Nations Unies

CAT/C/72/D/736/2016

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

21 janvier 2022

Original : français

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no736/2016*,**

Communication présentée par :

Lakhdar Guellil (représenté par un conseil, Rachid Mesli, de la Fondation Alkarama)

Victime(s) présumée(s) :

Le requérant

État partie :

Algérie

Date de la requête :

29 janvier 2016 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 115 du Règlement intérieur du Comité, transmise à l’État partie le 23 mars 2016 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision :

19 novembre 2021

Objet :

Torture ; absence d’une enquête prompte et impartiale

Question(s) de procédure :

Néant

Question (s) de fond :

Actes de torture et traitements cruels, inhumains ou dégradants ; utilisation de preuves ou d’aveux extorqués par la torture ; droit à réparation

Article(s) de la Convention :

1er, 2 (par. 1), 11, 12, 13 et 14

1.Le requérant est Lakhdar Guellil, de nationalité algérienne, né le 1er janvier 1945 à Dar Chioukh, dans la wilaya de Djelfa, en Algérie. Il invoque la violation par l’État partie des articles 2 (par. 1), 11, 12, 13 et 14 de la Convention, lus conjointement avec l’article 1er, dans le contexte de son accusation des infractions de constitution d’un groupe terroriste armé et d’association de malfaiteurs. L’État partie a fait la déclaration prévue à l’article 22 (par. 1) de la Convention le 12 septembre 1989. Le requérant n’a pas sollicité de mesures provisoires auprès du Comité. Il est représenté par un conseil de la Fondation Alkarama, Rachid Mesli.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Au cours du mois de mai 1996, le requérant, chauffeur de taxi, a conduit cinq clients de Djelfa à la région du Sersou, en Algérie, soit une distance d’une centaine de kilomètres. Les passagers se sont présentés comme des travailleurs agricoles cherchant à se rendre sur une exploitation du Sersou. Ils se sont acquittés du montant de la course, soit 900 dinars algériens.

2.2Le 31 juillet 1996, le requérant a été arrêté par la gendarmerie de Djelfa et détenu dans les locaux de la brigade au motif que les clients transportés jusqu’au Sersou étaient recherchés et qu’ils auraient dû être dénoncés. Le lendemain, le requérant a été transféré à la gendarmerie d’Aïn el Chiekh pour une journée, puis à la gendarmerie d’Aïn Oussera. Les trois premiers jours de sa détention, les agents l’ont interrogé sur ses liens avec les cinq suspects. Ne connaissant pas personnellement ces derniers, le requérant a indiqué aux agents qu’il s’était contenté de les transporter contre rémunération, comme n’importe quels clients.

2.3Durant les trois jours où il a été soumis à interrogatoire, le requérant a fait l’objet de différentes techniques de torture employées par plusieurs gendarmes dans les locaux de la brigade de gendarmerie d’Aïn Oussera, en présence de l’officier commandant la brigade. Il a notamment été fouetté jusqu’au sang sur toutes les parties du corps, a subi la torture du chiffon (ou simulation de la noyade) jusqu’à ce qu’il s’évanouisse à plusieurs reprises, et a été brûlé au chalumeau.

2.4Les actes de torture se sont poursuivis pendant plusieurs jours en dépit des pertes de connaissance répétées du requérant. Quelques jours plus tard, celui-ci s’est réveillé à l’hôpital d’Aïn Oussera, probablement amené par les gendarmes afin d’éviter qu’il meure dans les locaux de la brigade. En sa présence, le médecin de l’hôpital a expliqué aux gendarmes ne pas être en mesure de le prendre en charge. Par conséquent, les gendarmes ont le même jour déféré le requérant devant le Procureur de la République d’Aïn Oussera pour l’ouverture d’une instruction judiciaire. Le juge d’instruction n’a pas cherché à en savoir plus malgré la gravité de l’état du requérant. Le magistrat a ordonné sa mise en liberté provisoire le 5 août 1996.

