Communication présentée par :

M. S. (représentée par un conseil, H. Harry L. Roque Jr.)

Au nom de :

L’auteure

État partie :

Philippines

Date de la communication :

10 février 2011 (date de la lettre initiale)

Références :

Communiquées à l’État partie le 4 avril 2011 (non publiées sous forme de document)

Date de la décision :

16 juillet 2014

Annexe

Décision du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes au titre du Protocole facultatif à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (cinquante-huitième session)

* Les membres du Comité dont le nom suit ont participé à l ’ examen de la communication : Nicole Ameline, Barbara Bailey, Olinda Bareiro-Bobadilla, Niklas Bruun, Náela Gabr, Hilary Gbedemah, Yoko Hayashi, Dalia Leinarte, Violeta Neubauer, Theodora Nwankwo, Pramila Patten, Silvia Pimentel, Maria Helena Pires, Biancamaria Pomeranzi, Patricia Schulz, Dubravka Ŝimonovič et Xiaoqiao Zou.

Le texte d ’ une opinion divergente (celle de Mme Patricia Schulz) est joint au présent document.

Communication no 30/2011 *

Communication présentée par :

M. S. (représentée par un conseil, H. Harry L. Roque Jr.)

Au nom de :

L’auteure

État partie :

Philippines

Date de la communication :

10 février 2011 (date de la lettre initiale)

Références :

Communiquées à l’État partie le 4 avril 2011 (non publiées sous forme de document)

Le Comité pour l ’ élimination de la discrimination à l ’ égard des femmes, créé en vertu de l’article 17 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes,

Réuni le 16 juillet 2014,

Adopte ce qui suit  :

Décision concernant la recevabilité

L’auteure de la communication est M. S., de nationalité philippine, née en 1951, qui se dit victime d’une violation par les Philippines des articles 1, 2 c) et f), 5 a) et le paragraphe 1 f) de l’article 11 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. La Convention et le Protocole facultatif s’y rapportant sont entrés en vigueur pour l’État partie les 4 septembre 1981 et 12 février 2004 respectivement. L’auteure est représentée par un conseil, H. Harry L. Roque Jr.

Rappel des faits présentés par l’auteure

L’auteure a été employée par une entreprise de télécommunications (ci-après, « la société ») du 16 août 1998 au 30 juin 2000 en qualité de Directrice du Département marketing et communications. Elle travaillait sous l’autorité de M. S., Vice-Président et Directeur du Service commercial, et de son supérieur, M. G., Vice-Président exécutif et Directeur général. Au début de son contrat et à la fin de sa première année d’emploi, l’auteure a été félicitée pour ses résultats, obtenant dans le rapport d’évaluation établi en vue de sa titularisation une note supérieure à 90/100.

En mai 1999, au cours d’un cocktail organisé par la société, M. G. a demandé à l’auteure de s’asseoir à ses côtés afin qu’il puisse mieux voir ses jambes (elle explique qu’elle portait une jupe courte). Le 20 août 1999, alors qu’elle assistait, à Manille, à une conférence réunissant les forces de vente de l’ensemble de la société, M. G., tout en l’interrogeant sur son travail, a délibérément posé sa main sur son genou et caressé ses cuisses à plusieurs reprises. Après la conférence, M. G. s’est montré de plus en plus pressant à son égard, se rendant souvent dans son bureau pour parler avec elle. En octobre 1999, lors d’une soirée chez un collègue, M. G. a insisté pour l’inviter à danser. Soucieuse d’éviter tout esclandre, elle a fait quelques pas de danse avec lui; elle a ensuite voulu s’asseoir, mais M. G. lui a barré la route et l’a prise par la taille.

Le 19 novembre 1999, l’auteure assistait à une soirée organisée au domicile d’un autre employé de la société. Elle s’était assise à l’extrémité d’un canapé. M. G. s’est installé à côté d’elle, si près qu’elle s’est trouvée coincée contre l’accoudoir; il lui a alors pris la main qu’il a caressée, sous prétexte d’admirer la bague qu’elle portait. Mal à l’aise, elle a retiré sa bague et la lui a donnée, espérant mettre fin à ce contact physique. M. G. a alors passé sa main sous le coussin que l’auteure avait placé entre eux et lui a touché plusieurs fois le sexe. Immobilisée contre l’accoudoir du canapé, elle était incapable de se dégager. Après avoir finalement réussi à s’extraire du canapé, elle s’est levée pour s’éloigner mais M. G. l’a entraînée vers la piste de danse, l’a serrée contre lui et l’a enlacée. L’auteure a cherché à se libérer doucement, pour ne pas provoquer de scandale, mais M. G. lui a murmuré : « Ne me repoussez pas, je pourrais vous faciliter la vie dans la société; je peux m’occuper de votre promotion et vous récompenser ». L’auteure a une nouvelle fois tenté de se dégager, mais M. G. lui a touché les seins, lui a caressé le dos et a passé sa main sous son chemisier, depuis son soutien-gorge jusqu’aux fesses. Alors que l’auteure tentait une fois de plus de résister à ses avances, M. G. lui a indiqué qu’elle serait plus rapidement promue si elle acceptait simplement d’« être gentille » avec lui. Elle s’est dégagée de son étreinte et a quitté la soirée, lui laissant sa bague. Le 11 février 2000, l’auteure a assisté à un dîner organisé par la société, au cours duquel M. G. lui a intimé d’aller se placer dans la file pour le buffet et lui a passé la main sur tout le dos pour palper son soutien-gorge.

Après les faits du 19 novembre 1999, l’auteure s’est plainte auprès de son supérieur direct, M. S., des agissements de M. G. et lui a déclaré qu’elle avait l’intention de porter plainte. M. S. l’en a dissuadée, ajoutant qu’il valait mieux qu’elle oublie toute cette histoire. Il lui a également proposé d’essayer de récupérer sa bague auprès de M. G. Après cette conversation, l’auteure a constaté un changement radical dans l’attitude et le comportement de M. S. à son égard. Il s’est mis à élever la voix contre elle, à la mettre dans l’embarras lors des réunions périodiques du service commercial et à refuser d’approuver les projets et programmes qu’elle proposait.

