Nations Unies

CAT/C/72/D/871/2018

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

28 janvier 2022

Original : français

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 871/2018*,**

Communication présentée par :

Sidi Abdallah Abbahah (représenté par un conseil, Olfa Ouled)

Victime(s) présumée(s) :

Le requérant

État partie :

Maroc

Date de la requête :

9 mai 2018 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 115 du Règlement intérieur du Comité, transmise à l’État partie le 17 mai 2018 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision :

24novembre 2021

Objet :

Torture en détention

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes ; abus du droit de soumettre une plainte

Question(s) de fond :

Torture et peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ; mesures visant à empêcher la commission d’actes de torture ; surveillance systématique quant à la garde et au traitement des personnes détenues ; obligation de l’État partie de veiller à ce que les autorités compétentes procèdent immédiatement à une enquête impartiale ; droit de porter plainte ; droit d’obtenir une réparation

Article(s) de la Convention :

1er, 2, 11, 12, 13, 14, 15et 16

1.1Le requérant est Sidi Abdallah Abbahah, de nationalité marocaine, né en 1975 au Sahara occidental. Il invoque une violation par l’État partie des articles 1er, 2, 11, 12, 13, 14, 15 et 16 de la Convention. L’État partie a fait la déclaration prévue à l’article 22 (par. 1) de la Convention le 19 octobre 2006. Le requérant est représenté par un conseil, Olfa Ouled.

1.2Le 17 mai 2018, en application de l’article 114 (par. 1) de son règlement intérieur et compte tenu des informations fournies par le requérant, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a demandé à l’État partie : a) de suspendre toutes les mesures d’isolement appliquées au requérant ; b) de permettre au requérant de recevoir la visite d’un médecin de son choix ; et c) de déterminer et de mettre en œuvre de façon immédiate des mesures de substitution à la détention, telles que la résidence surveillée, afin d’éviter toute dégradation supplémentaire de son état de santé. Compte tenu des informations fournies par le requérant, le Comité a réitéré les 1er juin, 29 juin et 21 septembre 2018 l’ensemble des mesures provisoires requises le 17 mai 2018. Le 21 septembre 2018, le Comité a également demandé à l’État partie de lui fournir des informations sur les allégations du requérant quant au respect des mesures provisoires, informations fournies par l’État partie et présentées aux paragraphes 6.1 à 6.5 de la présente décision.

1.3Le 21 septembre 2018, à la demande de l’État partie, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a décidé d’examiner la recevabilité de la requête séparément du fond. Le 5 août 2019, le Comité a déclaré la plainte recevable. Il a rappelé les mesures provisoires et a demandé à l’État partie de faciliter les visites effectuées par sa famille au requérant, et de permettre à ce dernier de s’entretenir régulièrement avec sa famille comme avec son conseil, en prenant en compte la grande distance qui les sépare. En ce sens, le Comité a invité l’État partie à transférer le requérant dans un centre de détention plus proche de sa famille. Compte tenu des informations fournies par le requérant, le Comité a réitéré le 16octobre 2020 l’ensemble des mesures provisoires et demandé à l’État partie de lui fournir des informations sur les allégations du requérant quant au respect des mesures provisoires, informations fournies par l’État partie et présentées au paragraphe 9.10 de la présente décision.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1À partir du 9 octobre 2010, des milliers de Sahraouis résidant au Sahara occidental ont quitté leur maison pour s’installer dans des campements temporaires en périphérie des villes, dont le camp de GdeimIzik, près de Laâyoune. Cette démarche visait à dénoncer les discriminations dont les Sahraouis s’estiment victimes de la part de l’État partie. Le requérant a rejoint le camp à ses débuts et a été le responsable du comité d’approvisionnement des occupants du camp.

2.2Le 8 novembre 2010, des membres de l’armée marocaine, armés de canons à eau et de bombes lacrymogènes, ont attaqué le camp de GdeimIzik, alors occupé par plus de 20000Sahraouis. Au cours de l’évacuation forcée du camp, des affrontements ont éclaté entre l’armée et des manifestants sahraouis, durant lesquels des soldats marocains auraient trouvé la mort. S’en est suivie une violente vague de répressions menée par les forces de sécurité marocaines, avec l’appui de civils marocains résidant en territoire sahraoui.

2.3Le 19 novembre 2010, le requérant a été enlevé par les autorités marocaines dans sa maison, en présence de M.B., qui est également codétenu aujourd’hui dans le cadre de l’affaire de GdeimIzik.Tous deux ont été plaqués au sol, roués de coups, insultés et menacés de mort à l’arme à feu par les forces spéciales. Malgré l’absence de réaction des deux amis, en état de choc, les membres des forces spéciales ont commencé à leur asséner des coups, frénétiquement, sur tout le corps et le visage. Cette violence physique extrême était accompagnée d’insultes et de menaces. Menottés et les yeux bandés, ils ont été jetés dans des véhicules où ils ont continué à subir des violences policières jusqu’à leur arrivée dans les locaux de la Direction générale de la sûreté nationale de Laâyoune. Le requérant ne s’est jamais vu présenter de mandat d’arrêt.

2.4Dans ces locaux, le requérant a eu à subir un interrogatoire durant neuf heures, entièrement déshabillé, les mains menottées dans le dos et les yeux bandés.Il a subi tous types de violences, notamment des coups sur tout le corps nu, avec divers ustensiles tels que des barres de fer, et des coups de ceinture sur les testicules. En particulier, les agents lui ont écarté les jambes afin d’insérer entre celles-ci une chaise en plastique. De cette façon, lorsqu’ils tiraient les poignets menottés du requérant vers le pied de la chaise, la douleur se propageait dans tout son corps. Le requérant a également subi des méthodes de torture précises − comme celles de la falaka et du « poulet rôti » − visant à lui causer un maximum de souffrances sans lui donner la mort dans l’immédiat, afin d’extorquer des aveux.Il a pu reconnaître la voix d’un ancien commissaire divisionnaire, qui lui a montré la photo d’un homme, en lui demandant de l’identifier. Répétant qu’il ignorait l’identité de l’individu sur la photo, le requérant a provoqué la colère du haut fonctionnaire, qui a ordonné aux agents présents de durcir la torture. Le requérant a également subi des traitements dégradants tels que des menaces de viol et des attouchements sexuels, et ses tortionnaires ont uriné sur son visage couvert de plaies sanglantes. Ces actes avaient pour finalité de l’obliger à identifier son ami M.B. sur des photos et vidéos sur lesquelles ce dernier n’apparaissait pas. Malgré les injonctions des autorités, le requérant a persisté à nier que la photo présentée montrait son ami M.B., et les fonctionnaires ont donc continué les tortures. Plus tard, les tortionnaires ont retiré le bandeau des yeux du requérant afin de lui montrer une vidéo téléchargée sur l’un de leurs téléphones. Elle montrait un homme urinant sur un cadavre, mais le requérant a nié qu’il s’agissait de son ami M.B.

