en exil contre le Gouvernement érythréen en place.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Le 4 septembre 2017, l’État partie a soumis des observations sur la recevabilité et le fond de la requête. Sur la recevabilité, il fait valoir que le requérant n’a pas épuisé les recours internes disponibles. En invoquant la pratique du Comité, l’État partie note qu’il ne ressort pas du dossier que l’avance de frais demandée aurait empêché le requérant d’épuiser ce recours, ni que le recours aurait été inutile.

4.2Sur le fond, l’État partie rappelle les éléments qui doivent être pris en compte pour apprécier l’existence d’un risque « personnel, actuel et sérieux » d’être soumis à la torture en cas de retour dans le pays d’origine : preuves de l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme graves, flagrantes ou massives dans le pays d’origine ; allégations de torture ou de mauvais traitements subis dans un passé récent et preuves indépendantes à l’appui de celles-ci ; activités politiques de l’auteur à l’intérieur ou à l’extérieur du pays d’origine ; preuves de la crédibilité de l’auteur ; et incohérences factuelles dans les affirmations de l’auteur.

4.3Pour ce qui est de l’existence d’un ensemble systématique de violations des droits de l’homme graves, flagrantes ou massives, cela ne constitue pas en soi un motif suffisant pour penser qu’un individu serait victime de torture à son retour dans son pays d’origine. Le Comité doit établir si le requérant risque « personnellement » d’être soumis à la torture dans le pays vers lequel il serait renvoyé. D’autres motifs doivent exister pour que le risque de torture puisse être qualifié, au sens du paragraphe 1 de l’article 3 de la Convention, de « prévisible, réel et personnel ». Le risque de torture doit être apprécié selon des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons.

4.4L’État partie décrit ensuite la pratique des autorités suisses en matière de traitement des demandes d’asile des ressortissants érythréens. Le Secrétariat d’État aux migrations évalue constamment des rapports concernant ce pays et procède à des échanges d’informations avec des experts et des autorités partenaires. Sur cette base, il dresse un état des lieux actualisé qui sert de fondement à la pratique suisse en matière d’asile. En mai 2015, le Secrétariat a établi le rapport « Érythrée – étude de pays »‚ regroupant l’ensemble de ces informations. Ce rapport a été validé par quatre autorités partenaires, un expert scientifique et le Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO). En février et mars 2016, le Secrétariat a effectué une mission sur place afin de réexaminer, approfondir et compléter ces informations, en y incluant d’autres sources parues entre-temps. Sur la base de toutes ces informations, il a publié une actualisation, le 22 juin 2016. Dans des rapports publiés entre décembre 2015 et août 2016, plusieurs autorités nationales – telles que celles de Suède et de Norvège ou le Ministère de l’intérieur du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord – sont parvenues à des conclusions similaires.

4.5En juin 2016, les autorités suisses en matière d’asile ont modifié leur pratique concernant le départ illégal d’Érythrée, pratique confirmée en particulier par deux arrêts de référence du Tribunal administratif fédéral de janvier et d’août 2017. Dans ce dernier arrêt, le Tribunal a examiné de manière très détaillée la situation en Érythrée. Il ressort de cette étude qu’une sortie illégale d’Érythrée ne suffit plus, en soi, à justifier la reconnaissance de la qualité de réfugié. De la même façon, les autorités érythréennes semblent ne plus adopter d’attitude répressive à l’encontre des ressortissants qui retournent au pays. Un risque majeur de sanction n’existe qu’en présence de facteurs supplémentaires qui rendent le demandeur d’asile indésirable aux yeux des autorités érythréennes. Le traitement des requérants déboutés dépend de la manière dont ils retournent au pays, à savoir le retour libre ou forcé. Le retour libre des déboutés érythréens assure à ces derniers un statut privilégié dit « de diaspora ». Ces personnes sont en effet « réhabilitées » et exemptées du service national pendant au moins trois ans ; elles ne risquent ainsi pas de persécutions étatiques en relation avec leur départ du pays.

