Enquête concernant le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord en application de l’article 8 du Protocole facultatif à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes

Rapport du Comité

I.Introduction

1.Le 9 décembre 2010, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a reçu des informations de la part de plusieurs organisations en vertu de l’article 8 du Protocole facultatif à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Les sources déclarent que le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord a commis des violations graves et systématiques de droits conférés par la Convention en restreignant l’accès à l’avortement pour les femmes et les filles d’Irlande du Nord.

2.Le Royaume-Uni a ratifié la Convention le 7 avril 1986 et a adhéré au Protocole facultatif le 17 décembre 2004.

II.Communication des informations par les sources

3.Les sources prétendent qu’en Irlande du Nord, faciliter ou pratiquer un avortement représente une infraction pénale passible de la réclusion à perpétuité et que l’accès à l’avortement y est fortement restreint. Elles avancent que le Royaume-Uni a manqué à certains de ses devoirs, notamment a) établir un cadre juridique général visant à garantir le droit à l’avortement aux femmes d’Irlande du Nord et à le protéger ; b) s’assurer que les femmes d’Irlande du Nord ne sont pas exposées aux dangers que représente un avortement non médicalisé et c) éliminer les obstacles sociaux, pratiques et financiers qui jonchent l’accès à l’avortement et touchent de manière disproportionnée les femmes rurales. Les sources affirment que le cadre juridique relatif à l’avortement est discriminatoire envers les femmes en Irlande du Nord. En outre, l’accès à l’avortement est entravé par les propos tenus à son encontre dans les églises, les écoles et la politique locale.

III.Historique de la procédure

4.Le 20 janvier 2014, le Royaume-Uni a présenté ses observations relatives à la demande d’une enquête, indiquant que l’avortement était légal en Irlande du Nord lorsqu’il s’avérait nécessaire pour protéger la vie de la femme ou lorsque la grossesse présentait un risque de séquelles réelles et graves à long terme voire permanentes sur la santé physique ou mentale de la femme. Il signalait que, même si pratiquer un avortement représentait une infraction pénale, les poursuites judiciaires étaient rares et que les résidents de l’Irlande du Nord pouvaient se rendre dans d’autres pays du Royaume-Uni, sans couverture du National Health Service (service national de la santé) et en payant avec leurs propres moyens, ou ailleurs dans le monde pour avoir accès à des services d’avortement là où ils étaient disponibles. Le Royaume-Uni niait tout manquement à ses obligations et affirmait qu’aucune révision de sa législation n’était envisagée.

5.En novembre 2014, le Royaume-Uni a communiqué des informations en réponse aux observations finales du Comité concernant son septième rapport périodique (CEDAW/C/GBR/CO/7/Add.1). À sa soixantième session, entre le 16 février et le 6 mars 2015, le Comité a considéré que le Royaume-Uni n’avait pas mis en œuvre sa recommandation visant à dépénaliser l’avortement et avait seulement partiellement mis en œuvre sa recommandation visant à étendre les motifs valables pour pratiquer un avortement légal, à la suite de la recommandation contenue dans le document de consultation publié le 8 octobre 2014 et prônant une modification de la législation en vue d’autoriser l’avortement dans les cas d’« anomalie fœtale mortelle ».

6.Entre sa cinquante-septième et sa soixante et unième sessions, le Comité a examiné toutes les informations reçues et a considéré que les allégations étaient fiables et indiquaient des violations graves et systématiques de droits accordés par la Convention. Il a chargé Ruth Halperin-Kaddari et Niklas Bruun d’effectuer une enquête.

7.Le 29 janvier 2016, le Royaume-Uni a donné son accord pour que les membres désignés se rendent à Belfast et à Londres. La visite s’est déroulée du 10 au 19 septembre 2016 et a permis aux membres désignés et à deux membres du secrétariat du Comité de rencontrer le Ministre des communautés, le Ministre de la justice, le Procureur général et des représentants du Département de la santé, de la commission nord-irlandaise des droits de l’homme, de la Commission pour l’égalité en Irlande du Nord et du bureau du Commissaire nord-irlandais pour les enfants et les jeunes. Ils ont visité à Belfast un hôpital public et une clinique privée dans lesquels des avortements sont pratiqués et se sont entretenus avec des professionnels de la santé et la direction des établissements. Ils ont interrogé des membres de l’Assemblée d’Irlande du Nord issus de cinq partis politiques différents, des représentants de groupes de la société civile, du milieu universitaire et de syndicats et de nombreuses femmes ayant demandé ou pratiqué un avortement. À Londres, ils ont rencontré des représentants du Ministère des affaires étrangères et du Commonwealth, du Département de l’éducation, du Département de la santé et du Bureau de l’Irlande du Nord. Ils ont également rencontré des représentants des organisations caritatives Abortion Support Network (réseau de soutien aux avortements) et British Pregnancy Advisory Service (service britannique d’aide à la grossesse). Les membres désignés ont obtenu des informations auprès d’organisations qui fournissent des produits abortifs aux femmes en Irlande du Nord.

IV.Cadre juridique relatif aux interruptions de grossesse en Irlande du Nord

8.Les sections 58 et 59 du Offences against the Person Act (loi sur les atteintes à la personne) de 1861 et la section 25 1) du Criminal Justice Act (Northern Ireland) (loi relative à la justice pénale en Irlande du Nord) de 1945 régissent l’avortement en Irlande du Nord. Cette dernière disposition reflète les sections 1 et 2 du Infant Life (Preservation) Act (loi sur la protection de la vie de l’enfant) de 1929 de Grande-Bretagne, en vertu duquel il est illégal de tuer de manière intentionnelle un enfant capable de naître vivant avant que ne débute sa vie indépendante par rapport à sa mère. Prouver que la mort a été causée de bonne foi pour protéger la vie de la femme enceinte constitue une justification valable selon le Infant Life (Preservation) Act. Le Offences against the Person Act, tel que modifié par l’affaire R c. Bourne et la jurisprudence ultérieure en Irlande du Nord, inclut dans les motifs valables pour pratiquer légalement un avortement les situations dans lesquelles il est nécessaire de protéger la vie de la femme enceinte ou dans lesquelles la grossesse présente un risque de séquelles réelles et graves à long terme voire permanentes sur la santé physique ou mentale de la femme. Alors que la Cour d’appel d’Irlande du Nord a récemment indiqué que la loi actuelle sur l’avortement privilégiait, dans la mesure du raisonnable, la protection de la vie dont pourraient profiter les femmes indépendamment de l’état de santé du fœtus, pratiquer, faciliter ou encourager des avortements dans les cas de viol, d’inceste et de grave malformation fœtale, y compris d’anomalie mortelle, est toujours considéré comme une infraction pénale passible d’une peine d’emprisonnement à perpétuité.

9.Le Abortion Act (loi sur l’avortement) de 1967, tel que modifié par la section 37 du Human Fertilisation and Embryology Act (loi relative à l’embryologie et à la fécondation humaine) de 1990, autorise les avortements uniquement en Angleterre, en Écosse et au Pays de Galles, notamment dans les cas suivants : a) la grossesse n’a pas dépassé sa vingt-quatrième semaine et la poursuivre présenterait davantage de risques que l’interrompre ; b) l’avortement est nécessaire pour éviter un préjudice grave et permanent pour la santé physique ou mentale de la femme ou c) il est hautement probable que l’enfant, s’il naît, souffre de ce type d’anomalie physique ou mentale et soit gravement « handicapé ».

10.Depuis la signature de l’accord de Belfast en 1998, en vertu duquel certains pouvoirs ont été dévolus à l’Irlande du Nord, à l’Écosse et au Pays de Galles, d’importants développements ont eu lieu en Irlande du Nord par rapport à l’avortement, notamment : a) le rejet par l’Assemblée d’Irlande du Nord de l’extension à l’Irlande du Nord du Abortion Act de 1967 (21 juin 2000) ; b) l’organisation d’une consultation publique dans le cadre d’un projet de directives sur l’avortement destinées aux médecins (16 janvier 2007) ; c) la publication (16 juillet 2008) et le retrait (30 novembre 2009) d’un projet révisé de directives sur l’avortement à des fins de consultation, suivis par la publication de nouvelles directives (27 juillet 2010) ; d) le rejet d’un amendement visant à rendre punissables les avortements légaux pratiqués dans des cliniques privées (12 mars 2013) ; e) la publication d’un projet de directives sur l’avortement (8 avril 2013) ; f) le lancement d’une consultation relative à des amendements visant à légaliser l’avortement en cas d’« anomalie fœtale mortelle » et de crime sexuel, et à la réglementation de l’objection de conscience (7 octobre 2014) ; g) le rejet d’un amendement visant à restreindre la pratique de l’avortement aux établissements du National Health Service à part dans les cas urgents (3 juin 2015) ; h) la décision de la Haute Cour de justice d’Irlande du Nord stipulant que le cadre juridique de l’Irlande du Nord en matière d’avortement était incompatible avec l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (30 novembre 2015) ; i) le rejet de deux motions visant à modifier le projet de loi afin de légaliser l’avortement en cas d’anomalie fœtale mortelle et de crime sexuel (11 février 2016) ; j) la publication de nouvelles directives sur l’avortement (25 mars 2016) et k) la condamnation d’une femme de 21 ans accusée de s’être administré des produits abortifs (5 avril 2016). Au moment de la visite, des poursuites judiciaires étaient en cours à l’encontre de femmes signalées par des employés d’hôpitaux à la suite du traitement de complications dues à la prise non médicalisée de produits abortifs, y compris une femme étrangère et une mère qui avait acheté des produits abortifs en ligne pour sa fille adolescente.

