Enquête concernant le Kirghizistan en application de l’article 8 du Protocole facultatif à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes

Rapport du Comité

I.Introduction

1.Le 29 novembre 2013, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a reçu des informations de la part de 14 organisations en vertu de l’article 8 du Protocole facultatif à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Les sources affirment que le Kirghizistan a commis des violations graves et systématiques des droits consacrés par la Convention, du fait de son incapacité à prévenir, protéger et aider les victimes, ainsi qu’à poursuivre les auteurs d’enlèvements de fiancée dans l’État partie et à les punir comme il se doit.

2.Le Kirghizistan a adhéré à la Convention le 10 février 1997, et au Protocole facultatif le 22 juillet 2002.

II.Communication des informations par les sources

3.Les sources soutiennent que l’État partie : a) n’a pas pris de mesures adéquates pour empêcher les auteurs de se livrer à des enlèvements de fiancée ; b) n’a pas adopté de législation adéquate pour régler le problème ; c) n’a pas fait appliquer le droit existant qui érige en infraction pénale l’enlèvement de la fiancée.

4.Les sources affirment en outre que l’enlèvement de la fiancée est largement toléré par la société, qui cultive certains préjugés, comme l’idée que cette pratique renforce l’identité masculine d’un homme, repose sur un consentement mutuel et constitue un moyen légitime de fonder une famille. Les familles des victimes hésiteraient souvent à leur permettre de rentrer à la maison, à cause de la honte supposée pour la famille, indépendamment du fait qu’elles ont été victimes de violences sexuelles ou d’autres formes de violence sexiste.

5.Selon les sources, l’enlèvement de la fiancée est très répandu dans l’État partie. Les victimes sont cantonnées dans des tâches de soins familiaux et d’entretien du ménage et sont victimes de maltraitance, de négligence et d’isolement. L’enlèvement de la fiancée constitue donc une violation grave des droits des victimes à la vie, à la sécurité et à l’intégrité physique et mentale, et de leur liberté de choisir leur conjoint. En outre, les sources sont d’avis que la pratique continue, courante et acceptée de l’enlèvement de la fiancée au Kirghizistan constitue une violation systématique au sens de l’article 8 du Protocole facultatif. Elles font valoir que les informations communiquées révèlent des violations systématiques des articles 1er, 2, 5, 6, 10 à 12 et 14 à 16 de la Convention.

III.Historique de la procédure

6.À sa quarante-deuxième session, en 2008, le Comité a examiné le troisième rapport périodique du Kirghizistan et a demandé à l’État partie de soumettre des informations de suivi sur l’application des lois incriminant l’enlèvement de la fiancée, le mariage forcé et la polygamie sur son territoire. En mai 2011, l’État partie a communiqué des informations au titre de la procédure de suivi. À sa cinquantième session, en 2011, le Comité a considéré que le Kirghizistan n’avait pas mis en œuvre ses recommandations de veiller au plein respect de ces lois. En juillet 2014, l’État partie a fait parvenir des informations de suivi complémentaires.

7.Le 11 novembre 2014, l’État partie a présenté des observations au sujet des informations communiquées par les sources au titre de l’article 8 du Protocole facultatif. Il a produit des statistiques indiquant des taux peu élevés de signalements, de poursuites et de condamnations pour enlèvement de la fiancée et a rapporté qu’il existait 13 centres accueillant les victimes de violence à l’égard des femmes dans le pays. L’État partie a déclaré que peu de victimes portaient plainte auprès des forces de l’ordre et que les membres de la famille complices des agissements criminels jouissaient généralement de l’impunité.

8.À sa soixantième session, en 2015, le Comité a examiné le quatrième rapport périodique du Kirghizistan. Il a adopté des observations finales (CEDAW/C/KGZ/CO/4) dans lesquelles il a réitéré sa préoccupation au sujet de l’enlèvement de femmes et de filles à des fins de mariage forcé dans l’État partie, tout en prenant acte des modifications apportées en 2013 au Code pénal, qui prévoyaient un durcissement des sanctions pour ce crime. Le Comité a formulé des recommandations en matière d’application de la loi, de renforcement des capacités, de sensibilisation et d’aide aux victimes en ce qui concerne l’enlèvement de la fiancée.

9.Entre sa cinquante-neuvième et sa soixantième sessions, le Comité a examiné toutes les informations reçues et a considéré que les allégations étaient fiables et indiquaient des violations graves et systématiques de droits consacrés par la Convention. Il a chargé Lia Nadaraia et Theodora Oby Nwankwo de mener une enquête.

10.Le 4 octobre 2016, l’État partie a accepté que Mmes Nadaraia et Nwankwo effectuent une visite dans le pays. Au cours de cette visite, qui s’est déroulée du 13 au 19 décembre 2016, celles-ci ont rencontré le Vice-Premier Ministre du Kirghizistan, la Ministre du travail et du développement social, la Ministre de l’éducation et de la science, le Vice-Ministre des affaires étrangères, le Vice-Ministre de l’intérieur, le Ministre de la Justice, le Vice-Président de la Cour suprême, le Procureur général adjoint, le Médiateur, le Directeur adjoint de la Commission d’État chargée des affaires religieuses, qui relève du Cabinet du Président, des membres du Jogorkou Kenech (Parlement) et des représentants de l’administration centrale, des collectivités locales et des forces de l’ordre dans les régions d’Och et d’Issyk-Koul. Elles ont visité les centres d’accueil pour les femmes victimes de violence dans les villes de Bichkek, d’Och et de Karakol et ont interrogé des victimes d’enlèvement, des représentants de la société civile, des universitaires, des militantes des régions rurales et des dignitaires religieux musulmans.

11.Le 19 janvier 2017, l’État partie a présenté des informations supplémentaires sur les mesures prises pour prévenir et combattre l’enlèvement de la fiancée, telles que la formation de la police et l’assistance aux victimes, ainsi que des données sur les enquêtes menées, les poursuites engagées et les condamnations prononcées en application des articles 154 et 155 du Code pénal.

IV.Portée du rapport

12.Le Comité note qu’il convient de distinguer la fugue amoureuse consensuelle de l’enlèvement de la fiancée sans son consentement. La fugue amoureuse se produit toujours avec le consentement mutuel préalable des futurs conjoints. Elle plonge ses racines dans une tradition culturelle qui vise à vaincre la résistance des parents au mariage par l’enlèvement de la future épouse avec l’aide des membres de la famille du marié et permet souvent d’éviter les dépenses considérables d’une cérémonie de mariage.

13.Mmes Nadaraia et Nwankwo ont appris de certains interlocuteurs que l’enlèvement de la fiancée sans son consentement ne fait pas partie de la culture kirghize traditionnelle, mais constitue plutôt une pratique néfaste qui implique régulièrement le mariage d’enfants et le mariage forcé, le versement de la dot ou du prix de la fiancée et la polygamie, ainsi que des violences sexistes, notamment le viol de la victime.

14.La portée du présent rapport se limite à l’enlèvement de la fiancée en tant qu’acte non consensuel.

V.Cadre juridique relatif à l’enlèvement de la fiancée au Kirghizistan

15.L’enlèvement d’une fille ou d’une femme à des fins de mariage forcé est défini comme un crime au paragraphe 2 de l’article 154 et au paragraphe 2 de l’article 155, respectivement, du Code pénal du Kirghizistan. En 2013, la peine maximale a été portée à 10 ans d’emprisonnement pour l’enlèvement aux fins de mariage forcé d’une personne de moins de 17 ans (paragraphe 2 de l’article 154) et à sept ans d’emprisonnement pour l’enlèvement d’une personne plus âgée (paragraphe 2 de l’article 155). Le viol est puni de cinq à huit ans d’emprisonnement (article 129). Le viol conjugal n’est pas expressément criminalisé.

16.Le paragraphe 3 de l’article 26 du Code de procédure pénale définit les crimes faisant l’objet d’une « accusation publique-privée » comme des « crimes de moindre gravité » (article 10 du Code pénal) et des crimes moins graves (article 11 du Code pénal), sanctionnés par des peines qui ne dépassent pas deux à cinq ans d’emprisonnement, respectivement, ainsi que le viol (article 129 du Code pénal) et d’autres actes de violence sexuelle (article 130 du Code pénal), mais reste muet sur les poursuites relatives à ces crimes. Le Ministère de l’intérieur a informé Mmes Nadaraia et Nwankwo que, dans le cas d’une accusation publique-privée, des poursuites pénales ne peuvent être engagées que sur plainte de la victime, de son représentant légal ou d’un tiers et peuvent être abandonnées à la suite d’une conciliation. Conformément au paragraphe 4 de l’article 26 du Code de procédure pénale, tous les autres crimes, comme les crimes graves passibles d’une peine d’emprisonnement de plus de cinq ans mais ne dépassant pas 10 ans (article 12 du Code pénal), y compris ceux visés au paragraphe 2 de l’article 154 et au paragraphe 2 de l’article 155, sont poursuivis par le ministère public, sans qu’une plainte doive être déposée et sans possibilité de mettre fin aux poursuites par la conciliation des parties.

