Objet: Équité de la procédure et égalité des moyens dans un procès pour atteintes sexuelles à enfant
Questions de procédure: Néant
Questions de fond: Procès équitable et impartial; égalité des moyens; présomption d’innocence; possibilité de faire procéder au contre-interrogatoire des témoins; durée excessive de la procédure, réexamen par une juridiction supérieure conformément à la loi, arrestation et détention arbitraires, privation de soins médicaux comme forme de torture
Articles du Pacte: Article 7; paragraphe 1 de l’article 9, paragraphes 1, 2, 3 a), c), d), e), et 5 de l’article 14
Articles du Protocole facultatif: Articles 2 et 3
Le 25 juillet 2005, le Comité des droits de l’homme a adopté le texte ci-après en tant que constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif concernant la communication no 1089/2002. Le texte est annexé au présent document.
[ANNEXE]
ANNEXE
CONSTATATIONS DU COMITÉ DES DROITS DE L’HOMME AU TITRE DU PARAGRAPHE 4 DE L’ARTICLE 5 DU PROTOCOLE FACULTATIF SE RAPPORTANT AU PACTE INTERNATIONAL
RELATIF AUX DROITS CIVILS ET POLITIQUES
Quatre-vingt-quatrième session
concernant la
Communication n o 1089/2002 *
Présentée par: |
Leon R. Rouse (non représenté par un conseil) |
Au nom de: |
L’auteur |
État partie: |
Philippines |
Date de la communication: |
10 juin 2002 (date de la lettre initiale) |
Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 25 juillet 2005,
Ayant achevé l’examen de la communication no 1089/2002 présentée par Leon R. Rouse en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,
Adopte ce qui suit:
Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif
1.L’auteur de la communication, datée du 21 juin 2002, est Leon R. Rouse, de nationalité américaine. À la date de la lettre initiale, il était détenu à la prison de Bilibid à Muntinlupa City (Philippines). Il a été libéré puis expulsé vers les États-Unis d’Amérique le 29 septembre 2003. Il affirme être victime de violations, par les Philippines1, de l’article 7, des paragraphes 1, 2, 3 a), c), d), e), et 5 de l’article 14, et du paragraphe 1 de l’article 9 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ci-après «le Pacte»). Il n’est pas représenté par un conseil.
Rappel des faits
2.1Le 4 octobre 1995, au cours d’un voyage aux Philippines, l’auteur a été arrêté parce qu’il aurait eu des relations sexuelles avec un mineur, en violation de la loi sur les atteintes à enfant qui réprime tout acte sexuel entre un adulte et une personne de moins de 18 ans. La police lui a proposé de classer l’affaire en échange d’un pot-de-vin, mais l’auteur a préféré affronter la justice, affirmant qu’il était innocent.
2.2L’auteur affirme avoir été victime d’un coup monté par la police. Le jour de son arrestation, il est arrivé vers midi à l’hôtel Pichay Lodging House, où il a rencontré une ancienne connaissance, Harty Dancel, accompagnée de deux personnes, Pedro Augustin et Godfrey Domingo. Tous les quatre ont déjeuné au restaurant et Dancel a proposé à Godfrey d’avoir des relations sexuelles avec l’auteur. Ce dernier a refusé, faisant valoir que Godfrey était trop jeune, même quand Dancel a insisté en lui assurant qu’il était majeur.
2.3Plus tard dans la journée, les trois mêmes hommes ont attendu l’auteur à son hôtel. Dancel a demandé à l’auteur de les inviter dans sa chambre. Après que l’auteur a pris une douche, Dancel et Augustin ont quitté la chambre, le laissant seul avec Godfrey. Ce dernier a demandé s’il pouvait aller à la salle de bains et il s’est déshabillé. On a alors frappé à la porte et l’auteur est allé ouvrir. Des policiers sont entrés. À ce moment, ni lui ni Godfrey n’étaient habillés.