2.5Au lendemain de sa libération, le 6 août 1996, le requérant s’est rendu à l’hôpital de Djelfa, où le médecin lui a délivré un certificat constatant les lésions, ecchymoses et brûlures subies, et demandé son transfert en urgence au centre hospitalo-universitaire Mustapha d’Alger pour sa prise en charge. Le 9 août 1996, constatant que l’avant-bras gauche du requérant était complètement gangréné par suite de brûlures au chalumeau, les médecins de l’hôpital d’Alger l’ont immédiatement amputé. Le requérant est ensuite resté hospitalisé durant deux mois en raison de complications liées à l’amputation et aux autres traumatismes subis, ainsi qu’à un diabète qui s’est déclaré à la suite de ces traumatismes, lequel provoquera par la suite chez le requérant une rétinopathie diabétique (cécité totale) constatée par un ophtalmologue le 5 avril 2006. Deux mois plus tard, le requérant a été autorisé à rentrer chez lui, à Djelfa, où il est encore resté alité pendant plusieurs mois.

2.6Le 12 février 1997, le requérant s’est rendu au bureau du juge d’instruction afin de récupérer son véhicule saisi. Le juge d’instruction, constatant l’amélioration de son état de santé, a alors ordonné son arrestation immédiate et sa mise en détention provisoire. Le requérant est resté incarcéré pendant quarante-sept jours à la prison de Djelfa, puis son procès a débuté devant le tribunal criminel de Djelfa le 28 février 1998. Accusé de constitution d’un groupe terroriste armé et d’association de malfaiteurs, le requérant a été condamné à quinze ans de prison ferme. Il a passé huit ans en prison, alors que son état de santé se dégradait et a abouti à la cécité totale en raison de son diabète non soigné. Il a été libéré le 2 mars 2006, à la faveur de l’amnistie décrétée en application de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale.

2.7Le requérant a fait état des actes de torture qu’il avait subis à tous les stades de la procédure judiciaire. Il a soumis une plainte dénonçant ces actes subis dans les locaux de la gendarmerie nationale d’Aïn Oussera dès sa présentation devant le Procureur de la République, le 5 août 1996. Le même jour, il a également affirmé au juge d’instruction avoir été forcé à signer des documents sans pouvoir les lire et sous la contrainte, et a mentionné les tortures qu’il avait subies. Les deux magistrats pouvaient d’ailleurs constater par eux-mêmes les graves lésions apparentes sur son corps. Ni le Procureur ni le juge d’instruction du tribunal d’Aïn Oussera n’ont cependant jugé nécessaire de faire examiner le requérant par un médecin légiste ou, a fortiori, d’ordonner une enquête sur les allégations éminemment crédibles du requérant.

2.8Dès le début du procès devant le tribunal criminel de Djelfa en février 1998, l’avocat du requérant, Tayeb Fakkak, a sollicité que les procès-verbaux établis par la gendarmerie nationale en faisant usage de la torture soient exclus des débats, en soumettant au tribunal les certificats médicaux et le dossier du médecin légiste ainsi que les photos prises au lendemain de la libération provisoire du requérant. Ces documents officiels attestaient que le requérant avait subi de graves tortures à la suite de son arrestation par la gendarmerie nationale. Cependant, les juges du tribunal criminel ont refusé de les prendre en considération et d’ouvrir une enquête judiciaire sur ces allégations, comme la loi interne et la Convention les y obligeaient pourtant. Après sa libération le 2 mars 2006, le requérant a entrepris plusieurs démarches auprès des procureurs de la République d’Aïn Oussera et de Djelfa, en leur soumettant le dossier d’expertise médicale attestant les tortures, afin de déclencher une procédure pénale contre ses tortionnaires et d’obtenir une réparation du grave préjudice qu’il avait subi. Les deux magistrats n’ont cependant donné aucune suite à ces plaintes.

2.9Le requérant s’est alors adressé au Ministre de la justice, par courrier du 1er avril 2008, et au Président de la République, par lettre du 2 avril 2008, pour exposer sa situation dramatique du fait des séquelles provoquées par les tortures durant sa garde à vue. Convoqué quelques mois plus tard au Ministère de la justice, il a été informé que son dossier avait été transmis au Procureur général de Djelfa. Lorsqu’il s’est rendu au parquet général, le requérant a de nouveau été renvoyé devant le Procureur de la République de Djelfa, qui lui a signifié que sa plainte avait été classée sans suite. Toutes les autres démarches effectuées depuis par le requérant, auprès des instances judiciaires comme administratives, se sont avérées vaines et se sont heurtées au silence des autorités.