17.Seuls les mariages contractés devant une autorité de l’État ou des autorités de collectivités locales habilitées à enregistrer des actes civils sont reconnus par le droit de l’État partie. Les mariages religieux n’ont aucun effet juridique, conformément au paragraphe 2 de l’article 1er du Code de la famille.

18.Une modification a été apportée au Code pénal le 17 novembre 2016, afin d’ajouter un nouvel article 1551, prévoyant une peine d’emprisonnement de trois à cinq ans pour les parents (ou les tuteurs) d’une personne que l’on marie dans le cadre d’une cérémonie religieuse, pour les personnes qui célèbrent de tels mariages religieux et pour les personnes de plus de 18 ans qui épousent religieusement une personne mineure, en violation de la loi sur l’âge minimum du mariage.

19.L’article 14 du Code de la famille fixe l’âge minimum du mariage à 18 ans et autorise un abaissement d’un an de l’âge du mariage sur la base d’une décision de l’administration locale.

VI.Constatations de fait

A.Stéréotypes sexistes et contexte socioculturel de l’enlèvement de la fiancée

20.Environ 80 % des personnes interrogées lors d’une enquête nationale menée en 2016 par le Fonds des Nations Unies pour la population et l’Entité des Nations Unies pour l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes (ONU-Femmes) se déclaraient opposées à l’enlèvement de la fiancée. À cet égard, le Comité prend note avec satisfaction des informations communiquées à Mmes Nadaraia et Nwankwo selon lesquelles un enseignement sur l’égalité entre les sexes a été inclus dans certains programmes scolaires et dans la formation des enseignants, tandis que des concours scolaires et des spectacles de théâtre sur le thème de l’enlèvement de la fiancée ont été organisés dans les villages par des comités locaux pour l’élimination de la violence familiale.

21.Si l’enlèvement de la fiancée n’était perçu favorablement que par 3 % des sondés dans les zones urbaines et 5 à 6 % dans les régions rurales, 14,9 % des hommes interrogés en milieu rural y étaient indifférents. Dans certaines régions, plus de 30 % des hommes estimaient que la victime d’un enlèvement devrait épouser son ravisseur.

22.Au cours de leurs réunions avec le Vice-Ministre des affaires étrangères, le Vice-Ministre de la Justice, le Directeur adjoint de la Commission d’État pour les affaires religieuses et le Vice-Président de la Cour suprême, qui se sont tenues les 14, 15 et 19 décembre 2016, Mmes Nadaraia et Nwankwo ont noté une tendance à minimiser l’ampleur des enlèvements de fiancée. L’administration locale à Osh a nié catégoriquement la persistance du phénomène dans la région.

23.La directrice du centre Sezim, à Bichkek, a informé Mmes Nadaraia et Nwankwo que, pendant l’ère soviétique, l’enlèvement de la fiancée n’était pas une infraction pénale, ce qui a conduit à la perception qu’il s’agissait d’une tradition inoffensive. Un membre du Parlement a expliqué qu’après l’effondrement de l’Union soviétique, une « génération perdue » d’hommes kirghizes avaient cherché à réaffirmer leur masculinité et leur identité culturelle par des pratiques telles que l’enlèvement de la fiancée. Si le phénomène n’était pas très répandu à l’époque soviétique, le nombre de cas par an est estimé actuellement à 12 000. Le Comité note que le taux de mortalité maternelle dans l’État partie est l’un des plus élevés de la région. Cela tient en partie au fait que les enlèvements de fiancées débouchent souvent sur des grossesses précoces.

24.Au cours de la visite, Mmes Nadaraia et Nwankwo ont rencontré plus de 30 victimes d’enlèvement de fiancées à Bichkek, Karakol et Osh. De nombreuses personnes interrogées ont déclaré que les femmes qui fuient leurs ravisseurs sont stigmatisées et considérées dans leurs communautés comme une honte pour leur famille. Elles sont présumées avoir perdu leur virginité, ce qui fait qu’il est difficile pour elles de trouver un mari de leur choix. Dans la société kirghize, le statut social des femmes mariées est supérieur à celui des femmes célibataires. D’après les services de police de Karakol, les victimes qui ont été contraintes à consentir au mariage en arrivent ainsi généralement à nier avoir été enlevées. Le centre Meerman, à Karakol, rapporte que les victimes sont stigmatisées lorsqu’elles poursuivent leur ravisseur en justice et que, faute de pouvoir retourner dans leurs villages, elles sont parfois contraintes d’émigrer.

B.Circonstances des enlèvements

25.Mmes Nadaraia et Nwankwo ont constaté que les victimes issues de familles à faible revenu ou de ménages dirigés par une femme sont particulièrement exposées aux enlèvements de fiancée. Dans certains cas, le ravisseur a profité du fait que le père de la victime était malade, décédé ou avait abandonné la famille. Les ravisseurs ont souvent un faible niveau d’éducation, des perspectives professionnelles limitées et une piètre estime d’eux-mêmes. En enlevant la victime, ils tentent d’éviter d’entrer en concurrence avec d’autres hommes, d’être rejetés ou d’avoir à payer la dot et les frais du mariage.

26.Le Comité note que, si les scénarios d’enlèvements de fiancée peuvent varier, il existe un schéma récurrent : l’auteur ou ses parents choisissent une victime, qui est enlevée, généralement avec l’aide de membres de la famille ou d’amis. Elle est conduite de force au domicile des parents du ravisseur, où les préparatifs d’une cérémonie de mariage traditionnelle sont déjà en cours. La famille du ravisseur exerce habituellement une pression sur la victime pour qu’elle consente au mariage, parfois avec l’aide des parents de la victime, qui veulent éviter la stigmatisation dont font l’objet les victimes qui se soustraient à un mariage forcé. Une fois obtenu le consentement de la victime ou de ses parents, la famille du ravisseur célèbre le mariage religieux. La victime est régulièrement violée dans la nuit qui suit la cérémonie.

27.La plupart des victimes interrogées, y compris celles qui se sont laissé convaincre de consentir au mariage, ont décrit le choc qu’elles avaient subi. La majorité d’entre elles ont décidé de rester avec leur ravisseur. Nombreuses étaient celles qui avaient honte d’avoir été violées. Mmes Nadaraia et Nwankwo ont appris qu’en 2012, deux étudiantes de la région d’Issyk Koul, âgées de 18 ans, s’étaient suicidées après avoir été enlevées. Dans près d’un cas sur cinq, des victimes ont été relâchées après avoir menacé d’appeler la police ou se sont échappées.

C.Non-enregistrement des cérémonies de mariage et des unions religieuses

28.Les relations intimes en dehors d’un mariage religieux étant considérées comme un péché, la famille du ravisseur invite généralement un imam ou une autre personne, qui n’est pas nécessairement une autorité religieuse, pour célébrer la cérémonie, une fois que le « consentement » de la victime a été obtenu sous la pression. Des dignitaires religieux ont expliqué qu’une cérémonie de mariage n’est pas valable sans le consentement des deux parties. Dans la pratique, il arriverait cependant que, même en l’absence de consentement de la femme ou de la fille, des mariages religieux soient célébrés. Malgré le nouvel article 1551 incriminant les membres du clergé, les familles et les adultes qui prennent part à des cérémonies de mariage impliquant des mineures, cette pratique continue d’exister.

29.Mmes Nadaraia et Nwankwo ont rencontré des dirigeants religieux, y compris des femmes, qui ont confirmé qu’il n’existe pas de registre des unions religieuses. Elles ont appris qu’un projet d’amendement du Code de la famille, qui aurait subordonné la célébration d’une cérémonie religieuse à l’enregistrement préalable d’un mariage à l’état civil, avait été retiré au Parlement, au motif qu’il aurait porté atteinte à la liberté de religion. Des unions religieuses continuent donc d’être prononcées sans enregistrement à l’état civil, malgré leur absence d’effet juridique.

D.Rôle de la famille

30.Beaucoup de victimes ont déclaré que leurs familles, en particulier leurs mères, avaient aidé le ravisseur en facilitant l’enlèvement ou en faisant pression sur la victime pour qu’elle reste auprès de lui. Dans certains cas, la mère de la victime avait elle-même été victime d’un enlèvement. Si la plupart des victimes se sentaient trahies par leur famille, certaines ont néanmoins souligné les bonnes intentions de leurs parents et la pression sociale ou financière exercée sur eux.

31.Mmes Nadaraia et Nwankwo ont eu connaissance de cas où les victimes ont pu compter sur le soutien et la protection de leurs parents, qui ont engagé des poursuites contre les auteurs de ces pratiques, surtout lorsque la fille était mineure ou que le marié avait un casier judiciaire ou avait été marié précédemment et avait divorcé.

E.Rôle de l’appareil judiciaire et des forces de l’ordre dans les enquêtes, les poursuites et les sanctions en cas d’enlèvement de la fiancée

32.Les activités de prévention et d’enquête criminelle relèvent de la responsabilité des services de police. Les représentants du Ministère public ont informé Mmes Nadaraia et Nwankwo que leur mandat se limitait à veiller à ce que des enquêtes soient dûment menées par les forces de l’ordre.