2.4L’auteur a été arrêté sans mandat et conduit au commissariat en même temps que Godfrey Domingo (ci-après désigné comme le mineur), qui a signé une déclaration sous serment en présence de ses parents et déposé une plainte contre l’auteur. Il a affirmé qu’il avait 15 ans et que l’auteur l’avait incité à avoir des relations sexuelles avec lui. Le mineur a ensuite répété cette version des faits lorsqu’il a été interrogé par le procureur municipal adjoint, M. Aurelio, par un certain docteur Caday, et par deux assistants sociaux.
2.5Le docteur Caday, qui a examiné et interrogé le mineur après les faits, a conclu dans un certificat médical que le jeune homme «affirmait avoir été sodomisé» mais que l’examen médical n’avait pas permis de confirmer ni d’infirmer ses dires.
2.6Le 11 octobre 1995, en présence de ses parents, Godfrey Domingo a signé sous serment un acte de désistement dans lequel il confirmait la version des faits de l’auteur et reconnaissait avoir participé à un coup monté organisé par les policiers Augustin et Dancel. Il ressort du jugement de la cour d’appel que la victime présumée a également déclaré dans le même document qu’elle était âgée de 18 ans quand l’auteur a été arrêté.
2.7Le 19 octobre, l’auteur a été inculpé d’atteintes à enfant, en application de l’article III, paragraphe 5, alinéa b, de la loi de la République no 7610 (loi pour la protection spéciale des enfants contre la maltraitance, l’exploitation et la discrimination). Le 23 octobre, à l’audience de notification de sa mise en accusation, l’auteur a plaidé non coupable; le même jour, il a présenté une demande de mise en liberté sous caution. Le 10 novembre, le tribunal régional de première instance de Laoag City, section II (ci-après dénommé le tribunal de première instance), a déclaré que «le fait que l’accusation fût sur le point de terminer ses réquisitions l’emportait sur la demande de mise en liberté sous caution».
2.8Bien qu’ayant été cités à comparaître en qualité de témoins, le mineur et ses parents ne sont pas venus aux audiences du 31 octobre et du 10 novembre 1995.
2.9Le 7 décembre 1995, l’auteur a soulevé une exception pour insuffisance de preuves, en se fondant principalement sur le fait que l’accusation reposait sur des déclarations recueillies par des tiers auprès du mineur, qui était le seul témoin oculaire des faits et qui, en dépit d’une citation à comparaître, ne s’était pas présenté pour un contre-interrogatoire. L’auteur a également fait valoir les incohérences entre les dépositions des autres témoins et souligné le caractère illégal de l’arrestation, et il a invoqué le principe de la présomption d’innocence. Il a demandé au tribunal de débouter le plaignant pour insuffisance de preuves.
2.10Le 22 janvier 1996, avant que l’auteur n’eût présenté ses conclusions en défense, le tribunal de première instance a rendu une ordonnance avant dire droit par laquelle il a rejeté l’exception pour insuffisance de preuves au motif qu’elle n’était pas fondée, concluant que «les éléments de preuve de l’accusation [étaient] suffisants pour démontrer au-delà de tout doute raisonnable que l’accusé [était] coupable du crime qui lui [était] imputé». L’accusation avait présenté les preuves indirectes suivantes: 1) Un témoin âgé de 21 ans avait déclaré avoir eu des relations sexuelles avec l’auteur la veille de l’arrestation, et le tribunal a estimé que ce jeune homme, malgré son âge, avait «l’apparence physique d’un mineur». Le tribunal de première instance a fondé sa décision sur cette considération, alors que celle‑ci n’avait même pas été avancée comme élément à charge par l’accusation, et que l’auteur n’avait pas eu la possibilité de répondre sur ce point. 2) En entrant dans la chambre d’hôtel, les policiers avaient trouvé l’auteur et le mineur nus. 3) Le mineur avait toujours donné la même version des faits à deux assistants sociaux, au médecin qui l’avait examiné et au procureur municipal adjoint. Le tribunal a estimé que ces déclarations du mineur, même si elles avaient été faites hors audience, n’étaient pas de simples ouï‑dire.
2.11Le 2 février, l’auteur a formé un recours en révision devant le même tribunal, faisant valoir qu’en l’absence du témoignage du mineur les dépositions des autres témoins de l’accusation équivalaient à des ouï-dire, et qu’il n’y avait en outre aucune preuve que Domingo fût mineur.