11.Le 14 juin 2017, la Cour suprême du Royaume-Uni a rejeté un appel qui contestait le fait que l’Angleterre n’étende pas la couverture du National Health Service aux femmes nord-irlandaises désireuses d’avoir recours à un avortement légal en Angleterre, citant la nécessité de « respecter la décision démocratique du peuple d’Irlande du Nord ». Le 29 juin 2017, toutefois, la Ministre des femmes et de l’égalité du Royaume-Uni a annoncé que cette couverture s’étendrait dorénavant aux femmes nord-irlandaises cherchant à avorter en Angleterre.

12.Le 29 juin 2017, la Cour d’appel d’Irlande du Nord a autorisé un appel à l’encontre d’une ordonnance émise par Justice Horner dans laquelle celui-ci déclarait les sections 58 et 59 du Offences against the Person Act et la section 25 du Criminal Justice Act incompatibles avec l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, dans la mesure où pratiquer un avortement dans un cas d’anomalie fœtale mortelle, de viol ou d’inceste constituait une infraction. Alors que l’appel a été accepté, la décision du juge enjoint les organes législatifs de se pencher sans délai sur « le besoin urgent d’élaborer une méthode pratique et efficace de mise en œuvre des droits des femmes » relatifs à l’accès à l’avortement.

V.Constatations de fait

A.Accès à l’avortement

1.Limitations effectives à l’accès aux avortements légaux en Irlande du Nord

a)Limitations institutionnelles et géographiques

13.Au cours de la période 2015-2016, seuls 46 avortements ont été pratiqués dans des hôpitaux publics en Irlande du Nord ; ce chiffre contraste vivement avec celui des 724 femmes qui se sont rendues d’Irlande du Nord en Angleterre pour y avorter. Les membres désignés se sont dès le départ rendu compte que l’accès à l’avortement tant médical que chirurgical était limité par des facteurs institutionnels et géographiques. Tous les services étaient concentrés dans deux établissements situés à Belfast : le Royal Maternity Hospital, seul établissement public pratiquant actuellement des avortements dans certains cas très limités d’anomalies fœtales, et la clinique Marie Stopes Intenrational, seul établissement privé pratiquant des avortements médicamenteux jusqu’à 9,4 semaines de grossesse et uniquement en cas de danger pour la santé mentale et/ou physique.

b)Manque de clarté autour du moment où l’avortement peut être pratiqué légalement

14.Les professionnels de la santé encourent également une peine de prison à perpétuité s’ils facilitent et encouragent le recours à l’avortement. Une consultation a été réalisée en 2013 autour d’un projet de directives pour les professionnels de la santé quant aux circonstances dans lesquelles un avortement peut être pratiqué légalement. Publié par le Département de la santé, des services sociaux et de la sécurité publique, le projet de directives avait pour objectif d’« aider les cliniciens à appliquer les critères stricts et étroits qui sont conformes à la loi ».

15.Le Comité pense que la version finale des directives du Département de mars 2016 ne clarifie pas les circonstances dans lesquelles les avortements sont légaux en Irlande du Nord. Il incombe aux professionnels de la santé d’évaluer, au cas par cas, si les circonstances cliniques d’une femme remplissent les critères juridiques requis pour pratiquer un avortement. Les directives recommandent que cette évaluation soit effectuée par deux médecins aux compétences et à l’expérience appropriées. Dans la pratique, aucun clinicien n’est désigné et aucun protocole n’existe pour aiguiller l’évaluation. Les membres désignés ont été informés du fait que la peine d’emprisonnement à perpétuité encourue en cas de mauvaise interprétation de la loi décourage les cliniciens de recommander un avortement.

16.Les directives indiquent que « l’incidence d’une anomalie fœtale sur la santé physique ou mentale de la femme est un facteur qui peut être pris en compte lorsqu’un professionnel de la santé évalue l’état clinique d’une femme et lui recommande des options pour la suite de ses soins ». Néanmoins, elles ne précisent pas si l’avortement fait partie de ces options. Le Comité signale que le Directeur général de la santé a chargé l’Agence de santé publique ainsi que le conseil et les centres du système de santé et de protection sociale de « coopérer pour garantir la mise en place de mesures appropriées en matière de soins et de soutien afin de permettre à toutes les femmes éligibles d’accéder aux services d’interruption de grossesse » et de « collaborer au développement de brochures d’information au sujet de l’interruption de grossesse ». Toutefois, aucune stratégie de communication claire n’existe pour les professionnels de la santé en ce qui concerne les circonstances dans lesquelles l’accès à un avortement légal peut être octroyé. Selon le Comité, le cadre juridique et politique ambigu en Irlande du Nord n’offre pas de marche à suivre claire quant à la prise en charge des femmes nécessitant un avortement.

c)Effet dissuasif sur les cliniciens

17.La tendance à la baisse du nombre d’avortements légaux pratiqués en Irlande du Nord depuis 2013 est imputable à la réticence croissante des cliniciens à recommander ou à pratiquer un avortement par crainte de poursuites pénales. Les membres désignés ont appris qu’entre 2003 et 2008, il était possible d’avorter en cas d’anomalie fœtale mortelle car les cliniciens interprétaient la loi de manière favorable et invoquaient l’exception relative à la santé mentale. Les autorités ont ensuite surveillé de plus près les avortements, ce qui a entraîné une baisse du nombre d’avortements pratiqués dans les hôpitaux publics. En 2009, le Ministre de la santé de l’époque a ouvert une enquête sur chaque avortement pratiqué dans des cas d’anomalie fœtale mortelle justifiant une exception liée à la santé mentale. Entre 2011 et 2012, le Ministre a demandé aux médecins de consigner des détails personnels au sujet des femmes ainsi que les motifs des avortements.

18.Le Royal College of Obstetricians and Gynaecologists, le Royal College of Midwives et le Royal College of Nursing d’Irlande du Nord ont décrit le projet de directives autour duquel une consultation a eu lieu en 2013 comme intimidant tant pour les femmes que pour les professionnels de la santé. Selon eux, il suscite un climat d’incertitude et de peur qui a un effet dissuasif sur la pratique de l’avortement. Selon le Comité, la version finale de 2016 des directives perpétue cette intimidation en stipulant ceci : « Les professionnels de la santé et des services sociaux ont l’obligation légale de refuser de participer à toute procédure aboutissant à une interruption de grossesse si celle-ci constitue une infraction aux yeux du droit nord-irlandais. En vertu de la section 5 du Criminal Law Act (Northern Ireland) de 1967, s’ils savent ou pensent qu’une infraction de ce type a été commise et qu’ils possèdent des informations susceptibles de permettre l’appréhension, le jugement ou la condamnation de la personne qui l’a commise, ils ont alors l’obligation de les transmettre à la police dans un délai raisonnable. Manquer à ce devoir sans raison valable représente une infraction passible d’une peine maximale de dix ans d’emprisonnement ». Ce document a eu pour conséquence le maintien des restrictions liées à l’accès à l’avortement en Irlande du Nord.

d)Impossibilité d’accéder aux services en raison du harcèlement des manifestants antiavortement

19.Les membres désignés ont appris que l’accès des femmes aux services d’avortement légaux en Irlande du Nord était également entravé par la présence et les actions de manifestants antiavortement stationnés aux entrées des établissements de santé publics et privés. Les membres désignés ont vu des manifestants surveiller les allées et venues de femmes dans un établissement, munis de grandes affiches choquantes illustrant des fœtus défigurés. Les membres désignés ont entendu des témoignages décrivant des manifestants qui poursuivaient des femmes qui quittaient les établissements, les forçant à tenir dans leurs bras des poupées en plastique et déposant des brochures antiavortement dans leurs sacs en les implorant de « ne pas assassiner leurs bébés ». Un des établissements a recruté des escortes pour protéger les clients contre ce type d’agression. Bien que la police soit fréquemment avertie de la situation, elle intervient rarement.

20.En conclusion, le Comité pense que malgré les dispositions juridiques autorisant l’avortement dans certaines circonstances très limitées, les limitations effectives rendent l’accès à l’avortement pratiquement impossible. Celles-ci sont notamment : a) les limitations géographiques et institutionnelles des services ; b) l’ambiguïté autour des circonstances autorisant légalement un avortement ; c) la réticence des cliniciens à pratiquer des avortements en raison de l’environnement de travail hostile et intimidant suscité par les menaces de poursuites pénales et d) l’impunité des manifestants antiavortement qui agressent les femmes désireuses d’avoir recours à un avortement.

