Nations Unies

CAT/C/72/D/824/2017

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

14 janvier 2022

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 824/2017 * , **

Communication soumise par :

D. B. (représentée par un conseil, Joëlla Bravo Mougan)

Victime(s) présumée(s) :

La requérante

État partie :

Pays-Bas

Date de la requête :

17 mai 2017 (date de la lettre initiale)

Date de la présente décision :

19 novembre 2021

Objet :

Expulsion de la requérante des Pays-Bas vers la Guinée

Question(s) de procédure :

Aucune

Question(s) de fond :

Non-refoulement ; risque de torture en cas de renvoi dans le pays d’origine

Article(s) de la Convention :

3

1.1La requérante est D. B., de nationalité guinéenne, née en 1991. Elle affirme que son expulsion vers la Guinée constituerait une violation par l’État partie de l’article 3 de la Convention. L’État partie a fait la déclaration prévue à l’article 22 (par. 1) de la Convention, avec effet au 21 décembre 1988. La requérante est représentée par un conseil.

1.2Le 19 mai 2017, en application de l’article 114 de son règlement intérieur, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a prié l’État partie de ne pas expulser la requérante tant que la communication serait à l’examen. L’État partie a donné suite à la demande de mesures provisoires et a décidé de surseoir au renvoi de la requérante tant que le Comité serait saisi de la communication.

Rappel des faits présentés par la requérante

2.1La requérante est Peule. De sa naissance à 2009, elle a déménagé plusieurs fois entre Conakry et Labé, ville de Moyenne-Guinée.

2.2En 2007, la requérante a été mariée de force à un homme dont elle a divorcé avec le consentement de ses parents à la fin de 2008. Pendant cette union, elle a eu une liaison avec un chrétien. Cette relation n’a jamais été acceptée par sa famille, qui a tenté de la contraindre à se remarier avec un autre homme, plus âgé qu’elle. Après avoir refusé ce mariage, la requérante, alors âgée de 20 ans, a fui la Guinée le 29 avril 2011.

2.3La requérante a gagné les Pays-Bas, où elle s’est présentée aux autorités le 30 avril 2011 et a soumis une demande de permis de séjour temporaire au titre de l’asile le 23 juin 2011, arguant qu’elle craignait d’être mariée de force en Guinée. Le 1er juillet 2011, le Service de l’immigration et de la naturalisation du Ministère de la justice a rejeté sa demande au motif que sa crainte n’était pas crédible.

2.4Un an après son arrivée dans l’État partie, la requérante a déposé une plainte pénale dans laquelle elle se disait victime de la traite des personnes. Elle a déclaré qu’au cours des quinze jours qui avaient suivi son arrivée dans l’État partie, on l’avait forcée à avoir des relations sexuelles avec des hommes. Elle craignait d’être de nouveau victime de la traite si les autorités de l’État partie la renvoyaient en Guinée.

2.5Le 9 mars 2016, la requérante a déposé une deuxième demande d’asile, qui reposait sur l’argument qu’elle subirait des mutilations génitales féminines à son arrivée en Guinée. Elle a indiqué que, avant le dépôt de sa première demande d’asile et pendant que celle-ci était à l’examen, elle avait toujours cru qu’elle avait subi des mutilations génitales féminines. De plus, en Guinée, alors qu’elle cherchait à savoir pourquoi elle ne parvenait pas à avoir des enfants, elle avait été examinée à l’hôpital par une connaissance de sa mère qui lui avait dit qu’elle avait été excisée, conformément à la coutume. Cependant, après avoir passé des années dans l’État partie et après avoir entendu d’autres Guinéennes parler des mutilations qu’elles avaient subies, elle a eu des doutes concernant son excision. Elle a consulté un médecin généraliste pour des motifs indépendants de sa demande d’asile et celui-ci a confirmé dans une déclaration datée du 3 décembre 2014 qu’elle n’était pas excisée. Elle explique que sa famille a toujours supposé qu’elle était excisée et que le fait qu’elle n’avait pas subi de mutilations génitales féminines était passé inaperçu parce que sa mère s’attendait à ce qu’on l’excise pendant qu’elle habitait chez son oncle à Conakry et ce dernier pensait qu’elle était déjà excisée au moment où elle était venue vivre chez lui.