2.12Le 11 mars, le tribunal de première instance a rejeté le recours en révision, estimant qu’il n’était pas fondé.
2.13Le 26 mars, l’auteur a saisi la cour d’appel pour obtenir une ordonnance de certiorari aux fins de réexamen, en vue de faire annuler la décision du 22 janvier 1996 par laquelle le tribunal de première instance avait rejeté son exception pour insuffisance de preuves, ainsi que la décision du 11 mars 1996 par laquelle ce même tribunal avait rejeté son recours en révision. Pour fonder sa requête, l’auteur a fait valoir qu’il avait été privé de l’exercice du droit d’être confronté aux témoins à charge ou de les soumettre à un contre-interrogatoire; il a également invoqué l’illégalité de son arrestation et de la perquisition à sa chambre d’hôtel, effectuées sans mandat.
2.14L’auteur joint une copie des observations du Solicitor General relatives au mémoire d’appel, ainsi que de sa propre réponse à ces observations. Dans ses observations, le Solicitor General relève qu’il n’était pas nécessaire de prouver que le mineur avait effectivement été sodomisé, puisqu’une autre disposition de la loi no 7610 − l’alinéa b du paragraphe 10 de l’article VI − punit «toute personne qui retient ou accompagne un mineur âgé de 12 ans ou moins, ou qui est son cadet de 10 ans ou plus, dans un lieu public ou privé, un hôtel…». Le Solicitor General estime que «le simple fait que le requérant ait été surpris en compagnie de Domingo […] qui a 24 ans de moins que lui […] laisse présumer que d’autres actes de sévices à enfant ont au moins été commis». L’auteur rappelle pour sa part qu’il a été accusé en vertu de l’alinéa b du paragraphe 5 de l’article III de la loi no 7610, et non de l’alinéa b du paragraphe 10 de l’article VI.
2.15Le 24 septembre 1996, la cour d’appel a rejeté la demande d’ordonnance de certiorari aux fins de réexamen, qu’elle a jugée «manifestement entachée de vices de procédure», au motif que l’auteur n’avait pas produit des éléments de preuve à décharge et que les déclarations faites par le mineur avant le procès avaient été considérées à juste titre comme des preuves indirectes. La cour a estimé que, en tout état de cause, les éléments de preuve produits par l’accusation pouvaient «suffire à établir l’existence de l’infraction moins grave définie et sanctionnée à l’alinéa b du paragraphe 10 de la loi». La cour a également conclu que l’illégalité présumée de l’arrestation de l’auteur n’avait d’incidence que sur la recevabilité en tant que preuve des photos prises dans la chambre d’hôtel au moment de l’arrestation.
2.16Le 29 octobre 1996, l’auteur a formé un recours en révision contre la décision rendue par la cour d’appel. Il joint une copie des observations du Solicitor General ainsi que de sa propre réponse à ces observations.
2.17Le 12 février 1997, la cour d’appel a rejeté ce recours en révision.
2.18Le 20 mars 1997, l’auteur a saisi la Cour suprême, qui a rejeté son pourvoi en cassation le 23 juillet 1997 au motif qu’il n’avait pas «suffisamment montré que [la cour d’appel] eût commis en rendant la décision contestée une quelconque erreur réparable».
2.19Le 12 janvier 1998, le tribunal de première instance a déclaré que «l’aveu par Godfrey Domingo de ce qui [s’était] passé entre l’accusé et lui-même, réitéré devant différents fonctionnaires immédiatement après les faits […] ne [pouvait] pas être annulé par l’acte de désistement signé sous serment par Godfrey Domingo avec ses parents», le jeune homme n’étant pas présent à l’audience pour confirmer la teneur de ce document. Le tribunal a conclu que l’acte de désistement devait être considéré comme un ouï-dire sans valeur probante. Il a déclaré que l’auteur était coupable au-delà de tout doute raisonnable du crime dont il était accusé, et l’a condamné à une peine d’emprisonnement allant de 10 ans, 2 mois et 21 jours, au minimum, à 17 ans, 4 mois et 1 jour au maximum.