2.Réalité des avortements illégaux en Irlande du Nord

21.Depuis 2000, la police nord-irlandaise a enquêté sur plus de 30 affaires de personnes suspectées d’avoir pratiqué un avortement. Entre 2006 et 2015, elle a effectué 11 arrestations liées à des avortements illégaux. Entre 2011 et 2016, cinq personnes ont été interrogées et arrêtées pour possession de produits abortifs ; deux d’entre elles ont été reconnues coupables.

22.Des informations révèlent une montée de l’autoadministration d’avortements médicamenteux, considérés comme un crime, chez les femmes incapables de quitter l’Irlande du Nord et dont la grossesse n’a pas dépassé la neuvième semaine. Cette tendance à la hausse est imputée à la présence d’organisations à but non lucratif qui pratiquent des avortements médicamenteux tôt dans la grossesse en dehors du système de santé officiel par télémédecine depuis 2006. Bien qu’aucune donnée officielle n’existe quant à la portée de ce phénomène en Irlande du Nord, un fournisseur de produits abortifs en ligne a communiqué aux membres désignés des informations concernant les acheteurs, y compris des femmes nord-irlandaises. Ces femmes appartiennent à un large éventail de tranches d’âge qui regroupe des femmes de moins de 20 ans et de plus de 45 ans, dont la plupart ont entre 30 et 35 ans et s’identifient comme étant mariées, en cohabitation ou célibataires.

23.Les directives finalisées en 2016 traitent de l’utilisation de produits abortifs achetés sur Internet comme suit : « Il est probable qu’en utiliser pour provoquer une fausse couche en Irlande du Nord constitue une infraction en vertu du Offences against the Person Act ». Les directives obligent les professionnels de la santé à fournir un traitement approprié aux femmes suspectées de s’être administré des produits abortifs. Elles poursuivent en stipulant ceci : « Les professionnels de la santé et des services sociaux travaillant en milieu clinique doivent s’assurer que les procédures dans lesquelles ils sont impliqués sont licites. [Ils] doivent concilier le besoin de confidentialité des patients avec l’obligation de signaler les interruptions de grossesse illicites à la police et la nécessité de protéger les autres de tout risque de grave préjudice ». Les membres désignés ont recueilli des témoignages selon lesquels, afin d’éviter de devoir signaler à la police les femmes présentant des complications successives à un avortement, les médecins ne leur demandaient pas si elles avaient ingéré des produits abortifs et ne les encourageaient pas à le révéler. Des professionnels de la santé ont déclaré que cette politique de discrétion absolue était intenable car elle les empêchait de procurer des soins médicaux appropriés.

24.Le Comité est conscient des risques considérables pour la santé liés à l’ingestion de produits abortifs contrefaits obtenus sur Internet auprès de sources invérifiables et note que la seule assistance spécialisée pour les femmes qui se sont administré des produits abortifs est le service d’assistance téléphonique du British Pregnancy Advisory Service, une organisation non gouvernementale britannique. Il est donc inquiétant de constater que les directives découragent en réalité les femmes de chercher à se faire soigner pour des complications consécutives à l’ingestion de produits abortifs par peur d’une sanction pénale.

3.Voyages hors d’Irlande du Nord pour avorter

a)Accès aux services d’avortement en Angleterre

25.Entre 1970 et 2015, 61 314 avortements ont été pratiqués en Angleterre sur des résidents d’Irlande du Nord. Environ 16 % des avortements pratiqués chaque année sur des personnes qui ne résident pas en Angleterre ni au Pays de Galles concernent des femmes d’Irlande du Nord. En 2016, 5 avortements ont été pratiqués sur des filles de moins de 16 ans, et 19 sur des filles âgées entre 16 et 17 ans. La majorité des procédures a eu lieu entre la troisième et la neuvième semaine de gestation, tandis que seuls 3 % des avortements ont été effectués pendant ou après la vingtième semaine de grossesse. Ce phénomène est reconnu par les autorités nord-irlandaises et anglaises grâce à la collecte de statistiques officielles. Les personnes interrogées ont confirmé que les statistiques présentées étaient inférieures à la réalité en raison du manque de traçabilité des femmes subissant un avortement à l’étranger ; certaines peuvent ne pas communiquer leur adresse en Irlande du Nord au médecin pratiquant l’avortement, alors que d’autres peuvent se rendre ailleurs dans le monde pour subir l’intervention. Le nombre d’avortements pratiqués sur des non-résidentes d’Angleterre et du Pays de Galles diminue chaque année depuis 2003. Le Comité a établi un lien entre ces chiffres et la hausse du recours aux produits abortifs en Irlande du Nord.

26.Il y a peu, le National Health Service ne couvrait encore les frais d’avortement que pour les résidents d’Angleterre, d’Écosse et du Pays de Galles tout en excluant les Nord-Irlandaises, qui devaient débourser entre 600 £ et 2 000 £, y compris les frais de déplacement et de logement, pour avoir accès aux services d’avortement en Grande-Bretagne. Les difficultés financières et logistiques liées à ce type de voyage ont contraint certaines femmes nord-irlandaises à pratiquer un avortement tardivement au cours de leur grossesse, exposant leur santé physique et mentale à un risque plus élevé, ou à mener leur grossesse à terme. Certaines femmes défavorisées ont reçu un soutien financier limité de la part du Abortion Support Network, une organisation non gouvernementale basée en Angleterre. Depuis le 29 juin 2017, les femmes d’Irlande du Nord désireuses d’avorter en Angleterre sont couvertes par le National Health Service, même si le Comité remarque que cet avantage n’est pas garanti par la loi.

27.Certains témoignages ont révélé que le stress lié à un avortement hors d’Irlande du Nord était exacerbé par les arrangements logistiques et le secret dans lequel ceux-ci doivent se dérouler, facteurs qui finissent par se répercuter sur la santé mentale des femmes. Les arrangements logistiques consistent notamment à identifier une clinique qui propose la procédure appropriée dans les délais requis, à organiser les transports et l’hébergement, à faire garder les enfants, le cas échéant, à demander un congé à son employeur et à gérer les complications imprévues, liées notamment à une prolongation du séjour. Pour les femmes et les filles ne possédant pas de permis de conduire ou de passeport, obtenir une pièce d’identité photographique pour voyager dans la période très restreinte pendant laquelle un avortement peut être pratiqué relève du défi.

28.Compte tenu du secret dans lequel se déroulent les démarches, les femmes prennent également des décisions critiques pour leur santé sans l’avis d’un médecin qualifié. Avant la publication du projet de directives en 2013, les femmes nord-irlandaises bénéficiaient de la supervision médicale des avortements en Angleterre. Les membres désignés ont découvert la pratique consistant à envoyer les femmes en Angleterre sans couverture dans les cas d’anomalie fœtale mortelle, lorsque la procédure a lieu au cours du deuxième ou du troisième trimestre de grossesse et nécessite l’administration d’une injection dans le fœtus avant l’avortement. En pareil cas, les médecins d’Irlande du Nord et d’Angleterre prodiguaient des soins continus pendant la procédure en Angleterre et l’expulsion différée du fœtus en Irlande du Nord. Cette pratique a disparu en 2013 en raison de l’incertitude liée à une éventuelle accusation de complicité.

29.Prenant acte du lourd fardeau financier, émotionnel et logistique représenté par un tel voyage, le Comité considère qu’il ne s’agit pas d’une solution viable pour les femmes.

b)Soins consécutifs à un avortement pour les avortements pratiqués hors d’Irlande du Nord

30.Les membres désignés ont découvert auprès de femmes nord-irlandaises ayant subi un avortement en dehors de l’Irlande du Nord la souffrance morale à laquelle elles ont dû faire face après la procédure. Les femmes sortent de l’établissement le jour de la procédure et retournent souvent immédiatement en Irlande du Nord afin de réduire les dépenses, indépendamment de leur vulnérabilité physique et mentale. Une fois rentrées, les femmes, par peur d’être stigmatisées au sein de leur communauté, voire poursuivies en justice, gardent leur avortement secret, y compris envers leurs médecins. En plus de se sentir « sales », « honteuses » ou « poussées à passer à autre chose », les femmes ont décrit à quel point cette culture du silence pesait sur leur santé. Les services d’avortement hors d’Irlande du Nord et les médecins nord-irlandais ne partagent pas systématiquement leurs dossiers médicaux, de même que de nombreuses femmes ne désirent pas que leur « dossier d’avortement » soit transféré. Dans les cas où les femmes souffrent de complications consécutives à la procédure, l’ignorance du fait qu’un avortement a été pratiqué représente un obstacle à la recherche et à l’obtention de soins médicaux appropriés.