En février 2000, après une réunion, M. S. a intimé à l’auteure de rester avec lui dans son bureau et, d’une voix cassante, lui a dit : « M. G. m’a demandé pourquoi vous ne le regardiez pas en face, comme si je vous l’avais interdit? » Elle lui a répondu : « Vous savez parfaitement ce qu’il m’a fait et je ne voulais pas qu’il s’imagine que j’approuve ses avances ». Lors d’une réunion organisée le 28 mars 2000, M. S. s’est adressé à l’auteure sur un ton irrité et agressif. Deux jours plus tard, il lui a lancé : « Comment se fait-il que vous prétendiez en savoir autant, alors que votre service ne fait rien? ». L’auteure affirme que ces propos excessifs ont été source d’angoisse et de stress, à tel point qu’elle s’est absentée de son travail pendant plusieurs jours en avril 2000.

Malgré ce climat hostile, l’auteure a continué à travailler au maximum de ses capacités; elle a donc été choquée d’apprendre que M. S. lui avait attribué, lors de son appréciation professionnelle d’avril 2000, une note de 60/100, d’autant que cette note avait été supérieure à 90/100 lors de sa précédente évaluation. Après qu’elle lui a demandé des explications à ce sujet, M. S. a exercé des pressions de plus en plus grandes à son endroit pour accroître la productivité de son service, ce qui a conduit à une altercation le 27 juin 2000 lorsque l’auteure a relevé le manque d’intérêt de M. S. pour son service et l’absence de suite donnée à ses recommandations et récriminations. M. S. s’est alors emporté et lui a déclaré que si elle ne pouvait plus assurer son travail, il valait mieux qu’elle démissionne. Elle a répondu que telle était son intention et a remis sa démission le 27 juin 2000 (avec prise d’effet au 30 juin 2000).

En janvier 2001, l’auteure s’est entretenue avec Mme T., une amie commune de M. G., qui lui a suggéré de revenir sur sa démission pour obtenir un plan de départ à la retraite de la part de M. G. L’auteure, qui était en dépression et toujours sous le choc de ce qu’elle avait vécu dans cette société, a présenté une rétractation de sa démission. Quelque temps plus tard, elle a été informée que M. G. ne la réintégrerait pas dans la société en raison de ce qui s’était passé. L’auteure s’est indignée de ce que M. G. continue de refuser de reconnaître ce qu’il lui avait fait.

L’auteure a engagé une procédure pénale contre MM. S. et G. et a également intenté une action dans le cadre du droit du travail contre la société et ces mêmes deux hommes. S’agissant de la chronologie de la procédure pénale, l’auteure a déposé plainte pour harcèlement sexuel et attentat à la pudeur contre M. S. et M. G. auprès du Bureau national des enquêtes le 28 mai 2001. Le 11 septembre 2002, le bureau du Procureur de la ville a rejeté sa plainte pour absence de motif valable. Le Procureur adjoint a mis en doute la crédibilité de l’auteure au vu des résultats de l’examen psychologique auquel elle a été soumise et parce qu’il lui paraissait en outre impossible que les autres invités n’aient pas vu ce qui s’était passé le 19 novembre 1999, parce que l’auteure n’avait pas opposé une forte résistance ni fermement protesté contre ces agressions sexuelles, et parce qu’elle avait fait preuve de ce qui a été qualifié de « nonchalance » en n’engageant une action contre MM. S. et G. que 18 mois après les faits. L’auteure a déposé une demande de réexamen et, le 30 avril 2003, le bureau du Procureur est revenu sur sa précédente décision, indiquant que les allégations portées contre M. G. concernant les faits survenus en novembre 1999 étaient fondées et recommandant à l’auteure de porter plainte pour attentat à la pudeur contre le seul M. G.

Les défendeurs (M. S. et M. G.) ont déposé une demande de réexamen qui a été rejetée le 21 mai 2004, aucun fondement suffisant ou motif valable ne permettant de modifier ou de renverser la décision du 30 avril 2003. M. G. a formé un recours en révision à une date non précisée. Les poursuites pénales ont été abandonnées par le tribunal métropolitain de première instance le 31 mars 2005, suite au décès de M. G. le 1er décembre 2004.

En ce qui concerne la chronologie de l’action intentée dans le cadre du droit du travail, il apparaît que l’auteure a, le 20 décembre 2001, saisi le Médiateur du travail d’une plainte contre la société et contre MM. S. et G. pour licenciement abusif. Le 24 avril 2003, le médiateur a rejeté sa demande, arguant que l’auteure avait démissionné de son plein gré et n’avait pas suffisamment démontré qu’elle y avait été contrainte en raison d’un harcèlement sexuel et professionnel.

L’auteure a interjeté appel de cette décision devant la Commission nationale des relations du travail mais a été déboutée le 18 août 2003. Elle a ensuite déposé une demande de réexamen qui a été rejetée le 30 janvier 2004 au motif que la décision de la Commission n’était entachée d’aucune erreur.

L’auteure a alors formé un recours contre cette décision devant la Cour d’appel. Celle-ci a annulé toutes les décisions antérieures relatives à cette affaire, estimant notamment que divers éléments avaient été « complaisamment éludés » par le Médiateur du travail et la Commission nationale des relations du travail. La Cour a également indiqué que la démission de l’auteure constituait une forme de licenciement déguisé et que les allégations de harcèlement sexuel y étaient inextricablement liées. Elle a en outre affirmé que l’examen psychologique de l’auteure avait été utilisé de manière sélective, à son détriment.