2.20L’auteur a saisi la cour d’appel, qui a confirmé la condamnation le 18 août 1999. La cour d’appel a fondé sa décision sur les motifs suivants. S’agissant de l’âge de la victime présumée, la cour a estimé que «le tribunal n’avait pas commis d’erreur en n’accordant pas de valeur probante à l’acte de désistement car il est bien connu que les rétractations sont, en général, peu fiables et les tribunaux les reçoivent avec beaucoup de méfiance». Pour ce qui est du fait que le jeune homme ne s’est pas présenté à l’audience pour un contre-interrogatoire, la cour a estimé qu’il s’agissait d’une exception à la règle générale de l’irrecevabilité de la preuve par ouï-dire, car les déclarations du mineur ont été entendues immédiatement après les faits présumés et elles étaient par conséquent naturelles et spontanées. En ce qui concerne les versions contradictoires des faits et des témoignages de l’accusation et de la défense, la cour a jugé que la question de la crédibilité des témoins relevait de la compétence du tribunal de première instance. En vertu de quoi, la décision du tribunal a été confirmée.
2.21Le 3 septembre 1999, l’auteur a saisi la Cour suprême. Le Solicitor General a présenté ses observations concernant le pourvoi, le 21 janvier 2000, auxquelles l’auteur a répondu le 25 mai 2000. Ce sont les dernières observations que l’auteur a adressées à la Cour suprême. Celle‑ci a rejeté le pourvoi en cassation le 10 février 2003 au motif qu’il ne soulevait aucun point de droit. Le 7 mars 2003, l’auteur a formé un recours en révision contre la décision rendue, mais la Cour suprême l’a débouté pour les mêmes motifs. Dans son arrêt, daté du 23 avril 2003, elle a souligné que ce refus était «définitif».
2.22L’auteur dit qu’à partir de 2001, pendant sa détention, il a souffert de violentes douleurs causées par des calculs rénaux. Les examens nécessaires, qui devaient avoir lieu dans un hôpital extérieur, ont tous été ajournés pour des raisons administratives qui ne lui étaient pas imputables (absence de gardiens qui n’étaient pas venus travailler, défaut d’autorisation du Ministère de la justice, demandes insuffisantes des médecins de la prison). En conséquence, les examens requis n’ont pas été faits et l’auteur n’a pu obtenir ni un vrai diagnostic ni un traitement. Il joint la copie d’un certificat médical en date du 13 mars 2003, dans lequel le médecin qui l’a examiné ce même jour recommande de lui accorder «la grâce conditionnelle» et de l’expulser, conformément à sa volonté, afin qu’il puisse subir des examens approfondis et éventuellement se fasse opérer aux États-Unis.
2.23Le 26 octobre 2003, l’auteur a informé le Comité qu’il avait été libéré le 29 septembre 2003 et expulsé vers les États-Unis, après avoir passé huit ans en prison.
Teneur de la plainte
3.1L’auteur affirme être victime de violations des paragraphes 1, 2, 3 a), c), d), e), et 5 de l’article 14, du paragraphe 1 de l’article 9 et de l’article 7 du Pacte, du fait qu’il n’a pas bénéficié d’un procès équitable, qu’il a été arrêté de manière arbitraire et, par voie de conséquence, soumis à la torture et à un traitement inhumain et dégradant en prison.
3.2L’auteur invoque une violation du paragraphe 1 de l’article 14 et du principe de l’égalité devant les tribunaux. Il joint la copie d’un ordre de remise en liberté délivré dans une autre affaire par le même tribunal que celui qui l’a jugé, trois jours après que celui-ci eut rejeté son exception pour insuffisance des éléments de preuve. Dans cette autre affaire, le tribunal de première instance avait ordonné la remise en liberté d’un homme accusé d’avoir violé à plusieurs reprises une mineure, au motif que la victime avait signé un acte de désistement sous serment et n’avait pas comparu à l’audience. Le tribunal avait conclu que l’accusation n’avait aucun moyen de démontrer au-delà de tout doute raisonnable la culpabilité de l’accusé. L’auteur affirme que son cas aurait dû être traité de la même manière.
