Nations Unies

CAT/C/62/D/496/2012

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

18 janvier 2018

Original : français

Comité c ontre la t orture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 496/2012 * , **

Communication p résentée par :Jean Ndagijimana, représenté par TRIAL(Track Impunity Always)

Au nom de :Le requérant

État partie :Burundi

Date de la requête :9 mars 2012(lettre initiale)

Date de la présente décision:30novembre 2017

Objet :Torture ou autres formes de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ;absence d’enquête effective et de réparation

Question ( s ) de procédure :Épuisement des recours internes

Question ( s ) de fond :Torture et peines ou traitements cruels,inhumains ou dégradants ;mesures visant à empêcher la commission d’actes de torture ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ; obligation de l’État partie de veiller à ce que les autorités compétentes procèdent immédiatement à une enquête impartiale ; droit de porter plainte ; droit d’obtenir une réparation

Article ( s ) de la Convention :2(par. 1), 12, 13 et 14, lus conjointement avec les articles 1 et 16 de la Convention

1.1Le requérant est Jean Ndagijimana, citoyen burundais né le 4 mai 1958 à Manege. Ilprétend être la victime de violations par le Burundi de ses droits protégés au titre des articles 2 (par. 1), 12, 13 et 14, lus conjointement avec l’article 1 et, subsidiairement, avec l’article 16 de la Convention. Il est représenté par l’organisation TRIAL (Track Impunity Always).

1.2Le Burundi a déclaré reconnaître la compétence du Comité pour recevoir et examiner les communications individuelles conformément à l’article 22 de la Convention le 10 juin 2003.

1.3Le 21 mars 2012, en application du paragraphe 1 de l’article 114 de son règlement intérieur, le Comité a demandé à l’État partie de prévenir efficacement, tant que l’affaire serait à l’examen, toute menace ou acte de violence auquel le requérant ou sa famille pourraient être exposés, en particulier du fait de la présentation de la présente requête, et de tenir le Comité informé des mesures adoptées à cet effet.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Le requérant était chauffeur dans la ville de Cibitoke au moment des faits. Le 15février 2008, aux alentours de 10 heures du matin, le requérant était devant son domicile etdiscutait avec son cousin des abus dont ce dernier avait été victime quelques minutes auparavant. Le cousin du requérant lui racontait que le Gouverneur de la province de Cibitoke, Zéphyrin Barutwanayo, l’avait arrêté sur l’axe routier Buganda-Mugwi une demi-heure plus tôt et avait saisi les documents du véhicule qu’il conduisait. Alors que le requérant et son cousin échangeaient sur cet incident, le Gouverneur, escorté de quatre policiers en uniforme, a fait irruption dans une camionnette de type pick-up et a réitéré son ordre au cousin du requérant de lui fournir les documents de son véhicule, même si ces derniers lui avaient été confisqués peu de temps auparavant. Le Gouverneur a alorsordonnéà l’un des quatre policiers présentsde récupérer les clefs de la voiture du cousin du requérant et de le faire monter à l’arrière du pick-up sans lui expliquer pourquoi. Le requérant est alors intervenu en faveur de son cousin en demandant au Gouverneur de bien vouloir ne pas confier le véhicule saisi aux policiers, mais de laisser son cousin le conduire jusqu’au lieu qui lui serait indiqué. Le Gouverneur, furieux que ses ordres puissent être contestés, a alors exigé que le requérant monte également à l’arrière du pick-up.

2.2Le requérant a refusé de s’exécuter et, en signe d’opposition, il s’est rendu de l’autre côté de la rue. Le Gouverneur a donc ordonné à trois des policiers de le faire monter de force. Après l’avoir immobilisé en saisissant ses bras, ils l’ont jeté avec force à l’arrière du véhicule. Le requérant est tombé de face et sa tête a frappé le fond du coffre. Ses lunettes de vue ont été brisées par la violence du choc. Le requéranta quand-même réussi à s’extraire du véhicule, mais quand le Gouverneur s’en est rendu compte, il a ordonné aux trois policiers de l’immobiliser, de le frapper et de le faire monter dans la camionnette.

2.3L’un des policiers a frappé le requérant avec la crosse de son fusil sur les jambes et les pieds, à une dizaine de reprises, afin que celui-ci rentre ses jambes à l’intérieur du véhicule. La violence de l’intervention a été telle que le requérant est tombé au sol. Alors que le requérant était à terre derrière la camionnette et encerclé par les policiers, le Gouverneur a ordonné aux agents de le frapper.Le requérantprétend qu’il a été battu pendant une demi-heure par les policiers, qui lui ont administré de violents coups sur tout le corps avec les crosses de leurs fusils ainsi que leurs matraques. L’un d’entre eux l’a frappé avec la crosse de son fusil sur la cheville droite et l’a menacé avec son pistolet pour le forcer à remonter dans le véhicule.