4.6Néanmoins, l’État partie concède que les informations sur les renvois forcés exécutés ces dernières années sont minces dans la mesure où le Gouvernement érythréen refuse catégoriquement les renvois forcés depuis l’Europe et que seuls des renvois forcés par voie terrestre depuis le Soudan ont été exécutés. On ne dispose que de peu d’informations, voire d’aucune information, sur le profil et les antécédents des personnes rapatriées. Dans l’affaire M. O. c. Suisse, la Cour européenne des droits de l’homme a retenu que la situation générale des droits de l’homme en Érythrée n’était pas telle qu’elle pouvait, en soi, prévenir le renvoi de l’intéressé. La Cour a également retenu qu’une personne déboutée de sa demande d’asile sur la base d’un manque de crédibilité ne pouvait pas être considérée comme ayant quitté l’Érythrée illégalement et que le fait d’être un demandeur d’asile débouté n’était pas en soi suffisant pour considérer qu’il encourait un risque réel de traitement contraire à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme. Dans son arrêt d’août 2017, le Tribunal administratif fédéral a également examiné la situation générale en Érythrée et a conclu que le pays ne connaissait pas de guerre, de guerre civile ou de situation de violence généralisée.

4.7Le requérant invoque le risque d’être enrôlé dans l’armée. L’éventualité d’être appelé à effectuer le service militaire national à son retour en Érythrée ne fonde toutefois pas l’octroi de la qualité de réfugié. Le service militaire ne constitue pas, en soi, une mesure de persécution déterminante en matière d’asile, ni davantage un risque de traitements contraires à l’article 3 de la Convention pour cette raison, ni du reste pour un autre motif. Or, le requérant n’a pas pu rendre vraisemblable son départ illégal d’Érythrée. Il n’a ainsi pas réussi à rendre plausibles les allégations selon lesquelles il serait exposé à un traitement prohibé par l’article 3 en cas de renvoi.

4.8Le requérant utilise des informations spécifiques au pays de manière très sélective. Il se fonde en grande partie sur les rapports de Human Rights Watch et d’Amnesty International, lesquels s’inspirent uniquement de déclarations de personnes ayant quitté l’Érythrée. Au demeurant, ces rapports ne contiennent aucune information concernant le traitement réservé aux personnes accusées uniquement de sortie illégale du pays.

4.9Pour ce qui est des allégations de torture ou de mauvais traitements subis dans un passé récent, le requérant n’allègue pas avoir subi des actes de torture ou mauvais traitements dans son pays. Il a déclaré expressément ne pas avoir subi de violences physiques lors de sa détention du 5 au 9 février 2010, mais que les conditions à l’intérieur du container étaient épouvantables. Lors de son audition du 17 février 2016, il a précisé que la nourriture était mauvaise, qu’il faisait extrêmement chaud dans le container, qu’ils étaient plusieurs dans un espace réduit et qu’ils n’avaient pas assez de place pour dormir. Les autorités suisses ont considéré que ces déclarations n’étaient pas vraisemblables et ont conclu que le requérant n’avait jamais été interpelé ou emprisonné par les autorités érythréennes.

4.10L’État partie souligne que l’audition du requérant a été conduite en tigrinya avec son accord. Le collaborateur chargé de l’audition a insisté pour que le requérant indique quand il ne comprenait pas une question. Comme l’ont relevé le Secrétariat d’État aux migrations et le Tribunal administratif fédéral, le requérant a déclaré au cours des deux auditions avoir bien compris l’interprète et il a confirmé, à la fin des auditions, que les procès-verbaux correspondaient à ses déclarations. Il n’y est nullement fait mention de problèmes de compréhension de sa part. En outre, le requérant a expressément précisé n’avoir jamais eu de problèmes dans son pays d’origine.

4.11Le requérant n’a par ailleurs pas fait valoir qu’il se livrait à des activités politiques dans son pays d’origine. Même s’il a produit, dans le cadre de son recours auprès du Tribunal administratif fédéral, un courrier d’appartenance à la branche suisse de l’Eritrean People’s Democratic Party, il n’a pas fait état de telles activités dans le cadre de sa requête au Comité.