3.3L’auteur invoque une violation de son droit à ce que sa cause soit entendue équitablement par un tribunal impartial. Renvoyant aux conclusions de la juge, il affirme que cette dernière s’est montrée arbitraire, et non impartiale, dans son appréciation des éléments de preuve − ayant ignoré de graves incohérences dans les témoignages des policiers − ainsi que dans son choix et son interprétation de la jurisprudence nationale. L’auteur cite en particulier un arrêt de la Cour suprême invoqué par la juge à l’appui de sa décision du 22 janvier 1996; dans cet arrêt, la Cour suprême avait estimé que l’aveu de culpabilité d’un accusé recueilli par un tiers n’était pas considéré comme ouï-dire et était recevable à titre de preuve. Dans le cas de l’auteur, la juge s’est fondée sur «l’aveu» (en fait une accusation) du mineur, considérant qu’il ne s’agissait pas de ouï-dire, pour les mêmes raisons que dans l’arrêt susmentionné. L’auteur avance que ce précédent n’est applicable qu’aux aveux de l’accusé, alors que lui-même n’a jamais reconnu les faits. Il souligne également que la juge n’a pas qualifié de ouï-dire les éléments de preuve tirés des déclarations faites par le mineur aux policiers, aux assistants sociaux et au médecin, et les a donc acceptés comme preuve, alors qu’elle a considéré comme des ouï-dire l’acte de désistement signé sous serment par le mineur, ainsi que le témoignage du représentant du ministère public qui l’a enregistré, au motif que le mineur n’était pas venu en confirmer la teneur à l’audience. La juge a estimé que l’acte de désistement signé sous serment n’avait aucune valeur probante. Selon l’auteur, cela confirme sa partialité et ses préjugés.
3.4L’auteur affirme être victime d’une violation du paragraphe 2 de l’article 14 du fait qu’il n’a pas bénéficié du principe de la présomption d’innocence. Il rappelle que la décision du 22 janvier 1996 du tribunal de première instance (voir plus haut par. 2.10) a été rendue avant qu’il n’eût lui-même présenté sa défense. Il ajoute que les incohérences dans les dépositions des policiers mettent sérieusement en doute la crédibilité de ces témoignages et que le tribunal a entendu deux versions contradictoires des faits. L’auteur estime que le moindre doute devrait bénéficier à l’accusé, alors que, en l’espèce, le tribunal a choisi d’accorder le bénéfice du doute à l’accusation et de reconnaître l’auteur coupable, au mépris du principe de la présomption d’innocence.
3.5L’auteur invoque différentes violations du paragraphe 3 de l’article 14. Renvoyant à l’arrêt du 24 septembre 1996 par lequel la cour d’appel a déclaré qu’il pouvait être reconnu coupable d’une forme moins grave d’atteintes à enfant punie par un autre article que celui en vertu duquel il avait été accusé, l’auteur fait valoir que cette décision allait à l’encontre du droit d’être informé de la nature et des motifs de l’accusation retenue contre lui (art. 14, par. 3 a)) et qu’en conséquence il a été empêché de préparer sa défense sur l’accusation en question. Il semble toutefois que l’auteur ait abandonné par la suite le grief formulé à cet égard, n’ayant pas été reconnu coupable de cette autre infraction.
3.6L’auteur affirme être victime également d’une violation du paragraphe 3 c) de l’article 14, qui protège le droit d’être jugé sans retard excessif, du fait que la Cour suprême, qui est tenue de statuer dans un délai de 24 mois, s’est prononcée plus de 32 mois après l’introduction du pourvoi en cassation, pendant que l’auteur était en prison.
3.7L’auteur estime que le tribunal, en fondant ses conclusions et la déclaration de culpabilité sur, entre autres, l’apparence prétendument juvénile du témoin de 21 ans, alors que ce fait n’avait jamais été invoqué comme preuve par l’accusation, l’a privé de son droit à la défense (art. 14, par. 3 d)).
3.8L’auteur affirme être victime d’une violation de son droit d’interroger, ou de faire interroger, les témoins à charge (art. 14, par. 3 e)) puisque le mineur, seul témoin oculaire des faits qui ont valu à l’auteur d’être condamné, ne s’est jamais présenté à l’audience pour un contre‑interrogatoire.