2.6Le 11 mars 2016, le Service de l’immigration et de la naturalisation du Ministère de la justice a rejeté la demande de la requérante, jugeant qu’il n’était pas crédible que ses proches ne se soient pas demandé si elle avait été excisée avant qu’elle quitte le pays à l’âge de 20 ans et concluant qu’elle n’avait pas subi et ne subirait pas de pressions de sa famille pour se faire exciser. Le 12 mars 2016, la requérante a saisi le tribunal de district de La Haye d’une demande de contrôle juridictionnel de la décision de rejet. Le 7 avril 2016, le tribunal de district a déclaré que la demande de contrôle juridictionnel était dénuée de fondement, estimant que la requérante aurait dû dire plus tôt aux autorités qu’elle n’avait pas été excisée. Il a jugé que, en Guinée, lorsqu’une mère ne souhaitait pas que sa fille soit excisée, cette dernière ne courait pas de risque de subir des mutilations génitales féminines, et que si la requérante avait atteint l’âge de 20 ans sans avoir été excisée, c’était que sa famille ne faisait pas pression sur elle pour qu’elle le soit.

2.7Le 15 avril 2016, la requérante a saisi la Division de la juridiction administrative d’un recours contre le jugement du tribunal de district. Le 9 décembre 2016, la Division a considéré ce recours comme dénué de fondement au motif que l’existence d’un risque d’excision n’avait pas été établi, compte tenu en particulier du fait que, lorsqu’une mère ne souhaitait pas que sa fille soit excisée, cette dernière ne courait généralement aucun risque réel. Cette décision a mis un terme à la deuxième procédure d’asile.

Teneur de la plainte

3.1La requérante affirme que, si elle est renvoyée en Guinée, elle courra un risque réel de subir des mutilations génitales féminines, en violation de l’article 3 de la Convention.

3.2La requérante soutient que l’État partie n’a pas correctement apprécié le risque auquel elle serait exposée à son arrivée en Guinée et s’est contenté d’examiner si elle avait présenté des arguments crédibles à l’appui de la thèse selon laquelle les membres de sa famille feraient pression sur elle pour qu’elle se fasse exciser. Elle ajoute que l’État partie a uniquement apprécié la question de savoir si sa famille exercerait des pressions et n’a pas pris en considération les pressions émanant de la société guinéenne en général et du groupe ethnique auquel elle appartient en particulier.

3.3En outre, la requérante soutient que le fait que les mutilations génitales féminines sont imposées à presque toutes les femmes en Guinée permet de conclure qu’elle-même courrait un risque réel et prévisible d’être excisée et soumise à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Elle ajoute que, dans un rapport publié en 2013, le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) a établi qu’en Guinée, 96 % des femmes étaient soumises aux mutilations génitales féminines et que, pour les femmes peules, le risque était encore plus élevé, 99 % des filles et des femmes peules de 15 à 49 ans ayant subi des mutilations de ce type.

3.4En ce qui concerne le risque que courrait une femme de plus de 19 ans de subir des mutilations génitales féminines, la requérante souligne que, dans sa décision concernant la communication no 613/2014, F. B. c. Pays-Bas, le Comité a considéré que même si 1,2 % seulement des mutilations génitales féminines étaient pratiquées sur des femmes de plus de 19 ans, on ne pouvait pas conclure que le risque couru par ces femmes était moindre, car l’immense majorité des victimes étaient des filles de moins de 14 ans non encore mariées.

3.5La requérante ajoute que, en réalité, les mutilations génitales féminines sont toujours aussi répandues dans le pays et que les autorités guinéennes ne pourront ni ne voudront la protéger contre cette pratique. Elle affirme que l’absence de protection est principalement due au fait que les mutilations génitales féminines sont imposées par la société. Elle renvoie à un rapport du Haut‑Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) publié en avril 2016, qui confirme que, malgré les efforts déployés par les autorités guinéennes pour renforcer la protection contre les mutilations génitales féminines, la proportion de femmes excisées reste identique. Enfin, elle considère que la thèse selon laquelle sa mère pourrait la protéger contre l’excision n’est ni fondée ni valable sachant qu’elle est adulte.