2.5De nouveau jeté dans une voiture, les yeux bandés et menotté, le requérant a ensuite été transporté vers la gendarmerie de Laâyoune. Là, il a été laissé à genoux, les yeux bandés et menotté, face à un mur à l’extérieur de la gendarmerie avec son ami M.B., qu’il a reconnu en raison de ses cris de douleur. Après un certain temps dans cette position, le requérant a été conduit à l’intérieur du bâtiment. Ses tortionnaires lui ont montré la même photo et la même vidéo. Après avoir de nouveau nié l’identité de la personne y apparaissant, il a subi les mêmes violences et tortures, alors qu’il se trouvait dans un couloir sous la supervision de gendarmes. Ensuite, il a été laissé plus de vingt-quatre heures devant le mur, menotté et les yeux bandés, dans cette tenue légère pendant cette nuit d’hiver, assoiffé, affamé, épuisé et extrêmement affaibli par les deux jours de torture subis. Durant ces vingt-quatre heures, les gardes ont continué les actes de torture, en le frappant, lui urinant dessus ou lui versant de l’huile sur le corps et en remplissant ses voies respiratoires de cigarettes allumées.

2.6Au terme de ces vingt-quatre heures, le 21 novembre 2010, le requérant a été conduit dans un bureau de la gendarmerie, où il a été contraint à apposer sa signature sur des documents dont il n’avait pas pris connaissance. Il découvrira, lors de la procédure judiciaire, que ce procès-verbal d’investigation daté du 20novembre 2010contenait de fausses accusations et des réponses à des questions auxquelles il n’avait jamais répondu.

2.7Le 22 novembre 2010, le requérant a été conduit en avion à Rabat − toujours en subissant des violences et des coups assénés par les forces de l’ordre lors du transport − afin d’y rencontrer le juge d’instruction, vêtu d’un uniforme militaire. Lors de cet entretien, le requérant a montré les traces de coups et les nombreuses plaies qui lui couvraient le corps. De surcroît, il a témoigné des tortures qu’il avait subies durant les deux jours ayant précédé sa rencontre avec le juge d’instruction. Aucune de ses allégations n’a été consignée et aucune enquête n’a été ouverte à ce sujet. Le juge d’instruction a simplement ordonné sa détention à la prison de Salé 2, à Rabat, dès le lendemain. Les charges retenues contre lui étaient des coups ayant entraîné la mort avec intention de la donner en association criminelle contre un officier de police.

2.8À la prison de Salé 2, le requérant a été placé à l’isolement durant plus de trois semaines, pendant lesquelles il a uniquement eu accès au minimum vital nécessaire pour survivre. Il a également subi des séances de torture similaires à celles qu’il avait subies auparavant. Au terme de ces trois semaines, le 8 décembre 2010, le requérant a pu recevoir une visite de cinq minutes seulement de son frère, qui avait appris seulement quelques jours auparavant que le requérant était aux mains des autorités et qu’il était en vie.

2.9Le 4 mars 2011, le requérant a eu sa première comparution devant le juge d’instruction. Il a dénoncé à nouveau les tortures subies, mais encore une fois, aucune enquête n’a été ouverte. Lors d’une deuxième comparution le 4 novembre 2011, le requérant a réitéré qu’il avait été contraint de signer ses aveux après avoir été torturé, alors qu’il était menotté. Le juge d’instruction, qui a motivé son acte d’accusation en considérant que le requérant avait fait des déclarations volontaires, a saisi le tribunal militaire de Rabat. Le procès du requérant et de ses coaccusés a eu lieu le 1er février, puis du 8 au 16 février 2013, à Rabat.Le 15 février 2013, le tribunal militaire de Rabat a rejeté la demande d’enquête, relative aux tortures subies. Le 17 février 2013, le requérant a été condamné à la prison à perpétuité − sur la base de prétendus aveux qu’il a pourtant contestés en indiquant avoir été torturé − pour avoir adhéré à une bande criminelle, perpétré des violences entraînant la mort avec préméditation contre un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions et commis des actes sauvages sur un cadavre.

2.10Après ce procès, plusieurs organisations internationales ont souligné le défaut de preuve et l’absence d’enquête effective sur les allégations de torture. Le requérant avait lui‑même entamé plusieurs grèves de la faim, dénonçant le caractère inique de la procédure et l’absence d’audience devant la Cour de cassation qui avait été saisie d’un pourvoi.

2.11Le 27 juillet 2016, la Cour de cassation a cassé le jugement du tribunal militaire et a renvoyé l’affaire devant la cour d’appel de Rabat. Un nouveau procès a débuté le 26 décembre 2016. Les allégations de torture ont été rappelées par les avocats et les accusés dès le début du nouveau procès. Tous les accusés ont demandé à la cour d’appel, à plusieurs reprises tout au long du procès, d’annuler les procès-verbaux signés sous la torture et de les retirer du dossier de procédure. Le 25 janvier 2017, soit plus de six ans après les faits, le Président de la cour d’appel a consenti à ce que les accusés soient soumis à des expertises médico-légales. Toutefois, ces dernières ont été confiées à trois médecins légistes marocains non formés au Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Protocole d’Istanbul) et ne présentant pas les garanties d’indépendance suffisantes. Le requérant a donc refusé de se soumettre à l’expertise, par crainte que les conclusions du rapport soient falsifiées et utilisées pour confirmer la validité des procès-verbaux.

2.12Le 19 juillet 2017, la cour d’appel de Rabat a confirmé la réclusion à perpétuité du requérant, à l’issue d’un procès qui a de nouveau bafoué toutes les règles élémentaires du droit à la défense et à un procès équitable, et n’a pas permis l’ouverture d’une enquête pour torture. Le 29 septembre 2017, le requérant a formé un recours en cassation, qui a été rejeté le 25 novembre 2020 par la Cour de cassation.

2.13Le 16 septembre 2017, le requérant a été transféré de la prison d’El Arjat à celle de Kenitra. Sa famille et ses avocats n’en ayant pas été informés, le requérant a été privé de visites de sa famille de manière arbitraire et sans aucune raison. Le 4 décembre 2017, il a été placé à l’isolement dans des toilettes pendant dix jours, sans aucun motif. Il a aussi été privé de la possibilité de s’entretenir avec son avocate française, qui s’est vu interdire l’accès au Maroc, et n’a pas vu de médecin durant cette période, malgré la détérioration de son état physique. Le requérant a été placé dans une cellule au rez-de-chaussée, humide et mal aérée, où les murs étaient couverts de moisissures et d’eau qui dégoulinait. Il a été confiné, à maintes reprises, dans sa cellule pendant vingt-deux heures par jour, voire plus. La cour où il pouvait marcher était comme un petit couloir et avait un haut mur qui empêchait les rayons du soleil d’entrer. Le requérant avait continuellement froid, et le manque de lumière ainsi que l’isolement l’affectaient intensément.Sa situation reste inchangée à ce jour et sa famille ne peut plus lui rendre visite chaque semaine, puisque la prison se trouve à plus de 1200kilomètres de Laâyoune. De plus, les appels téléphoniques avec sa famille ne sont autorisés qu’une fois par semaine, pour quelques minutes.