4.12Pour ce qui est de la crédibilité du requérant et de la cohérence des faits rapportés, les autorités ont établi que son récit n’était pas plausible. Tout d’abord, le Secrétariat d’État aux migrations a relevé que ses déclarations sur sa sortie de prison – qui était un élément central de son récit – étaient contradictoires. Le Secrétariat a en outre constaté que, quelle que soit la version retenue, la description par le requérant du comportement des autorités érythréennes à la suite de sa détention de cinq jours n’apparaissait pas convaincante. Le Secrétariat et le Tribunal ont également constaté que les déclarations du requérant se sont révélées particulièrement brèves, évasives, stéréotypées et peu spontanées, notamment s’agissant de son départ d’Érythrée, de sa convocation au service national, du contenu de cette convocation et du comportement qui a suivi. Ils ont considéré ce manque de développement d’autant plus surprenant que le requérant a par ailleurs cité des dates très précises, comme s’il les avait apprises par cœur pour présenter la demande d’asile.

4.13Le requérant explique en grande partie ces incohérences par le fait que les auditions ont été menées en tigrinya, langue qu’il ne maîtriserait pas suffisamment. Même si le requérant a en effet mentionné au début de l’audition sommaire et de l’audition sur ses motifs d’asile, qu’il aurait souhaité être assisté d’un interprète maîtrisant le bilen, il a déclaré bien comprendre l’interprète engagé pour l’audition sur ses données personnelles, avant de confirmer sa prise de position et de signer le procès-verbal en question. Lors de son audition sur les motifs d’asile, il a déclaré très bien comprendre la traduction. Il a confirmé que le procès-verbal correspondait à ses déclarations et qu’il lui avait été relu dans une langue qu’il comprenait, sans signaler la présence de difficultés particulières. Il ne ressort nulle part dans ce procès-verbal que des problèmes de compréhension, de traduction ou d’expression ont été évoqués par le requérant. L’attestation de la représentante de l’œuvre d’entraide annexée au procès-verbal du 17 février 2016 n’a pas fait état de difficultés de compréhension lors de l’audition du requérant. De plus, le contenu des procès-verbaux paraissait aussi bien clair que complet, et donc suffisant pour statuer en connaissance de cause. Par conséquent, le juge instructeur a déclaré ce grief a priori mal fondé, relevant que l’autorité inférieure avait retenu à bon droit que le tigrinya était une autre langue suffisante pour l’audition. La requête devant le Comité ne contient aucun argument nouveau susceptible de remettre en cause cette analyse.

4.14Le requérant n’a en outre présenté au cours de la procédure aucun moyen de preuve démontrant qu’il avait été en danger dans son pays au point de devoir s’exiler. Le Secrétariat d’État aux migrations a par ailleurs constaté que le requérant n’avait présenté aucun document d’identité ou moyen de preuve pendant les deux ans qu’avait duré la procédure ordinaire, à telle enseigne que ses déclarations demeuraient d’emblée sujettes à caution. Devant le Secrétariat – comme devant le Comité –, il a simplement déclaré n’avoir jamais possédé de documents et il ne ressort pas des dossiers du Secrétariat qu’il aurait entrepris des démarches concrètes en vue de la présentation en original d’un éventuel acte de naissance, diplôme scolaire ou certificat de baptême, par exemple. L’argument selon lequel le requérant, né le 1er février 1989, aurait été mineur à son départ d’Érythrée et ainsi dépourvu de document d’identité est manifestement faux puisque, selon ses indications, il aurait quitté le pays en 2010, à l’âge de 21 ans.

4.15Au regard des invraisemblances des déclarations du requérant, le Secrétariat d’État aux migrations a conclu pouvoir légitimement considérer qu’il n’avait jamais été interpelé ou emprisonné par les autorités érythréennes, qu’il n’avait jamais été impliqué dans une procédure judiciaire et qu’il n’avait pas exercé d’activités politiques ou religieuses susceptibles de lui causer préjudice. Par ailleurs, le Secrétariat a estimé que son départ illégal n’était pas crédible. Enfin, la probabilité que le requérant soit astreint à l’avenir à des obligations militaires en Érythrée ne saurait à elle seule être pertinente au sens de la Convention.