3.6La requérante affirme qu’elle sera contrainte de subir des mutilations génitales féminines à un âge relativement avancé, peut-être même lorsqu’elle se mariera ou aura un enfant, et sera victime d’exclusion sociale si elle n’accepte pas de se faire exciser.

Observations de l’État partie sur le fond

4.1Dans une note verbale datée du 16 novembre 2017, l’État partie a soumis ses observations sur le fond.

4.2L’État partie trouve très parlant que la requérante n’ait sollicité une protection contre le risque de mutilations génitales féminines qu’après la clôture de la première procédure d’asile, soit plus de quatre ans après son arrivée aux Pays-Bas.

4.3L’État partie ne croit pas à l’argument que la requérante a fait valoir pendant la première procédure d’asile, à savoir que l’intéressée pensait à cette époque qu’elle avait déjà été excisée. En effet, compte tenu de la nature invasive des mutilations génitales féminines et de l’importance que revêt cette pratique dans la société guinéenne, il considère peu plausible que la requérante ait cru qu’elle y avait déjà été soumise alors que ce n’était pas le cas.

4.4L’État partie estime que la requérante n’a pas subi de mutilations génitales féminines, un généraliste néerlandais ayant constaté qu’elle n’était pas excisée. Il doute cependant que, comme elle le soutient, l’intéressée serait contrainte de subir ce type de mutilations à son retour en Guinée sous l’effet de la pression familiale. Premièrement, il rejette l’allégation selon laquelle les membres de la famille de la requérante ont toujours supposé que celle‑ci était déjà excisée. Deuxièmement, la thèse de la pression familiale ne cadre pas avec le fait que l’intéressée n’a pas été contrainte de subir des mutilations génitales féminines alors que cette pratique fait partie des coutumes du groupe ethnique auquel elle appartient. Troisièmement, la requérante n’a pas avancé d’arguments précis ni d’éléments personnels à l’appui de l’allégation selon laquelle ses proches exerceraient des pressions sur elle pour qu’elle se soumette à l’excision alors qu’ils ne l’ont jamais fait à ce jour. En outre, l’État partie juge peu plausible que la mère de la requérante ait supposé que l’oncle de celle-ci se chargerait de la faire exciser étant donné qu’en Guinée, l’excision est surtout l’affaire de la mère. De plus, il aurait été logique que la famille de la requérante vérifie qu’elle avait été excisée avant son mariage.

4.5L’État partie considère que la requérante n’a pas démontré qu’à son retour en Guinée, sa communauté la contraindrait à l’excision, et estime que ses déclarations ne permettent pas de conclure qu’avant de quitter son pays, elle était soumise à des pressions exercées par des membres de son groupe ethnique ou par la société en général afin qu’elle accepte de subir la procédure. De surcroît, la requérante n’ayant pas démontré de manière convaincante que ses parents et d’autres membres de sa famille tenaient à ce qu’elle se fasse exciser, l’État partie considère que l’entourage de l’intéressée serait en mesure de la protéger contre d’éventuelles pressions émanant de personnes extérieures à sa famille.

4.6L’État partie signale que, d’après le rapport de pays que le Ministre des affaires étrangères a publié le 20 juin 2014, 1,2 % seulement des mutilations génitales féminines sont pratiquées sur des femmes de plus de 19 ans et les jeunes femmes peuvent décider en toute indépendance de se faire exciser ou non. Diverses autres sources indiquent en outre qu’en Guinée, les femmes et les filles qui n’ont pas subi de mutilations génitales féminines peuvent mener une vie normale.

4.7L’État partie considère que la requérante a la possibilité de s’établir dans un autre quartier de la ville et que, avec ou sans l’aide du chef de quartier, elle peut refaire sa vie sans que sa famille sache qu’elle est revenue en Guinée.

4.8L’État partie fait observer que la thèse selon laquelle la requérante serait contrainte de subir des mutilations génitales féminines si elle avait une nouvelle relation ou se remariait n’est guère plausible car, dans le passé, l’intéressée n’a subi aucune pression de son ex-mari ni de son ancien compagnon.