33.Le Vice-Ministre de l’intérieur a insisté sur le fait que les enquêtes criminelles relatives aux enlèvements de fiancée étaient une priorité. Des sources de l’ONU indiquent cependant que le nombre de cas officiellement enregistrés dans l’État partie est très limité. Les forces de l’ordre ne s’intéressent pas à ces affaires, car il est rare que celles-ci soient jugées, même quand une plainte est déposée, dans la mesure où les familles de la victime et de l’auteur mettent souvent un terme aux poursuites par voie de conciliation. Selon les données transmises par la Cour suprême de justice à Mmes Nadaraia et Nwankwo, sur les 197 procédures pénales engagées au titre de l’article 155 du Code pénal entre 2011 et 2016, 112 ont été portées devant les tribunaux, 26 ont été closes après le retrait de la plainte et 32 ont été suspendues parce que l’accusé s’était soustrait aux poursuites ; 38 auteurs ont été condamnés en 2015 et 27 en 2016. Au cours de la même période, 63 procédures pénales ont été engagées au titre de l’article 154, dont 38 ont été portées devant les tribunaux, 12 ont été closes après l’abandon des charges et 6 ont été suspendues ; deux auteurs ont été condamnés en 2015 et cinq en 2016.

34.Mmes Nadaraia et Nwankwo ont noté que plusieurs responsables ignoraient que les crimes visés au paragraphe 2 de l’article 154 et au paragraphe 2 de l’article 155 du Code pénal étaient passibles de poursuites. En raison des connaissances limitées au sein des forces de l’ordre, la distinction entre accusation publique et publique-privée n’est pas strictement appliquée dans la pratique. De nombreux membres des services de police pensent qu’ils ne peuvent accepter les plaintes de tiers et qu’ils doivent classer un dossier pénal dès que la victime retire sa plainte à la suite d’une conciliation. Il s’ensuit que les poursuites en cas d’enlèvements de fiancée sont souvent abandonnées après conciliation et retrait de la plainte. La Ministre du travail et du développement social a convenu de la nécessité de renforcer les capacités des services de répression pour combler cette lacune dans l’application de la législation.

35.Du fait du caractère public-privé de cette infraction pénale, les rapports sexuels forcés à la suite d’un enlèvement de la fiancée ne sont poursuivis en vertu de l’article 129 du Code pénal que si la victime indique dans sa plainte qu’elle a été violée.

36.Selon le Procureur général adjoint, le retrait de la plainte par la victime est loin d’être une règle générale et, même dans ce cas, il est toujours possible de présenter de nouvelles preuves ou circonstances afin de rouvrir un dossier pénal. Toutefois, les victimes et d’autres sources non gouvernementales ont fait savoir à Mmes Nadaraia et Nwankwo que, dans la plupart des cas d’enlèvements de fiancée, les auteurs ne sont pas punis, que ce soit parce que la victime ne porte pas plainte ou parce qu’elle retire sa plainte après conciliation entre les familles de la victime et du ravisseur. Lors de la réunion avec la Ministre du travail et du développement social, celle-ci a également exprimé sa préoccupation face à l’abandon des poursuites pour mariage forcé à la suite d’une conciliation.

37.Les victimes interrogées ont mentionné des réticences de la part de la police à enquêter sur les cas d’enlèvements de fiancée et à saisir les tribunaux. Influencés par les stéréotypes traditionnels, les policiers découragent souvent les victimes de porter plainte et subissent parfois des pressions au sein de leur communauté ou reçoivent des pots-de-vin pour ne pas enquêter en cas de signalement d’enlèvements de fiancée. Une victime a rapporté que son mari et le frère de ce dernier, qui l’avaient tous deux violée, l’avaient obligée à retirer sa plainte. Comme elle avait moins de 16 ans et ne pouvait pas écrire elle-même la lettre dans laquelle elle retirait sa plainte, le policier l’avait écrite à sa place, sans interroger le ravisseur ou sa famille.

38.Un autre obstacle à l’accès des victimes à la justice est que le Code de procédure pénale dispose que le témoignage d’une victime doit être étayé par des preuves médico-légales. Si, au niveau régional, il existe du personnel médical qualifié pour recueillir des preuves médico-légales dans les cas où la violence physique a été utilisée pour imposer un mariage précoce ou forcé à une victime d’enlèvement, de telles preuves ne peuvent être obtenues que par le Centre de médecine légale de l’État à Bichkek dans les cas de violence psychologique. Selon le Ministère de la justice, faute de preuves, les forces de l’ordre ne sont souvent pas en mesure d’établir l’absence de consentement de la victime. Lorsque la violence est purement psychologique, les auteurs échappent souvent aux poursuites ou sont acquittés en cas de procès.

39.En outre, il est rare que les tribunaux kirghizes fassent pleinement usage des peines renforcées pour l’enlèvement de la fiancée introduites par les modifications apportées en 2013 au paragraphe 2 de l’article 154 et au paragraphe 2 de l’article 155. Des ONG ont informé Mmes Nadaraia et Nwankwo que les tribunaux ont tendance à imposer des peines avec sursis lorsque l’auteur n’a jamais été condamné auparavant et que, dans certains cas, ils traitent l’enlèvement de la fiancée comme une simple infraction administrative et se contentent d’infliger une amende, sans tenir compte des peines plus lourdes prévues par la législation.

40.Selon ces ONG, des peines d’emprisonnement sont imposées uniquement dans des cas exceptionnels qui reçoivent l’attention des médias ou lorsque les poursuites ont été engagées par des ONG. Les victimes ont confirmé la clémence des peines infligées aux auteurs d’enlèvements de fiancée. Dans un cas, le ravisseur et son complice ont été condamnés à deux ans d’assignation à résidence pour le viol de la victime. Les parents ou d’autres complices du ravisseur sont rarement condamnés, malgré les sanctions prévues en vertu de l’article 30 du Code pénal pour les faits de complicité dans les crimes visés au paragraphe 2 de l’article 154 et au paragraphe 2 de l’article 155.

41.L’État partie met l’accent sur le renforcement des capacités pour lutter contre l’impunité des ravisseurs. Il a délégué un certain nombre de tâches préventives à des organes locaux, qui n’ont pas nécessairement les capacités suffisantes pour s’acquitter de ces fonctions, notamment les 552 centres publics de prévention qui ont été chargés, au titre de la loi sur la prévention de la criminalité, d’élaborer des plans visant à prévenir les enlèvements de fiancée ou les comités locaux pour l’élimination de la violence familiale.

F.Sort des victimes au sein d’un mariage forcé ou après sa dissolution

42.Selon l’ONG Open Line, la prévalence de la violence familiale au sein des mariages forcés est très élevée. Pourtant, dans la plupart des cas, les victimes, qui sont souvent des personnes démunies, préfèrent ne pas porter plainte parce qu’elles veulent préserver l’unité de la famille ou parce qu’elles craignent d’être séparées de leurs enfants après la dissolution du mariage forcé.

43.Plusieurs victimes interrogées se plaignaient d’être exploitées et maltraitées par les membres de la famille de leur mari, qui les obligeaient à s’occuper du ménage, leur refusaient toute éducation et leur infligeaient de mauvais traitements ou des humiliations. D’autres ont rapporté que leur mari était alcoolique et violent, qu’il avait pris une deuxième épouse lors d’un mariage religieux ou qu’il les avait abandonnées. Dans certains cas, les victimes d’enlèvement de la fiancée sont poussées au suicide.

44.Selon la Ministre de l’éducation, dans les six cas d’enlèvements de fiancée mineure enregistrés en 2015, toutes les victimes ont reçu une aide de l’État partie afin de pouvoir achever leurs études. Ce n’est cependant pas le cas lorsque le crime n’est pas signalé. Pour qu’un suivi des enfants qui abandonnent l’école puisse être assuré, les établissements d’enseignement sont tenus de signaler ce genre de cas à des comités spéciaux chargés de l’enfance lorsqu’ils n’ont pas été en mesure de prendre contact avec les parents.

45.Selon le Ministère de la justice, après la dissolution d’un mariage forcé, la garde des enfants est normalement confiée à la mère. Les ravisseurs perdent souvent tout intérêt pour leurs enfants et ne leur apportent aucune aide financière. La dissolution d’une union religieuse désavantage les femmes, car elle ne protège pas leurs droits économiques et ne nécessite aucune décision de justice concernant le divorce, la garde des enfants ou la pension alimentaire. Le fait que le nom du père ne soit inscrit dans le registre d’état civil que s’il est présent lors de la déclaration de naissance encourage les hommes à refuser de reconnaître leur paternité pour éviter d’avoir à payer une pension alimentaire. Si l’une des victimes interrogées avait pu obtenir une décision de justice ordonnant au père de verser entre 3 000 et 4 000 soms par mois de pension alimentaire pour leurs quatre enfants, c’est uniquement parce que le mariage avait été enregistré officiellement. Plusieurs victimes ont indiqué que les prestations familiales allouées dans l’État partie sont très faibles. Il semblerait que, du fait de leur dénuement, bon nombre de victimes soient contraintes d’émigrer en laissant leurs enfants derrière elles. Une fois séparées ou divorcées du ravisseur, elles ont souvent des difficultés à trouver des places dans une garderie à un coût abordable pour leurs enfants.