2.4Le requérant se trouvait dans un état critique et était couvert de sang lorsque des passants ont commencé à se réunir autour de la camionnette. Sous la pression grandissante des passants, les policiers ont arrêté de frapper le requérant et ont quitté les lieux avec le pick-up et le véhicule de son cousin. Le requérant a été abandonné au sol, couvert de sang et incapable de se lever.

2.5Les passants arrivés sur la scène des actes de violence ont monté le requérant dans un véhicule et l’ont transporté à l’hôpital Prince Régent Charles de Bujumbura. Le requérant avait des blessures sur tout le corps, qui ont nécessité des soins immédiats ainsi qu’un suivi médical étroit pendant plusieurs semaines. Les médecins ont procédé à une série d’examens et, après avoir utilisé divers moyens externes pour soigner sa cheville sans succès, le médecin traitant a demandé qu’une radiographie soit réalisée.Même si son état exigeait, selon les médecins, une hospitalisation d’un mois afin qu’il puisse recouvrer complètement sa santé, le requérant a dû quitter l’hôpital après trois semaines, à cause de sa situation financière qui ne lui permettait pas d’assumer davantage les frais d’hospitalisation. Le requérant a également dû engager des frais d’optiquepour remplacer les lunettes qui avaient été brisées sous l’effet du choc.

2.6Le 5 mars 2008, le requérant a quitté l’hôpital. Il affirme que, deux jours après, cinq policiers se sont présentés à son domicile en son absence et ont interrogé ses enfants pour savoir où il était. Le 10 mars 2008, l’administrateur communal, parent du requérant, l’a informé que le Gouverneur le recherchait et avait ordonné le matin même à l’administrateur communal d’appréhender le requérant et de l’informer dès que cela aurait été fait. Sur la base de cette information, le requérant a décidé de quitter la province pour s’installer durant un mois à Bujumbura.

2.7Après son arrivée à Bujumbura, le requérant s’est adressé à la Radio Publique Africaine (RPA) –l’une des radios les plus écoutées au Burundi –qui a réalisé un reportage sur l’attaque dont il avait été victime sur les ordres du Gouverneur de la province de Cibitoke, ainsi que sur les recherches que ce dernier avait initiées pour le retrouver.Le reportage a euun large écho. Ainsi, par cette dénonciation publique, les faits ont également été portés à la connaissance des autorités de l’État partie qui n’ont pas réagi.Durant l’interview du Gouverneur par les journalistes de la RPA, il a demandé publiquement que le requérant se présente à son bureau pour avoir une discussion sur les faits. Craignant de subir à nouveau le même traitement ou d’être mis en détention sans raison, le requérant n’a pas répondu à cette demande. Quelques mois plus tard, le Gouverneur a de nouveau tenté de prendre contact avec le requérant par l’intermédiaire d’un voisin, pour lui proposer une résolution à l’amiable de leurs « démêlés », mais le requérant a une nouvelle fois fermement décliné cette proposition.

2.8Le requérant a préféré poursuivre les procédures judiciaires qu’il avait initiées le 6 mars 2008, dès sa sortie de l’hôpital, avec la présentation d’une plainte pénale avec constitution de partie civile contre le Gouverneur de la province de Cibitoke devant le Procureur général près la Cour suprême, en invoquant sa qualité de « victime d’actes de torture ». Suite au dépôt de la plainte, le magistrat instructeur a convoqué à plusieurs reprises le requérant et le Gouverneur, afin de confronter leurs versions des faits. Étant donné que le Gouverneur ne s’est présenté au Bureau du Procureur qu’au bout de la cinquième convocation, une seule audience a eu lieu devant le magistrat instructeur. Au cours de cette audience, le Gouverneur a nié sa responsabilité pour les coups reçus par le requérant. Il a cependant reconnu que les policiers l’avaient frappé. Le magistrat instructeur a convoqué une nouvelle audience, à laquelle le Gouverneur de la province de Cibitoke ne s’est pas présenté. Aucune suite n’a été donnée au refus du Gouverneur de se présenter. Aucun autre acte d’investigation n’a ensuite été mené.

2.9Constatant que la procédure initiée n’avait pas progressé trois ans après les faits, le requérant a effectué une relance de la plainte le 3 février 2011 auprès du Procureur général près la Cour suprême. Cette nouvelle dénonciation n’a donné lieu à aucun acte d’investigation sur les faits et à aucune poursuite effective des responsables.