2.14Le 1er mars 2018, le requérant et le reste du groupe à Kenitra ont fait une grève de la faim de vingt-quatre heures, refusant de s’alimenter s’ils n’étaient pas rapprochés de leur famille et s’ils continuaient à faire l’objet d’un harcèlement quotidien par les gardes. Le Directeur de la prison a informé les prisonniers qu’il avait reçu une note officielle indiquant que s’ils entamaient une grève de la faim, ils seraient placés à l’isolement. Par conséquent, le 9 mars 2018, le requérant et d’autres prisonniers ont été placés à l’isolement jusqu’au 12 avril 2018. Le requérant a été placé, durant les trente-trois jours de la grève de la faim, dans une cellule d’un peu plus de 2 mètres carrés, sans ventilation, extrêmement humide − les murs étant couverts de moisissures −, froide, sans lumière naturelle, sans lit et sans conditions d’hygiène minimales. La cellule était pleine de vermine et les toilettes à la turque étaient directement à côté de sa tête, lorsqu’il dormait. Depuis la fin de son isolement, le requérant souffre de détresse respiratoire.

2.15Le 9 mars 2018, l’avocate du requérant a contesté cette nouvelle mise à l’isolement. Puis, le 12 mars 2018, elle a déposé une plainte auprès du Procureur général du Roi pour mauvais traitements commis intentionnellement par un fonctionnaire public. Malgré une relance de cette plainte le 10 avril 2018, à ce jour, les autorités marocaines n’y ont pas répondu.

2.16Le 14 mai 2018, l’avocate du requérant a informé le Comité que le requérant était à nouveau en isolement depuis le 7 mai 2018. Les 27 juin, 27 juillet et 5 septembre 2018, l’avocate a confirmé que le requérant était toujours en isolement vingt-deux heures par jour et n’avait pas vu de médecin, alors que son état de santé se dégradait. En dehors de deux visites de membres de sa famille et d’un appel de quelques minutes chaque vendredi, le requérant n’était pas autorisé à avoir des contacts avec l’extérieur et faisait l’objet de fouilles régulières, de manière arbitraire.

2.17Le requérant ressent quotidiennement les stigmates des tortures subies. Il souffre de difficultés à dormir, de cauchemars, de terreurs nocturnes, de pertes de mémoire, de sursauts et de crises d’angoisse, et il garde des traces au niveau des mains et des jambes. Il présente également des symptômes qu’il dit ne pas avoir connus avant la détention : douleurs au niveau du dos, douleurs aiguës à la jambe, asthme, problèmes intestinaux et détresse respiratoire.

2.18Le 16 janvier 2021, le requérant a demandé au Procureur du Roi près letribunal de première instance de Khémisset d’assurer la mise en œuvre des mesures de protection demandées par le Comité. Malgré un rendez-vous médical prévu le 9 mars 2021, le requérant n’a toujours pas étéconduit chez le médecin. Son état de santé demeure préoccupant. Ses conditions de détention n’ont pas changé. Il est toujours en isolement cellulaire.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant se plaint d’avoir été privé de contacts avec d’autres détenus et d’être sans nouvelles de l’extérieur. De plus, sa cellule non chauffée est dépourvue d’éclairage naturel et d’aération. Il a été privé d’eau en quantité suffisante et n’a pu prendre de douche que très rarement, parfois à plusieurs mois d’intervalle. Les conditions de détention ont des effets préjudiciables sur sa santé, qui s’est détériorée tout au long de ces nombreuses années de détention, particulièrement après l’isolement auquel il a été soumis pendant trente-trois jours.

3.2Les sévices physiques que le requérant a subis lors de son arrestation, de son interrogatoire au commissariat, puis à la gendarmerie de Laâyoune, ainsi que le traitement infligé pendant son transfert en avion afin de lui extorquer des aveux, constituent des actes de torture aux termes de l’article premier de la Convention. Les méthodes dites de la falaka et du « poulet rôti » sont par essence des actes de torture. À tout le moins, les actes et traitements subis constituent des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants conformément à l’article 16. De plus, l’inaction dont les autorités marocaines font preuve pour mettre en place un système efficace de prévention de la torture constitue une violation de l’article 2 de la Convention.

3.3Malgré les traces de violence physique et les déclarations du requérant devant le juge d’instruction du tribunal militaire, ce dernier n’a pas tenu compte de ses allégations et de ses blessures, et n’a pas sollicité la réalisation d’une expertise médicale. En outre, le tribunal militaire n’a pas non plus tenu compte des allégations du requérant concernant les faits de torture, au moment de décider de sa condamnation. L’absence d’enquête à ce jour ne permet pas au requérant de bénéficier de mesures de réhabilitation, d’indemnisation, de prise en charge et de garanties de non-répétition du crime, en violation de l’article14 de la Convention.

3.4Pour ce qui est de l’épuisement des voies de recours internes, près de huit ans se sont écoulés depuis les faits et la présentation des premières allégations de torture, et aucune enquête n’a été ouverte. La cassation du jugement prononcé par le tribunal militaire, puis le nouveau jugement de la cour d’appel de Rabat n’ont rien changé à cette situation.Il n’existe toujours pas de mécanisme indépendant en mesure de traiter les doléances des détenus concernant les mauvais traitements subis au cours de leur détention.

3.5Le Comité a déjà relevé dans l’affaire Asfari c . Maroc, qui concernait l’un des coaccusés, que M.Asfari avait dénoncé les actes de torture dont il avait été victime à plusieurs reprises devant les différentes instances judiciaires marocaines, sans qu’une enquête soit diligentée, et que le tribunal militaire n’avait pas pris en compte les allégations de torture. Le Comité y avait aussi constaté que le Maroc avait dépassé les délais raisonnables, en attendant plus de six années pour diligenter une enquête sur les faits de torture allégués.

3.6Selon l’article11 de la Convention, l’État partie doit exercer une surveillance systématique sur les dispositions concernant la garde et le traitement des personnes arrêtées, détenues ou emprisonnées de quelque façon que ce soit sur tout territoire sous sa juridiction, ce qui, en l’espèce, n’a pas été le cas. Les conditions de détention, la malnutrition, les mauvais traitements, les abus et l’absence de mécanisme de plainte efficace pour les détenus au Maroc sont condamnés dans les rapports des instances et organisations internationales.