G.Accès aux voies de recours, à la protection et à la réinsertionpour les victimes d’enlèvements de fiancée

46.Le Comité note que plusieurs des victimes interrogées n’ont pas osé s’adresser à la police par manque de connaissance des notions élémentaires de droit. Des ONG ont informé Mmes Nadaraia et Nwankwo que, malgré les efforts de la société civile pour sensibiliser l’opinion publique à la criminalisation de l’enlèvement de la fiancée lors de l’examen des amendements du Code pénal et après leur adoption en 2013, la culture juridique restait faible, surtout en ce qui concerne la procédure de signalement d’une infraction pénale. D’autres obstacles mentionnés par les victimes comprenaient le manque de confiance dans l’appareil judiciaire, la peur de la stigmatisation, le coût des procédures, le risque de conséquences pénales pour les membres de la famille et la conduite des entretiens avec les victimes souvent assurée par des policiers de sexe masculin ou en présence l’auteur.

47.L’accès limité à l’aide juridictionnelle empêche de nombreuses victimes de s’adresser à la justice. Il a été rapporté qu’un réseau de 10 centres offrant une aide juridictionnelle gratuite aurait aidé quelque 38 000 personnes depuis 2010. Toutefois, normalement, seules les personnes accusées ont accès à l’aide juridictionnelle. En vertu de l’ordonnance no 5415, du Code de la famille et d’une nouvelle législation en la matière, les victimes peuvent désormais solliciter une aide juridictionnelle, mais dans la pratique, la seule assistance dont elles bénéficient au cours d’une procédure judiciaire provient d’ONG qui ne reçoivent que peu ou pas de financement de l’État et qui dépendent des fonds recueillis auprès de donateurs.

48.Plusieurs victimes ont soutenu que les policiers ou l’avocat de l’accusé avaient essayé de les dissuader de porter plainte. D’autres ont indiqué que les agents de permanence au poste de police ou ceux chargés de l’enquête leur avait fourni des informations sur la procédure à suivre ou les avait aidées à rédiger une plainte. Le Bureau du Médiateur aide parfois les victimes au cours d’une procédure judiciaire ou les oriente vers des associations. D’après les ONG, il existe, au niveau national, une ligne d’assistance téléphonique gratuite fonctionnant 24 heures sur 24, mais ce service est peu connu et ne s’adresse pas spécifiquement aux victimes d’enlèvements de fiancées.

49.L’État partie a pris un certain nombre de mesures pour encourager les victimes d’enlèvements de fiancée à porter plainte. Le Ministère de l’intérieur a créé un département d’aide juridictionnelle chargé de fournir un appui aux victimes et aux témoins.

50.D’après les données du Ministère de l’intérieur, plus de 5 000 ordonnances de protection ont été délivrées dans des affaires de violence familiale en 2016, dont 28 concernaient des victimes d’enlèvement. La police locale peut délivrer des ordonnances de protection temporaires valables pour 15 jours, tandis que les ordonnances des tribunaux ont une durée d’un mois. Hormis les victimes, les témoins éventuels ou les centres d’accueil peuvent aussi demander des ordonnances de protection. Mmes Nadaraia et Nwankwo ont appris qu’il n’existe pas d’ordonnances préventives susceptibles de protéger les victimes en cas de tentatives d’enlèvement répétées de la part de l’auteur ou lorsqu’il y a des motifs suffisants de croire qu’une telle tentative est imminente.

51.La Cour suprême a fait savoir que les tribunaux ne peuvent pas ordonner l’adoption de mesures de réinsertion des victimes, faute de législation spécifique ou de budgets d’aide aux victimes d’enlèvements de fiancée. Il n’existe pratiquement aucune structure d’accompagnement psychologique pour les victimes de violence sexiste en dehors des ONG, comme le centre Sezim à Bichkek, qui propose des thérapies individuelles ou de groupe. Les victimes ont indiqué que ces services leur sont d’un précieux secours. Selon la directrice du centre Sezim, plus de 4 000 victimes de violence sexiste ont reçu une aide du centre depuis sa création en 1998. Du fait de ses capacités limitées, le centre ne peut dispenser ses services aux victimes d’enlèvement qui ont fui un mariage forcé que dans des cas exceptionnels.

52.Sezim et quelques autres institutions indépendantes gérées par la société civile, comme le centre Meerman à Karakol et le centre Ak-Jurok à Osh, sont les seules structures à offrir un refuge et des articles de première nécessité aux victimes de violence sexiste. Une association réunissant 13 centres non gouvernementaux fournit aussi à ces victimes une assistance sociale et juridique. Toutefois, lors de la visite, seul sept centres étaient opérationnels, faute de moyens suffisants.

53.L’État partie n’alloue aux centres indépendants qu’un maigre soutien financier, voire aucun. Sezim reçoit 20 % de son financement du Ministère du travail et du développement social. La mairie de Bichkek met des locaux à sa disposition et prend en charge les frais de services collectifs du refuge. L’aide allouée par des bailleurs de fonds internationaux n’était cependant pas assurée au-delà de 2017. Le refuge Meerman est entièrement financé par des dons, et Ak-Jurok dispose d’une chambre à l’hôpital d’Osh, où les victimes de violence familiale peuvent bénéficier d’un hébergement temporaire. Comme ces refuges sont déjà surpeuplés, les victimes d’enlèvements de fiancée ne peuvent y être admises que dans des cas graves de violence sexiste. Le refuge Sezim a pu accueillir 264 personnes en 2014.

VII.Conclusions juridiques

A.Obligations de l’État partie découlant de la Convention en ce qui concerne l’enlèvement de la fiancée

54.Les États parties sont tenus de ne pas faire naître de discrimination contre les femmes par leurs actions ou leur passivité et de réagir activement contre la discrimination à l’égard des femmes, qu’elle soit le fait d’un acte ou d’une omission de l’État ou d’un acteur privé.

55.La discrimination peut apparaître non seulement quand les États ne prennent pas les dispositions législatives nécessaires, mais aussi quand ils ne font pas respecter les lois applicables. À cet égard, le Comité a recommandé à l’État partie de renforcer la capacité des juges et des forces de l’ordre à protéger les femmes et les filles des enlèvements de fiancée et de leur dispenser systématiquement une formation sur la nature criminelle de cette pratique néfaste [CEDAW/C/KGZ/CO/4, par. 20 b) et c)].

56.Le Comité rappelle que l’enlèvement de filles et de femmes aux fins de mariage précoce ou forcé est non seulement une pratique néfaste, mais aussi une forme répandue de violence sexiste à l’égard des femmes, en particulier s’il s’accompagne d’un viol. Les États parties ont une obligation de diligence au titre de l’alinéa e) de l’article 2 de la Convention qui leur impose de prendre toutes les mesures appropriées de prévention, d’enquête, de poursuite, de répression et de réparation concernant des actes ou omissions d’acteurs non étatiques qui débouchent sur des violences sexistes à l’égard des femmes, y compris les actes d’enlèvement de la fiancée. Le fait pour un État partie de ne pas prendre des mesures appropriées pour prévenir les actes d’enlèvement de la fiancée quand ses autorités ont connaissance ou devraient avoir connaissance d’un risque de tels actes, ou de manquer à son obligation de mener des enquêtes, de prendre des sanctions et d’indemniser les victimes constitue une permission ou un encouragement tacite à l’égard de l’enlèvement de la fiancée.

57.En vertu de l’alinéa c) de l’article 2 de la Convention, les États parties doivent s’assurer que les victimes d’enlèvements de fiancée ont accès en temps voulu et à un coût abordable à des voies de recours utiles, assorties d’une aide juridictionnelle gratuite, si nécessaire. Ils doivent leur donner accès à des réparations appropriées. Afin de garantir l’accès à la justice, il peut être nécessaire que les frais d’aide juridictionnelle, de publication et d’archivage des documents, ainsi que les frais de justice, de voyage, d’alimentation et de logement soient supprimés ou réduits. Il faut aussi créer des conditions favorables et mettre en place des programmes de culture juridique qui permettent aux victimes de faire valoir leurs droits sans crainte de représailles. Les États parties devraient soutenir financièrement les organisations qui dispensent une aide juridictionnelle aux victimes.

58.Les États parties sont tenus, en vertu de l’alinéa f) de l’article 2 et de l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention, de lutter contre la stigmatisation des victimes d’enlèvements de fiancée qui font valoir leurs droits et de transformer ou éradiquer les préjugés, les stéréotypes et les coutumes qui sont à l’origine de cette pratique néfaste, en collaboration avec le système d’enseignement, les médias, la société civile et les communautés.