31.Le Comité note que la Directrice générale des soins infirmiers pour l’Irlande du Nord a confirmé que « dans le cadre d’une procédure pratiquée dans le respect de la loi de Grande-Bretagne, nos conseils juridiques stipulent qu’une sage-femme participant à la réalisation de ce type d’interruption en Irlande du Nord ne serait pas considérée comme complice d’un acte criminel ». Néanmoins, les membres désignés ont entendu des témoignages selon lesquels les professionnels de la santé craignaient d’être poursuivis pour ne pas avoir signalé des femmes demandant des soins consécutifs à un avortement car ils ignoraient dans quelle mesure celui-ci s’était déroulé dans la légalité. En outre, les directives de 2016 indiquaient ceci : « Indépendamment du lieu où l’interruption de grossesse a été pratiquée, si nécessaire, un soutien doit être apporté aux personnes au travers de services de soins consécutifs à un avortement, y compris des conseils et d’autres services de soutien psychologique. Il incombe aux centres du système de santé et de protection sociale de proposer un soutien consécutif à un avortement à toutes les femmes pour lesquelles cela a été jugé nécessaire ». Le Comité remarque qu’aucune structure, telle qu’un service aux personnes endeuillées, n’existe pour soutenir les femmes après un avortement et qu’aucune statistique officielle n’est récoltée quant au nombre de femmes ayant eu accès à des soins de santé ou à un soutien à la suite d’un avortement.

c)Rapatriement des restes du fœtus

32.Une importante source de stress pour les femmes qui ont avorté hors d’Irlande du Nord réside dans le transport des restes du fœtus jusqu’en Irlande du Nord pour des raisons affectives (deuil), religieuses (inhumation) ou médicales (recherche d’anomalies génétiques dans l’ADN) ou pour servir de preuve dans les cas de viol. Les membres désignés ont découvert que les résidentes d’Irlande du Nord éprouvaient des difficultés pour obtenir des analyses ADN en Angleterre dans les cas d’anomalie fœtale mortelle. Elles doivent donc retourner avec les restes du fœtus pour en faire analyser minutieusement les tissus afin de déterminer les facteurs de risque en vue de grossesses futures. Des témoignages ont révélé que l’absence de protocoles établis concernant le transfert des restes de fœtus avait poussé certaines femmes à avoir recours à des méthodes de transport indignes, telles que des glacières ou des bagages à main, à la merci du personnel des compagnies aériennes. En outre, aucun protocole n’existe quant à la réception des restes de fœtus dans les morgues nord-irlandaises. Cette situation a récemment conduit à la démission de l’un des deux seuls pathologistes pédiatriques d’Irlande du Nord.

B.Criminalisation de l’avortement et son effet sur les femmes vivant une grossesse intenable ou imprévue

33.Toutes les femmes auxquelles l’accès à un avortement sans risques a été refusé en Irlande du Nord qui ont été interrogées par les membres désignés ont fait part de leur expérience d’extrême vulnérabilité, de stress physique et psychologique, de souffrance morale, de désespoir et d’isolation dans leur recherche d’un traitement médical approprié pour interrompre leur grossesse.

1.Femmes en situation de pauvreté

34.Le Comité constate que la criminalisation de l’avortement a une incidence particulièrement néfaste sur les femmes en situation de pauvreté. Par rapport au reste du Royaume-Uni, l’Irlande du Nord possède : a) le plus haut taux de fertilité ; b) le niveau le plus élevé et le plus persistant de pauvreté infantile ; c) une plus grande proportion de ménages à revenu unique ; d) des salaires moins élevés ; e) le niveau de vie le plus faible ; f) les frais de garde d’enfants les plus élevés en dehors de Londres et g) une prévalence accrue de troubles mentaux. Le Comité établit un lien entre le faible contrôle qu’ont les femmes nord-irlandaises sur leur fertilité et le risque disproportionné de pauvreté auquel font face les familles nombreuses.

35.Le Comité note les constatations de Justice Horner sur la corrélation directe entre les effets néfastes de la criminalisation de l’avortement et la détérioration de la situation socioéconomique. Malgré la récente et louable extension de la couverture du National Health Service aux femmes d’Irlande du Nord cherchant à avorter en Angleterre, le Comité considère que les femmes pauvres, les filles et les autres femmes dans des situations vulnérables sont particulièrement désavantagées en raison des obstacles qu’elles doivent affronter pour quitter l’Irlande du Nord afin d’avoir accès à des services d’avortement. Les personnes désireuses de poursuivre leur grossesse ne reçoivent aucune aide de l’État pour l’éducation d’un enfant qui n’était pas prévu, ce qui les plonge un peu plus dans une pauvreté exacerbée par les récentes modifications apportées au système de distribution des aides sociales au Royaume-Uni, qui limitent le nombre de nouveaux bénéficiaires à deux enfants par famille.

2.Grossesses résultant de viols ou d’incestes

36.Il n’existe aucune exception qui permette un avortement en cas de viol ou d’inceste, même si les victimes sont des enfants. Les membres désignés ont entendu des témoignages racontant l’histoire d’une fille de 12 ans qui s’était rendue à Manchester pour avorter après être tombée enceinte à la suite de viols répétés perpétrés par son oncle. Elle était accompagnée d’un officier de police dans le seul but de collecter des tissus fœtaux afin de déterminer s’ils contenaient l’ADN du prévenu. Les membres désignés n’ont pas été en mesure de vérifier qui avait financé son voyage et la procédure ni si elle avait reçu un suivi médical. Un ancien travailleur social a raconté que les travailleurs sociaux arrangeaient parfois des avortements en dehors de l’Irlande du Nord pour les adolescentes enceintes sous leur responsabilité.

37.Des informations transmises aux membres désignés ont fait la lumière sur le lien entre les violences qui ont marqué l’histoire récente du pays et le taux d’abus sexuels extrêmement élevé tant chez les femmes que chez les hommes en Irlande du Nord, où l’on estime qu’un résident sur quatre a subi des violences sexuelles au cours de sa vie. Les statistiques montrent que les victimes d’abus sexuels peuvent aussi bien être des nourrissons que des personnes âgées de 90 ans, même si les enfants représentent systématiquement la majorité des victimes (61 % en 2013/14). Pendant la période 2014/15, la police a enregistré 28 287 incidents de violence domestique, 2 734 infractions sexuelles et 737 viols. Par ailleurs, le nombre d’infractions sexuelles enregistrées concernant des enfants de moins de 16 ans a augmenté de façon dramatique au cours de la dernière décennie.

38.Les membres désignés ont découvert que la criminalisation de l’avortement a exposé les femmes et les filles victimes de viol ou d’inceste au risque d’être traitées comme des criminelles et les a poussées à ne pas signaler certains viols par crainte d’être poursuivies et condamnées. Aucune donnée n’existe quant au nombre de grossesses résultant d’un viol ou d’un inceste ou au nombre de victimes souhaitant avorter. Néanmoins, le fait que ce type de crime puisse provoquer une grossesse est reconnu par le système d’indemnisation de la justice pénale nord-irlandaise, qui accorde aux victimes la somme de 5 500 £ lorsque leur grossesse est jugée comme étant directement imputable à une infraction sexuelle, indépendamment de l’âge de la victime. Selon les autorités nord-irlandaises, quatre paiements de ce type ont été effectués entre 2011 et 2016. On ignore si une aide de l’État existe pour les victimes de viol ou d’inceste qui ne désirent pas aller au terme de leur grossesse. Cette aide comprendrait un accompagnement psychologique pendant et après la grossesse, la facilitation de la procédure d’adoption pour les femmes qui en font la demande et une aide au financement de l’éducation d’un enfant non prévu.

3.Grossesses impliquant une anomalie fœtale mortelle

39.Les exceptions permettant un avortement ne couvrent pas les cas d’anomalie fœtale mortelle. De nombreuses femmes ont raconté l’extrême anxiété qu’elles ont ressentie au moment du diagnostic de cette anomalie, lorsqu’elles ont dû gérer à la fois le choc d’une grossesse qui ne se déroulait pas comme prévu et le fait de se voir refuser des informations quant aux choix disponibles pour préserver au mieux leur état de santé, y compris les options légales pour avorter hors d’Irlande du Nord et le droit à des soins consécutifs à leur avortement à leur retour.

40.La plupart des femmes découvrent tardivement dans leur grossesse (après 18 à 20 semaines) l’anomalie fœtale mortelle en raison de l’indisponibilité en Irlande du Nord de dépistages des anomalies fœtales financés par l’État qui pourraient être effectués avant et pendant le deuxième trimestre de grossesse, contrairement à ce que propose le National Health Service ailleurs dans le Royaume-Uni. Les membres désignés ont remarqué que par rapport à ce qu’il se passe dans le reste du Royaume-Uni, une plus grande proportion de fœtus souffrant d’anomalies congénitales graves sont menés à terme en Irlande du Nord, et meurent peu après la naissance. Le Comité établit le lien entre l’indisponibilité des avortements dans les cas d’anomalie fœtale mortelle et le taux élevé de mortinatalité en Irlande du Nord, en notant que le centre de Belfast signale les taux les plus élevés du Royaume-Uni.

41.Des témoignages s’accordent à dire que le diagnostic tardif d’une anomalie fœtale mortelle et le manque de conseils quant aux options légales pour avorter retardent le traitement et provoquent un traumatisme physique et psychologique chez les femmes, que certaines décrivent comme de la torture. Les femmes dans ce type de situation font face à un stress aigu lié à la planification logistique à effectuer dans le délai autorisé pour pratiquer un avortement légal hors d’Irlande du Nord, à savoir avant la vingt-quatrième semaine de grossesse en Angleterre. Plus la grossesse est avancée, plus le voyage se complique, plus l’avortement devient complexe et onéreux, et plus le risque de complications consécutives à l’avortement est élevé.