3.7Le requérant rappelle qu’il s’est présenté le 22 novembre 2010 avec des signes visibles de torture devant le juge d’instruction, qui n’a ni consigné ces faits dans un procès-verbal ni ouvert d’enquête immédiate. Le 4 mars 2011, il a expressément dénoncé les tortures subies devant le juge d’instruction, mais aucune enquête n’a été ouverte. En outre, les coursn’ont pas tenu compte de ses allégations concernant les faits de torture au moment de décider de sa condamnation. Il en ressort que l’État partie a manqué à ses obligations tirées des articles 12 et 13 de la Convention.

3.8Enfin, devant les autorités nationales, le requérant a toujours indiqué que sa condamnation était uniquement fondée sur de prétendus aveux alors même qu’il affirme n’avoir rien avoué, mais avoir été contraint, sous la torture, alors qu’il était menotté et avait les yeux bandés, d’apposer ses empreintes sur un document dont il ne connaissait pas le contenu.Les autorités marocaines n’ont jamais enquêté pour vérifier la véracité de ses déclarations. En dépit de ses déclarations devant le juge d’instruction, le tribunal militaire, puis la cour d’appel de Rabat ont pris en compte le premier procès-verbal, alors même que celui-ci contenait de prétendus aveux signés sous la torture. Même si le requérant a, par l’entremise de ses avocats, contesté la force probante des aveux signés sous la torture à différentes étapes de la procédure engagée contre lui, la cour d’appel a validé ces procès-verbaux, sans enquête. En ne procédant à aucune vérification et en utilisant de telles déclarations dans la procédure judiciaire contre le requérant, l’État partie a manifestement violé ses obligations au regard de l’article 15 de la Convention.

3.9Le requérant demande la fin de son isolement et la visite d’un médecin extérieur à l’établissement pénitentiaire, qui pourra confirmer objectivement si son état de santé est compatible avec sa détention.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 16 juillet 2018, l’État partie a contesté la recevabilité de la requête pour non-épuisement des voies de recours internes et abus du droit de présenter une plainte.

4.2L’État partie précise que les personnes arrêtées lors du démantèlement du camp de GdeimIzik l’ont été pour leur implication dans des actes criminels ayant causé la mort de 11membres désarmés de la force publique.Le procèsa été suivi par la société civile ainsi que les observateurs et journalistes nationaux et internationaux présents sur les lieux.La décision du tribunal militaire a été cassée et l’affaire a été renvoyée devant un tribunal civil, en l’occurrence la cour d’appel de Rabat, qui a confirmé la condamnation du requérant à la réclusion à perpétuité. Cette décision a fait l’objet d’un nouveau recours en cassation par le requérant.De ce fait, l’État partie considère que les voies de recours internes n’ont toujours pas été épuisées, notamment dans la mesure où le processus judiciaire est toujours en cours.

4.3Le dépôt de la requête auprès du Comité survient près de huit ans après les faits allégués. Dans ce cadre, l’État partie ne cache pas son étonnement quant aux réelles raisons ayant poussé le requérant à attendre toutes ces années avant d’envisager cette démarche.

4.4Le requérant n’a jamais déposé formellement de plainte relative aux actes prétendument subis lors de sa garde à vue ou après celle-ci, et aucune démarche n’a été entreprise en ce sens par le requérant auprès de quelque autorité judiciaire que ce soit, ou même auprès d’autres mécanismes nationaux des droits de l’homme, au niveau local ou national. Par ailleurs, à la suite des allégations de torture soulevées devant la cour d’appel de Rabat, une expertise médicale a été ordonnée par la cour, mais le requérant a refusé de s’y soumettre.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie sur la recevabilité

5.Dans ses commentaires du 17 juillet 2018, le requérant insiste sur le fait que l’écoulement d’un délai de plus de huit ans depuis les faits, sans qu’une enquête soit diligentée par l’État partie malgré ses allégations répétées devant les différentes instances judiciaires marocaines, constitue en soi la preuve du caractère non effectif des voies de recours internes. Le pourvoi qui est toujours pendant devant la Cour de cassation ne peut être considéré, d’après le requérant, comme un recours utile et efficace, puisque la Cour ne se prononce qu’en droit et sur la base de l’affaire portée devant elle, à savoir les faits dont le requérant est accusé. D’ailleurs, l’État partie, alors même qu’il se prévaut de l’absence d’épuisement des voies de recours internes, n’a pas donné de détails sur les recours utiles.

Observations complémentaires des parties

L’État partie

6.1Par suite de l’invitation adressée par le Comité à l’État partie, en date du 21 septembre 2018, d’envoyer ses commentaires en réponse aux allégations du requérant quant au respect des mesures provisoires demandées par le Comité, l’État partie a envoyé sa réponse le 24octobre 2018. Il conteste vigoureusement les allégations d’abus rapportées par le requérant, notamment au regard des modalités des transferts dont le requérant a fait l’objet et du suivi particulier de son état de santé.

6.2À la prison de Kenitra, le requérant a fait l’objet d’une mesure disciplinaire d’une durée de dix jours, du 4 au 13 décembre 2017, sur la base de l’article61 de la loi no23/98 du 25août 1999 relative à l’organisation et au fonctionnement des établissements pénitentiaires, après avoir enfreint le règlement interne de l’établissement interdisant formellement l’introduction et la possession de certains objets en cellule − en l’espèce, un téléphone mobile.Il a aussi mené une grève de la faim du 9mars au 10avril 2018 avec d’autres détenus, qui ont été placés dans des locaux spécifiquement réservés aux détenus grévistes de la faim pour faciliter leur suivi, notamment celui de leur état de santé. En aucun cas le placement dans ces espaces réservés ne peut être considéré comme une mesure disciplinaire. Durant toute cette période, le requérant a fait l’objet d’un suivi médical approfondi.

6.3L’État partie signale que c’est le 5mai 2018 − et non le 7 mai 2018, comme le rapporte son conseil −, que le requérant a été transféré à la prison locale de Tiflet 2, un nouvel établissement pénitentiaire. Il est actuellement détenu dans une cellule individuelle − le régime ordinaire de détention − répondant aux normes internationales en matière de détention. Ce placement en cellule individuelle ne saurait en aucun cas être assimilé à un isolement cellulaire, dont les critères et l’application sont strictement encadrés par la loi. Du 7au 15mai 2018, le requérant a fait l’objet d’une mesure disciplinaire pour avoir de nouveau enfreint le règlement intérieur de la prison.

6.4L’État partie fait valoir que le requérant a toujours fait l’objet d’un suivi médical approprié et bénéficié au besoin de tous les soins médicaux nécessaires. Son dossier médical retrace tous les soins dispensés. Ses traitements lui sont prescrits de façon continue et sans aucune restriction. Le concours de médecins externes à l’établissement pénitentiaire aux soins administrés aux détenus découle de l’appréciation du ou des médecins relevant de la prison.