B.Violations de droits accordés par la Convention

1.Droit de vivre à l’abri de la violence sexiste à l’égard des femmes

a)Insuffisance des mesures de sensibilisation visant à prévenir l’enlèvement de la fiancée

59.Le Comité salue les efforts déployés par l’État partie pour sensibiliser l’opinion publique au caractère criminel de l’enlèvement de la fiancée en incluant l’égalité des sexes et les droits des femmes dans certains programmes scolaires et dans la formation des enseignants. Toutefois, l’efficacité limitée de ces efforts souligne la nécessité de prendre des mesures de prévention plus vastes et plus systématiques afin d’éliminer les stéréotypes patriarcaux persistants qui perpétuent la légitimation sociale de l’enlèvement de la fiancée et du mariage forcé dans l’État partie, en particulier dans les régions rurales.

b)Adéquation du cadre législatif

60.Le Comité convient que les peines prévues au paragraphe 2 de l’article 154 et au paragraphe 2 de l’article 155 du Code pénal sont proportionnelles à la gravité des crimes et excluent la possibilité d’infliger une simple amende. Toutefois, le fait que l’État partie n’ait pas expressément incriminé le viol conjugal prive les victimes d’enlèvements de fiancée de toute protection juridique effective contre le viol au sein d’un mariage forcé.

61.Le Comité note que le viol fait l’objet de poursuites publiques-privées, conformément au paragraphe 3 de l’article 26 du Code de procédure pénale, et que les victimes d’enlèvements de fiancée doivent donc expressément porter plainte pour rapports sexuels non consentis à la suite de leur enlèvement pour que l’infraction pénale de viol puisse donner lieu à des poursuites. Le Comité note que le paragraphe 3 de l’article 26 affaiblit la protection que le droit devrait garantir aux victimes, puisque le viol est passible de cinq à huit ans de prison (article 129 du Code pénal) et constitue donc un crime grave, au sens de l’article 12 du Code pénal, qui devrait être poursuivi d’office.

62.Le Comité prend note de l’absence de dispositions législatives prévoyant des ordonnances restrictives ou des ordonnances de protection obligatoires pour protéger les femmes et les filles exposées au risque d’enlèvements de fiancée, même si l’auteur tente à plusieurs reprises d’enlever une victime ou s’il existe des motifs suffisants de penser qu’une telle tentative est imminente.

c)Insuffisances en matière d’application de la loi

63.En comparaison du nombre de cas d’enlèvements de fiancée, estimé à 12 000 par an, les taux de condamnation en application du paragraphe 2 de l’article 154 et du paragraphe 2 de l’article 155 du Code pénal sont extrêmement bas (CEDAW/C/KGZ/CO/4, par. 19). Les membres de la famille ou les amis qui sont complices du crime sont rarement inculpés ou condamnés. Le Comité considère que les peines prononcées en ce qui concerne l’enlèvement de la fiancée dans l’État partie sont trop légères, dans la mesure où les tribunaux ont tendance à imposer des peines avec sursis ou des amendes, surtout lors d’une première condamnation, au lieu d’appliquer les peines prévues au paragraphe 2 de l’article 154 et au paragraphe 2 de l’article 155.

64.En outre, les forces de l’ordre se montrent trop passives dans l’instruction des plaintes. Les policiers sont souvent réticents à intervenir dans les cas d’enlèvement de la fiancée et encouragent les victimes à retirer leur plainte, ou classent les dossiers à la suite d’une conciliation, malgré leur obligation d’enquêter plus avant. Dans certains cas, il leur arriverait d’entraver la procédure pénale en échange d’un pot-de-vin.

65.Le caractère public des crimes visés au paragraphe 2 de l’article 154 et au paragraphe 2 de l’article 155 autorise la police à engager des poursuites pénales en l’absence d’une plainte. Or, comme on l’a noté, les policiers ne semblent pas avoir connaissance, ou tenir compte, de cette possibilité. Cette situation est aggravée par le fait que les victimes et leur famille hésitent à signaler les enlèvements de fiancée à la police par peur de la stigmatisation sociale ou parce que des membres de la famille de la victime ont été complices de l’enlèvement. Le Comité observe que le défaut d’application du paragraphe 2 de l’article 154 et du paragraphe 2 de l’article 155, malgré le caractère public des poursuites prévues, crée une impunité, dès lors que de nombreuses procédures pénales ne sont jamais engagées en l’absence de plainte de la victime.

66.De l’avis du Comité, le fait que les rapports sexuels non consentis à la suite de l’enlèvement de la fiancée ne soient poursuivis en tant que viol que s’ils sont déclarés comme tel dans la plainte de la victime constitue une preuve supplémentaire du non-respect par l’État partie de son obligation de poursuivre d’office les auteurs de tels crimes graves.

d)Insuffisance des mesures de renforcement des capacités et de sensibilisation de l’appareil judiciaire et de la police

67.Le Comité prend note de l’effet limité des efforts de renforcement des capacités des juges, des procureurs et des forces de l’ordre, et de la nécessité de mettre en place une formation obligatoire, récurrente et efficace sur l’application rigoureuse de la législation incriminant l’enlèvement de la fiancée.

68.La réticence de l’appareil judiciaire et des forces de l’ordre à enquêter sur les actes d’enlèvement de la fiancée, à les poursuivre et à les sanctionner peut être attribuée à la persistance de stéréotypes discriminatoires au sein de ces organes. À cet égard, le Comité relève l’absence de programmes de sensibilisation ciblant spécifiquement l’appareil judiciaire et la police afin de modifier les attitudes traditionnelles qui confinent la violence sexiste dans la sphère privée, contribuant ainsi à entretenir une culture du silence et de l’impunité autour de l’enlèvement de la fiancée.

e)Conclusions

69.Le Comité constate que l’État partie enfreint les articles suivants de la Convention :

a)2 f), 5 a), 10 c) et h) et 16 en ne prenant pas de mesures préventives à long terme pour éliminer les préjugés, les stéréotypes et les pratiques discriminatoires qui sont à l’origine de l’enlèvement de la fiancée ;

b)1er et 2 b), c), e) et f), lus conjointement avec les articles 5 a), 12 et 16, en ne prévoyant pas de poursuites d’office contre les auteurs d’enlèvements de fiancée et de violences sexuelles commises dans ce contexte, ni d’ordonnances restrictives ou d’ordonnances de protection obligatoires visant à empêcher des tentatives d’enlèvement imminentes ou répétées, et en n’incriminant pas expressément le viol conjugal ;

c)1er et 2 c), d) et e), lus conjointement avec les articles 5 a), 12 et 16, en respectant son obligation de diligence qui lui impose d’enquêter efficacement sur les cas d’enlèvements de fiancée et les violences sexuelles commises dans ce contexte, de les poursuivre et de les sanctionner, et de prévoir des mesures obligatoires, systématiques et efficaces de renforcement des capacités de l’appareil judiciaire et des forces de l’ordre en matière d’application rigoureuse de la législation interdisant ces pratiques.

2.Droit de choisir librement son conjoint, égalité des droits dans le mariage et après sa dissolution et interdiction du mariage précoce ou forcé

a)Droit de choisir librement son conjoint et de ne contracter mariage que de son libre et plein consentement

70.Le Comité note que la Constitution du Kirghizistan prévoit le même droit de contracter mariage pour les hommes et les femmes. Toutefois, dans la pratique, du fait de l’acceptation sociale de l’enlèvement de la fiancée, surtout en milieu rural, beaucoup de femmes et de filles, à la différence des hommes et des garçons, continuent d’être assujetties à leurs ravisseurs qui leur imposent un mariage, ou parfois même une union polygame, sans leur consentement préalable, libre et éclairé. Le ravisseur peut demander à un imam ou à une autre personne de célébrer un mariage religieux, et tenter ainsi de légitimer l’acte criminel.

71.Contrairement à l’opinion exprimée par certains représentants de l’État lors de la visite et à la croyance répandue que l’enlèvement de la fiancée se produit habituellement avec le consentement de la femme ou de la fille, le Comité observe que, dans la plupart des cas, les circonstances telles que les violences sexuelles, les pressions exercées par le ravisseur et sa famille et la stigmatisation des victimes ne permettent pas de déterminer si la victime a consenti librement et pleinement au mariage.

72.Le Comité rappelle également que la famille du ravisseur cherche systématiquement à obtenir le consentement des parents de la victime, qui sont souvent complices de l’enlèvement, et que les imams ou autres personnes célébrant le mariage religieux ne se soucient pas de vérifier le libre et plein consentement de la mariée, avec qui ils ne peuvent pas parler en privé. De l’avis du Comité, des unions qui ne respectent pas le libre et plein consentement d’un des conjoints constituent des mariages forcés et violent le droit des femmes et des filles de choisir librement leur conjoint.