3.9L’auteur affirme que la Cour suprême, en rejetant sommairement son pourvoi en révision qui soulevait des questions de droit, l’a privé de l’exercice du droit de faire examiner sa déclaration de culpabilité et sa condamnation par une juridiction supérieure, conformément à la loi (art. 14, par. 5).
3.10L’auteur invoque une violation du paragraphe 1 de l’article 9, plus précisément du droit de ne pas faire l’objet d’une arrestation ou d’une détention arbitraires, parce qu’il a été arrêté sans mandat et que la mise en liberté sous caution lui a été refusée au motif que le fait que l’accusation fût sur le point de terminer ses réquisitions l’emportait sur sa demande.
3.11Enfin, l’auteur affirme être victime d’une violation de l’article 7 en ce qu’il a subi, physiquement et psychologiquement, une forme de torture ou de peine ou traitement cruel, inhumain et dégradant. Selon lui, les graves douleurs dont il a commencé à souffrir en 2001 à cause de ses problèmes rénaux constituent une forme de torture ou de traitement inhumain et dégradant, de même que le fait qu’il n’ait pas pu subir les examens nécessaires, obtenir un véritable diagnostic et être soigné. Il renvoie à cet égard au certificat médical du 13 mars 2003. Il fait valoir également que les souffrances causées par les décisions judiciaires, ainsi que le refus opposé à sa demande de se rendre au chevet de son père mourant, équivalent à une forme de torture psychologique ou de peine ou traitement cruel, inhumain et dégradant.
Observations de l’État partie concernant le fond de la communication et commentaires de l’auteur
4.1Par une note verbale du 3 novembre 2004, l’État partie a fait part de ses observations sur le fond de la communication, sans en contester la recevabilité. Il fait valoir que le tribunal régional de première instance et la cour d’appel n’ont pas jugé crédible la thèse de l’auteur, qui affirmait avoir été victime d’un coup monté, au vu du poids écrasant des preuves à charge ressortant des dépositions des policiers qui l’avaient surpris dans la chambre d’hôtel avec le mineur, ainsi que des dépositions des assistants sociaux, du procureur et du médecin qui avaient interrogé le mineur après l’arrestation de l’auteur.
4.2L’État partie fait valoir que la Cour suprême ne pouvait pas examiner le pourvoi en cassation de l’auteur ni ses recours en révision subséquents, parce que ceux-ci soulevaient des questions de fait et non des points de droit. La Cour suprême ne peut pas trancher des questions exigeant un examen de la valeur probante des éléments présentés par les parties.
4.3L’État partie dément que l’auteur n’ait pas pu procéder au contre-interrogatoire des témoins à l’audience. Il affirme que l’auteur pouvait être confronté − et de fait, l’a été −, aux fins de les interroger, aux policiers et aux assistants sociaux, qui avaient cosigné la plainte déposée contre lui (et faisaient donc partie de l’accusation) et qui ont témoigné à l’audience.
4.4Concernant le grief de violation du droit à l’égalité devant les tribunaux (art. 14, par. 1), l’État partie estime que les circonstances propres à l’affaire du viol d’une mineure, invoquée par l’auteur, différaient totalement de celles de l’espèce. Il souligne que dans cette autre affaire la partie plaignante, qui était un particulier, avait renoncé à son action et n’avait pas témoigné devant le tribunal de première instance. La Cour suprême avait estimé que les témoignages des enquêteurs, qui rapportaient les dires de la victime, ne pouvaient pas être retenus comme preuve car ils constituaient des ouï-dire. L’État partie relève que, dans la présente affaire, il y a d’autres témoins que la victime qui ont une connaissance directe de l’infraction et qui ont vu l’auteur la commettre: les policiers, qui ont surpris l’auteur nu en compagnie d’un enfant, lui-même nu, dans une chambre d’hôtel.
4.5L’État partie conclut que l’auteur a bénéficié d’un procès équitable devant le tribunal de première instance.
5.Dans ses commentaires datés du 9 mars 2005 concernant les observations de l’État partie, l’auteur réitère ses griefs et réfute l’argument selon lequel sa condamnation serait fondée sur les témoignages de policiers qui l’ont vu commettre l’infraction. Il rappelle que les policiers n’ont pas indiqué l’avoir vu se livrer à des actes sexuels avec le mineur.