Commentaires de la requérante sur les observations de l’État partie concernant le fond

5.1Le 17 janvier 2019, la requérante a soumis des commentaires sur les observations de l’État partie concernant le fond de la communication. Elle déclare que, dans le cadre de l’examen de sa première demande d’asile, il a été jugé crédible que, quand elle était petite, c’est‑à‑dire quand elle avait l’âge auquel les filles sont généralement excisées, elle a déménagé plusieurs fois entre Labé et Conakry. Elle est née à Conakry et a déménagé à Labé quand elle avait environ 4 ans. Elle a vécu à Labé jusqu’à l’âge de 16 ans environ, puis est retournée chez son oncle à Conakry. Il est donc parfaitement plausible que son oncle ait supposé qu’elle était déjà excisée quand elle est arrivée chez lui et que sa mère ait pensé qu’elle le serait pendant son séjour à Conakry.

5.2Concernant l’argument de l’État partie selon lequel il est peu plausible que sa famille exerce des pressions sur elle pour qu’elle se fasse exciser, la requérante fait valoir que sa sœur a subi des mutilations génitales féminines et que cet argument a été jugé crédible. En outre, bien que l’excision soit principalement l’affaire des mères, elle concerne la famille et la communauté tout entières et est également pratiquée par d’autres femmes de la famille, comme les tantes et les grands-mères.

5.3La requérante ajoute que le manque de crédibilité attribué à certaines déclarations ne change rien au fait qu’elle est une Peule de Guinée qui n’a pas été soumise aux mutilations génitales féminines dans un pays où 96 % des femmes le sont. Il existe donc un motif sérieux de croire qu’elle courrait un risque de subir des mutilations génitales féminines à son retour. La requérante renvoie à la décision dans laquelle le Comité a dit que, même si les renseignements que la requérante avait donnés concernant sa situation et la situation de sa famille en Guinée n’étaient pas exacts, les incohérences relevées dans son récit n’étaient pas de nature à jeter le doute sur la réalité de la fréquence des mutilations génitales féminines ni sur le fait que, en raison de l’inefficacité des lois en vigueur, y compris l’impunité de ceux qui se livrent à cette pratique, les victimes n’avaient pas accès à un recours utile ni à une protection adéquate des autorités guinéennes.

5.4La requérante ajoute que ce n’est pas en s’établissant dans un autre quartier qu’elle serait protégée contre les mutilations génitales féminines. La société guinéenne étant encore patriarcale, les femmes dépendent largement des hommes. Il ressort des informations relatives au pays que seules les femmes qui sont financièrement indépendantes et ont fait des études et celles dont le conjoint respecte leur choix de ne pas se faire exciser ont véritablement des chances de ne pas subir de mutilations génitales féminines.

5.5La requérante souligne que les faits suivants ne sont pas contestés : elle est Peule de Guinée, pays dans lequel le pourcentage de femmes ayant subi des mutilations génitales féminines atteint 96 % ; elle n’a subi aucune forme de mutilations génitales féminines ; elle n’est pas mariée et n’est pas financièrement indépendante. Compte tenu de ces faits, il existe des motifs sérieux de croire qu’elle serait soumise à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention si elle était renvoyée en Guinée.

Observations complémentaires de l’État partie

6.1Dans une note verbale datée du 23 mai 2019, l’État partie a soumis des observations complémentaires dans lesquelles il renouvelle la plupart de ses observations précédentes.

6.2L’État partie souligne qu’il n’est pas contesté que les mutilations génitales féminines sont toujours, en Guinée, une pratique répandue et profondément ancrée dans la société. Il renvoie au rapport de pays du Département d’État des États-Unis d’Amérique publié le 13 mars 2019, dans lequel il est fait référence aux données recueillies par l’UNICEF selon lesquelles 96 % des femmes et des filles guinéennes de 15 à 49 ans ont subi des mutilations génitales féminines, encore pratiquées dans tout le pays et par tous les groupes religieux et ethniques.

6.3L’État partie ajoute que, si la mère et l’oncle de la requérante étaient réellement favorables aux mutilations génitales féminines et les considéraient comme une étape essentielle des rites initiatiques conférant à la fille excisée le statut de personne honorée, on ne voit pas pourquoi ils ne se sont pas assurés que l’intéressée était excisée.