2.10Cette affaire n’a été soumise à aucun autre mécanisme de règlement ou d’enquête, au sens de l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant allègue qu’il a été victime d’actes de torture, au sens de l’article premier de la Convention. Il a subi des souffrances aiguës, tant physiques que mentales, ayant été très violemment battu au niveau du dos, du visage et de la main à l’aide de câbles électriques. Le requérant a également été victime de la technique du chiffon gorgé d’eau mélangée à un produit de nettoyage, qui s’apparente à une simulation de noyade. De plus, il a été torturé au chalumeau au niveau du bras gauche, ce qui a provoqué de graves brûlures cutanées. Les actes de torture ont été employés par les agents de l’État dans le but de contraindre le requérant à signer un procès-verbal contenant des aveux, en vue de poursuites pénales et de sa présentation devant le Procureur de la République le 5 août 1996.

3.2Les séquelles physiques sont manifestes sur les photos prises après la libération provisoire du requérant, lesquelles révèlent des brûlures et diverses lésions au niveau du dos, des épaules, des bras et des flancs, comme le précise également le certificat médical établi le 6 août 1996 par un médecin légiste spécialisé. Selon ce certificat, ces blessures sont le résultat des violences subies par le requérant dès le 1er août 1996. Les actes de torture ne peuvent être légitimés par aucune circonstance exceptionnelle, comme le prévoit l’article 2 (par. 2) de la Convention. Ainsi, l’état d’urgence, en vigueur en Algérie au moment des faits allégués, ou les accusations formulées contre le requérant ne sauraient justifier les sévices dont il a été victime.

3.3Le requérant allègue la violation de l’article 2 (par. 1) de la Convention, dans la mesure où la législation algérienne ne contient aucune disposition criminalisant l’utilisation de preuves ou d’aveux extorqués au moyen d’actes de torture. Cela conduit les services de sécurité à avoir recours à la torture afin d’obtenir des déclarations qui sont ensuite utilisées lors d’instructions pénales, tout en restant impunis. En outre, le requérant rappelle que la Charte pour la paix et la réconciliation nationale interdit le recours à la justice pour des crimes perpétrés pendant la période dite de « tragédie nationale » par les membres des forces de défense et de sécurité, conduisant ainsi à promouvoir l’impunité et à porter atteinte au droit à un recours effectif. Par ailleurs, l’auteur allègue la violation de l’article 2 (par. 1) pour la violation de son droit à être informé de ses droits, à bénéficier promptement d’une assistance juridique et médicale indépendante ainsi qu’à prendre contact avec sa famille.

3.4Le requérant indique que l’État partie n’a pas pris toutes les mesures nécessaires, dans sa législation et en pratique, afin d’assurer que tous les établissements dans lesquels sont retenues des personnes privées de liberté, y compris ceux de la gendarmerie nationale, soient régulièrement contrôlés. L’État partie ne s’est pas non plus acquitté de son obligation de contrôler systématiquement les techniques et pratiques d’interrogatoire. Le requérant considère que cette situation constitue une violation de l’article 11 de la Convention, lequel impose à l’État partie le devoir de surveiller systématiquement les règles, instructions, méthodes et pratiques d’interrogatoire en vue d’éviter tout cas de torture.

3.5Le requérant a systématiquement dénoncé les tortures dont il a été la victime devant toutes les instances judiciaires, sans succès. L’État partie n’ayant pas effectué d’enquête prompte et impartiale sur la base des allégations de tortures, le requérant considère que celui‑ci a violé l’article 12 de la Convention. Il est également allégué qu’aucun examen immédiat et impartial des faits de torture n’a été réalisé par les autorités compétentes après connaissance des faits, en violation de l’article 13 de la Convention. De plus, en privant le requérant d’une enquête prompte et impartiale ainsi que d’une procédure pénale observant ses droits, l’État partie l’a aussi privé de la possibilité d’obtenir une réparation, comme le prévoit pourtant la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, qui concerne aussi l’indemnisation des victimes de la tragédie nationale. Le requérant allègue qu’en ne respectant pas ce droit à la réparation, l’État partie a violé l’article 14 de la Convention.