4.16Même à supposer que le requérant ait quitté son pays d’origine dans les circonstances alléguées, selon la jurisprudence récente du Tribunal administratif fédéral modifiant la pratique antérieure, confirmée par la Cour européenne des droits de l’homme, une sortie illégale d’Érythrée ne suffit plus, en soi, à justifier la reconnaissance de la qualité de réfugié. Dans l’affaire contre la Suisse citée par le requérant, l’auteur avait fait valoir des arguments semblables à ceux du requérant dans la présente requête. La Cour a estimé que, dans l’impossibilité de confirmer une sortie illégale de l’Érythrée, une attention particulière devait être accordée à la plausibilité du témoignage de l’intéressé.

4.17Finalement, pour ce qui est de l’affirmation du requérant selon laquelle il n’était pas représenté par un conseiller juridique lors de ses auditions, afin de « défendre son choix de langue et de lui expliquer l’importance de sa signature sur les procès-verbaux », le requérant a été informé au début des auditions des possibilités d’assistance à sa disposition et de sa responsabilité concernant la véracité de ses déclarations, sur lesquelles se fonderaient les autorités pour prendre leur décision. À teneur de l’invitation à l’audition sur les motifs, le requérant a aussi été avisé qu’il lui serait loisible de se faire accompagner, à ses frais, par un représentant de son choix.

4.18En conclusion, rien n’indique qu’il existe des motifs sérieux de craindre que le requérant serait exposé concrètement et personnellement à la torture en cas de retour en Érythrée. Ses allégations et les moyens de preuve fournis ne permettent en effet pas de considérer que son renvoi l’exposerait à un risque réel, concret et personnel d’être torturé.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie

5.1Le 22 décembre 2017, le requérant a transmis des commentaires relatifs aux observations de l’État partie.

5.2S’agissant de la recevabilité, il ressort clairement du dossier que le requérant est indigent, ce qui n’est pas réfuté par l’État partie. Il avait par conséquent sollicité une dispense d’avance de frais. Dès lors, on ne saurait exiger de lui l’acquittement du montant demandé et encore moins conditionner le fait de remplir la condition de l’épuisement des voies de recours internes à ce paiement. C’est précisément en raison de l’exigence d’une avance de frais que le requérant n’a pas bénéficié d’un examen approfondi et diligent de son dossier par une instance judiciaire indépendante. Dès lors qu’il a attaqué la décision du Secrétariat d’État aux migrations en déposant un recours auprès du Tribunal administratif fédéral, l’argument de l’État partie selon lequel le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes n’est pas pertinent.

5.3Sur le fond, le requérant conteste le changement de position du Secrétariat depuis juin 2016, lorsqu’il considère que le départ illégal d’Érythrée n’est plus à lui seul constitutif d’un risque de persécution. Il fait référence à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme sur les normes de qualité que doivent respecter les autorités des États dans le traitement des informations sur les pays d’origine des requérants d’asile, ainsi qu’aux différentes normes (minimales) figurant dans les directives européennes, dans les lignes directrices de l’Union européenne (également mentionnées dans la jurisprudence du Tribunal administratif fédéral), ainsi que dans les principes généraux applicables aux procédures administratives. Ces sources confirment la nature contraignante des normes de qualité dans le traitement des informations sur les pays d’origine.

5.4En invoquant la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme sur l’utilisation des informations sur les pays d’origine, le requérant fait valoir que cette décision a été adoptée sur la base de la mission réalisée en février-mars 2016 et que, dans ce contexte, le Secrétariat d’État aux migrations a accordé beaucoup plus de poids aux informations des autorités érythréennes et aux sources diplomatiques internationales qu’à celles des organisations non gouvernementales et des organisations internationales. En même temps, les indications provenant du régime érythréen et des sources diplomatiques internationales sont vagues. Les sources sur lesquelles repose ce changement de pratique sont donc extrêmement faibles. En outre, elles sont souvent citées hors contexte. Au vu de ce qui précède, la base utilisée par le Secrétariat comme source d’informations pour justifier sa décision de changement de pratique ne peut être considérée comme suffisante.