Le 10 novembre 2003, la demande de réexamen déposée par MM. S. et G., ainsi que par la société, a été rejetée. Ils ont alors saisi la Cour suprême qui a statué en leur faveur le 26 juin 2006, confirmant la décision de la Commission nationale des relations du travail du 18 août 2003. Le 28 août 2006, la Cour a rejeté la demande de réexamen introduite par l’auteure le 22 juillet 2006. L’auteure soutient que toutes les voies de recours internes disponibles ont ainsi été épuisées. Elle demande à l’État partie une indemnisation pour les souffrances qu’elle a endurées en raison de la violation de ses droits.

Teneur de la plainte

L’auteure fait valoir que l’État partie ne s’est pas acquitté des obligations qui lui incombent au regard de la Convention. Si certaines phases des procédures engagées devant les juridictions pénales et dans le cadre du droit du travail sont antérieures à l’entrée en vigueur du Protocole facultatif aux Philippines, les procédures judiciaires qui se situent après cette date sont directement soumises à l’examen du Comité. En outre, les procédures menées avant l’entrée en vigueur du Protocole donnent des informations essentielles sur le contexte et la genèse de la présente communication.

L’auteure affirme être victime d’une violation de ses droits au regard des articles 1, 2 c) et f), 5 a) et le paragraphe 1 f) de l’article 11, lus conjointement avec la recommandation générale no 19 du Comité. Les violations alléguées sont précisées dans trois plaintes distinctes.

Premièrement, d’après l’auteure, le raisonnement de la Cour suprême, dans sa décision du 26 juin 2006, se fondait en grande partie, à tort, sur des mythes et des stéréotypes fondamentalement sexistes. L’auteure affirme que l’État partie ne lui a pas fourni de protection juridictionnelle sur un pied d’égalité avec les hommes et ne l’a pas protégée contre la discrimination par le truchement de tribunaux nationaux compétents, contrairement à ce qu’exige l’alinéa c) de l’article 2 de la Convention. Concernant plus précisément la décision du 26 juin 2006 de la Cour, l’auteure renvoie aux passages ci-après :

« S’agissant des cinq faits de harcèlement sexuel attribués à [M. G.], il suffit d’en examiner ne serait-ce qu’un pour comprendre qu’ils ne correspondent pas à ce que l’on sait de la nature humaine.

[...]

[L’auteure] prétend que [M. G.] l’a coincée au bout d’un canapé jusqu’à l’immobiliser pratiquement contre l’accoudoir, l’empêchant d’échapper à ses avances. Il est établi qu’il pleuvait à ce moment et que la soixantaine d’invités n’avait d’autre choix que de rester dans le salon et dans la véranda [de la] résidence. Ne s’est-il pas trouvé au moins une personne qui ait vu l’incident? L’auteure n’a pourtant présenté aucun témoin. Quant à [M. P.], il a réfuté les accusations de l’auteure.

[...]

[L’auteure] a ensuite affirmé que [M. G.] avait glissé sa main sous le coussin et lui avait “touché” le sexe à plusieurs reprises Elle a déclaré ne pas avoir réussi à se dégager car elle était “coincée contre l’accoudoir du canapé”. Mais si [M. G.] avait effectivement commis un acte aussi condamnable, ne l’aurait-elle pas giflé ou ne se serait-elle pas levée et/ou ne serait-elle pas partie?

[...]

Pourtant, dans sa plainte, [l’auteure] dit avoir dansé avec [M. G.] lors de la même soirée, affirmant toutefois qu’elle y était contrainte, et déclare qu’il l’a serrée contre lui et l’a enlacée. Toute femme saine d’esprit qui aurait subi des attouchements sexuels à plusieurs reprises, sans y consentir et contre sa volonté, se serait libérée des griffes de son agresseur et aurait fait un esclandre. Mais [l’auteure] n’en a rien fait.

[...]

Si [l’auteure] avait effectivement été sexuellement harcelée, sa démission aurait été un excellent moyen d’en faire état. Mais, tout au contraire, elle n’en a dit mot dans sa lettre, […] et va jusqu’à remercier le demandeur [M. S.] “d’avoir eu la possibilité de travailler avec [lui]”. Ici encore, une telle attitude ne correspond pas à ce que l’on sait de la nature humaine et de la façon dont se comportent les individus. Car si le demandeur [M. S.] l’avait bel et bien harcelée sexuellement, elle se serait abstenue d’avoir des paroles cordiales à son égard dans sa lettre de démission. D’autant plus qu’elle déclare dans sa plainte (déposition sous serment) avoir eu une altercation avec lui le 27 juin 2000, c’est à dire le jour où elle a envoyé sa lettre de démission datée du 28 juin 2000 (date du cachet de la poste). Alors, pourquoi cette cordialité? »

D’après l’auteure, cet extrait atteste des mythes sexistes en usage à la Cour suprême, à savoir que les femmes doivent essayer d’échapper aux agressions sexuelles, et si possible y parvenir (si elles n’essaient pas d’y échapper, ou si elles parviennent à y échapper, il n’y a pas eu agression); si les femmes ne sont pas en mesure d’échapper à une agression sexuelle, alors elles doivent user de la violence physique contre leur agresseur; immédiatement après avoir échappé à une agression sexuelle (à moins d’être psychologiquement perturbées), les femmes doivent riposter fermement et énergiquement; enfin, elles doivent se montrer ouvertement hostiles à l’égard de leur harceleur (toute cordialité ou politesse fait douter de l’existence même d’un acte de harcèlement).

De l’avis de l’auteure, en adhérant à ces mythes sexistes et en les perpétuant, la Cour suprême n’a pas satisfait aux obligations incombant à l’État partie d’abroger toute coutume ou pratique qui constitue une discrimination à l’égard des femmes, conformément à l’article 2 f) de la Convention, et d’éliminer les préjugés et pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui sont fondées sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d’un rôle stéréotypé des hommes et des femmes, conformément à l’article 5 a) de la Convention. L’auteure estime que la Cour n’a pris en compte aucun des autres facteurs pouvant expliquer le comportement d’un individu en pareil cas − effets psychologiques des violences sexuelles, relations de pouvoir entre un employeur et un(e) salarié(e) ou encore influences sociales et culturelles. Par conséquent, les stéréotypes sexistes utilisés par la Cour ont porté directement atteinte à son droit à un procès équitable, au risque également de la priver d’un éventuel recours. Cela signifie que l’État partie ne lui a pas garanti une protection effective, au sens de l’article 2 c) de la Convention.