3.6Le requérant allègue aussi que les voies de recours internes ont été épuisées, puisqu’il a effectué tous les recours possibles, lesquels se sont avérés inefficaces. En effet, le requérant a fait état des actes de torture subis à tous les stades de la procédure judiciaire. Il a transmis au juge d’instruction les certificats médicaux, le dossier du médecin légiste ainsi que les photos prises au lendemain de sa libération provisoire, le 5 août 1996. Cependant, le Procureur et le juge d’instruction n’ont pas jugé utile d’ouvrir une enquête judiciaire. Plus tard, le requérant a entrepris plusieurs démarches auprès des procureurs de la République de Djelfa et d’Aïn Oussera, sans résultat concluant. Après avoir envoyé une lettre au Ministère de la justice expliquant sa situation, le requérant a été informé que son dossier, transmis au Procureur général de Djelfa, avait été classé sans suite. Il est nécessaire de noter que le droit d’appel n’est pas reconnu en droit interne, le tribunal criminel statuant en premier et en dernier ressort. Le requérant affirme que toutes les autres démarches qu’il a effectuées depuis 2006, auprès des instances tant judiciaires qu’administratives, se sont avérées vaines et se sont heurtées au silence des autorités. En outre, l’article 45 de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale fournit une amnistie au profit des membres des services de sécurité algériens, conduisant à un contexte d’impunité généralisée. Dans ce contexte d’impunité qui prévaut en Algérie, la charge de la preuve incombant à l’État pour prouver l’effectivité des voies de recours internes est plus élevée.

3.7Le requérant estime que, conformément à l’article 12 de la Convention, l’État partie devrait entreprendre une enquête approfondie et diligente sur les sévices qu’il a subis et rendre compte des résultats de celle-ci dans les délais les plus brefs. L’État partie devrait aussi engager des poursuites pénales contre les personnes responsables des actes de torture perpétrés contre le requérant, les traduire en justice et les punir d’une peine adéquate à la gravité du crime, conformément à l’article 13 de la Convention. L’État partie devrait en outre offrir une réparation appropriée et complète au requérant, au titre des graves préjudices qu’il a subis, conformément à l’article 14 de la Convention.

Renseignements complémentaires du requérant

4 . 1 Le 31 mai 2016, le conseil du requérant a indiqué que ce dernier était victime de représailles de la part des gendarmes de la brigade de Djelfa, qui se sont rendus à son domicile alors que ce dernier se trouvait dans un hôpital de Blida pour y subir une opération chirurgicale, prévue le 1 er juin 2016 .

4 . 2 Les gendarmes ont téléphoné à plusieurs reprises au requérant, pour lui intimer de se rendre de toute urgence dans les locaux de leur brigade afin d’être « interrogé avant son audience », sans préciser de quelle audience il s’agissait, avant de lui demander expressément s’il avait effectivement « déposé une plainte contre l’ É tat » sans donner plus de précisions . Le requérant exprime sa crainte que cette convocation constitue une mesure de représailles et d’intimidation contre lui, en réaction à la plainte déposée devant le Comité . Il rappelle son état d’extrême vulnérabilité physique et psychologique, puisqu’il est handicapé et aveugle . Il prie le Comité de bien vouloir appeler en urgence l’ É tat partie à s’abstenir de toute pression ou de toute mesure de représailles à son égard, conformément à l’article 13 de la Convention .

4.3Le 31 juillet 2018, le conseil du requéranta précisé que celui-ci était âgé et que sa santé se dégradait de manière préoccupante. Il souffrait de diabète et d’hypertension sévères, et avait perdu l’usage de la vue. Il vivait également dans la pauvreté, avait dû être amputé d’un bras du fait des actes de torture subis (les brûlures au chalumeau ayant gangréné son avant-bras gauche) et ne pouvait plus, depuis les faits, exercer son métier de chauffeur de taxi.