5.5Même si cette nouvelle pratique a été confirmée par le Tribunal administratif fédéral, l’appréciation du Tribunal est erronée, puisqu’elle se base sur des informations peu claires et non suffisantes desquelles sont tirées des conclusions sans fondement. Tout d’abord, la question de savoir quel risque encourt le requérant en cas de retour volontaire ne se pose pas, car il s’oppose à retourner dans son pays d’origine, parce qu’il y risque, au vu de son âge, d’être enrôlé dans l’armée érythréenne. Le requérant refuse catégoriquement de se soumettre à l’obligation de réaliser le service militaire car il considère que cela constituerait un travail forcé.

5.6Le requérant s’oppose en outre à l’obligation de signer une lettre de regret et de payer l’impôt de 2 % afin de bénéficier du statut privilégié dit « de diaspora ». Il considère que s’il signait la lettre de repentance, il reconnaîtrait implicitement avoir commis un délit en quittant l’Érythrée et il accepterait les sanctions qui pourraient lui être imposées pour cette raison. Le rapport de l’EASO de mai 2015 sur l’Érythrée stipule que la lettre susmentionnée et l’impôt de 2 % n’apportent aucune garantie contre des sanctions et que la signature de la lettre de repentance constitue la reconnaissance directe d’un délit et exprime la volonté d’accepter la sanction concernée.

5.7De plus, le Tribunal administratif fédéral ne présente pas de conclusion finale au sujet du retour des Érythréens ayant fui leur pays et rapatriés de force, mais soulève uniquement la question, et considère que, de toute façon, les ressortissants érythréens peuvent retourner librement dans leur pays. Toutefois, il n’existe pas assez d’informations fiables permettant de conclure que les autorités érythréennes ne sanctionneraient plus aussi sévèrement qu’auparavant les Érythréens renvoyés de force. Différentes sources montrent au contraire que le départ illégal est toujours considéré comme un crime contre la nation et est puni de manière disproportionnée par le régime érythréen. Dans l’arrêt M. O. c. Suisse, la Cour européenne des droits de l’homme a également considéré qu’en présence d’une demande d’asile déposée par un ressortissant érythréen proche de l’âge ou en âge d’effectuer son service militaire qui a offert une explication vraisemblable quant à sa sortie illégale du pays, l’autorité est tenue de dissiper tout doute quant à un risque de mauvais traitement.

5.8Le requérant conteste ensuite l’affirmation de l’État partie selon laquelle les conditions de vie en Érythrée se seraient améliorées, en faisant valoir que les développements positifs relevés par le Tribunal administratif fédéral se fondaient uniquement sur des données provenant du régime érythréen. Le Tribunal a d’ailleurs reconnu que la situation économique restait difficile et a rappelé qu’il s’agissait d’un régime à parti unique, qu’il n’existait pas de séparation des pouvoirs, que la surveillance des citoyens était très complexe et développée et que les détentions étaient arbitraires et pouvaient viser tout un chacun.

5.9Pour ce qui est de l’affirmation de l’État partie selon laquelle le recrutement forcé dans le service national érythréen ne constitue pas un risque de traitement contraire à l’article 3 de la Convention, le requérant souligne que l’État partie n’explique pas sur quelles sources d’information il fonde cette conclusion. L’État partie fait uniquement référence à l’arrêt du Tribunal administratif fédéral du 31 janvier 2017 qui n’explique pas non plus pourquoi cette pratique ne constitue pas une forme de mauvais traitement. En fait, le Tribunal ne s’est pas encore explicitement prononcé sur ce sujet. Ce point est particulièrement important, puisque la demande de protection du requérant se fonde sur le fait qu’il refuse de servir dans le service national érythréen. En l’occurrence, en cas de retour, le requérant risque, outre la punition draconienne due à sa soustraction aux obligations militaires, une incorporation forcée dans l’armée érythréenne, ce qui n’est pas contesté par l’État partie. Le fait d’être soumis à un service national tel que celui qui existe en Érythrée constitue un travail forcé et peut être qualifié de forme d’esclavage.