6.4La requérante n’étant pas parvenue à expliquer de manière convaincante pourquoi, contrairement à la plupart des femmes guinéennes, elle n’a pas été excisée, l’État partie considère qu’elle fait partie de celles dont les parents ont décidé de ne pas soumettre leur enfant à des mutilations génitales féminines et ont créé les conditions voulues pour la protéger des pressions de la société. Constatant que ni l’ex-mari de la requérante ni son ancien compagnon ne semblent l’avoir contrainte à subir des mutilations génitales féminines, l’État partie rejette l’allégation de la requérante selon laquelle un éventuel futur mari exigerait d’elle qu’elle se fasse exciser.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention lui en fait l’obligation, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.2Conformément à l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention, le Comité n’examine aucune communication d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Il note que, en l’espèce, l’État partie n’a pas contesté la recevabilité de la requête en arguant du non-épuisement des recours internes.

7.3Ne voyant aucun autre obstacle à la recevabilité, le Comité déclare la communication recevable et passe à son examen au fond.

Examen au fond

8.1Conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

8.2Le Comité doit déterminer si l’expulsion de la requérante vers la Guinée constituerait une violation de l’obligation incombant à l’État partie en vertu de l’article 3 de la Convention de ne pas expulser ou refouler une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risquerait d’être soumise à la torture.

8.3Le Comité doit apprécier s’il existe des motifs sérieux de croire que la requérante risquerait personnellement d’être soumise à la torture ou à d’autres traitements cruels, inhumains ou dégradants si elle était renvoyée en Guinée. Pour ce faire, conformément à l’article 3 (par. 2) de la Convention, il doit tenir compte de tous les éléments pertinents, y compris l’existence éventuelle d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives. Le Comité rappelle toutefois que le but de cette appréciation est de déterminer si la requérante courrait personnellement un risque prévisible et réel d’être soumise à la torture dans le pays où elle serait renvoyée. Il s’ensuit que l’existence, dans un pays, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives, ne constitue pas en soi une raison suffisante pour établir qu’une personne donnée risquerait d’être soumise à la torture à son retour dans ce pays ; il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l’intéressé courrait personnellement un risque. Inversement, l’absence d’un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne pourrait pas être soumise à la torture dans la situation particulière qui est la sienne.

8.4Le Comité renvoie à son observation générale no 4 (2017), selon laquelle l’obligation de non-refoulement existe chaque fois qu’il y a des « motifs sérieux » de croire que l’intéressé risque d’être soumis à la torture dans un État vers lequel il doit être expulsé, que ce soit à titre individuel ou en tant que membre d’un groupe susceptible d’être torturé dans l’État de destination. Le Comité rappelle en outre que des « motifs sérieux » existent chaque fois que le risque de torture est « prévisible, personnel, actuel et réel ».

8.5Le Comité accorde un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie intéressé, mais n’est pas lié par ces constatations, l’article 22 (par. 4) de la Convention l’habilitant à apprécier librement les informations qui lui sont soumises en se fondant sur l’ensemble des circonstances de l’affaire.

8.6Le Comité prend note de l’allégation selon laquelle la requérante risquerait d’être soumise à des mutilations génitales féminines par des membres de sa famille et de sa communauté à son retour en Guinée. Il prend également note de l’argument selon lequel les mutilations génitales féminines sont imposées à presque toutes les femmes en Guinée et cela suffit pour conclure que la requérante courrait un risque réel et prévisible d’être excisée.

8.7Le Comité note que l’État partie ne juge pas crédible la thèse selon laquelle la requérante croyait avoir déjà subi des mutilations génitales féminines au moment où elle a soumis sa première demande d’asile, sachant que cette pratique est invasive et revêt une grande importance dans la société guinéenne. Le Comité note que l’État partie ne pense pas que la requérante risquerait d’être contrainte de subir des mutilations génitales féminines à son retour en Guinée sous l’effet de pressions exercées par sa famille et par la société car : il ne juge pas crédible que les membres de la famille de la requérante aient toujours supposé que celle-ci était déjà excisée ; l’argument selon lequel des pressions seraient exercées sur la requérante à son retour afin qu’elle accepte de subir des mutilations génitales féminines ne cadre pas avec le fait que, pendant les vingt années qu’elle a vécues en Guinée, elle n’a pas été excisée de force par sa famille ; la famille de la requérante ne s’est pas assurée que l’intéressée était excisée avant son mariage ; la requérante n’a jamais subi de pressions de la part du groupe ethnique auquel elle appartient ni de la société en général tendant à ce qu’elle subisse des mutilations génitales féminines. Le Comité note aussi que l’État partie fait valoir que seulement 1,2 % des mutilations génitales féminines sont pratiquées sur des femmes de plus de 19 ans et que la requérante a la possibilité de s’établir dans un autre quartier de la ville.