73.Le Comité conclut que, dans l’État partie, les femmes ne jouissent pas du même droit que les hommes de choisir librement leur conjoint et de ne contracter mariage que de leur libre et plein consentement. Il constate que la pratique de l’enlèvement de la fiancée est devenue une pratique néfaste et une forme de discrimination à l’égard des femmes qui constitue une violation de leurs droits au titre des alinéas a) et b) du paragraphe 1 de l’article 16 de la Convention. Cette violation est imputable à l’incapacité de l’État partie d’empêcher les unions religieuses sans le consentement de la mariée, faute d’avoir subordonné la célébration d’une cérémonie religieuse à l’enregistrement préalable d’un mariage à l’état civil ou d’avoir exigé l’enregistrement d’une telle cérémonie dans un registre officiel.

b)Égalité des droits dans le mariage et après sa dissolution

74.Le Comité note que la persistance de stéréotypes sexistes dans la société kirghize entretient le rôle subordonné dévolu aux femmes dans le mariage. Il considère que le risque élevé de violence, de maltraitance et de privation de droits auquel sont exposées les victimes d’enlèvements de fiancée au sein du mariage forcé est une conséquence directe du fait que ce type d’union repose dès le départ sur la violence physique ou psychologique.

75.Le Comité note que les victimes d’enlèvement de fiancée se trouvent régulièrement dénuées de toute protection après la dissolution d’une union religieuse qui n’a aucun effet juridique. En l’absence de l’enregistrement du mariage à l’état civil, les femmes sont privées des droits concernant le partage des biens matrimoniaux communs et la garde des enfants auxquels peuvent normalement prétendre les épouses lors de la dissolution d’un mariage en vertu du Code de la famille de l’État partie. Faute d’avoir subordonné la célébration d’une cérémonie religieuse à l’enregistrement préalable d’un mariage à l’état civil ou d’avoir exigé l’enregistrement d’une telle cérémonie dans un registre officiel, l’État partie est incapable d’empêcher des situations dans lesquelles les femmes contractent des unions religieuses qui n’ont aucun effet juridique, en violation de son obligation au titre de l’alinéa c) du paragraphe 1 de l’article 16 de la Convention, qui lui impose de protéger l’égalité des droits des femmes et des hommes dans le mariage et après sa dissolution.

76.Le Comité note également que le fait que l’État partie n’ait pas adopté de législation protégeant les droits des femmes contraintes au mariage prive les victimes d’enlèvements de fiancée de la protection accordée aux femmes mariées en vertu du Code de la famille.

c)Interdiction du mariage d’enfants ou du mariage forcé

77.Le Comité se félicite de la récente modification de l’article 1551 du Code pénal incriminant les personnes qui célèbrent des mariages religieux de mineures ou qui en sont complices. Le Comité note qu’avant l’entrée en vigueur de cette modification, l’État partie n’avait donné que peu de signes d’un quelconque effort systématique pour fournir une protection et une assistance aux mineures exposées, indemniser les victimes et mettre fin à l’impunité des auteurs. Faute d’avoir réagi immédiatement à la situation particulièrement vulnérable des mineures victimes d’enlèvements de fiancée et de violences sexuelles et sexistes, y compris de viols, d’avoir exigé l’enregistrement de toutes les unions religieuses dans un registre officiel, d’avoir pris des mesures de réinsertion et de réadaptation des victimes et d’avoir poursuivi effectivement les auteurs, l’État partie a manqué à son obligation d’interdire le mariage d’enfants en vertu du paragraphe 2 de l’article 16 de la Convention.

d)Conclusions

78.Le Comité constate que l’État partie enfreint les articles suivants de la Convention :

a)16, paragraphe 1 a), b) et c), lu conjointement avec les articles 5 a) et 12, en ne garantissant pas aux femmes et aux hommes le même droit de choisir librement leur conjoint et de ne contracter mariage que de leur libre et plein consentement, ni les mêmes droits dans le mariage et après sa dissolution, en n’empêchant pas que les victimes d’enlèvements de fiancée soient contraintes de contracter des unions qui n’ont aucun effet juridique sans leur libre et plein consentement et en ne garantissant pas à ces victimes la protection accordée aux femmes mariées en vertu du Code de la famille ;

b)16, paragraphe 2, lu conjointement avec les articles 5 a), 10 et 12, en n’empêchant pas que les mineures victimes d’enlèvements de fiancée soient contraintes de contracter un mariage précoce illégal, aux effets néfastes sur leur éducation, leur santé et leur développement, en ne rendant pas obligatoire l’enregistrement des unions religieuses dans un registre officiel, en ne poursuivant pas toute personne complice d’un mariage d’enfants et en ne garantissant pas aux victimes mineures une réparation et une assistance immédiate.

3.Droit d’accès à la justice et aide aux victimes

a)Absence d’aide juridictionnelle et de mesures visant à appuyer et faciliter le dépôt de plainte par les victimes

79.Le Comité considère que l’État partie n’a pas su créer un environnement favorable à la dénonciation des actes d’enlèvement de la fiancée et des violences sexuelles commises dans ce contexte, en mettant fin à la stigmatisation des victimes, en les informant de leurs droits et de la possibilité de bénéficier d’une aide juridictionnelle et en sensibilisant le personnel de police au caractère criminel de tels actes (CEDAW/C/KGZ/CO/4, par. 18 et 20). Il n’a pas su non plus encourager les victimes à porter plainte en créant des unités spécialisées dans les questions de genre au sein des forces de l’ordre, dûment dotées d’effectifs féminins et en adoptant des procédures standard d’enquête de police tenant compte des disparités entre les sexes. Tout en notant que l’État partie a adopté des directives et dispensé des formations sur l’audition des victimes de violences sexistes, le Comité constate que les pratiques policières décrites par les victimes, exigeant par exemple que celles-ci soient confrontées aux auteurs, témoignent de l’efficacité limitée des mesures prises.

80.L’État partie n’a pas pris de mesures suffisantes pour lever les obstacles empêchant les victimes d’enlèvements de fiancée d’accéder à la justice. L’absence d’aide juridictionnelle institutionnalisée d’un coût abordable ou, si nécessaire, gratuite, de dispense des frais d’expertise ou de dossier et de remboursement des frais de voyage prive de nombreuses victimes dépourvues de ressources suffisantes de leur droit de porter leur affaire devant la justice.

81.Le Comité constate l’absence de recours effectifs, de services de protection et de soutien pour les plaignantes et les témoins dans les affaires d’enlèvement de la fiancée avant, pendant et après les procédures judiciaires, en particulier l’absence d’un réseau opérationnel de centres d’accueil et de refuges publics pour les femmes et leurs enfants, et le manque de soutien financier de l’État aux centres d’accueil indépendants gérés par des ONG qui dispensent des services médicaux, psychologiques et juridiques aux victimes. Il note que l’État partie ne peut se soustraire à son obligation de garantir aux victimes d’enlèvements de fiancée une protection et une assistance en déléguant la fourniture de tels services aux centres d’accueil et aux refuges gérés par des ONG, sans leur donner des moyens financiers adéquats ni veiller à ce que leurs services soient accessibles à toutes les victimes.

82.Le Comité considère comme trop restrictive l’exigence de preuves médico-légales attestant que la violence a été utilisée pour contraindre une victime d’enlèvement de la fiancée à consentir au mariage, en plus du témoignage de la victime, compte tenu notamment de l’absence d’examens médicaux gratuits institutionnalisés pour les victimes de violences sexuelles et sexistes, de la difficulté de démontrer l’existence d’une violence psychologique, dont la preuve médico-légale ne peut être obtenue qu’à Bichkek, et du fait que les coûts du voyage et autres frais d’expertise médicale ou psychiatrique sont souvent à la charge des victimes.

b)Conclusions

83.Le Comité constate que l’État partie enfreint les articles suivants de la Convention :

a)2 c), 5 a) et 15, en ne levant pas les obstacles économiques et sociaux qui empêchent les victimes d’enlèvements de fiancée d’accéder à la justice, faute de leur accorder une aide juridictionnelle d’un coût abordable ou, si nécessaire, gratuite, ainsi qu’une dispense ou un remboursement des frais de voyage et autres frais d’expertise médicale ou psychiatrique, et en ne créant pas un environnement favorable à la dénonciation des actes d’enlèvement de la fiancée et des violences sexuelles commises dans ce contexte ;

b)2 c) et e), 12 et 15, en ne garantissant pas l’accès des victimes d’enlèvements de fiancée à des recours efficaces, y compris des réparations proportionnelles à la gravité du préjudice subi, et en ne prévoyant pas des services de protection et d’assistance, notamment un nombre suffisant de centres et de refuges correctement équipés, susceptibles d’accueillir les femmes et leurs enfants avant, pendant et après la procédure judiciaire.