6.5À ce jour, l’état du requérant demeure tout à fait stable et normal.Contrairement à ce qui est allégué, il n’est aucunement coupé de tout contact avec l’extérieur. Il bénéficie de son droit aux visites et reçoit les visites de sa famille de façon régulière et tout à fait normale, et communique librement avec sa défense. Le Conseil national des droits de l’homme − l’institution nationale de protection et de promotion des droits de l’homme accréditée au statut A par l’Alliance mondiale des institutions nationales des droits de l’homme − suit régulièrement et de près les conditions de détention du requérant.

Le requérant

7.1Le 8 novembre 2018, le requérant était toujours en isolement au sein de la prison de Tiflet 2 et entamait son trente-huitième jour de grève de la faim pour qu’il soit mis fin à l’isolement et aux mesures de représailles dont il faisait l’objet, et pour qu’il ait accès à un médecin. Malgré les dispositions très claires de la loi marocaine, il n’a toujours pas vu de médecin. Son état de santé continue de se dégrader, non seulement à cause des effets de la grève, mais également à cause de ses conditions d’incarcération précaires, notamment les basses températures et l’absence de couverture ou de toute autre protection.

7.2Le 20 décembre 2018, le requérant a informé le Comité que l’État partie n’avait encore mis en œuvre aucune des mesures provisoires demandées. Pourtant, malgré des fouilles répétées de sa cellule et l’absence d’accès à un médecin, il était autorisé à sortir de sa cellule une heure par jour.

Décision du Comité sur la recevabilité

8.1Le 5 août 2019, à sa soixante-septième session, le Comité a examiné la recevabilité de la requête et l’a considérée recevable dans la mesure où elle soulevait des questions concernant les articles 1er, 2 et 11 à 16 de la Convention. Le Comité a conclu que l’État partie n’avait pas démontré que les recours qui existent pour dénoncer les actes de torture avaient été, en pratique, mis à la disposition du requérant pour faire valoir ses droits au titre de la Convention.

8.2Le Comité a conclu que le délai d’un an qui s’était écoulé entre le jugement de la cour d’appel de Rabat et la présentation de la requête au Comité ne pouvait être considéré comme constitutif d’un abus du droit de soumettre une plainte, rappelant que ni la Convention ni son règlement intérieur n’établissaient de délai limite pour soumettre une plainte.

Observations de l’État partie sur le fond

9.1Les 12 juin et 9 septembre 2020, l’État partie a réitéré l’exception d’irrecevabilité de la communication. Il a ensuite fait des remarques relatives aux demandes de mesures provisoires du Comité et aux conditions de détention du requérant.

9.2Le requérant n’a jamais fait l’objet d’un isolement cellulaire, contrairement à ce qu’il continue d’alléguer. Il serait abusif de considérer que l’isolement du requérant, qui répondait à une mesure disciplinaire effectuée dans le cadre des dispositions de la loi et strictement limitée dans le temps, soit un isolement cellulaire continu. Le requérant ne pouvait pas effectivement recevoir de visites familiales, mais il recevait la visite d’un médecin quotidiennement et pouvait recevoir ses avocats. Il n’y a cependant jamais eu de demande en ce sens au cours de cette mesure disciplinaire.

9.3Après son transfert à la prison de Tiflet 2, le requérant a reçu plusieurs visites du Procureur. Il est détenu dans une cellule individuelle de 20mètres carrés répondant aux normes internationales pertinentes, et dispose de couvertures et d’un poste de télévision. L’encellulement individuel ne saurait en aucun cas être assimilé à un isolement cellulaire. Le requérant bénéficie de son droit à la promenade une heure par jour et aux visites familiales, ayant reçu 27visites au total. Il communique avec sa famille par l’intermédiaire du téléphone fixe de l’établissement une fois par semaine, pour une durée de dix minutes. En raison de la pandémie de maladie à coronavirus (COVID-19), le requérant bénéficie de quatre communications téléphoniques par semaine d’une durée de vingt-cinq minutes.

9.4Depuis son transfert à Tiflet 2, le requérant a bénéficié de 32 consultations internes en médecine générale, de 13consultations internes en soins dentaires, ainsi que de deux consultations externes spécialisées. Il a bénéficié aussi de trois bilans biologiques, qui n’ont jamais montré d’anomalies.

9.5Le requérant a eu la possibilité d’adresser ses plaintes au Procureur, qui ont pourtant été classées sans suite après son audition, pour défaut de fondement. La mère et la sœur du requérant se sont également plaintes de mauvais traitements à l’encontre du requérant, ce qui a été réfuté par le Procureur et par la Délégation générale à l’administration pénitentiaire et à la réinsertion, respectivement. Le requérant n’hésite pas à recourir à son droit de porter plainte autant qu’il le peut, dans l’unique objectif de faire pression sur l’administration pénitentiaire afin qu’elle lui accorde le traitement de faveur qu’il réclame ou procède à son transfert.

9.6Quant aux faits, l’État partie trouve inacceptable de considérer, comme il ressort de la requête, que les forces de l’ordre ont « attaqué » le camp de GdeimIzik. Des dizaines d’individus se sont acharnés sur une ambulance, comme on peut le voir dans une vidéo publiée sur Internet, tuant un élément de la protection civile à coups de pierres et se sont attaqués ensuite à un barrage de la Gendarmerie royale, où ils ont assassiné un gendarme. L’un des agresseurs a été filmé en train d’uriner sur son cadavre. Une fois arrivés à Laâyoune, des individus ont commis un autre acte de barbarie, qui a consisté à égorger de sang-froid un agent des forces auxiliaires.

9.7Au cours de l’enquête, il a été établi de manière irréfutable que le requérant était parmi les principaux auteurs des actes de violence et des massacres commis à l’encontre des forces de l’ordre. Celui-ci a été arrêté le 20novembre 2010 et placé en garde à vue jusqu’au 21 novembre 2010, sur instructions du Parquet général de Laâyoune. Sa famille a été avisée de son arrestation. Lors de son interrogatoire, le requérant a reconnu volontairement et spontanément les faits qui lui étaient reprochés. Par la suite, il a lu ses déclarations et les a signées sans contrainte, en apposant l’empreinte de son pouce à côté de sa signature et a même écrit ses nom et prénom. Concernant le récit de ce que le requérant prétend avoir subi à travers son « enlèvement par les autorités marocaines », l’État partie rejette en bloc ces assertions infondées, qui relèvent de la pure fiction et n’ont d’autre objectif que celui de jeter le discrédit sur le déroulement de la procédure et de l’enquête, et, surtout, de permettre au requérant de se disculper des faits très graves qui lui ont été reprochés.