Deuxièmement, l’auteure affirme que l’État partie n’a pas protégé son droit à la non-discrimination dans l’emploi. En fondant sa décision sur des mythes sexistes et des idées fausses, et en ne permettant pas de s’en remettre à un tribunal national équitable et impartial, la Cour suprême n’a pas pris toutes les mesures appropriées pour éliminer la discrimination à l’égard des femmes dans l’emploi, comme l’exige le paragraphe 1 de l’article 11 de la Convention. En outre, l’alinéa f) de ce même article n’a pas été respecté, car rien n’a été fait pour protéger les droits de l’auteure à la santé et à la sécurité sur le lieu de travail. L’auteure affirme que l’État partie ne lui a pas proposé de voie de recours efficace face aux actes de violence sexuelle qu’elle a subis sur son lieu de travail. Le harcèlement sexuel est, aux termes de la recommandation générale no 19, un obstacle majeur à l’égalité dans l’emploi et constitue un problème de santé et de sécurité.

Troisièmement, l’auteure soutient que la décision de la Cour suprême est viciée pour des motifs autres que la discrimination à l’égard des femmes. En refusant, le 28 août 2006, de donner suite à sa demande de réexamen, la Cour n’a pas, selon elle, fait preuve d’impartialité, comme le montre le caractère sélectif de son raisonnement et de son analyse.

L’auteure soutient que la Cour suprême n’a pas pris en considération le harcèlement professionnel et sexuel, sur lequel la Cour d’appel s’était longuement penchée. La question du licenciement déguisé comportait des éléments qui touchaient à ces deux types de harcèlement. L’un et l’autre sont en effet si intimement liés que la Cour suprême a commis une grave erreur en les séparant pour ensuite s’attarder sur les seuls aspects sexuels. En outre, la Cour suprême a choisi de mettre en doute les conclusions du rapport médico-légal du docteur M. (qui avait été soigneusement examiné et discuté par la Cour d’appel), en écartant délibérément l’expérience du docteur M. et ne s’intéressant qu’à son titre professionnel de « psychologue clinicien ». Cette approche infondée et arbitraire fait ressortir la partialité et l’obstination dont a eu à pâtir l’auteure et que l’on retrouve tout au long de la décision de la Cour suprême.

D’après l’auteure, la Cour suprême a également mis en avant le fait qu’elle avait tardé à engager une procédure. Tout en concédant qu’« aucun délai n’avait été fixé pour le dépôt d’une plainte pour harcèlement sexuel », la Cour a reproché à l’auteure de n’avoir pas saisi rapidement la justice. Elle a ici aussi négligé d’examiner les conclusions de la Cour d’appel et a fait fi de facteurs tels que le stress psychologique et la spécificité des seuils émotionnels propres à chacun.

Observations de l’État partie

L’État partie a présenté ses observations dans une note verbale du 8 mars 2012. Il y a indiqué que, bien qu’il comprenne les griefs de l’auteure, il se devait d’examiner sa plainte dans le respect des principes du droit et de l’intérêt de la justice. Il a souligné que, pour que la Cour suprême puisse déterminer les droits et responsabilités juridiques de chacune des parties dans cette affaire, l’équité commandait d’utiliser le critère concret de l’expérience humaine collective, systématiquement appliqué aux Philippines et dans d’autres juridictions. Malheureusement, les éléments de preuve présentés par l’auteure manquaient de fondement et de crédibilité pour satisfaire au critère d’équité.

D’après l’État partie, la décision rendue en l’espèce par la Cour suprême ne comportait pas de discrimination à l’égard de l’auteure qui soit fondée sur le fait qu’il s’agissait d’une femme. L’État partie réaffirme qu’il mène une ferme politique de soutien aux droits des femmes sous l’angle de la Convention, et souligne qu’il cherche à promouvoir et à protéger ces droits dans tous les aspects de la gouvernance.

L’État partie ajoute qu’il existe, à la Cour suprême, un comité sur la prise en compte de l’égalité des sexes au sein du système judiciaire, qui s’emploie sans relâche à sensibiliser les juges, les avocats et les membres du personnel de l’institution judiciaire aux questions de genre et aux mythes et stéréotypes sexistes, en particulier lorsqu’il s’agit de rendre des décisions de justice. L’État partie est convaincu que le meilleur moyen d’amener les membres de l’appareil judiciaire à être attentifs aux questions de genre est de les former et de les informer en permanence.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie

Le 16 juillet 2012, l’auteure a fait part de ses commentaires sur les observations de l’État partie. Elle constate tout d’abord que, dans ces observations, l’État partie a omis d’évoquer les mythes sexistes auxquels la Cour suprême se réfère dans sa décision (voir par. 3.4).

L’auteure fait valoir que ce que l’on nomme l’« expérience humaine collective » est une réminiscence du sexisme. Elle note que, selon cette logique, chaque Philippine qui se trouverait dans une situation relevant de l’exploitation devrait s’attaquer physiquement à son agresseur. Elle ajoute que l’État partie ne prend pas en compte les autres facteurs pouvant expliquer le comportement d’un individu en pareil cas − effets psychologiques des violences sexuelles, relations de subordination entre un employeur et un(e) salarié(e) (et a fortiori entre l’auteure d’un harcèlement sexuel et une victime), ou encore influences sociales et culturelles. Au contraire, le comportement de l’auteure a été examiné à la lumière d’un stéréotype sexiste rigide, à son détriment.