42.En résumé, le Comité considère que la criminalisation de l’avortement dans le cadre légal et politique de l’Irlande du Nord empêche les femmes d’influencer les circonstances qui affectent leur santé mentale et physique. Il n’est pas raisonnable ni acceptable de devoir choisir entre poursuivre une grossesse ou voyager pour recevoir des soins intimes dans un environnement inconnu en l’absence de réseau de soutien, en particulier dans des situations graves telles qu’une anomalie fœtale mortelle, un viol ou un inceste, ou lorsqu’il s’agit d’enfants ou de femmes pauvres. Les deux options impliquent chacune une souffrance tant physique que psychologique. Le Comité prend note du récent jugement de la Cour suprême du Royaume-Uni, dans lequel celle-ci a accepté comme preuves des faits ressemblant de près aux conclusions du Comité, et que la Cour a conclu en indiquant qu’il « est aisé de comprendre les raisons pour lesquelles la détresse des femmes concernées par une grossesse non désirée (en Irlande du Nord) est extrêmement peu enviable ».

C.Insuffisance des services de planification familiale

1.Éducation et informations relatives à la santé sexuelle

43.Les membres désignés ont observé que les jeunes nord-irlandais étaient privés de l’éducation nécessaire pour jouir de leur santé et de leurs droits en matière de sexualité et de procréation. La plupart des enfants d’Irlande du Nord fréquentent des écoles confessionnelles, soit catholiques, soit protestantes. Les représentants de l’église jouent un rôle actif au sein des conseils d’administration des écoles, ce qui implique que l’éducation relationnelle et sexuelle, bien que recommandée par le Département de l’éducation dans le programme scolaire légal primaire et post-primaire, est sous-développée voire inexistante étant donné que chaque école a le loisir de mettre en œuvre le contenu du programme scolaire en fonction de ses valeurs et principes. Lorsqu’un cours d’éducation relationnelle et sexuelle existe, il est fréquemment prodigué par des tiers et basé sur les principes de rejet de l’avortement et d’abstinence.

44.Le Comité remarque que l’accès aux services d’avortement et aux contraceptifs ne fait pas partie des exigences légales du programme consultatif. Les données montrent que le taux d’utilisation de moyens contraceptifs chez les jeunes nord-irlandais est plus faible que dans les autres régions du Royaume-Uni, tandis que le taux d’infections sexuellement transmissibles y est plus élevé. Par ailleurs, la prévalence de grossesses imprévues chez les adolescentes d’Irlande du Nord est supérieure à celle des autres pays de l’Union européenne, jusqu’à six fois dans les zones défavorisées d’Irlande du Nord. Ces facteurs illustrent la négligence de l’État en matière de prévention de la grossesse en raison de son incapacité à mettre en œuvre le programme d’éducation relationnelle et sexuelle recommandé et à garantir une éducation sexuelle adaptée à chaque âge, respectueuse des différences culturelles, complète et scientifiquement exacte.

2.Accès aux services de santé procréative et aux moyens contraceptifs

45.Le Comité note la disponibilité centralisée et limitée en Irlande du Nord d’établissements proposant des informations, des conseils et des services en matière de planification familiale, en particulier en ce qui concerne les options relatives à l’accès à l’avortement légal en Irlande du Nord et en dehors de ses frontières. En outre, les professionnels de la santé ne sont pas formés ni encouragés à fournir des informations sur les options d’avortement et comptent sur les entités non gouvernementales pour transmettre ce type de renseignements.

46.Les femmes ont fait part des difficultés qu’elles éprouvent pour avoir accès aux méthodes contraceptives modernes, telles que les moyens d’urgence (pilule du lendemain), oraux, à long terme (dispositif intra-utérin) et permanents (stérilisation). Des témoignages ont révélé que les femmes se voyaient refuser l’accès à la stérilisation si elles étaient jugées trop jeunes ou si elles étaient célibataires, tandis que les pharmaciens étaient réticents à l’idée de distribuer des moyens contraceptifs d’urgence et de fournir des informations à leur sujet.

47.Le Comité conclut que les efforts des femmes et des filles d’Irlande du Nord visant à obtenir un accès aux informations et aux services nécessaires pour jouir de leur santé et de leurs droits en matière de sexualité et de procréation sont l’objet de frustrations constantes. Dans le contexte d’un régime restrictif en matière d’avortement, les femmes sont livrées à elles-mêmes pour déterminer le nombre de leurs enfants et de l’espacement des naissances.

D.Contexte social des avortements en Irlande du Nord

48.Le Comité est conscient de l’interconnexion entre le niveau d’accès à l’avortement légal et le contexte sociopolitique et religieux de l’Irlande du Nord, en particulier le fait que la religion considère l’avortement comme un péché. Il reconnaît que ce contexte façonne les positions prises par les partis politiques au sujet de la modification des lois qui font de l’avortement une infraction pénale, y compris l’argument souvent évoqué selon lequel cela pourrait déstabiliser le processus de paix ou entraîner des « avortements sur demande ».

49.Des entretiens avec des acteurs étatiques et non étatiques d’Irlande du Nord ont révélé un manque de volonté politique en vue de modifier le statu quo, symbolisé par le rejet par l’Assemblée, en mai 2016, de modifications législatives visant à permettre l’avortement dans certains cas limités d’anomalie fœtale mortelle ou de crime sexuel. Le Comité note les tentatives des autorités nord-irlandaises de restreindre encore davantage l’accès à l’avortement légal en menaçant de fermer le seul établissement privé du pays qui pratique des avortements.

50.Le Comité considère que les déclarations des autorités renforcent l’idée selon laquelle l’avortement est considéré comme une question strictement morale plutôt qu’un sujet qui concerne la santé et les droits de l’homme. Il souligne la déclaration du Procureur général, dans laquelle ce dernier a dressé un parallèle entre avorter dans un cas d’anomalie fœtale mortelle et « mettre une balle dans la tête d’un enfant deux jours après sa naissance ». Le Comité note la déclaration d’un parlementaire pour qui « l’endroit le plus dangereux pour un enfant est le ventre de sa mère ». D’autres déclarations de personnalités politiques et de responsables gouvernementaux, y compris la qualification du rôle principal de la femme comme étant celui d’une mère, ont renforcé les stéréotypes sexistes ancrés dans la patriarchie et, par la même occasion, la conviction selon laquelle il est acceptable de refuser aux femmes toute liberté de choix en matière de procréation.

51.Les considérations morales liées à l’avortement renforcent la stigmatisation de la procédure. Elles perpétuent la culture du silence autour de l’incidence de sa criminalisation et facilitent l’aveuglement volontaire à l’égard de la réalité des femmes nord-irlandaises. Dès lors, le Comité considère que l’inadéquation de l’aide à la planification familiale fournie par l’État et guidée par les intérêts socioreligieux, associée à une culture politique qui circonscrit le rôle des femmes, expose les femmes et les filles d’Irlande du Nord à un danger double en leur refusant tout contrôle sur leur fertilité.

VI.Conclusions juridiques

A.Obligations des systèmes décentralisés en matière de droits de l’homme

52.Le Royaume-Uni est régi par un système de gouvernement décentralisé. En vertu de la législation concernant les pouvoirs dévolus (dénommée « convention Sewel »), le Gouvernement central n’invite pas, en temps normal, le Parlement, qui conserve le droit de légiférer sur toutes les questions, à légiférer sur des sujets dévolus sans l’accord de l’autorité dévolue. En ce qui concerne l’Irlande du Nord, l’accord de Belfast et le Northern Ireland Act de 1998 (tel que modifié) qui l’a suivi forment la structure constitutionnelle.

53.Le Royaume-Uni affirme que, depuis la dévolution des pouvoirs concernant la santé et le droit pénal à l’Irlande du Nord, le Gouvernement central ne peut plus modifier le droit pénal de l’Irlande du Nord, et donc réviser les lois concernant l’avortement. Le Comité rappelle qu’en vertu du droit international sur la responsabilité de l’État, tous les actes des organes d’un État sont imputables à cet État. L’article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités stipule qu’une partie à un traité ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité. De plus, dans le paragraphe 39 de sa recommandation générale no 28 (2010) concernant les obligations fondamentales des États parties découlant de l’article 2 de la Convention, le Comité a réitéré que la délégation de pouvoirs gouvernementaux « n’annule d’aucune façon la responsabilité directe qui incombe au gouvernement national ou fédéral de l’État partie de s’acquitter de ses obligations envers toutes les femmes relevant de sa juridiction ». Ainsi, le Royaume-Uni n’a pas le droit d’invoquer ses dispositions internes (l’accord de Belfast) pour justifier le fait de ne pas réviser les lois nord-irlandaises contraires à la Convention.

B.Obligations de l’État partie concernant la santé et les droits des femmes en matière de sexualité et de procréation en vertu de la Convention

54.L’article 12 de la Convention, complété par l’article 16 1) e), garantit aux femmes le droit à la santé, y compris à la santé sexuelle et procréative. Les articles exigent des États parties qu’ils éliminent toute forme de discrimination envers les femmes en matière de soins de santé et qu’ils leur garantissent un accès aux services, y compris ceux relatifs à la planification de la famille et le droit de décider librement et en toute connaissance de cause du nombre et de l’espacement des naissances. L’article 12, lu conjointement avec les articles 1, 2, 5, 14 et 16 1) e), constitue le fondement juridique de la jurisprudence du Comité dans ce domaine.