9.8Sur le fond de la communication, l’État partie rappelle que par suite des allégations de torture et de mauvais traitements soulevées devant la cour d’appel de Rabat, une expertise médicale avait été ordonnée par la cour ; cependant, le requérant a refusé de s’y soumettre. Par ce refus, le requérant démontre manifestement sa mauvaise foi et son désintérêt pour l’établissement des faits et de la vérité. Ce refus confirme aussi, en soi, que le requérant sait que ses allégations sont mensongères. La cour avait désigné une commission tripartite présidée par un professeur agrégé de médecine légale et composée d’un médecin spécialiste en traumatologie et en orthopédie, et d’un psychiatre et expert judiciaire près la cour d’appel de Rabat. L’État partie réfute donc les allégations selon lesquelles les expertises médico‑légales ont été confiées à trois médecins légistes non formés au Protocole d’Istanbul et ne présentant pas les garanties d’indépendance suffisantes.

9.9Contrairement aux allégations avancées par le requérant, selon lesquelles les tribunaux marocains prononcent systématiquement des condamnations basées en grande partie sur les aveux des accusés obtenus par la police judiciaire, il est à signaler que le Code de procédure pénale stipule que les procès-verbaux ou les rapports établis par les officiers de police judiciaire pour constater les délits et contraventions font foi jusqu’à preuve du contraire, alors que les procès-verbaux établis par ces derniers dans le cadre des crimes ne constituent que de simples renseignements soumis à l’appréciation souveraine du juge. Pour rendre sa décision, la cour d’appel a adopté des preuves autres que les déclarations des accusés, notamment les témoignages des témoins à charge, des séquences vidéo et des photos des scènes de crime ainsi que les enregistrements des communications téléphoniques.

9.10Le 24 novembre 2020, l’État partie a exprimé son étonnement de se voir saisi de nouveau au sujet des mesures provisoires de protection, et a dénoncé le caractère mensonger et récurrent des allégations rapportées par le conseil du requérant. Les conditions de détention du requérant sont et restent tout à fait normales. Celui-ci s’était effectivement plaint à plusieurs reprises de ses conditions de détention, mais il s’est avéré que ses allégations étaient infondées. Depuis qu’il est à la prison de Tiflet 2, aucun avocat le représentant ne s’est présenté à la prison ou n’a demandé à s’entretenir avec lui au téléphone, ce qui aurait été consigné par l’administration pénitentiaire. De son côté, le requérant n’a pas demandé à s’entretenir avec un avocat. Enfin, le requérant présente à ce jour un état de santé satisfaisant.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie sur le fond

10.1Dans ses commentaires du 21décembre 2020, le requérant note que l’État partie continue à tenter de renverser la charge de la preuve. Les juridictions et les procureurs saisis n’ont pas respecté l’obligation d’ouvrir d’office une enquête, alorsmême qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que ses aveux avaient été obtenus par latorture et des mauvais traitements, ou d’ordonner immédiatement un examen médicalindépendant.

10.2Les observations de l’État partie sur le fond n’apportent aucun élément de nature à prouver que les dispositions des articles1er, 2 et 11 à 16 de la Convention auraient été respectées. L’État partie n’indique pas que le requérant aurait bénéficié dela moindre visite médicale durant la période des actes dénoncés, d’une assistancejuridique et médicale prompte et indépendante, ou qu’il a pu prendre immédiatement contactavec sa famille. Bien au contraire, il résulte du procès-verbal qu’il n’a pas été en mesure d’entrer en contact avec safamille ou son conseil. En l’absence d’informations de l’État partieremettant en question ces allégations, il y a lieu de considérer que l’État partie a failli àses obligations au titre des articles2 (par.1) et 11 de la Convention.

10.3L’État partie ne démontre pas que le juged’instruction ou le tribunal militaire auraient tenu compte de ses allégations de torture et de ses blessures, etauraient sollicité l’ouverture d’une enquête ou, à tout le moins, la réalisation d’une expertisemédicale, alors même que ces violences ont provoqué des souffrances aiguës chez le requérant. Il y a eu de la part des autorités undéfaut d’enquête incompatible avec l’obligation qui incombe à l’État partie au titre de l’article12de la Convention. N’ayant pas rempli cette obligation, l’État partie a également manqué à la responsabilitéqui lui revenait au titre de l’article13 de garantir au requérant le droit de porter plainte.

10.4Les déclarations du requérant, dont il est pourtant établi qu’elles ont été obtenues par latorture, ont été utilisées comme un élément de preuve dans la procédure.Il ressort de la lecture du jugement de la cour d’appel que les aveux du requérant ontpesé de manière décisive sur la décision condamnatoire, alors même que l’État partie amanqué à son obligation de procéder immédiatement à une enquête impartiale sur lesallégations de torture. La cour d’appel n’a pas pris sérieusement en considérationles allégations de torture au moment de condamner le requérant sur la base de ses aveux,niant même que ces allégations avaient été formulées au cours de la procédure.

10.5Il a par ailleurs déjà été établi que les expertises médicales ordonnées par la cour d’appel n’ont pas été impartiales et qu’en tout état de cause, cesexpertises n’ont pas été faites dans le cadre d’une enquête relative aux tortures subies.Ainsi, le fait que le requérant a refusé de se soumettre à de tels examens nesaurait lui être reproché.Sur la base de ces éléments, il y a lieu de considérer que l’État partie a manqué à sesobligations au titre de l’article15 de la Convention.

10.6Quant à la situation actuelle du requérant, le Procureur ne lui a jamais notifié le classement sans suite de ses plaintes. L’État partie ne produit aucune pièce prouvant que l’ensemble desdoléances auraient été traitées. Son conseil ne dispose pas d’un permis de communiquer avec lui, malgré des demandes répétées en ce sens. Enfin, le nombre de consultations est si élevé qu’il ne pourrait être sérieusement considéré que l’état de santé du requérant serait « satisfaisant ».

Délibérations du Comité

Examen au fond

11.1Conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

11.2Le Comité note l’allégation du requérant selon laquelle les sévices physiques qu’il a subis lors de son arrestation, lors de son interrogatoire au commissariat, puis à la gendarmerie de Laâyoune, ainsi que le traitement infligé pendant son transfert en avion afin de lui extorquer des aveux, constituent des actes de torture aux termes de l’article premier de la Convention.Le requérant a été présenté devant le juge d’instruction du tribunal militaire le 22novembre 2010, avec des signes visibles de torture qu’il a expressément dénoncée devant le juge d’instruction le 4mars 2011, puis devant le tribunal militaire, lequel a rejeté la demande d’enquête relative à ces allégations de torture le 15février 2013, le requérant ne les ayant pas soulevées à l’étape de l’enquête préliminaire.Le Comité note également les allégations du requérant selon lesquelles il a été soumis aux méthodes dites de la falaka et du « poulet rôti », qui sont par essence des actes de torture.Selon l’État partie,le requérant n’aurait pas soulevé formellement les allégations de torture devant les autorités compétentes. Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle toute personne privée de liberté doit bénéficier d’une assistance juridique et médicale prompte et indépendante, et doit pouvoir prendre contact avec sa famille afin de prévenir la torture.Le Comité note également l’isolement cellulaire imposé au requérant à plusieurs reprises et rappelle sa position sur le sujet, à savoir que celui-ci peut constituer un acte de torture ou un traitement inhumain et qu’il devrait être réglementé afin d’être une mesure de dernier ressort à appliquer dans des circonstances exceptionnelles, pour une période aussi brève que possible, sous stricte surveillance et avec la possibilité d’un contrôle juridictionnel.Prenant en compte le fait que le requérant affirme n’avoir eu accès à aucune de ces garanties pendant sa détention provisoire et son isolement cellulaire, et en l’absence d’informations convaincantes de l’État partie remettant en question ces allégations, le Comité considère que les sévices physiques et blessures que le requérant affirme avoir subis pendant son arrestation, son interrogatoire et sa détention sont constitutifs de torture au sens de l’article premier de la Convention.