Délibérations du Comité
Examen de la recevabilité
6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.
6.2Le Comité note que l’État partie n’a pas contesté la recevabilité de la communication, que l’auteur a épuisé tous les recours internes qui lui étaient ouverts, et que la même question n’est pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.
6.3En ce qui concerne le grief de violation présumée du droit à l’égalité devant les tribunaux (art. 14, par. 1), le Comité relève que l’auteur conteste l’issue de la procédure judiciaire par comparaison à l’issue d’une autre affaire analogue. Le Comité note que l’État partie estime que les circonstances de l’affaire évoquée par l’auteur différaient totalement de celle de l’espèce. Le Comité note en outre que le paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte garantit l’égalité en matière de procédure mais ne saurait être interprété comme garantissant une égalité de résultats entre des procédures engagées devant un tribunal compétent. Cette partie de la communication de l’auteur dépasse le champ d’application du paragraphe 1 de l’article 14 et est par conséquent irrecevable ratione materiae au titre de l’article 3 du Protocole facultatif. Le Comité note toutefois que la communication soulève des questions concernant le droit de chacun à ce que sa cause soit entendue équitablement par un tribunal impartial établi par la loi, et il examinera cet aspect de la plainte de l’auteur au titre du même article.
6.4En ce qui concerne le grief de violation du paragraphe 3 a) de l’article 14, le Comité constate que l’auteur n’a pas été déclaré coupable d’une infraction autre que celle dont il était accusé. Ce grief n’est donc pas étayé aux fins de la recevabilité et est irrecevable au titre de l’article 2 du Protocole facultatif.
6.5Pour ce qui est du grief de violation du paragraphe 3 d) de l’article 14, le Comité relève que, d’après les informations qui lui ont été communiquées, il est manifeste que l’auteur était présent à son procès et qu’il était bien assisté d’un défenseur. Le fait − invoqué par l’auteur à l’appui de son grief − que la Cour suprême se soit fondée sur l’apparence prétendument juvénile du témoin de 21 ans n’entre pas dans le champ d’application du paragraphe 3 d) de l’article 14 et cette plainte est par conséquent irrecevable ratione materiae au titre de l’article 3 du Protocole facultatif.
6.6Le Comité estime que les autres griefs de l’auteur sont suffisamment étayés aux fins de la recevabilité, et déclare par conséquent que la communication est recevable dans la mesure où elle soulève des questions au regard des paragraphes 1, 2, 3 c) et e), et 5 de l’article 14, du paragraphe 1 de l’article 9, et de l’article 7 du Pacte.
Examen quant au fond
7.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations fournies par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.
7.2Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle il appartient généralement aux tribunaux des États parties au Pacte d’apprécier les faits et les éléments de preuve dans une affaire donnée, à moins qu’il ne puisse être établi que cette appréciation était manifestement arbitraire ou constituait un déni de justice. En l’espèce, le Comité note que la juge a condamné l’auteur, entre autres, à partir d’éléments de preuve tirés de déclarations du mineur qui, bien que faites hors audience, n’ont pas été considérées comme de simples ouï-dire. En outre, la juge, qui avait retenu comme élément de preuve la première déclaration faite par le mineur, n’a pas retenu au même titre l’acte de désistement qu’il avait signé sous serment, bien que l’un et l’autre fait aient été confirmés par des témoins n’ayant pas connaissance personnellement de l’affaire. Enfin, l’auteur a été confronté à des éléments de preuve sujets à caution, et même à des moyens qui n’ont pas été présentés à l’audience (l’apparence juvénile du témoin âgé de 21 ans, ainsi que la condition de mineur de la victime présumée). Dans ces conditions, le Comité conclut que le choix des moyens que le tribunal considérait comme recevables, en particulier en l’absence de tout élément de preuve confirmé par le mineur, de même que l’appréciation des moyens de preuve, était clairement arbitraire, en violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte.
7.3Compte tenu de la conclusion relative au paragraphe 1 de l’article 14, il n’est pas nécessaire d’examiner le grief tiré du paragraphe 2 de l’article 14.