55.En vertu de l’article 2 c), d), f) et g), les États parties s’engagent à instaurer une protection juridictionnelle des droits des femmes sur un pied d’égalité avec les hommes, à s’abstenir de tout acte ou pratique discriminatoire à l’égard des femmes, à prendre toutes les mesures appropriées, y compris des dispositions législatives, pour modifier ou abroger toutes les lois, en particulier les dispositions pénales, qui constituent une discrimination à l’égard des femmes. L’article 2, lu conjointement avec l’article premier, exige des États parties qu’ils prennent des mesures appropriées pour éliminer toute restriction qui a pour effet ou pour but de compromettre ou de détruire la jouissance ou l’exercice par les femmes des droits de l’homme dans tous les domaines. L’article 2 g) exige des États parties qu’ils abrogent « toutes les dispositions pénales qui constituent une discrimination à l’égard des femmes ». L’article 5 concerne les stéréotypes sexistes, y compris les modèles de comportement socioculturel. Lu conjointement avec les articles 12 et 16, il exige des États parties qu’ils éliminent les stéréotypes sexistes qui entravent l’égalité dans le secteur de la santé et ont une incidence négative sur la capacité des femmes à faire des choix libres et éclairés en matière de soins de santé, de sexualité et de procréation.

56.Dans les paragraphes 14 et 31 c) de sa recommandation générale no 24 (1999) concernant les femmes et la santé, le Comité stipule que les lois qui érigent en infraction certaines procédures médicales dont seules les femmes ont besoin et qui répriment les femmes sur lesquelles celles-ci sont pratiquées font obstacle à l’accès des femmes aux soins de santé. Étant donné que l’avortement est un service dont seules les femmes ont besoin, le Comité considère les restrictions à son accès comme une infraction. Dans L. C. c. Pérou (CEDAW/C/50/D/22/2009), le Comité a recommandé que l’État partie révise sa législation afin de dépénaliser l’avortement lorsque la grossesse résulte d’un viol ou de violences sexuelles, ayant observé que le fait que l’État partie n’ait pas protégé les droits de procréation de la femme et n’ait pas mis en place une législation reconnaissant l’avortement en cas d’abus sexuels et de viol a contribué à la situation dans laquelle se trouvait L. C. (ibid., par. 8.18).

57.Dans Da Silva Pimentel c. Brésil (CEDAW/C/49/D/17/2008) et dans le paragraphe 27 de sa recommandation générale no 24, le Comité a souligné que les États parties devaient respecter le droit des femmes à une maternité sans risques et à des services obstétriques. Une maternité sans risques implique une série de pratiques et de protocoles conçus pour garantir des services de haute qualité en vue de permettre à la femme et au fœtus d’atteindre un niveau de santé optimal. Ces éléments ne peuvent être garantis si les femmes n’ont pas accès aux informations et aux services de santé et sont forcées de mener à terme des grossesses qui présentent une menace pour leur santé. Les femmes enceintes ne peuvent pas atteindre un niveau de santé optimal si l’accès à l’avortement leur est refusé lorsqu’il s’agit de l’option la plus sûre pour parer aux menaces pour leur santé physique ou mentale.

58.En se basant sur son expérience et par interprétation des articles 12 1) et 16 1) e), de sa recommandation générale no 24, lue conjointement avec l’article 2 b), d), e) et f), tel que clarifié par sa recommandation générale no 28, et de l’article 5, tel que clarifié par sa recommandation générale no 19 (1992) sur la violence à l’égard des femmes et sa recommandation générale no 35 (2017) sur la violence sexiste à l’égard des femmes, portant actualisation de la recommandation générale no 19, le Comité recommande systématiquement la dépénalisation de l’avortement dans tous les cas. Les États parties sont obligés de ne pas sanctionner les femmes qui ont recours à ces services ou les personnes qui les pratiquent (voir A/54/38/Rev.1, par. 185 et 309, et A/55/38, par. 180).

59.Réglementer l’avortement sur le plan pénal n’a aucun effet dissuasif connu. Lorsque l’accès leur est refusé, les femmes se tournent souvent vers des avortements clandestins, y compris en s’administrant des produits abortifs, au péril de leur vie et de leur santé. En outre, la criminalisation de l’avortement stigmatise les femmes et les prive de leur intimité, de leur autodétermination et de leur autonomie de décision, ce qui va à l’encontre de l’égalité de statut des femmes et constitue une discrimination.

60.Selon le Comité, les articles 12 et 16, tels que clarifiés par sa recommandation générale no 24 et sa recommandation générale no 28, lus conjointement avec les articles 2 et 5, exigent des États parties qu’ils légalisent l’avortement, au moins dans les cas de viol, d’inceste, de menaces contre la vie et/ou la santé physique ou mentale de la femme ou de grave malformation fœtale. Cette obligation positive implique un accès aux services de soins de santé, y compris la mise à disposition d’avortements accessibles, sûrs, légaux et approuvés par les autorités médicales. Le Comité décourage systématiquement le recours à l’avortement comme méthode de contrôle des naissances (voir A/53/38/Rev.1, par. 66, et A/56/38, par. 62). À cet égard, le Comité a souligné la nécessité de fournir des moyens de contraception, y compris des conseils au sujet de méthodes contraceptives scientifiquement éprouvées afin d’éviter les grossesses non désirées (voir A/56/38, par. 62, et CEDAW/C/MKD/CO/3, par. 31). Dans l’enquête concernant les Philippines, il a observé que, du point de vue de la santé, ce qui distingue les femmes des hommes comprend des facteurs biologiques comme les fonctions génésiques de la femme. Comme ces facteurs avaient des incidences sur les besoins de santé génésique des femmes, le Comité a considéré que la réalisation d’une égalité véritable exigeait des États parties qu’ils prennent en compte les facteurs de risque qui touchent principalement les femmes. Comme la grossesse ne concerne que les femmes, l’absence d’accès à des produits contraceptifs ne pouvait donc que toucher leur santé hors de toute proportion (voir CEDAW/C/OP.8/PHL/1, par. 111).

61.Après un avortement, des services médicaux devraient toujours être disponibles, même lorsque l’avortement est illégal. Dans l’enquête concernant les Philippines, le Comité a souligné la nécessité d’assurer un accès à des soins de santé d’après avortement de qualité dans tous les établissements publics de santé, notamment en cas de complications consécutives à des avortements clandestins (ibid., par. 52 e)).

62.Dans les cas de grave malformation fœtale, le Comité se joint au Comité des droits des personnes handicapées pour condamner les avortements basés sur le sexe et le handicap du fœtus, qui résultent de stéréotypes et de préjugés à l’égard des femmes et des personnes handicapées. Si le Comité recommande systématiquement l’autorisation des avortements pour cause de grave malformation fœtale afin de favoriser le choix et l’autonomie en matière de procréation, les États parties sont obligés de s’assurer que les décisions des femmes concernant l’interruption de grossesse pour ce motif ne perpétuent pas les stéréotypes envers les personnes handicapées. Ces mesures doivent inclure un soutien social et financier approprié pour les femmes qui décident de mener ce type de grossesse à terme.

63.Les femmes rurales, les migrantes, les demandeuses d’asile, les réfugiées et les femmes en situation de conflit ou de pauvreté rencontrent d’autres obstacles pour accéder aux soins de santé. Dans le paragraphe 52 c) de sa recommandation générale no 30 (2013) sur les femmes dans la prévention des conflits, les conflits et les situations d’après conflit, le Comité a recommandé que les États parties veillent à ce que les soins de santé en matière de sexualité et de procréation comprennent des services d’avortement sans risques et des soins après l’avortement. Dans le paragraphe 37 de sa recommandation générale no 34 (2016) sur les droits des femmes rurales, il a observé que l’accès aux soins de santé, y compris les soins en matière de santé sexuelle et procréative, était souvent extrêmement limité pour les femmes rurales. Dans le paragraphe 39 b), il a recommandé que les États parties assurent le financement adéquat des systèmes de santé dans les zones rurales, en particulier en ce qui concerne les droits et la santé en matière de sexualité et de procréation.

C.Violations de droits accordés par la Convention

1.Criminalisation de l’avortement et interdiction de l’accès aux services de santé sexuelle et procréative

a)Ramifications des sanctions pénales

64.La criminalisation de l’avortement et la restriction des motifs permettant d’y accéder forcent les femmes à quitter l’Irlande du Nord pour pratiquer un avortement légal, à mener leur grossesse à terme si elles sont incapables de voyager ou à avoir recours à un avortement illégal en Irlande du Nord, quitte à mettre leur santé en grave péril. Cette situation crée une division socioéconomique dans l’accès aux services de santé sexuelle et procréative et comporte d’importantes ramifications psychosociales. Elle renforce encore davantage les barrières socioéconomiques en imposant aux femmes qui ne peuvent interrompre une grossesse non désirée les conséquences économiques néfastes à long terme liées à la naissance et à l’éducation d’un enfant, en particulier compte tenu du système d’aide sociale plafonné à la disposition des familles. Même si la peine maximale de réclusion à perpétuité n’a jamais été prononcée, les condamnations plus légères ont de graves répercussions sur tous les aspects de la vie des femmes.