L’auteure renvoie aux constatations du Comité dans l’affaire Vertido c. Philippines, dans lesquelles il a noté, au paragraphe 8.4, que le paragraphe f) de l’article 2 et le paragraphe a) de l’article 5, faisaient obligation à l’État partie de prendre toutes les mesures appropriées pour modifier ou abroger toute loi ou disposition réglementaire mais également toute coutume ou pratique constituant une discrimination à l’égard des femmes. À cet égard, le Comité a souligné que les stéréotypes portaient atteinte au droit des femmes à un procès équitable et impartial, et que l’appareil judiciaire devait se garder d’instaurer, sur la base uniquement d’idées préconçues concernant la victime de viol ou la victime de violences sexistes en général, des normes rigides quant à ce que les femmes ou les filles sont censées être ou sont censées faire dans une situation de viol.

L’auteure note que les arguments de l’État partie quant au caractère uniforme de l’expérience humaine sont discriminatoires et empêchent les femmes de bénéficier d’une protection juridique sur un pied d’égalité avec les hommes; ces arguments mettent en cause la compétence de la Cour suprême, en violation de l’article 2 c) de la Convention. L’État partie admet ainsi, selon l’auteure, que la Cour continue de ne pas satisfaire à l’obligation qui lui est faite d’abolir les coutumes et pratiques qui constituent une discrimination à l’égard des femmes, conformément à l’article 2 f) de la Convention, et d’éliminer les préjugés et pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui sont fondées sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d’un rôle stéréotypé des hommes et des femmes, au sens de l’article 5 a) de la Convention.

L’auteure estime ensuite que l’affirmation de l’État partie selon laquelle la formation et l’information permanentes sont le meilleur moyen de favoriser la prise en compte des questions de genre va à l’encontre de l’objectif poursuivi et, au contraire, perpétue la vision stéréotypée des questions de genre, en privilégiant une interprétation sexiste de l’expérience humaine collective.

D’après l’auteure, par leur refus d’admettre le caractère sexiste de l’« expérience humaine collective », l’État partie et sa Cour suprême continuent de ne pas satisfaire à leur obligation de prendre toutes les mesures appropriées pour éliminer la discrimination à l’égard des femmes dans le domaine de l’emploi, comme l’exige le paragraphe 1 de l’article 11 de la Convention.

L’auteure affirme que la perpétuation par l’État partie de mythes sexistes est également contraire au paragraphe 1 f) de l’article 11 de la Convention car elle témoigne de son incapacité à protéger les droits de l’auteure à la santé et à la sécurité sur le lieu de travail, sachant que, aux termes des paragraphes 17 et 18 de la recommandation générale no 19, le harcèlement sexuel est un obstacle majeur à l’égalité dans l’emploi et constitue un problème de santé et de sécurité.

L’auteure ajoute que, faute de tribunaux nationaux compétents, l’État partie continue de la priver de l’égalité de protection que lui reconnaît la loi, ainsi que de conditions de travail justes et favorables, au sens des paragraphes 7 e) et h) de la recommandation générale no 19. Elle reproche également à l’État partie de ne pas lui avoir donné accès à une voie de recours juridique efficace face aux actes de violence sexuelle qu’elle a subis sur son lieu de travail, comme indiqué au paragraphe 24 t) i) de la recommandation.

Compte tenu de ce qui précède, l’auteure invite le Comité à recommander que l’État partie lui accorde une indemnisation pour les souffrances qu’elle a endurées en raison de la violation de ses droits.

Délibérations du Comité concernant la recevabilité

Conformément à l’article 64 de son règlement intérieur, le Comité doit décider si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif. En application de l’article 66 dudit règlement, le Comité peut examiner la question de la recevabilité séparément de celle du fond.

Comme l’exige le paragraphe 2 a) de l’article 4 du Protocole facultatif, le Comité s’est assuré que la question n’a pas déjà fait ou ne fait pas l’objet d’un examen dans le cadre d’une autre procédure d’enquête ou de règlement international.

Le Comité a pris note des griefs invoqués par l’auteure au titre des articles 1, 2 c) et f), 5 a) et le paragraphe 1 f) de l’article 11 de la Convention, lus conjointement avec la recommandation générale no 19 du Comité. L’auteure fait valoir que les tribunaux ont fondé en grande partie leur raisonnement sur des mythes et des stéréotypes fondamentalement discriminatoires à l’égard des femmes et l’ont privée d’un procès équitable, et que la Cour suprême n’a pas pris toutes les mesures appropriées pour éliminer la discrimination à l’égard des femmes dans l’emploi. Le Comité note également que l’État partie a attiré l’attention sur le fait que les éléments de preuve présentés par l’auteure devant le tribunal étaient insuffisamment fondés; la décision de la Cour reposait donc, en l’espèce, sur un défaut de fondement des griefs présentés par l’auteure. Le Comité note enfin que l’État partie a aussi souligné que la décision de la Cour suprême n’était pas empreinte de discrimination sexiste.

Le Comité note que, en substance, l’auteure conteste la manière dont les juridictions nationales, et la Cour suprême en particulier, ont apprécié les faits de la cause et appliqué le droit national. Le Comité souligne qu’il ne remplace pas les autorités nationales dans l’appréciation des faits, pas plus qu’il ne se prononce sur la responsabilité pénale de l’auteur présumé de l’acte. Premièrement, le Comité estime qu’il appartient généralement aux juridictions des États parties à la Convention d’évaluer les faits et les éléments de preuve ou l’application de la législation interne dans un cas particulier, sauf s’il peut être établi que l’évaluation est partiale ou fondée sur des stéréotypes sexistes préjudiciables qui constituent une discrimination à l’égard des femmes, est manifestement arbitraire ou représente un déni de justice. Il note que rien de ce qui a été porté à sa connaissance ne laisse penser que l’examen de l’affaire auquel ont procédé les tribunaux, tant en ce qui concerne les griefs de harcèlement sexuel et d’attentat à la pudeur que la procédure engagée au titre du droit du travail, ait été entaché de telles irrégularités.