2.10Outre ces démarches formelles, le requérant rappelle que les violations qu’il a subies ont été publiquement dénoncées, notamment lors de la diffusion du reportage de la RPA. Par conséquent, elles ont sans nul doute été portées à l’attention des autorités burundaises, gouvernementales et administratives, qui ne pouvaient donc les ignorer. Pourtant, aucune mesure n’a été prise pour qu’une enquête soit menée sur les graves violations subies, que les auteurs des actes soient poursuivis et sanctionnés, et que le requérant reçoive une réparation. Le requérant a été entendu par le Procureur une seule fois, sans qu’aucune suite ne soit donnée, alors même que les auteurs des actes qu’il avait subis étaient clairement identifiés.

2.11Le requérant souligne qu’au titre de l’article 392 du Code pénal burundais, un magistrat qui dénierait de rendre justice après en avoir été requis est puni de huit jours à un mois de servitude pénale principale et d’une amende de 50 000 à 100 000 francs burundais, ou d’une de ces peines seulement. Il note toutefois qu’intenter une action sur la base de cette disposition n’avait objectivement aucune chance de succès, vu que le Procureur jouirait probablement de la même protection que les responsables des violations commises à son encontre. Au vu des démarches judiciaires intentées, et qui sont restées vaines, le requérant ajoute qu’il est manifeste que les autorités judiciaires comme administratives n’avaient et n’ont toujours pas la volonté de poursuivre en justice les responsables, ni de les sanctionner. Le Gouverneur de la province de Cibitoke a même été promu le 30 janvier 2012, par le Président de la République, Directeur général de l’Agence burundaise de l’hydraulique rurale du Ministère de l’énergie et des mines. Pour le requérant, cela constitue indéniablement une preuve que les autorités burundaises n’avaient aucune intention de sanctionner le Gouverneur pour les violations commises à son encontre. Par ailleurs, le comportement du Gouverneur de Cibitoke démontrait qu’il ne se sentait nullement inquiet par de possibles poursuites judiciaires : depuis son retour à Cibitoke, le requérant l’a croisé à plusieurs reprises. Le Gouverneur l’a regardé avec défiance et lui a même proposé d’aller « boire un verre », ce que le requérant a catégoriquement refusé.

2.12Outre le refus manifeste des autorités d’établir les responsabilités dans cette affaire, le requérant relève le climat général d’impunité au Burundi, notamment pour les actes de torture, qui a fait l’objet de nombreux rapports d’organismes internationaux. Il rappelle en particulier que le Comité a exprimé sa préoccupation quant à l’inefficacité du système judiciaire de l’État partie et a demandé à ce dernier de prendre des mesures énergiques en vue d’éliminer l’impunité dont bénéficient les auteurs d’actes de torture et de mauvais traitements, fussent-ils des agents de l’État ou des acteurs non étatiques ; de mener des enquêtes promptes, impartiales et exhaustives ; de juger les auteurs de ces actes et de les condamner à des peines proportionnelles à la gravité des actes commis, s’ils sont reconnus coupables ; et d’indemniser convenablement les victimes. Selon le requérant, les défaillances du système judiciaire de l’État partie entretiennent un climat d’impunité, et la situation de dépendance du pouvoir judiciaire au pouvoir exécutif, soulevée par le Comité, constitue un obstacle majeur à l’ouverture immédiate d’une enquête impartiale lorsqu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis. En conclusion, le requérant soutient qu’il ne pouvait pas être attendu de sa part qu’il tente de recourir contre la passivité des autorités judiciaires, de tels recours étant voués à l’échec.

2.13Le requérant fait en conséquence valoir que : a) les voies de recours internes disponibles ne lui ont donné aucune satisfaction, les autorités n’ayant pas réagi à ses dénonciations alors qu’elles auraient dû ouvrir une enquête pénale sur la base de ses allégations ; b) ces voies de recours ont excédé les délais raisonnables, puisque quatre ans après la survenance des faits, aucune enquête n’a été ouverte ; et c) il était dangereux pour lui d’entreprendre d’autres démarches car les personnes responsables des faits de torture étaient le Gouverneur de la province et des policiers.

2.14Le requérant prétend qu’il porte toujours les séquelles des coups qu’il a reçus, notamment au niveau dorsal. Il se trouve en effet diminué physiquement, ne pouvant soulever des objets lourds ou travailler aux champs, ce qui le handicape fortement. Sa situation sociale et financière est également préoccupante étant donné que, depuis les faits, il n’a pas retrouvé de travail et s’est fortement endetté du fait de son hospitalisation.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant prétend être victime de la violation, par le Burundi, de ses droits protégés par les articles 2 (par. 1), 12, 13 et 14, lus conjointement avec l’article 1 et, subsidiairement, avec l’article 16 de la Convention.