65.Comme le rappellent sa recommandation générale no 19 et sa recommandation générale no 35, la discrimination à l’égard des femmes inclut la violence fondée sur le sexe, c’est-à-dire la violence exercée contre une femme parce qu’elle est une femme ou qui touche spécialement la femme. Cette restriction, qui touche uniquement les femmes, les empêchant de faire leurs propres choix en matière de procréation et les forçant à mener à terme la quasi-totalité des grossesses, implique une souffrance mentale ou physique qui constitue un acte de violence à l’encontre des femmes et peut parfois être considéré comme de la torture ou un traitement cruel, inhumain et dégradant, en violation des articles 2 et 5, lus conjointement avec l’article premier, de la Convention. Elle constitue un affront envers la liberté de choix et l’autonomie des femmes ainsi que leur droit à l’autodétermination. La souffrance morale ressentie est exacerbée lorsque les femmes sont forcées de mener à terme un fœtus non viable (dans les cas d’anomalie fœtale mortelle) ou que la grossesse est le fruit d’un viol ou d’un inceste. Être forcée de poursuivre une grossesse dans ce type de scénario représente une contrainte injustifiable et cautionnée par l’État.

66.Dans sa définition de la discrimination, la Convention adopte délibérément une double approche en traitant des « effets » et des « buts » afin de capturer les actes susceptibles d’avoir un effet discriminatoire, même lorsque ceux-ci ne sont pas intentionnels. Dans les faits, ériger en infraction la pratique de l’avortement par les professionnels de la santé entrave l’accès des femmes aux services de santé sexuelle et procréative.

b)Impossibilité effective d’avorter en invoquant l’exception de la santé physique ou mentale pour cause d’interprétation restrictive, d’intimidation ou d’ambiguïté

67.Le Comité considère que les critères établis au titre de R c. Bourne sont interprétés de manière restrictive par les autorités et fortement limités par le sens accordé au terme « à long terme voire permanentes ». Par conséquent, ces critères ne sont presque jamais remplis dans la pratique. Par ailleurs, il estime que les directives émises par l’État sur l’avortement légal ont un effet dissuasif sur les professionnels de la santé car elles n’expliquent pas clairement dans quelles conditions un avortement pratiqué pour protéger la santé physique ou mentale de la femme est légal. Ainsi, ils préfèrent décliner ce type de service afin d’éviter tout sanction pénale. Les femmes qui devraient avoir droit à un avortement légal au titre de ces exceptions sont donc forcées de mener leur grossesse à terme.

c)Intérêt légitime de l’État envers la vie potentielle des enfants à naître

68.Les autorités nord-irlandaises ont affirmé que l’Irlande du Nord reconnaissait le droit à la vie des enfants à naître au travers de sa loi pénale sur l’avortement. Le Comité note la décision de la Cour d’appel d’Irlande du Nord selon laquelle « Bourne a déterminé... que le fœtus bénéficiait d’une protection en vertu du droit pénal sous réserve qu’il ne soit considéré que la mère possède un droit supérieur. Le fœtus ne jouissait donc pas d’un droit à la vie similaire à celui des enfants déjà nés ». En vertu du droit international, l’analyse des principaux traités internationaux relatifs aux droits de l’homme concernant le droit à la vie confirme que celui-ci ne s’étend pas aux fœtus. Si le Comité reconnaît que l’État peut avoir un intérêt légitime envers la « vie prénatale », la criminalisation de l’avortement ne sert pas cet objectif. Les données de l’Organisation mondiale de la Santé indiquent une corrélation directe entre une législation restrictive en matière d’avortement et un nombre considérable d’avortements non médicalisés entraînant des taux élevés de mortalité et de morbidité ; elles précisent également que les interdictions et autres lois très restrictives en matière d’avortement n’ont aucun effet dissuasif.

d)Femmes rurales et femmes en situation de pauvreté ou d’autre forme de vulnérabilité

69.La disponibilité limitée des services de santé sexuelle et procréative, en particulier celle des avortements légaux financés par l’État en Irlande du Nord, limite les options disponibles quant à l’accès aux services d’avortement sans risques pour les femmes rurales, les migrantes, les demandeuses d’asile, les réfugiées et les femmes en situation de pauvreté. Compte tenu des multiples obstacles rencontrés par les femmes qui se trouvent dans ce type de situation pour avorter en Irlande du Nord comme à l’étranger, le Comité note qu’il est possible qu’elles optent pour un avortement non médicalisé.

e)Harcèlement de la part de manifestants antiavortement

70.En violation de leur droit de demander des services et des informations relatives à la santé sexuelle et procréative, les femmes font l’objet de harcèlement de la part de manifestants antiavortement enhardis par l’absence de poursuites judiciaires.

f)Soins prodigués après l’avortement

71.Les autorités nord-irlandaises affirment que des soins prodigués après l’avortement sont disponibles indépendamment du caractère légal de celui-ci et que les femmes demandant des soins après un avortement, quelles qu’en soient les circonstances, n’encourent aucune répercussion juridique. Des enquêtes ont révélé que les soins après avortement n’étaient pas disponibles pour les femmes qui avaient pratiqué un avortement légalement hors d’Irlande du Nord ou illégalement en Irlande du Nord. La peur d’être stigmatisées au sein de leur communauté et poursuivies en justice empêche les femmes de réclamer des soins. Les professionnels de la santé, légalement tenus de signaler tout crime présumé, peuvent signaler les femmes qui ont pratiqué un avortement hors d’Irlande du Nord car il leur est impossible d’en vérifier la légalité en l’absence d’un système de partage des dossiers médicaux avec les services d’avortement en dehors de l’Irlande du Nord.

g)Constatations

72.Le Comité constate que l’État partie enfreint les articles suivants de la Convention :

a)1 et 2, lus conjointement avec les articles 5, 12 et 16, en perpétrant des actes de violence fondés sur le sexe contre les femmes au travers du maintien délibéré de lois pénales qui touchent de façon disproportionnée les femmes et les filles et les soumettent à de graves souffrances physiques et morales susceptibles d’être considérées comme un traitement cruel, inhumain et dégradant ;

b)12, en ne respectant pas le droit à la santé des femmes en entravant leur accès aux services de santé, y compris au travers de lois qui érigent en infraction l’avortement et punissent les femmes et les personnes qui les aident, et en rendant les soins d’après avortement, indépendamment de la légalité de celui-ci, inaccessibles en raison de la crainte de poursuites chez les cliniciens ;

c)2, 12 et 16, en refusant aux femmes le droit de décider librement et en toute connaissance de cause du nombre et de l’espacement des naissances et le droit d’avoir accès aux informations, à l’éducation et aux moyens nécessaires à l’exercice de ces droits ;

d)2, 12, 14 2) b) et 16 1) e), lus conjointement avec l’article premier, en manquant à des obligations en matière de santé publique. La concentration des services de santé sexuelle et procréative à Belfast et le refus d’assumer toute responsabilité relative à l’accès à l’avortement en Irlande du Nord en exportant le problème vers l’Angleterre ont une incidence grave sur les groupes défavorisés incapables de voyager pour des raisons socioéconomiques et exacerbent les multiples formes de discrimination dont sont déjà victimes les femmes rurales, les migrantes, les demandeuses d’asile, les réfugiées et les femmes en situation de pauvreté ;

e)10 et 12, en ne protégeant pas les femmes à la recherche de services de santé sexuelle et procréative des actes de harcèlement commis par les manifestants antiavortement.

2.Stéréotypes sexistes

73.Les informations obtenues ont révélé ce qui suit :

a)la prévalence ancrée dans la culture et la religion de stéréotypes sexistes et discriminatoires décrivant le rôle principal des femmes comme étant celui de mères ;

b)les déclarations des personnalités politiques qui diabolisent les femmes et alimentent les stéréotypes négatifs relatifs à la procréation ;

c)l’ostracisme sociétal et la condamnation religieuse envers les femmes qui pratiquent un avortement, qui provoquent la peur et entravent l’accès aux services et aux informations relatifs à la santé sexuelle et reproductive ;

d)l’inexistence d’une politique visant à contrer les stéréotypes négatifs existants, qui cautionne la culture du silence et la stigmatisation ;

e)des établissements de santé imprégnés de stéréotypes négatifs considérant les femmes principalement comme des mères, qui entravent la fourniture d’informations et de services factuels et scientifiquement éprouvés relatifs à la prévention et à l’interruption des grossesses.

Constatations

74.Le Comité constate que l’absence de réaction face aux stéréotypes décrivant les femmes principalement comme des mères exacerbe la discrimination envers les femmes et viole l’article 5, lu conjointement avec les articles 1 et 2, de la Convention.