11.3Le Comité note l’allégation du requérant selon laquelle, à défaut d’être considérés comme des actes de torture, les actes et traitements qu’il a subis constituent des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, conformément à l’article 16 de la Convention. Le Comité considère que ces allégations portent sur des faits qui constituent aussi une violation de l’article premier de la Convention. Par conséquent, le Comité ne juge pas nécessaire d’examiner séparément les griefs tirés de l’article 16.

11.4Le requérant invoque également l’article 2 (par. 1) de la Convention, au titre duquel l’État partie aurait dû prendre des mesures législatives, administratives, judiciaires et autres mesures efficaces pour empêcher que des actes constitutifs de torture soient commis sur l’ensemble du territoire sous sa juridiction. Le Comité rappelle ses observations finales concernant le quatrième rapport périodique du Maroc, dans lesquelles il a manifesté sa préoccupation quant aux événements concernant le Sahara occidental et les allégations − entre autres − de tortures, de mauvais traitements et d’extorsions d’aveux par la torture, et exhorté l’État partie à prendre d’urgence des mesures concrètes pour prévenir tout acte de torture et tout mauvais traitement et à annoncer une politique de nature à produire des résultats mesurables par rapport à l’objectif d’éliminer tout acte de torture et tout mauvais traitement de la part des agents de l’État. Dans le cas présent, le Comité prend note des allégations du requérant sur le traitement infligé par les agents de l’État lors de sa garde à vue, sans qu’il ait pu entrer en contact avec sa famille ou avoir accès à un conseil ou à un médecin. Les autorités étatiques n’ont pris aucune mesure pour enquêter sur les actes de torture subis par le requérant et prendre des sanctions le cas échéant, et ce, malgré les signes visibles de torture qu’il présentait et les plaintes qu’il a déposées à cet égard devant le juge d’instruction et devant le tribunal militaire.Au vu de ce qui précède, le Comité conclut à une violation de l’article 2 (par. 1), lu conjointement avec l’article 1er de la Convention.

11.5Selon le requérant, l’article 11 de la Convention aurait été violé car l’État partie n’a pas exercé la surveillance nécessaire quant au traitement qui lui a été réservé durant sa détention. Malgré la détérioration de son état de santé, il n’a pas reçu de soins appropriés de la part d’un médecin de son choix ; il a été détenu dans une situation de malnutrition et a fait l’objet de mauvais traitements et d’abus de la part des autorités carcérales ; et il n’a pas bénéficié de voies de recours efficaces pour contester les mauvais traitements. Le Comité rappelle ses observations finales concernant le quatrième rapport périodique du Maroc, dans lesquelles il a déploré le manque d’informations relatives à la mise en œuvre dans la pratique des garanties fondamentales, telles que la visite d’un médecin indépendant et la notification à la famille. En l’espèce, l’État partie a fourni des informations sur les conditions de détention du requérant, son suivi médical et ses plaintes pour mauvais traitements en détention seulement pour la période suivant son transfert en mai 2018 à la prison locale de Tiflet 2, alors qu’il était en détention depuis novembre 2010. En l’absence d’informations probantes de la part de l’État partie susceptibles de démontrer que toute la période de détention du requérant a en effet été placée sous sa surveillance, et en l’absence de tout élément de preuve quant au traitement effectif des plaintes du requérant et à son suivi médical après son transfert à la prison de Tiflet 2, le Comité conclut à une violation de l’article 11 de la Convention.

11.6Le Comité doit ensuite déterminer si le fait qu’aucune enquête n’a été ouverte sur les allégations de torture que le requérant a présentées aux autorités judiciaires constitue une violation par l’État partie de ses obligationsau titrede l’article12 de la Convention. Le Comité prend note des allégations du requérant selon lesquelles : a)il s’est présenté le 22novembre2010avec des signes visibles de torture, comme des traces de coups et de nombreuses plaies couvrant son corps, devant le juge d’instruction du tribunal militaire, qui n’a pas consigné ces faits dans le procès-verbal ; b)il a ensuite expressément dénoncé les tortures subies devant le juge d’instruction le 4mars 2011 ;c)ces mêmes allégations ont été soulevées devant le tribunal militaire en présence du Procureur; et d)à aucun moment, le Procureur n’a diligenté une enquête. L’État partie rétorque que le requérant n’aurait pas soulevé formellement les allégations de torture devant les autorités compétentes et qu’après le renvoi de l’affaire devant un tribunal civil, et par suite des allégations de torture soulevées devant la cour d’appel de Rabat, une expertise médicale a été ordonnée par la cour, mais le requérant, de mauvaise foi, a refusé de s’y soumettre. Selon le requérant, l’expertise ordonnée par la cour d’appel n’était pas impartiale et n’était pas faite dans le cadre d’une enquête relative aux tortures subies. Le Comité note en outre que, selon les informations qui lui ont été fournies, le pourvoi en cassation du requérant a été rejeté par la Cour de cassation le 25novembre 2020.

11.7Le Comité relève par ailleurs qu’aucun examen médical n’a été requis par le juge d’instruction du tribunal militaire, alors que le requérant présentait manifestement des traces de violence physique, et qu’aucune enquête n’a été menée à ce sujet. En outre, le tribunal militaire n’a pas tenu compte des allégations du requérant concernant les faits de torture au moment de décider de sa condamnation, et l’État partie nie que de telles allégations aient été présentées au cours de la procédure. Le Comité relève aussi que l’État partie a très largement dépassé les délais raisonnables pour rendre justice dans le cas du requérant : onze ans se sont écoulés depuis les faits et la présentation des premières allégations de torture, et aucune enquête n’a été ouverte. La cassation n’a rien changé à cette situation et le requérant est toujours détenu sur le fondement de ses aveux signés sous la contrainte. Au vu de ce qui précède, le Comité considère que l’absence de toute enquête sur les allégations de torture dans le cas du requérant est incompatible avec l’obligation qui incombe à l’État partie, au titre de l’article 12 de la Convention, de veiller à ce que les autorités compétentes procèdent immédiatement à une enquête impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis.