Observations de l’État partie sur le fond

5.1Le 23 juin 2021, l’État partie a soumis des observations sur le fond, sans contester la recevabilité de la requête.

5.2En ce qui concerne les faits, l’État partie fait valoir que des habitants de la région du Sersou ont affirmé avoir été attaqués pendant les nuits du 21 au 25 juillet 1996 par des inconnus, qui sont entrés par effraction dans leurs maisons et ont menacé leur famille avec des armes. Les assaillants ont volé leur argent, leurs bijoux et leurs voitures. La police locale a reçu un rapport selon lequel certains habitants de la région avaient arrêté deux personnes, qui conduisaient une voiture, soupçonnées d’avoir aidé un groupe d’attaquants qui les avait précédemment agressés chez eux.

5.3Le requérant, en tant que chauffeur de taxi, a été prié de transporter vers la ville d’Aïn Oussera certaines personnes qui faisaient partie du groupe criminel de sept individus dirigé par un élément bien connu.

5.4Par la suite, les forces de sécurité ont arrêté les autres membres du groupe, y compris le requérant, qui a déclaré qu’ils circulaient ensemble dans une voiture par hasard, contestant être au courant des activités criminelles de ses passagers.

5.5En ce qui concerne les procédures pénales engagées en août 1996, le Procureur de la République a lancé des poursuites et une enquête judiciaire a été ouverte contre le requérant et le reste du groupe pour constitution d’un groupe terroriste armé, dans le but de semer la terreur parmi la population et de provoquer un climat d’insécurité par des agressions sur des personnes, mettant ainsi leur vie, leurs libertés et leur sécurité en danger. Le 28 février 1998, le tribunal criminel a condamné le requérant, soupçonné d’activités dangereuses, à une peine de quinze ans d’emprisonnement.

5.6En ce qui concerne l’absence alléguée d’enquête sur les actes de torture dénoncés par le requérant, l’État partie affirme que ce dernier n’a déposé aucune plainte auprès des autorités judiciaires compétentes concernant sa torture. En 2010, cependant, il a déposé une plainte auprès du Président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme, affirmant ne pas avoir reçu d’indemnisation en raison des lois internes. Étant donné qu’il avait perdu un œil et sa main gauche, et que sa voiture avait été confisquée après qu’il eut été reconnu coupable d’actes terroristes, le requérant a été reçu par le Procureur. Ce dernier a pris les mesures juridiques appropriées pour que le requérant bénéficie de l’indemnisation du préjudice par l’autorité publique, selon un rapport officiel.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité doit déterminer si celle-ci est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.2Le Comité rappelle que, conformément à l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention, il n’examine aucune communication émanant d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Cette règle ne s’applique pas s’il est établi que les procédures de recours ont excédé des délais raisonnables ou qu’il est peu probable qu’elles donnent, à l’issue d’un procès équitable, satisfaction à la victime présumée. Le Comité note l’allégation du requérant selon laquelle les voies de recours internes ont été épuisées, puisqu’il a effectué tous les recours possibles, lesquels se sont avérés inefficaces, et que la Charte pour la paix et la réconciliation nationale interdit le recours à la justice pour des crimes perpétrés pendant la période dite de « tragédie nationale » par les membres des forces de défense et de sécurité. Le Comité note qu’en l’espèce, l’État partie n’a pas contesté le fait que le requérant avait épuisé tous les recours internes disponibles, et n’a soulevé aucun des autres critères de recevabilité stipulés à l’article 113 du Règlement intérieur du Comité.

6.3En l’absence de commentaires de l’État partie sur la recevabilité de la requête, et considérant que les faits et les revendications soulevant des griefs au titre de l’article 2 (par. 1), lu conjointement avec l’article 1er, et des articles 11, 12, 13 et 14 de la Convention ont été dûment étayés, le Comité déclare la requête recevable et procède à son examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2En l’espèce, le Comité doit déterminer si, par des actes de torture subis par le requérant, l’État partie a violé l’article 2 (par. 1), lu conjointement avec l’article 1er, et les articles 11, 12, 13 et 14 de la Convention.