Le Comité note en outre que l’auteure a invoqué l’affaire Vertido pour lui demander de suivre le même modus decidendi dans la présente affaire. Il estime toutefois que les deux affaires et les griefs de violation de la Convention qui sont invoqués sont fondamentalement différents. Il relève que la Cour suprême a examiné les griefs de harcèlement sexuel et de discrimination sexiste présentés par l’auteure mais a estimé que ces allégations n’étaient pas suffisamment étayées. Dans ces circonstances, et en l’absence de toute autre information pertinente, il note que, même si l’on peut faire valoir que la décision de la Cour suprême laisse transparaître certains aspects qui relèvent des stéréotypes sexistes, cela ne suffit pas en soi, sous l’angle de la recevabilité, à démontrer que cela a eu des incidences négatives sur l’évaluation des faits par la Cour et sur l’issue du procès, ni à corroborer les allégations de violation des articles 1, 2 c) et f), 5 a) et le paragraphe 1 f) de l’article 11 de la Convention formulées par l’auteure. Aussi, le Comité estime que la communication n’est pas suffisamment étayée aux fins de la recevabilité et conclut qu’elle est irrecevable en vertu du paragraphe 2 c) de l’article 4, du Protocole facultatif.

Le Comité décide en conséquence :

a)Que la communication est irrecevable en vertu du paragraphe 2 c) de l’article 4 du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera notifiée à l’État partie et à l’auteure.

Appendice

Opinion divergente de Mme Patricia Schulz, membre du comité

J’exprime mon désaccord avec l’analyse du Comité menant à la conclusion que la communication n’est pas suffisamment étayée aux fins de la recevabilité et qu’elle est par conséquent irrecevable en vertu du paragraphe 2 c) de l’article 4 du Protocole facultatif (par. 6.5). Je conviens que la communication est irrecevable, mais pour un autre motif, celui du paragraphe 2 d) de l’article 4 relatif à l’abus du droit de présenter une communication. Je traiterai chaque question dans une section distincte.

Éléments de preuve à l’appui de la communication présentée par l’auteure

En premier lieu, je considère qu’aux fins de recevabilité, l’auteure a apporté suffisamment d’éléments pour étayer sa plainte. En effet, j’estime que les citations et/ou les informations fournies par l’auteure et présentées aux paragraphes 2.1 à 2.8 et 3.1 à 3.9 sèment le doute quant à l’absence de traitement discriminatoire par certaines des autorités chargées d’instruire sa procédure pénale et sa plainte dans le cadre du droit du travail. Je remarque que l’État partie n’a pas discuté de ces éléments, de manière à dissiper suffisamment le doute, lors de l’examen de la recevabilité (par. 4.1 à 4.3). L’auteure a souligné, dans ses commentaires sur les observations de l’État partie (par. 5.1 à 5.9), cette absence d’évocation des mythes sexistes auxquels la Cour suprême se réfère.

Plus particulièrement, j’estime que les paragraphes 2.8, 3.3 et 5.2 à 5.4 sont convaincants quant à l’existence d’une approche fondée sur des stéréotypes sexistes de la part du Procureur adjoint (par. 2.8), du Médiateur du travail et de la Commission nationale des relations du travail (par. 2.10 et 2.11), ainsi que de la Cour suprême (par. 3.3 à 3.8). Cette approche discriminatoire du Procureur adjoint (par. 2.8), du Médiateur du travail et de la Commission nationale des relations du travail (par. 2.10 et 2.11) a été, selon l’auteure, reconnue par la Cour d’appel (par. 2.12) dans une analyse détaillée soulignant que divers éléments avaient été « complaisamment éludés » et que la lettre de démission avait constitué une « forme de licenciement déguisé ».

J’ai mis en italiques les éléments qui selon moi peuvent être considérés comme l’application de stéréotypes sexistes :

a)Paragraphe 3.3 : « S’agissant des cinq faits de harcèlement sexuel attribués à [M. G.], il suffit d ’ en examiner ne serait-ce qu ’ un pour comprendre qu ’ ils ne correspondent pas à ce que l ’ on sait de la nature humaine  »… [L’auteure] prétend que [M. G.] l’a coincée au bout d’un canapé jusqu’à l’immobiliser pratiquement contre l’accoudoir, l’empêchant d’échapper à ses avances … Mais si [M. G.] avait effectivement commis un acte aussi condamnable, ne l ’ aurait-elle pas giflé ou ne se serait-elle pas levée et/ou ne serait-elle pas partie?… Toute femme saine d ’ esprit qui aurait subi des attouchements sexuels à plusieurs reprises, sans y consentir et contre sa volonté, se serait libérée des griffes de son agresseur et aurait fait un esclandre. Mais [l ’ auteure] n ’ en a rien fait »;

b)Paragraphe 3.3, l’auteure poursuit sa présentation en parlant de M. S et de sa lettre de démission: Si [l’auteure] avait effectivement été sexuellement harcelée, sa démission aurait été un excellent moyen d’en faire état. Mais, tout au contraire, elle n’en a dit mot dans sa lettre, […] et va jusqu’à remercier le demandeur [M. S.] « d’avoir eu la possibilité de travailler avec lui ». Ici encore, une telle attitude ne correspond pas à ce que l ’ on sait de la nature humaine et de la façon dont se comportent les individus.;

c)Au paragraphe 3.4, l’auteure analyse les mythes sexistes en usage, selon elle, à la Cour suprême, à savoir que « les femmes doivent essayer d ’ échapper aux agressions sexuelles, et si possible y parvenir ... alors elles doivent user de la violence physique contre leur agresseur; immédiatement après avoir échappé à une agression sexuelle (à moins d ’ être psychologiquement perturbées), les femmes doivent riposter fermement et énergiquement; enfin, elles doivent se montrer ouvertement hostiles à l ’ égard de leur harceleur (toute cordialité ou politesse fait douter de l ’ existence même d ’ un acte de harcèlement) »;