5.10L’État partie reproche au requérant d’avoir utilisé des informations sélectives qui n’incluent aucun élément sur le traitement des personnes accusées uniquement de sortie illégale du pays. Le requérant conteste cette appréciation en s’appuyant sur les arrêts MST and Others du Upper Tribunal et M. O. c. Suisse de la Cour européenne des droits de l’homme, qui retiennent qu’une personne érythréenne risque de graves sanctions en cas de départ illégal du pays et si elle est en âge d’effectuer son service militaire. Par ailleurs, l’État partie ne s’est aucunement prononcé sur l’argument du requérant qui soutient qu’en tant que jeune homme en âge d’effectuer son service militaire, il présente un profil à risque. Ainsi, l’État partie a manqué à son devoir de motivation et violé le droit du requérant d’être entendu.

5.11Le requérant réitère par ailleurs qu’il n’a pas eu de représentant au cours des auditions. Personne n’a donc pu défendre son choix de la langue et lui expliquer l’importance de sa signature sur les procès-verbaux, c’est-à-dire notamment que cela pouvait être retenu contre lui. Par conséquent, il serait erroné de retenir que l’audition sur les motifs d’asile a été conduite en tigrinya « avec l’accord de l’auteur ».

5.12Le requérant note également que – contrairement à l’appréciation de l’État partie – il a attesté sa qualité de membre du parti d’opposition en exil, l’Eritrean People’s Democratic Party, et indique avoir régulièrement participé à des manifestations en Suisse contre le régime érythréen.

5.13Pour ce qui est du refus de l’État partie d’admettre l’explication du requérant concernant sa présumée contradiction sur la manière dont il est sorti de prison, le requérant explique que cette contradiction est le résultat de son manque de maîtrise de la langue dans laquelle l’audience a été menée. En effet, il est très probable qu’il ait utilisé le mot « relâché » de manière incorrecte. Dès lors, il est possible qu’il y ait eu un malentendu avec l’interprète. Il ne peut donc évidemment pas être accordé beaucoup de poids à cet élément contradictoire. En outre, le requérant n’a pas été confronté à cette « contradiction » et n’a par conséquent pas eu l’occasion de la clarifier lors de sa deuxième audition.

5.14Le requérant fait également valoir qu’il a été convoqué par les autorités locales pour être recruté pour l’armée. Le fait que les autorités militaires ne se soient pas déplacées jusqu’au village du requérant n’a rien d’étonnant. Le rapport cité par le Secrétariat d’État aux migrations souligne à cet égard que les autorités militaires érythréennes n’ont ni la capacité, ni la logistique pour faire des recherches systématiques et sans exception des personnes qui se soustraient au service national.

5.15Pour ce qui est de la brièveté de ses réponses aux auditions et des allégations des autorités suisses estimant que celles-ci étaient évasives, stéréotypées et peu spontanées, et qu’il avait cité des dates précises « comme si le récit avait été dûment préparé en vue du dépôt de la demande d’asile », le requérant réitère que les auditions se sont déroulées dans une langue dans laquelle il ne se sentait pas à l’aise. Il paraît évident qu’il est plus simple d’indiquer des dates que de faire des descriptions détaillés et précises dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle. La brièveté de ses réponses ne peut donc pas lui être reprochée. Le requérant ne voit pas en quoi une éventuelle préparation avant l’audition devrait être interprétée à son encontre. Le fait d’avoir été en mesure de citer des dates précises devrait, au contraire, constituer un élément en faveur de sa crédibilité.