3.Accès à l’éducation à la santé sexuelle

75. Il est essentiel de fournir une éducation et une information sexuelles adaptées à chaque âge, respectueuses des différences culturelles, complètes et scientifiquement exactes afin que les femmes puissent jouir pleinement de leur droit à la santé. Laisser les écoles prendre les décisions relatives au programme scolaire en matière d’éducation relationnelle et sexuelle entraîne une éducation sexuelle de mauvaise qualité pour les jeunes ainsi que l’endoctrinement de principes de rejet de l’avortement et d’abstinence.

Constatations

76.Le Comité constate que l’État partie n’a pas fait de la prévention des grossesses imprévues une priorité au travers d’une éducation sexuelle de haute qualité. Son manque de supervision des cours du programme d’éducation relationnelle et sexuelle prodigués par les écoles, en vue de s’assurer qu’ils soient factuels et abordent l’utilisation de moyens contraceptifs, les avortements sans risques et les soins d’après avortement, viole l’article 10 h) de la Convention.

D.Principales violations constatées au titre de la Convention

77.À la lumière de ce qui précède, le Comité constate que l’État partie a violé les articles suivants de la convention : 12 lu séparément, 12 lu conjointement avec les 2 c), d), f), g), 5 et 10 h) ; 10 h) lu conjointement avec le 16 1) e) ; 14 2) b) lu séparément et 16 1) e) lu séparément. Ces articles doivent être lus conjointement avec la recommandation générale no 19, la recommandation générale no 35, la recommandation générale no 21 (1994) sur l’égalité dans le mariage et les rapports familiaux, la recommandation générale no 24, la recommandation générale no 26 (2008) concernant les travailleuses migrantes, la recommandation générale no 28, la recommandation générale no 32 (2014) sur les femmes et les situations de réfugiés, d’asile, de nationalité et d’apatridie, la recommandation générale no 33 (2015) sur l’accès des femmes à la justice et la recommandation générale no 34.

E.Nature grave ou systématique des violations

78.En vertu de l’article 8 du protocole facultatif et de la règle 83 de son règlement intérieur, le Comité doit évaluer si les violations des droits ont un caractère grave ou systématique.

79.Le Comité considère les violations comme « graves » lorsqu’elles sont susceptibles de causer un préjudice substantiel aux victimes. La détermination de la gravité des violations doit prendre en compte l’échelle, la prévalence, la nature et l’incidence des violations constatées.

80.Le terme « systématique » désigne la nature organisée des actes à la base des violations ainsi que l’improbabilité de les voir se produire par hasard. Le Comité a souligné qu’un « refus systématique d’accorder aux femmes des droits égaux peut survenir délibérément, à savoir avec l’intention de l’État partie de commettre ces actes, ou en raison de lois ou de politiques discriminatoires, que celles-ci le soient intentionnellement ou non ».

81.Le Comité évalue la gravité des violations en Irlande du Nord à la lumière de la souffrance ressentie par les femmes et les filles qui mènent des grossesses à terme contre leur volonté en raison du régime juridique restrictif actuel en matière d’avortement. Il constate les préjudices et les souffrances considérables qui découlent de la douleur physique et morale liée à l’obligation de mener une grossesse non désirée à terme, en particulier dans les cas de viol, d’inceste et de malformation fœtale grave. Cette situation laisse aux femmes nord-irlandaises le choix entre trois options déplorables : a) vivre l’atroce expérience de devoir mener la grossesse à terme ; b) pratiquer un avortement illégal et courir le risque d’être emprisonnées et stigmatisées ou c) entreprendre un voyage hautement éprouvant hors d’Irlande du Nord pour avoir accès à un avortement légal. Les femmes sont ainsi déchirées entre le respect de lois discriminatoires qui restreignent de façon indue l’accès à l’avortement et le risque d’être poursuivies et emprisonnées.

82.La nature systématique des violations est liée au maintien délibéré de lois pénales et d’une politique d’État qui restreignent de manière disproportionnée l’accès aux droits en matière de sexualité et de procréation, en général, et de la pratique très restrictive de l’avortement, en particulier. Les autorités anglaises et nord-irlandaises reconnaissent l’ampleur du phénomène et préfèrent l’exporter vers l’Angleterre, où les femmes se rendent depuis l’Irlande du Nord pour accéder à des services d’avortement. Les observations du Royaume-Uni et les entretiens avec des autorités nord-irlandaises ont permis de faire la lumière sur l’intention délibérée de ne pas dépénaliser l’avortement et de ne pas étendre les motifs valables pour pratiquer un avortement légal. La possibilité d’avorter dans d’autres parties de l’État partie n’absout pas celui-ci de sa responsabilité en vertu de la Convention d’assurer l’accès à l’avortement en Irlande du Nord.

83.Le Comité constate que l’État partie est responsable de ce qui suit :

a)Des violations graves de droits accordés par la Convention, sachant que le droit pénal de l’État partie force les femmes faisant face à une grave malformation fœtale, y compris une anomalie fœtale mortelle, et les victimes de viol ou d’inceste à mener leur grossesse à terme, ce qui les soumet à une douleur physique et morale considérable et constitue un acte de violence sexiste à l’égard des femmes ;

b)Des violations systématiques de droits accordés par la Convention, sachant que l’État partie érige délibérément l’avortement en infraction et applique une politique hautement restrictive en matière d’accès à l’avortement, ce qui force les femmes à mener leur grossesse à terme, à quitter l’Irlande du Nord pour pratiquer un avortement légal ou à s’auto-administrer des produits abortifs.

VII.Recommandations

84.À la lumière de ce qui précède et conformément aux recommandations pertinentes adressées à l’État partie par d’autres organismes des Nations Unies, le Comité se réfère à ses précédentes observations finales (voir CEDAW/C/GBR/CO/7, par. 50-51) et recommande à l’État partie, et en particulier à l’Irlande du Nord, les mesures suivantes :

A.Cadre juridique et institutionnel

85. Le Comité recommande à l’État partie de prendre dans les plus brefs délais les mesures suivantes :

a) abroge les sections 58 et 59 du Offences against the Person Act de 1861, de manière qu’aucune infraction pénale ne puisse être retenue contre les femmes et les filles qui subissent un avortement ou contre les médecins qualifiés et toutes les autres personnes qui procurent un avortement et y participent ;

b) adopte des lois visant à étendre les motifs valables pour pratiquer un avortement légal au moins dans les cas suivants :

i) menace envers la santé physique ou mentale de la femme, sans condition relative aux effets « à long terme voire permanents » ;

ii) viol et inceste ;

iii) grave malformation fœtale, y compris les cas d’anomalie fœtale mortelle, sans perpétuer les stéréotypes envers les personnes handicapées et en garantissant un soutien social et financier approprié et continu pour les femmes qui décident de mener ce type de grossesse à terme ;

c) introduire comme mesure provisoire un moratoire sur l’application des lois pénales concernant l’avortement et interrompre toutes les arrestations, enquêtes et poursuites pénales connexes, y compris pour les femmes cherchant à se faire soigner à la suite d’un avortement et pour les professionnels de la santé ;

d) adopter des protocoles fondés sur des données probantes pour les professionnels de la santé quant à la pratique d’avortements légaux, principalement pour des motifs relatifs à la santé physique et mentale, et garantir une formation continue autour de ces protocoles ;

e) établir un mécanisme visant à promouvoir les droits des femmes, notamment en faisant en sorte que les autorités de contrôle respectent les normes internationales concernant l’accès à la santé sexuelle et procréative, y compris l’accès à des avortements sans risques, et garantir une meilleure coordination entre le mécanisme, le Département de la santé, des services sociaux et de la sécurité publique et la Commission des droits de l’homme de l’Irlande du Nord ;

f) renforcer les systèmes de collecte de données existants et le partage de données entre le Département et la police afin de répondre au phénomène des avortements autoprovoqués.

B.Droits et services relatifs à la santé sexuelle et procréative

86. Le Comité recommande à l’État partie de prendre les mesures suivantes :

a) procurer des conseils et des informations impartiaux, scientifiquement éprouvés et axés sur les droits quant aux services de santé sexuelle et procréative, y compris sur toutes les méthodes de contraception et l’accès à l’avortement ;

b) garantir le caractère accessible et abordable des services et des produits de santé sexuelle et procréative, y compris les moyens de contraception sûrs et modernes, notamment les méthodes contraceptives orales, d’urgence, à long terme ou permanentes, et adopter un protocole visant à faciliter l’accès aux pharmacies, aux cliniques et aux hôpitaux ;

c) offrir aux femmes un accès à des soins de haute qualité pendant et après l’avortement dans tous les établissements de santé publics et adopter des directives quant au secret médical dans ce domaine ;

d) ajouter au programme scolaire des adolescents un cours d’éducation sexuelle obligatoire adapté à chaque âge, respectueux des différences culturelles, complet et scientifiquement exact qui couvre la prévention des grossesses précoces et l’accès à l’avortement, et surveiller sa mise en œuvre ;

e) intensifier les campagnes de sensibilisation concernant les droits et les services de santé sexuelle et procréative, y compris sur l’accès aux moyens de contraception modernes ;

f) adopter une stratégie visant à lutter contre les stéréotypes sexistes considérant le rôle principal des femmes comme étant celui de mères ;

g) protéger les femmes contre le harcèlement des manifestants antiavortement en enquêtant sur les plaintes et en poursuivant et en punissant les auteurs de ces actes.