d)Le paragraphe 3.5 résume en expliquant que « l’auteure estime que la Cour n’a pris en compte aucun des autres facteurs pouvant expliquer le comportement d’un individu en pareil cas − effets psychologiques des violences sexuelles, relations de pouvoir entre un employeur et un(e) salarié(e) ou encore influences sociales et culturelles »;

e)Le paragraphe 3.8 présente le reproche fait par l’auteure à la Cour suprême concernant le refus de cette dernière de donner suite à sa demande de réexamen relative au traitement séparé des deux plaintes et à la focalisation sur les seuls aspects sexuels (M. G.) plutôt que sur les aspects professionnels (M. S.), l’auteure expliquant que : « L’un et l’autre sont en effet si intimement liés que la Cour suprême a commis une grave erreur en les séparant pour ensuite s ’ attarder sur les seuls aspects sexuels ... Cette approche infondée et arbitraire fait ressortir la partialité et l ’ obstination dont a eu à pâtir l ’ auteure et que l ’ on retrouve tout au long de la décision de la Cour suprême »;

f)Enfin, le paragraphe 3.9 présente le reproche de l’auteure regrettant que le délai de 18 mois attendu pour saisir la justice ait été utilisé contre elle. Ce dernier argument est examiné ci-après.

Les observations de l’État partie présentées dans les paragraphes 4.1 à 4.3 indiquent que, bien que l’État partie « comprenne les griefs de l’auteure, il se devait d’examiner sa plainte dans le respect des principes du droit et de l’intérêt de la justice. Il a souligné que, pour que la Cour suprême puisse déterminer les droits et responsabilités juridiques de chacune des parties dans cette affaire, l’équité commandait d’utiliser le critère concret de l’expérience humaine collective, systématiquement appliqué aux Philippines et dans d’autres juridictions. Malheureusement, les éléments de preuve présentés par l’auteure manquaient de fondement et de crédibilité pour satisfaire au critère d’équité. »

Aucun des deux paragraphes suivants des observations de l’État partie n’examine les allégation présentées par l’auteure dans les paragraphes 3.1 à 3.9, raison pour laquelle je ne peux pas suivre le raisonnement du Comité au paragraphe 6.4 qui conclut que « rien de ce qui a été porté à sa connaissance ne laisse penser que l’examen de l’affaire auquel ont procédé les tribunaux, tant en ce qui concerne les griefs de harcèlement sexuel et d’attentat à la pudeur que la procédure engagée au titre du droit du travail, ait été entaché de telles irrégularités. » En effet, en l’absence d’examen des éléments des paragraphes 3.1 à 3.9 par l’État partie, je peux suivre le raisonnement de l’auteure concernant l’utilisation de mythes sexistes par la Cour suprême et le sexisme de l’invocation de la « soi-disant “expérience humaine” » (par. 5.1 à 5.7). Ces éléments également ne sont pas examinés dans les constatations du Comité présentées dans les paragraphes 6.3 à 6.5.

Par conséquent, j’estime que l’auteure a suffisamment étayé le caractère fondé sur des stéréotypes sexistes du traitement de sa plainte par certaines autorités nationales, et plus particulièrement par la Cour suprême, comme le décrivent les paragraphes 3.3 à 3.8 et 5.1 à 5.7 relatifs à la nature discriminatoire du « caractère uniforme de l’expérience humaine », au non-respect de son « droit à un procès équitable, au risque également de la priver d’un éventuel recours » et au déni « d’une protection juridique sur un pied d’égalité avec les hommes », raisons pour lesquelles, de mon point de vue, la communication est recevable.

Toutefois, comme mentionné précédemment, j’estime que la communication aurait dû être déclarée irrecevable pour un autre motif, présenté ci-après.

Retard dans la soumission de la présentation constituant un abus du droit de présenter une communication

Je peux, jusqu’à un certain point, suivre le raisonnement de l’auteure résumé dans le paragraphe 3.9 concernant le délai de 18 mois qu’elle a mis pour engager une procédure pénale et déposer une plainte dans le cadre du droit du travail. Étant donné que la législation philippine ne prévoit pas de délai de prescription pour le dépôt de plaintes pour harcèlement sexuel, l’auteure pouvait effectivement engager une procédure 18 mois après les faits, comme elle l’a fait. Elle affirme que le délai de 18 mois pour engager une procédure a été utilisé contre elle et qu’on lui a « reproché de n’avoir pas saisi rapidement la justice ». Au paragraphe 3.9, il est indiqué que la Cour suprême « a ici aussi négligé d’examiner les conclusions de la Cour d’appel et a fait fi de facteurs tels que le stress psychologique et la spécificité des seuils émotionnels propres à chacun. »

J’aimerais souligner qu’un grand nombre de pays, de common law ou de droit civil, ont un délai de prescription (c’est-à-dire des périodes de limitation ou de prescription) qui définit la durée pendant laquelle la justice peut être saisie pour harcèlement sexuel et/ou moral. Parfois ce délai ne dépasse pas trois mois. Avec un délai de prescription aussi court, les victimes sont confrontées à d’énormes obstacles et une forte pression. En effet, les victimes de harcèlement sexuel et/ou moral se retrouvent dans un état de sidération (sonnées, sous le choc), ce qui les empêche de réagir immédiatement et/ou de manière « adéquate ». Il leur faut du temps pour se remettre du traumatisme reçu et retrouver la capacité de se défendre en engageant une procédure judiciaire : raison pour laquelle l’équilibre doit être trouvé entre leurs besoins légitimes et la nécessité d’engager des procédures dans un délai raisonnable. Lorsque le délai de prescription est extrêmement court, les victimes risquent de se voir refuser l’accès à la justice si elles ont besoin d’un délai plus long que celui prévu par la loi pour se remettre du traumatisme subi avant d’être capables d’affronter une procédure judiciaire, qu’elle soit civile, pénale et/ou administrative, en fonction des cas et des possibilités qu’offre la législation nationale.