5.16Concernant l’argument de l’État partie selon lequel le Comité ne devrait pas substituer sa propre vision des faits à celle du Secrétariat d’État aux migrations et ne devrait entreprendre aucun examen de la vraisemblance, le requérant relève que son affaire ne peut pas être comparée avec le cas M. O. c. Suisse, étant donné qu’en l’espèce de graves vices de procédure ont affecté son dossier, alors que les éléments disponibles ne permettent pas de conclure que ses déclarations au cours de la procédure d’asile ne sont pas vraisemblables. Comme le Tribunal administratif fédéral l’a souligné, l’analyse de son dossier n’a été que « sommaire ». Conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire M. O. c. Suisse, c’est précisément le fait que l’examen de vraisemblance effectué par les autorités suisses se soit déroulé de manière correcte d’un point de vue formel qui a été décisif pour la Cour. Il convient également de noter que dans cette affaire, le requérant a été auditionné trois fois par le Secrétariat. De plus, contrairement au cas d’espèce, ses motifs d’asile ont fait l’objet d’un examen approfondi par le Tribunal.

5.17Pour ce qui est de l’argument de l’État partie selon lequel le requérant a été informé des possibilités d’assistance à sa disposition, qu’il aurait pu engager à ses frais, le requérant rappelle qu’il n’a pas le droit de travailler et qu’il est dès lors totalement démuni. Il ne peut par conséquent pas lui être exigé d’engager un avocat.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une requête, le Comité doit déterminer si celle-ci est recevable en vertu de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.2Le Comité rappelle que conformément au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, il ne peut examiner aucune requête émanant d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Cette règle ne s’applique pas s’il est établi que les procédures de recours ont excédé des délais raisonnables ou qu’il est peu probable qu’elles donnent, à l’issue d’un procès équitable, satisfaction à la victime présumée.

6.3Le Comité note que l’État partie conteste la recevabilité de la requête pour non-épuisement des voies de recours internes. L’État partie fait valoir que le requérant n’a pas démontré ni que l’avance de frais demandée l’aurait empêché d’épuiser ce recours, ni que le recours aurait été inutile. Le Comité note également que le requérant estime qu’il se trouve dans une situation d’indigence puisqu’il n’est pas autorisé à travailler ; que cette situation l’a empêché de couvrir les frais de procédure ; et que l’exigence d’avance de frais de 600 francs suisses l’a privé d’accéder à l’examen approfondi et diligent de son dossier par une instance judiciaire indépendante.

6.4Le Comité considère que, dans les circonstances personnelles du requérant, la responsabilité mise à sa charge de payer la somme de 600 francs suisses afin que sa dernière demande soit recevable était inéquitable. Cette constatation émane du fait que le requérant est indigent, qu’il n’est pas autorisé à travailler sur le territoire de l’État partie et que l’assistance qu’il reçoit s’élève à 415 francs suisses par mois. Il semble dès lors difficile de refuser au requérant la possibilité de s’adresser à la justice sur des considérations financières alors que sa situation financière est précaire. Le Comité rappelle en outre que l’ensemble des arguments et moyens de preuve du requérant à l’encontre de la décision du Secrétariat d’État aux migrations n’a fait l’objet que d’une appréciation anticipée et sommaire par le Tribunal administratif fédéral pour déterminer quelle serait l’issue vraisemblable de la procédure, sans qu’un examen effectif de son recours n’ait été effectué. Ce recours n’était donc pas disponible pour le requérant.

6.5Dans ces circonstances, le Comité conclut que l’exception d’irrecevabilité pour non-épuisement des voies de recours internes ne peut être retenue dans le cas présent. En l’absence de toute autre question relative à la recevabilité de la requête, le Comité la déclare recevable, étant donné qu’elle soulève des questions au titre des articles 3 et 16 de la Convention et que les faits et la base des demandes du requérant ont été dûment étayés, et procède à son examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, le Comité a examiné la requête en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

7.2Dans le cas présent, le Comité doit déterminer si, en renvoyant le requérant en Érythrée, l’État partie manquerait à l’obligation mise à sa charge par les articles 3 et 16 de la Convention de ne pas expulser ou refouler un individu vers un autre État s’il y a des motifs sérieux de croire qu’il risque d’y être soumis à la torture ou à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