7.4En ce qui concerne le grief de retard excessif dans la procédure, le Comité constate que la Cour suprême a rendu son arrêt le 10 février 2003, soit plus de 41 mois après que le pourvoi en cassation eut été formé le 3 septembre 1999 puis complété par des mémoires d’appel, dont le dernier est daté du 25 mai 2000. Il s’est donc écoulé deux ans et huit mois entre la présentation du dernier mémoire d’appel et le prononcé de l’arrêt de la Cour suprême. Au total, six ans et demi sont passés entre la date de l’arrestation de l’auteur et celle de l’arrêt de la Cour suprême. Au vu des informations soumises au Comité, ces retards ne tiennent pas aux démarches de l’auteur. En l’absence d’explications satisfaisantes de la part de l’État partie, le Comité conclut qu’il y a eu violation du paragraphe 3 c) de l’article 14.
7.5Pour ce qui est du droit de procéder au contre-interrogatoire d’un témoin capital de l’accusation, dont l’auteur affirme avoir été privé, le Comité relève que, selon l’État partie, l’auteur avait la possibilité d’interroger les fonctionnaires qui avaient également porté plainte contre lui, et qu’il l’a fait. Le Comité constate cependant que le mineur n’a pas pu, semble‑t‑il, être localisé, pas plus que ses parents, alors qu’il avait été cité à comparaître en qualité de témoin. Le Comité rappelle en outre qu’un crédit considérable a été accordé aux déclarations faites par le témoin hors audience. Attendu que l’auteur n’a pas pu interroger le mineur alors que celui‑ci était le seul témoin oculaire de l’infraction présumée2, le Comité conclut que l’auteur a été victime d’une violation du paragraphe 3 e) de l’article 14.
7.6En ce qui concerne le grief de violation du paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte, le Comité note que l’auteur affirme que la Cour suprême l’a privé de son droit de faire appel qui, selon lui, soulevait des questions de droit, sans examiner l’affaire au principal, au motif que cette cour ne réexamine que des questions de droit. Il ne fait pas valoir que ce jugement n’a pas été réexaminé par une instance supérieure. En outre, les faits montrent que la condamnation de l’auteur par le tribunal de première instance a été réexaminée par la cour d’appel qui est une instance supérieure au sens du paragraphe 5 de l’article 14. Le Comité observe que cet article ne garantit pas un réexamen par plus d’un tribunal. Le Comité conclut par conséquent que les faits dont il est saisi ne font pas apparaître une violation du paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte.
7.7En ce qui concerne le grief de violation du droit de ne pas faire l’objet d’une arrestation ou d’une détention arbitraires, il est incontesté que l’auteur a été arrêté sans mandat. L’État partie n’a pas contesté cette allégation, pas plus qu’il n’a donné de justification de l’arrestation de l’auteur sans mandat. Le Comité conclut que l’auteur a été victime d’une violation du paragraphe 1 de l’article 9 du Pacte.
7.8En ce qui concerne le grief formulé par l’auteur au titre de l’article 7, le Comité rappelle que les États parties ont l’obligation de respecter certaines normes minimales en matière de conditions de détention, et qu’ils sont notamment tenus de fournir des services médicaux et de faire soigner les détenus malades, conformément à la règle 22, paragraphe 2, de l’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus3. Selon ses propres dires, qui n’ont pas été contestés, l’auteur a manifestement enduré des douleurs intenses causées par des problèmes graves aux reins et n’a pas pu obtenir des autorités pénitentiaires un traitement médical adéquat. Attendu que l’auteur a enduré ces souffrances pendant une période considérablement longue, de 2001 jusqu’à sa libération en septembre 2003, le Comité conclut qu’il a été victime d’une violation de l’article 7. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres griefs formulés par l’auteur au titre de l’article 7 du Pacte.
8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, est d’avis que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des paragraphes 1 et 3 c) et e) de l’article 14, du paragraphe 1 de l’article 9 et de l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
9.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’offrir à l’auteur un recours utile sous la forme d’une indemnisation adéquate, entre autres, pour la période qu’il a passée en détention.
10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y a eu ou non-violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations.
[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]
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