11.8Dans ces circonstances, l’État partie a également manqué à son obligation au titre de l’article 13 de la Convention de garantir au requérant le droit de porter plainte, qui implique que les autorités apportent une réponse adéquate à une telle plainte par le déclenchement d’une enquête prompte et impartiale. Le Comité note que l’article 13 n’exige pas qu’une plainte pour torture soit présentée en bonne et due forme selon la procédure prévue dans la législation interne, et ne demande pas non plus une déclaration expresse de la volonté d’exercer l’action pénale ; il suffit que la victime se manifeste, simplement, et porte les faits à la connaissance d’une autorité de l’État pour que naisse pour celui-ci l’obligation de la considérer comme une expression tacite, mais sans équivoque de son désir d’obtenir l’ouverture d’une enquête immédiate et impartiale, comme le prescrit cette disposition de la Convention. Le Comité conclut que les faits de l’espèce constituent également une violation de l’article 13 de la Convention.

11.9S’agissant des allégations du requérant au titre de l’article 14 de la Convention, le Comité rappelle que cette disposition reconnaît le droit pour la victime d’un acte de torture d’être indemnisée équitablement et de manière adéquate, et impose aux États parties l’obligation de veiller à ce qu’elle obtienne réparation pour l’ensemble des préjudices subis. La réparation doit impérativement couvrir l’ensemble des dommages subis et englobe la restitution, l’indemnisation, ainsi que des mesures propres à garantir la non-répétition des violations, en tenant toujours compte des circonstances de chaque affaire.En l’espèce, le Comité noteque le requérant affirme souffrir de séquelles physiques et psychiques des sévices endurés. Le fait que le juge d’instruction du tribunal militaire n’a pas ordonné d’expertise médicale a empêché le requérant de bénéficier de mesures de réhabilitation, d’indemnisation, de prise en charge et de garanties de non-répétition du crime.Le Comité considère donc que l’absence d’enquête diligentée de manière prompte et impartiale a privé le requérant de la possibilité de se prévaloir de son droit à la réparation, en violation de l’article14 de la Convention.

11.10Le requérant affirme par ailleurs être victime d’une violation de l’article 15 de la Convention en raison de sa condamnation sur la base d’aveux obtenus par la torture. Il affirme n’avoir rien avoué, mais avoir été contraint de signer − alors qu’il était menotté et avait les yeux bandés −un document dont il ne connaissait pas le contenu.

11.11Le Comité rappelle que la généralité des termes de l’article15 découle du caractère absolu de la prohibition de la torture et implique, par conséquent, une obligation pour tout État partie de vérifier si des déclarations faisant partie d’une procédure pour laquelle il est compétent n’ont pas été obtenues par la torture. En l’espèce, selon le requérant, les déclarations qu’il a signées sous la torture ont servi de fondement à son accusation et à sa condamnation, et il a, par l’entremise de son conseil, contesté la force probante des aveux signés sous la torture à différentes étapes de la procédure engagée contre lui, sans succès. Le Comité note également que la cour n’a pas pris en considération les allégations de torture au moment de condamner le requérant sur la base de ses aveux, niant que ces allégations avaient été présentées au cours de la procédure. Le Comité considère que l’État partie était dans l’obligation de vérifier le contenu des allégations du requérant. En ne procédant à aucune vérification et en utilisant de telles déclarations dans la procédure judiciaire contre le requérant, l’État partie a manifestement violé ses obligations au regard de l’article 15 de la Convention. Le Comité rappelle que, dans ses observations finales concernant le quatrième rapport périodique du Maroc, il a exprimé sa préoccupation quant au fait que dans le système d’investigation en vigueur dans l’État partie, l’aveu constituait souvent une preuve sur la base de laquelle une personne pouvait être poursuivie et condamnée, créant ainsi des conditions susceptibles de favoriser l’emploi de la torture et des mauvais traitements à l’encontre de la personne suspectée.

11.12Enfin, le Comité note qu’il a réitéré à quatre reprises les mesures provisoires demandées à l’État partie au moment de l’enregistrement de la présente requête, à savoir : suspendre toutes les mesures d’isolement appliquées au requérant ; permettre au requérant de recevoir la visite d’un médecin de son choix ; et déterminer et mettre en œuvre de façon immédiate des mesures de substitution à la détention, telles que la résidence surveillée, afin d’éviter toute dégradation supplémentaire de son état de santé. En outre, dans sa décision du 5 août 2019 sur la recevabilité de la plainte, le Comité a rappelé les mesures provisoires et a demandé à l’État partie de faciliter les visites effectuées par sa famille au requérant, et de permettre à ce dernier de s’entretenir régulièrement avec sa famille comme avec son conseil et, en prenant en compte la grande distance qui les sépare, a invité l’État partie à transférer le requérant dans un centre de détention plus proche de sa famille. Le Comité note que l’État partie s’est borné à contester les allégations rapportées par le conseil du requérant et à déclarer que les conditions de détention du requérant sont et restent tout à fait normales, sans toutefois respecter les mesures demandées par le Comité ou faire état de tout empêchement qui s’opposerait à leur mise en œuvre.

11.13Le Comité souligne qu’en ratifiant la Convention et en reconnaissant volontairement la compétence du Comité en vertu de l’article 22, l’État partie s’est engagé à coopérer de bonne foi au déroulement de la procédure de plainte individuelle instituée par cet article et à lui donner plein effet. Le Comité conclut donc qu’en ne respectant pas les mesures provisoires demandées, l’État partie a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 22 de la Convention.

12.Le Comité, agissant en vertu de l’article 22 (par. 7) de la Convention, est d’avis que les faits dont il a été saisi font apparaître une violation par l’État partie de l’article 2 (par. 1), lu conjointement avec l’article 1er, et des articles 11 à 15 et 22 de la Convention.

13.Le Comité invite instamment l’État partie :a) à indemniser le requérant de façon adéquate et équitable, y compris avec les moyens nécessaires à une réadaptation la plus complète possible ; b)à ouvrir une enquête impartiale et approfondie sur les événements en question, en pleine conformité avec les directives du Protocole d’Istanbul, dans le but de poursuivre en justice les personnes qui pourraient être responsables du traitement infligé au requérant ; c)à replacer le requérant en régime de groupe dans une prison plus proche de sa famille ; d)à s’abstenir de tout acte de pression, d’intimidation ou de représailles susceptible de nuire à l’intégrité physique et morale du requérant, qui constituerait autrement une violation des obligations de l’État partie au titre de la Convention de coopérer de bonne foi avec le Comité pour l’application des dispositions de la Convention ; et e)à permettre au requérant de recevoir des visites de sa famille et de son conseil en prison.

14.Conformément à l’article 118 (par. 5) de son règlement intérieur, le Comité invite l’État partie à l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises pour donner suite aux observations ci-dessus.