Dans le cas présent, l’auteure a mis 18 mois pour engager une procédure pénale et déposer une plainte dans le cadre du droit du travail. Il me semble que la Cour pouvait lui reprocher à juste titre « de n’avoir pas saisi rapidement la justice ». Même en prenant en compte le traumatisme subi par l’auteure, il existe des raisons valables de demander que la procédure judiciaire soit engagée plus rapidement, entre autres pour faciliter l’administration de la justice, assurer la sécurité juridique et la possibilité de présenter des preuves et des contre-preuves relatives aux arguments du demandeur.

N’ayant été que partiellement convaincue par l’argumentation de l’auteure relative aux 18 mois qu’elle a mis pour saisir les institutions chargées d’effectuer un examen complet de l’affaire, je me suis ensuite demandée ce qu’il fallait penser du temps qu’elle a mis – presque cinq ans – pour présenter au Comité sa communication reprochant leur caractère sexiste aux jugements rendus par la Cour suprême les 26 juin et 28 août 2006. La communication a été présentée quelque 10 ans après que l’auteure ait engagé sa procédure pénale (28 mai 2001) et déposé sa plainte dans le cadre du droit du travail (20 décembre 2001), concernant des faits présumés s’être déroulés entre mai 1999 et juin 2000 (voir par. 2.2 à 2.5), et finalement jugés le 28 août 2006 après presque cinq ans de procédure judiciaire. Bien sûr, la durée de la procédure judiciaire ne doit en aucune façon être utilisée contre l’auteure, étant donné qu’il s’agit du temps qui a été nécessaire pour atteindre la dernière instance et épuiser ainsi les recours internes.

a Voir www.ohchr.org/EN/HRBodies/TBPetitions/Pages/IndividualCommunications.aspx #whencan.

Sur la page Web du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme décrivant la procédure de communication, la raison justifiant une action rapide est expliquée brièvement, à savoir qu’il est important de déposer la plainte le plus tôt possible une fois épuisés les recours internes, car lorsqu’une affaire est soumise tardivement, il peut s’avérer difficile pour l’État partie de répondre de manière appropriée et pour l’instrument international d’étudier à fond l’exposé des faits. Dans certains cas, si une affaire est présentée après une période prolongée, elle peut être jugée irrecevable par le Comité compétenta.

Le Protocole facultatif et le règlement intérieur ne prévoient pas de délai de prescription pendant lequel une communication doit être présentée au Comité. Les constatations du Comité ne commentent pas ce point, l’auteure n’a pas donné les raisons pour lesquelles elle a eu besoin de ce délai et l’État partie n’a pas abordé ce point dans ses observations (par. 4.1 à 4.3).

En ce qui concerne les règles définies par d’autres instruments internationaux, nous constatons que le délai de prescription varie entre six mois (pour le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, conformément à l’article 14 5) de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale) et « douze mois suivant l’épuisement des recours internes, sauf dans les cas où l’auteur peut démontrer qu’il n’a pas été possible de présenter la communication dans ce délai » (pour le Comité des droits économiques, sociaux et culturels, conformément à l’article 3 2) a) du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et pour le Comité des droits de l’enfant, conformément à l’article 7 h) du Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant établissant une procédure de présentation de communications). Toutefois, le Comité des droits de l’homme prévoit un délai plus long (art. 96 c) du règlement intérieur, délai pouvant aller jusqu’à cinq ans ou, le cas échéant, trois ans).

Trouver un équilibre entre le droit des victimes d’actes de discrimination interdits par la Convention (en l’occurrence des actes de harcèlement sexuel et moral) à se défendre en présentant une communication et le droit des États partie de ne pas être tenus pour responsables au-delà d’un « délai raisonnable » est vraiment un exercice délicat.

Tout en respectant « le stress psychologique et la spécificité des seuils émotionnels propres à chacun » (mentionnés par l’auteure au sujet du délai de 18 mois au paragraphe 3.9), je ne pense pas qu’ils constituaient des motifs justifiés pour avoir attendu presque cinq ans après que la dernière instance ait statué. Même en considérant que la perte de sa cause auprès de la Cour suprême aurait pu raviver le traumatisme subi auparavant ou être une expérience traumatisante en soi, j’estime que l’auteure aurait dû présenter sa communication dans un délai plus court, ou du moins expliquer pourquoi elle n’avait pas pu agir plus rapidement. En l’absence d’explication sur le délai attendu par l’auteure, je conclus que sa communication aurait dû être déclarée irrecevable au motif qu’elle constitue un abus du droit de présenter une communication, en vertu du paragraphe 2 d) de l’article 4 du Protocole facultatif.

Ce n’est pas sans hésitation que j’en suis arrivée à cette difficile conclusion, particulièrement parce que mon raisonnement est fondé sur une application par analogie du règlement intérieur d’autres instruments internationaux (le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels et le Comité des droits de l’enfant), étant donné que le règlement intérieur du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes ne prévoit pas de délai de prescription à l’expiration duquel une communication sera déclarée irrecevable. Par conséquent, j’espère que cette situation peu satisfaisante amènera le Comité à voir la nécessité de prévoir un délai de prescription d’un an après la décision de la dernière instance – avec des exceptions justifiables –, délai pendant lequel les communications devront être présentées au Comité. Je suis convaincue qu’un tel délai de prescription – avec des exceptions justifiables – permettra de prendre en compte à la fois les besoins des victimes de discrimination et ceux des États parties à la Convention. Il me semble qu’un grand nombre de motifs justifient l’application d’un tel délai de prescription : harmonisation des procédures des instruments internationaux et de la protection procédurale qu’offrent différents instrument des droits de l’homme; sécurité juridique pour les États parties et pour les demandeurs; et facilitation de l’administration de la justice, y compris la possibilité d’apporter des preuves et des contre-preuves en toute sécurité.