7.3Le Comité prend note de l’allégation du requérant selon laquelle il a été soumis à différentes techniques de torture employées par plusieurs gendarmes, durant trois jours au cours desquels il a été interrogé dans les locaux de la brigade de gendarmerie d’Aïn Oussera, et qu’il s’agissait d’actes intentionnellement infligés. Il a notamment été fouetté jusqu’au sang avec des câbles électriques sur toutes les parties du corps, a subi la torture du chiffon ou simulation de la noyade jusqu’à ce qu’il s’évanouisse à plusieurs reprises, et a été brûlé au chalumeau, dans le but qu’il fasse des aveux. Le Comité note qu’au cours de ses auditions, le requérant s’est plaint des traitements qu’il avait subis, mais que le juge d’instruction a ignoré ses allégations et blessures et n’a demandé aucun examen médical. Il note également les allégations du requérant selon lesquelles ces actes de violence, qui lui ont laissé des séquelles à long terme, y compris l’amputation de son avant-bras gauche, comme en témoignent les certificats médicaux, constituent une violation de l’article premier de la Convention. Dans ce contexte, le Comité observe l’allégation du requérant selon laquelle son droit à être informé de ses droits, à bénéficier promptement d’une assistance juridique et médicale indépendante ainsi qu’à prendre contact avec sa famille n’a pas été respecté, en violation de l’article 2 (par. 1) de la Convention. Le requérant soutient aussi que l’État partie a enfreint ses obligations de prévenir et de sanctionner les actes de torture, puisque la législation nationale ne contient aucune disposition criminalisant l’utilisation de preuves ou d’aveux extorqués au moyen de la torture, et que la Charte pour la paix et la réconciliation nationale conduit à l’impunité et porte atteinte au droit à un recours effectif. Le Comité note en outre l’argument de l’État partie selon lequel le requérant n’a pas porté plainte pour les actes de torture subis devant les autorités judiciaires. Cependant, il observe que le requérant a évoqué les actes de torture subis devant le juge d’instruction et le Procureur de la République, le 5 août 1996. Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle toute personne privée de liberté doit avoir accès à une assistance juridique et médicale rapide et indépendante, et doit pouvoir prendre contact avec sa famille afin de prévenir la torture. Compte tenu du fait que, selon ses dires, le requérant n’a eu accès à aucune de ces garanties, et en l’absence d’informations de la part de l’État partie contestant les faits tels qu’ils ont été présentés par le requérant, le Comité considère que les mauvais traitements physiques et les blessures subis par le requérant lors de son interrogatoire, tels qu’ils sont présentés, constituent des actes de torture au sens de l’article premier de la Convention. Le Comité conclut également que l’absence de garanties juridiques fondamentales pour le requérant constitue une violation de l’article 2 (par. 1) de la Convention.

7.4S’agissant de la violation présumée de l’article 11 de la Convention, le Comité note l’argument du requérant selon lequel l’État partie n’a pas pris toutes les mesures nécessaires afin d’assurer un contrôle régulier des établissements de la gendarmerie nationale, et ne s’est pas non plus acquitté de son obligation de surveiller systématiquement les règles, instructions, méthodes et pratiques d’interrogatoire en vue d’éviter tout cas de torture. Le Comité note également que l’État partie n’a pas contesté les faits tels qu’ils ont été présentés par le requérant. Dans ces circonstances, le Comité conclut que les allégations du requérant doivent être dûment prises en considération et que les faits, tels qu’ils ont été présentés, sont constitutifs d’une violation de l’article 11 de la Convention.