C.Principales violations constatées au titre de la Convention

84.À la lumière de ce qui précède, le Comité conclut que le Kirghizistan a violé les articles suivants de la Convention : 1er et 2 b), c), e) et f), lus conjointement avec les articles 5 a), 12 et 16 ; 1er et 2 c), d) et e), lus conjointement avec les articles 5 a), 12 et 16 ; 2 e), 5 a), 10 c) et h) et 16 ; 16, paragraphe 1 a), b) et c), lu conjointement avec les articles 5 a), 10 et 12 ; 16, paragraphe 2, lu conjointement avec les articles 5 a), 10 et 12. Ces articles doivent être lus conjointement avec la recommandation générale no 21 (1994) du Comité sur l’égalité dans le mariage et les rapports familiaux, la recommandation générale no 29 (2013) sur les conséquences économiques du mariage, et des liens familiaux et de leur dissolution, la recommandation générale/observation générale conjointe no 31 du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes et no 18 du Comité des droits de l’enfant sur les pratiques préjudiciables, la recommandation générale no 35 (2017) sur la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre, portant actualisation de la recommandation générale no 19, la recommandation générale no 28 (2010) concernant les obligations fondamentales des États parties découlant de l’article 2 de la Convention et la recommandation générale no 33 (2015) sur l’accès des femmes à la justice.

D.Nature grave ou systématique des violations

85.En vertu de l’article 8 du protocole facultatif et de la règle 83 de son règlement intérieur, le Comité doit évaluer si les violations des droits ont un caractère grave ou systématique.

86.Le Comité considère les violations comme « graves » lorsqu’elles sont susceptibles de causer un préjudice substantiel aux victimes. La détermination de la gravité des violations doit prendre en compte l’échelle, la prévalence, la nature et l’incidence des violations constatées.

87.Le terme « systématique » désigne la nature organisée des actes à la base des violations ainsi que l’improbabilité de les voir se produire par hasard. Le Comité a souligné qu’un refus systématique d’accorder aux femmes des droits égaux peut survenir délibérément, à savoir avec l’intention de l’État partie de commettre ces actes, ou en raison de lois ou de politiques discriminatoires, que celles-ci le soient intentionnellement ou non. Le caractère systématique des violations peut également être évalué à la lumière de l’existence de pratiques étendues et persistantes qui ne sont pas le résultat d’un hasard.

88.Le Comité évalue la gravité des violations commises dans l’État partie à la lumière des souffrances endurées par les femmes et les filles victimes d’enlèvements de fiancée. Il note, en particulier, le tort causé par la violence sexiste, y compris la violence sexuelle, pendant et après l’enlèvement, ainsi que l’atteinte au droit des femmes de choisir librement leur conjoint et de ne contracter mariage que de leur libre et plein consentement. La situation ne laisse aux femmes et aux filles victimes d’enlèvements de fiancée dans l’État partie que deux choix déplorables : a) demeurer dans une union forcée et parfois polygame, où elles sont bien souvent exposées à des violences sexuelles de la part de leur ravisseur et exploitées par la famille de ce dernier ; ou b) fuir le mariage forcé, au risque de subir des violences en représailles, d’être séparées de leurs enfants, d’être en butte à la pauvreté, à l’isolement social et à la stigmatisation, sans accès approprié à la justice, à la protection ou à des services de soutien. Dans les deux cas, les victimes se trouvent démunies de protection juridique ou économique appropriée après la dissolution d’une union religieuse qui n’a aucun effet juridique. Les victimes d’enlèvements de fiancée sont donc écartelées entre la soumission au mariage forcé, qui s’accompagne souvent de violences sexistes, et l’exposition aux conséquences sociales, économiques ou autres, qui parfois menacent leur vie, si elles tentent de fuir cette union. Dans les deux cas, leurs droits sont bafoués.

89.Le Comité conclut que l’État partie n’a pas su mettre en œuvre des programmes systématiques visant à sensibiliser le grand public au caractère criminel et aux effets néfastes de l’enlèvement de la fiancée, afin de remettre en cause sa légitimation, d’éliminer les stéréotypes patriarcaux sociaux et d’éviter la stigmatisation des victimes. Il relève également l’incapacité de l’État à déployer des programmes de sensibilisation ciblant spécifiquement l’appareil judiciaire et la police afin de modifier les attitudes traditionnelles qui confinent la violence sexiste dans la sphère privée, contribuant ainsi à entretenir une culture du silence et de l’impunité autour de l’enlèvement de la fiancée.

90.Le Comité considère que l’État partie a systématiquement manqué à son obligation d’appliquer les lois criminalisant l’enlèvement de la fiancée et le mariage d’enfants. S’il reconnaît l’ampleur de ces pratiques néfastes, l’État partie n’a pas consenti d’efforts systématiques afin d’enquêter sur les affaires d’enlèvement de la fiancée et les violences sexuelles qui s’y rapportent, d’en poursuivre les auteurs et de les sanctionner effectivement. Son incapacité à lever les obstacles économiques et sociaux qui empêchent les victimes d’enlèvements de fiancée d’accéder à la justice aggrave encore la situation de celles-ci et contribue à l’impunité des auteurs. Le Comité considère que l’État partie a sciemment accepté ces manquements, qui ne sont pas le résultat du hasard, comme en témoigne la prévalence des cas d’enlèvements de fiancée dans l’État partie. Ces manquements constituent des éléments de violation systématique des droits au titre de la Convention.

91.Le Comité constate que l’État partie est responsable de ce qui suit :

a)Des violations graves de droits accordés par la Convention, étant donné que l’État partie n’a pas su protéger un grand nombre de femmes et de filles de l’enlèvement de la fiancée et des violences sexuelles commises dans ce contexte, ni garantir leur droit de choisir librement leur conjoint et de ne contracter mariage que de leur libre et plein consentement, ni leur assurer un accès approprié à la justice, une protection et une assistance afin de leur permettre d’échapper au mariage forcé, les exposant ainsi à de graves souffrances physiques et mentales ou prolongeant inutilement lesdites souffrances ;

b)Des violations systématiques de droits accordés par la Convention, étant donné que l’État partie a sciemment omis de prendre des mesures efficaces pour :

i)Lutter contre les attitudes traditionnelles et les normes sociales qui légitiment l’enlèvement de la fiancée et éviter la stigmatisation des victimes ;

ii)Faire appliquer la législation criminalisant l’enlèvement de la fiancée et le mariage des enfants, lever les obstacles économiques et sociaux auxquels sont confrontées les victimes et créer des conditions favorables permettant aux victimes d’accéder à la justice ;

iii)Subordonner la célébration d’une cérémonie religieuse à l’enregistrement préalable d’un mariage à l’état civil ou exiger l’enregistrement d’une telle cérémonie dans un registre officiel.

VIII.Recommandations

A.Cadre juridique et institutionnel

92. Le Comité recommande à l’État partie de prendre dans les plus brefs délais les mesures suivantes :

a) Ajouter le viol comme circonstance aggravante au paragraphe 2 de l’article 154 et au paragraphe 2 de l’article 155 du Code pénal et modifier le paragraphe 3 de l’article 26 du Code de procédure pénale afin de garantir que le viol (article 129 du Code pénal), en tant que crime grave au sens de l’article 12 du Code pénal, donne lieu à des poursuites d’office ;

b) Adopter une législation érigeant en infraction pénale le viol conjugal et veiller à ce que sa définition repose sur l’absence de consentement librement accordé et tienne compte des circonstances coercitives ;

c) Adopter une législation prévoyant des ordonnances restrictives ou des ordonnances de protection obligatoires lorsque l’auteur tente à plusieurs reprises d’enlever une victime ou lorsqu’il existe des motifs suffisants de croire qu’une telle tentative est imminente, ainsi que des sanctions adéquates en cas de non-respect de ces ordonnances ;

d) Modifier l’article 154 du Code pénal afin qu’il s’applique aux victimes d’enlèvements de fiancée qui n’ont pas atteint l’âge de 18 ans (plutôt que 17) ;

e)Modifier l’article 14 du Code de la famille ou les lois d’application qui s’y rapportent afin de garantir que l’âge minimum légal du mariage, fixé à 18 ans pour les femmes et les hommes, ne puisse être abaissé d’un an que dans des circonstances exceptionnelles, sous réserve que les motifs invoqués soient légitimes et strictement définis par la loi, et non par soumission aux cultures et traditions, et uniquement sur décision d’un tribunal avec le consentement plein, libre et en connaissance de cause de l’enfant ou des deux enfants, qui doivent comparaître en personne devant le tribunal;

f) Adopter une législation rendant obligatoire pour les établissements d’enseignement, les enseignants, les employeurs, les hôpitaux et les services sociaux qui travaillent avec des femmes et/ou des enfants d’alerter les forces de l’ordre s’ils ont des motifs raisonnables de croire qu’un acte d’enlèvement de la fiancée a été commis ou pourrait l’être.