7.3Le Comité note la conclusion de l’État partie selon laquelle rien n’indique qu’il existe des motifs sérieux de craindre que le requérant serait exposé concrètement et personnellement à la torture en cas de retour en Érythrée et que ses allégations et moyens de preuve ont été jugés invraisemblables. Le Comité note toutefois que l’État partie concède qu’il y a peu d’informations sur la réaction des autorités dans les cas de renvoi forcé et que l’État partie semble avoir accepté la probabilité que le requérant soit astreint à des obligations militaires en Érythrée, sans toutefois se prononcer sur la compatibilité de cette pratique avec les droits tirés de la Convention. À cet égard, le Comité prend note du rapport de la Rapporteuse spéciale sur la situation des droits de l’homme en Érythrée dans lequel elle conclut globalement que la situation des droits de l’homme en Érythrée reste sombre puisque, entre autres, la durée du service militaire/national, dont la Commission d’enquête sur les droits de l’homme a estimé qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il ne constituait pas moins que l’asservissement d’une population entière, et donc un crime contre l’humanité, reste indéterminée ; que la torture et autres actes inhumains continuent d’être commis ; et que les détenus sont particulièrement vulnérables aux violations des droits de l’homme, notamment à la torture, car les procédures et les garanties juridiques, telles que l’accès aux membres de leur famille, aux avocats et aux médecins, leur sont refusées.

7.4Dans ce contexte, le Comité prend note du déroulement de la procédure de demande d’asile du requérant devant les autorités suisses. Il note les incohérences et contradictions des propos et communications du requérant sur lesquelles l’État partie a attiré l’attention. Le Comité observe toutefois que le requérant n’a pas eu le bénéfice d’un conseil juridique au cours de la procédure devant le Secrétariat d’État aux migrations ; qu’il a été auditionné dans une langue autre que sa langue maternelle, en dépit de sa demande expresse à cet égard ; et que les autorités suisses ont appuyé leur raisonnement sur la contestation de l’authenticité des documents produits par le requérant sans que des mesures soient prises pour en vérifier l’authenticité. À cet égard, le Comité rappelle que le droit à un recours utile que contient l’article 3 exige, dans ce contexte, qu’il soit possible de procéder à un examen effectif, indépendant et impartial de la décision d’expulsion ou de renvoi, une fois la décision prise, si l’on est en présence d’une allégation plausible mettant en cause le respect de l’article 3. En l’espèce, l’État partie n’a pas donné la possibilité au requérant de démontrer les risques qu’il encourrait en cas de retour forcé en Érythrée. Le Tribunal administratif fédéral a procédé seulement à une appréciation anticipée et sommaire des arguments du requérant, sur la base d’une remise en question de l’authenticité des documents fournis, mais sans prendre de mesures pour vérifier celle-ci. En outre, l’exigence des frais de procédure, alors que le requérant se trouvait dans une situation financière précaire, l’a privé de la possibilité de s’adresser à la justice afin de voir son recours examiné par les juges du Tribunal administratif fédéral. Par conséquent, en l’espèce, au vu des renseignements dont il dispose, le Comité conclut que l’absence d’un examen effectif, indépendant et impartial de la décision du Secrétariat d’expulser le requérant constitue un manquement à l’obligation de procédure d’assurer l’examen effectif, indépendant et impartial requis par l’article 3 de la Convention.

8.Compte tenu de ce qui précède, le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, conclut que le renvoi du requérant en Érythrée constituerait une violation de l’article 3 de la Convention. Ayant conclu à une violation de l’article 3 de la Convention en cas de renvoi du requérant, le Comité n’estime pas nécessaire d’examiner le grief de violation de l’article 16 de la Convention.

9.Le Comité estime que l’État partie est tenu par l’article 3 de la Convention d’examiner le recours du requérant au regard de ses obligations en vertu de la Convention et des présentes constatations. L’État partie est également prié de ne pas expulser le requérant tant que sa demande d’asile sera à l’examen.

10.Conformément au paragraphe 5 de l’article 118 de son règlement intérieur, le Comité invite l’État partie à l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises pour donner suite aux présentes constatations.