7.5Concernant la violation présumée des articles 12 et 13 de la Convention, le Comité observe que, d’après le requérant, ni le Procureur de la République ni le juge d’instruction ne lui ont indiqué si une enquête sur les allégations de torture qu’il avait soulevées était en cours ou avait été effectuée durant les douze années suivant le dépôt de sa plainte initiale du 5 août 1996. Le Comité prend note des allégations du requérant selon lesquelles : a) il a comparu devant les juges d’instruction en août 1996 avec des traces visibles de torture ; b) le Procureur et le juge d’instruction du tribunal d’Aïn Oussera n’ont pas jugé nécessaire de faire examiner le requérant par un médecin légiste ou d’ordonner une enquête ex officio sur les allégations éminemment crédibles du requérant ; c) il a explicitement dénoncé les tortures devant le juge d’instruction, en soumettant les certificats médicaux, le dossier du médecin légiste ainsi que les photos prises au lendemain de sa libération provisoire en août 1996, mais le juge n’a pas ordonné d’enquête ; et d) en 2008, le Procureur de la République de Djelfa a signifié au requérant que sa plainte avait été classée sans suite. Le Comité note en outre les arguments de l’État partie selon lesquels le requérant n’a pas soulevé les allégations de torture auprès des autorités judiciaires compétentes. Il constate toutefois que l’État partie a largement dépassé le délai raisonnable pour rendre justice dans le cas du requérant : près de vingt-cinq ans se sont écoulés depuis les événements en question et la présentation des premières allégations de torture, mais aucune enquête n’a été ouverte. Le requérant a été maintenu en détention sur la base de simples soupçons et d’aveux obtenus par la torture, qu’il a été contraint de signer. À la lumière de ce qui précède, le Comité considère que l’absence d’enquête sur les allégations de torture formulées par le requérant est incompatible avec les obligations de l’État partie au titre de l’article 12 de la Convention de veiller à l’ouverture et à la conduite d’une enquête immédiate, indépendante et impartiale, chaque fois qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis.

7.6Dans ces circonstances, l’État partie n’a pas non plus garanti le droit du requérant de déposer une plainte conformément à ses obligations au titre de l’article 13 de la Convention, qui implique que les autorités apportent une réponse satisfaisante à une telle plainte en lançant une enquête immédiate, indépendante et impartiale. Le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucune information pour réfuter cette partie de la requête, et conclut que ces actes constituent une violation de l’article 13 de la Convention.

7.7S’agissant de la violation présumée de l’article 14 de la Convention, le Comité note les allégations du requérant selon lesquelles l’État partie l’a privé de toute réparation, comme le prévoit la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, en ne donnant pas suite à sa plainte et en ne procédant à aucune enquête. Le Comité rappelle que l’article 14 de la Convention reconnaît non seulement le droit d’être indemnisé équitablement et de manière adéquate, mais impose aussi aux États parties l’obligation de veiller à ce que la victime d’un acte de torture obtienne réparation. Le Comité considère que la réparation doit couvrir l’ensemble des dommages subis par la victime, et englobe, entre autres mesures, la restitution, l’indemnisation, la réadaptation de la victime ainsi que des mesures propres à garantir la non-répétition des violations, en tenant toujours compte des circonstances de chaque affaire. Compte tenu du temps écoulé depuis que le requérant a tenté d’engager des procédures de dédommagement au plan interne, et de l’absence d’informations fournies par l’État partie sur une éventuelle indemnisation du requérant, le Comité conclut que l’État partie a également manqué aux obligations qui lui incombent au titre de l’article 14 de la Convention.

8.Le Comité, agissant en vertu de l’article 22 (par. 7) de la Convention, est d’avis que les faits dont il a été saisi font apparaître une violation de l’article 2 (par. 1), lu conjointement avec l’article 1er, et des articles 11, 12, 13 et 14 de la Convention.

9.Le Comité invite instamment l’État partie : a) à ouvrir une enquête sur les événements en question, dans le but de poursuivre en justice les personnes responsables du traitement du requérant ; b) à indemniser le requérant ; et c) à modifier les articles 45 et 46 de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale ou à y déroger, considérant que ces dispositions sont incompatibles avec la Convention dans la mesure où elles excluent la possibilité d’enquêter et de poursuivre les agents de l’État partie qui ont commis le crime de torture.

10.Conformément à l’article 118 (par. 5) de son règlement intérieur, le Comité invite l’État partie à l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises pour donner suite aux observations ci-dessus, y compris en ce qui concerne l’indemnisation du requérant.