B.Application de la loi

93. Le Comité recommande à l’État partie :

a) D’agir avec la diligence voulue pour prévenir les crimes d’enlèvement de la fiancée et les violences sexuelles commises dans ce contexte, enquêter sur ces crimes, en punir les auteurs et indemniser les victimes ;

b) De prendre des mesures obligatoires, récurrentes et efficaces de renforcement des capacités à l’intention de l’ensemble du personnel de la force publique, y compris l’appareil judiciaire, ainsi que des législateurs et des experts médico-légaux, en ce qui concerne l’application effective des articles 154 et 155 du Code pénal, la prise en compte des disparités entre les sexes dans les enquêtes et le rôle que ces acteurs ont à jouer dans les poursuites contre les auteurs d’enlèvements de fiancée et dans la protection des victimes ;

c) De mettre en place une formation systématique afin de garantir que le caractère public des poursuites engagées au titre du paragraphe 2 de l’article 154 et du paragraphe 2 de l’article 155 du Code pénal, qui impose à la police d’ouvrir des procédures pénales, même en l’absence de plainte (poursuites d’office), soit connu des agents des forces de l’ordre et que ces derniers continuent d’enquêter quand une victime retire sa plainte à la suite d’une conciliation avec l’auteur des faits ;

d) De veiller à ce que les ravisseurs et les membres de leur famille ou leurs amis qui sont complices d’enlèvements de fiancée soient poursuivis et sanctionnés par des peines proportionnelles à la gravité du crime ;

e) De créer des unités spécialisées dans les questions de genre au sein des forces de l’ordre, dûment dotées d’effectifs féminins qualifiés, et d’adopter dans les affaires d’enlèvement de la fiancée des procédures d’enquête tenant compte des disparités entre les sexes, qui notamment n’exigent pas que la victime soit confrontée à l’auteur.

C.Accès à la justice

94. Le Comité recommande à l’État partie :

a) De lever les obstacles auxquels sont confrontées les femmes et les filles victimes d’enlèvements de fiancée, en leur accordant une aide juridictionnelle d’un coût abordable ou, si nécessaire, gratuite, un remboursement des frais de voyage, d’alimentation et de logement, ainsi qu’une dispense des frais d’expertise et de dossier, et de veiller à ce que des services d’expertise médico-légale psychiatrique soient accessibles dans toutes les régions de l’État partie ;

b) De veiller à ce que les victimes d’enlèvements de fiancée aient accès à des recours efficaces, y compris à des réparations, comme une indemnisation proportionnelle à la gravité du préjudice subi, notamment en créant un fonds spécial destiné à garantir une indemnisation adéquate des victimes lorsque les auteurs ne sont pas en mesure ou négligent de respecter leur obligation de verser des réparations ;

c) De protéger les plaignantes et les témoins contre les représailles dans les affaires d’enlèvement de la fiancée avant, pendant et après la procédure judiciaire, au moyen notamment d’ordonnances restrictives ou d’ordonnances de protection délivrées en temps utile, de mesures de suivi et de sanctions adéquates en cas de non-respect ;

d)De veiller à ce que les affaires d’enlèvement de la fiancée ne soient en aucun cas renvoyées vers des modes alternatifs de règlement des litiges, tels que les conseils des anciens (aksakals) ou des services de médiation ;

e) De créer un environnement favorable pour encourager les victimes à dénoncer les cas d’enlèvement de la fiancée et les violences sexuelles commises dans ce contexte :

i) En mettant fin à la stigmatisation des victimes et en les informant des possibilités de recours et de leur droit à une aide juridictionnelle ;

ii) En veillant à ce que les femmes soient dûment représentées dans l’appareil judiciaire et les forces de l’ordre ;

iii) En mettant en place un mécanisme destiné à procéder systématiquement à des examens médicaux de routine sur les femmes et les filles qui dénoncent des cas d’enlèvement de la fiancée, y compris aux fins de la collecte de preuves médico-légales et de l’administration d’un traitement post-exposition aux victimes de violences sexuelles et en particulier de viol ;

iv) En veillant à ce que les exigences en matière de preuve dans les affaires d’enlèvement de la fiancée ne soient pas indûment restrictives, inflexibles ou influencées par des stéréotypes sexistes en autorisant les preuves photographiques de signes de violence et les rapports médicaux, ainsi qu’en sensibilisant le personnel de l’appareil judiciaire et de la police à la nécessité de prendre dûment en considération les arguments et témoignages des femmes et des filles entendues en tant que parties ou comme témoins .

D.Droit de choisir librement son conjoint et égalité des droits dans le mariage et à sa dissolution

95. Le Comité recommande à l’État partie :

a) De veiller à ce que les mariages civils soient enregistrés et à ce que des mariages religieux ne puissent être célébrés qu’avec le consentement libre, plein et éclairé des deux parties ;

b) De modifier la loi sur les convictions et les pratiques religieuses afin de subordonner la célébration d’une cérémonie religieuse à l’enregistrement préalable d’un mariage à l’état civil ou à l’enregistrement dans un bref délai de cette cérémonie dans un registre officiel et de prévoir des sanctions pénales en cas de non-respect ;

c) D’appliquer de manière rigoureuse l’article 155 1 du Code pénal en poursuivant et en sanctionnant les personnes qui célèbrent des mariages religieux de mineures ou en sont complices, ainsi que le paragraphe 1 de l’article 154 et le paragraphe 1 de l’article 155 érigeant en infractions pénales le mariage d’enfants et le mariage forcé des femmes, respectivement ;

d) De sensibiliser les imams et autres chefs religieux aux dispositions ci-dessus ;

e) De protéger les droits des victimes d’enlèvements de fiancée après la dissolution d’un mariage civil ou d’un mariage forcé résultant d’une cérémonie religieuse en faisant respecter leurs droits en matière de partage des biens communs, de pension alimentaire et de garde des enfants en vertu de l’article 16 de la Convention  ;

f) De garantir l’inscription dans le registre d’état civil des noms des deux parents, qu’ils soient ou non présents lors de la déclaration de naissance ;

g) D’accorder immédiatement réparation et assistance aux filles qui sont victimes ou exposées au risque d’enlèvement aux fins de mariage d’enfants.

E.Aide aux victimes

96. Le Comité invite l’État partie :

a) À mettre en place un nombre suffisant (au moins un par région) de centres sûrs et dûment équipés dispensant des services médicaux, psychologiques et juridiques, ainsi que des refuges pour les victimes d’enlèvements de fiancée et leurs enfants. Lorsque la fourniture de ces services est déléguée à des centres indépendants gérés par des ONG, l’État partie devrait octroyer à ceux-ci un appui financier et donc accroître d’urgence les fonds alloués à ces centres ;

b) À établir au niveau national une ligne d’assistance téléphonique gratuite fonctionnant 24 heures sur 24, dotée d’effectifs suffisants comprenant des conseillers qualifiés, pour permettre aux victimes et aux témoins de signaler des enlèvements de fiancée qui ont été commis ou qui sont sur le point d’être commis ;

c) À adopter des programmes d’aide suffisamment financés pour permettre aux victimes d’enlèvements de fiancée et à leurs enfants d’accéder à des logements abordables, à des établissements de puériculture ou d’éducation et à d’autres services de base, et à enquêter et infliger des sanctions dans tous les cas d’extorsion de pots-de-vin à des victimes en échange de l’accès à ces services.

F.Prévention et sensibilisation

97. Le Comité recommande à l’État partie :

a) D’adopter, de mettre en œuvre et de financer adéquatement des mesures effectives de prévention afin de remettre en question et de changer les causes sous-jacentes de l’enlèvement de la fiancée, notamment les attitudes patriarcales et les stéréotypes discriminatoires qui perpétuent ou légitiment ce genre de pratiques et confinent la violence sexiste dans la sphère privée, et de lutter contre la culture du silence et de l’impunité entourant l’enlèvement de la fiancée ;

b) De mettre en œuvre et de soutenir financièrement des autorités locales et des organisations gérées par la société civile qui mènent des campagnes destinées aux forces de l’ordre, aux responsables politiques, dirigeants locaux et chefs religieux et aux médias, afin de les sensibiliser au caractère criminel de l’enlèvement de la fiancée et de combattre la stigmatisation qui frappe les victimes, en particulier celles qui fuient un mariage précoce ou forcé ;

c) D’intégrer des programmes d’éducation sur les droits des femmes et l’égalité des sexes, y compris en matière de culture juridique, dans les programmes scolaires à tous les niveaux d’éducation afin d’éradiquer les stéréotypes sexistes et d’amener les garçons à se détourner des pratiques néfastes, telles que l’enlèvement de la fiancée et le mariage précoce ou forcé ;

d) D’adopter des directives pour la formation des professionnels des médias et d’encourager ceux-ci à observer un code de conduite destiné à promouvoir une couverture médiatique et un débat public tenant compte des disparités entre les sexes au sujet des enlèvements de fiancée et à éviter la publication d’images discriminatoires à l’égard des femmes, ou de contenus qui traitent les femmes et les filles comme des objets et les rabaissent.

G.Collecte de données

98. Le Comité recommande à l’État partie :

a) De mettre en place un système permettant de recueillir, d’analyser et de publier régulièrement des données statistiques ventilées sur le nombre de plaintes pour enlèvement de la fiancée, les taux de non-lieu et de retrait de plaintes, notamment à la suite d’une conciliation, les taux de poursuites et de condamnations, les peines infligées aux auteurs et les réparations accordées aux victimes ;

b) De mener des recherches en vue d’obtenir des données plus fiables sur l’ampleur de la pratique de l’enlèvement de la fiancée dans l’État partie ;

c) De communiquer des informations sur les données recueillies dans son cinquième rapport périodique, attendu en mars 2019.