8.8Le Comité constate que, bien que les mutilations génitales féminines soient interdites par la loi, elles demeurent généralisées en Guinée, où elles touchent environ 95 % des femmes et des filles et 91 % des Peules. L’État partie réaffirme que seulement 1,2 % des mutilations génitales féminines sont pratiquées sur des femmes de plus de 19 ans. Ce chiffre peut toutefois s’expliquer par le fait que l’immense majorité de ces mutilations sont pratiquées sur des filles de moins de 14 ans qui ne sont pas encore mariées. Cela ne signifie donc pas que les femmes non mariées de plus de 19 ans dont on pense qu’elles n’ont pas été excisées pendant leur enfance ou leur adolescence courent un risque moindre.

8.9Le Comité rappelle que les mutilations génitales féminines causent aux victimes des lésions physiques permanentes et de graves souffrances psychologiques qui peuvent durer toute la vie et considère que soumettre une femme à ce type de mutilations est contraire aux obligations découlant de la Convention. Il rappelle également que la possibilité mentionnée par l’État partie de s’établir dans un autre quartier de la ville n’est pas toujours une solution fiable ou utile.

8.10Le Comité note que la requérante renvoie à sa décision concernant la communication no 613/2014, F. B. c. Pays-Bas, dans laquelle il a dit que, même si les renseignements que la requérante avait donnés sur sa situation et la situation de sa famille en Guinée n’étaient pas exacts, les incohérences relevées n’étaient pas de nature à jeter le doute sur la réalité de la fréquence des mutilations génitales féminines ni sur le fait que les victimes n’avaient pas accès à une protection adéquate des autorités guinéennes. Il considère cependant qu’en l’espèce, outre qu’elle présente un récit peu cohérent de sa situation, la requérante a fait des déclarations contradictoires et peu plausibles sur les points qui sont au cœur de sa demande d’asile, à savoir les circonstances censées démontrer qu’elle risquerait de subir des mutilations génitales féminines si elle était renvoyée en Guinée. Le Comité note en particulier les contradictions et divergences suivantes, dont la plupart ont déjà été signalées par les autorités de l’État partie : la requérante affirme d’une part qu’elle croyait avoir été excisée et d’autre part que, quand elle était enfant, sa mère lui avait dit qu’elle voulait attendre qu’elle soit un peu plus âgée pour la faire exciser ; elle déclare que sa famille est favorable à l’excision, mais personne n’est parvenu à lui imposer cette pratique pendant les vingt années qu’elle a vécues en Guinée et au cours desquelles elle a été mariée ; elle dit risquer d’être contrainte par des membres de sa famille à subir des mutilations génitales féminines tout en soutenant que les membres de sa famille pensent qu’elle est déjà excisée ; elle n’a fait part de ses craintes de subir des mutilations génitales féminines que quatre ans après son arrivée dans l’État partie et après le rejet de ses deux premières demandes de permis de séjour, qui étaient fondées sur d’autres motifs, à savoir la crainte d’être soumise à un mariage forcé à son retour et le fait qu’elle avait été victime de la traite.

8.11En ce qui concerne le risque pour une femme d’être excisée à un âge plus avancé, le Comité constate qu’en l’espèce, la requérante a pu se marier et avoir une relation sans se soumettre à l’excision et sans subir de pression de sa famille ou de la société guinéenne pour qu’elle le fasse.

8.12En conséquence, le Comité conclut que, compte tenu du fait que, comme les autorités de l’État partie l’ont constaté, la requérante a fait des déclarations contradictoires et peu plausibles concernant le fondement même de sa requête, l’intéressée n’a pas produit d’éléments suffisants permettant de considérer qu’elle courrait personnellement un risque réel et prévisible d’être soumise à la torture à son retour en Guinée.

8.13Le Comité, agissant en vertu de l’article 22 (par. 7) de la Convention, conclut que le renvoi de la requérante en Guinée par l’État partie ne constituerait pas une violation de l’article 3 de la Convention.