3.2Selon le requérant, les sévices qui lui ont été infligés ont provoqué des douleurs et des souffrances aiguës, et constituent des actes de torture, tels que définis à l’article premier de la Convention.Les agents de police l’ont jeté avec force à l’arrière de la camionnette et sa tête a violemment tapé contre le fond de la benne de telle manière que ses lunettes se sont brisées sous la violence du choc ; après être tombé à terre, il a ensuite été sévèrement battu pendant trente minutes sur l’ensemble du corps par les policiers avec les crosses de leurs fusils ainsi que leurs matraques. Il a été violemment frappé à coups de crosse de fusil au niveau de ses jambes et de ses pieds, notamment à sa cheville droite, impliquant une incapacité physique de plusieurs semaines. Il a également été menacé par l’un des policiers, qui a braqué son arme sur lui, ce qui lui a causé une très forte angoisse. Le Gouverneur de la province de Cibitoke et les policiers l’ont ensuite abandonné dans un état très préoccupant, à même le sol, sans qu’aucun secours ne lui soit porté. Il ne fait pas de doute que ces actesgraves qui ont causé des blessures nécessitant un suivi médical de plusieurs semaines ont été perpétrés de manière intentionnelle par des agents de l’État partie, dans le but de punir le requérant pour le fait d’avoir discuté les ordres du Gouverneur de la province de Cibitoke et de l’intimider pour qu’il cesse de défendre son cousin face aux prétendus abus du représentant de l’État.

3.3Le requérant faiten outre observer que l’État partie n’a pas adopté les mesures, législatives ou autres, nécessaires pour prévenir la pratique de la torture au Burundi, contrairement à ses obligations prescrites par l’article 2 (par. 1) de la Convention. Selon le requérant, l’État partie a également manqué à son obligation d’enquêter sur les tortures qui lui ont été infligées, afin de traduire les responsables devant la justice. Le requérant ajoute que son cas n’est pas isolé et que les violations graves des droits de l’homme commises par des agents de police demeurent largement impunies au Burundi.N’ayant pas adopté les mesures législatives ou autres nécessaires pour prévenir la pratique de la torture, l’État partie a, selon le requérant, manqué à ses obligations au titre de l’article 2 (par. 1) de la Convention.

3.4Le requérant soutient également que l’article 12 de la Convention, qui requiert qu’il soit immédiatement procédé à une enquête impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis, a été violé par l’État partie à son égard. Il rappelle qu’il n’est pas nécessaire, aux fins de l’article 12, qu’une plainte en bonne et due forme soit présentée. En l’espèce, il rappelle que dès sa sortie de l’hôpital, il a déposé une plainte pénale auprès du Procureur général près la Cour suprême, le 6 mars 2008, et qu’il a dû faire une relance le 2 février 2011 en raison de l’absence de tout progrès dans l’affaire. En plus, un reportage radio sur son cas a été diffusé et, vu la large audience dont bénéficie cette chaîne de radio, il ne fait aucun doute que les autorités ont amplement été informées des tortures subies par le requérant. Elles étaient donc tenues d’enquêter d’office sur ces actes. Pourtant, aucune enquête effective, approfondie et impartiale n’a jamais été initiée. Àl’exception d’une audition de confrontation des parties à laquelle aucune suite n’a été donnée, aucun autre acte d’investigation n’a été mené.Le requérant souligne en outre que la législation pénale burundaise ne prévoit pas l’obligation pour les procureurs de la République de poursuivre les auteurs de torture, ni même d’ordonner une enquête sur de tels actes.Le requérant en conclut que, n’ayant pas effectué une enquête réelle, prompte et effective sur les allégations de torture dont il a été victime, l’État partie a agi au mépris des obligations qui lui incombent au titre de l’article 12 de la Convention.

3.5Le requérant invoque également l’article 13 de la Convention, en réitérant que sa cause n’a pas été examinée de manière immédiate et impartiale.

3.6Le requérant considère également que l’État partie a violé l’obligation qui lui incombe en vertu de l’article 14 puisque, d’une part, les crimes perpétrés à son encontre sont restés impunis et, d’autre part, il n’a reçu aucune indemnisation – y compris pour ses frais médicaux – et n’a bénéficié d’aucune mesure de réhabilitation pour les tortures subies. Au regard de la passivité des autorités judiciaires, d’autres recours, notamment pour obtenir réparation par le biais d’une action civile en dommages et intérêts, n’ont objectivement aucune chance de succès. Peu de mesures d’indemnisation des victimes de torture ont été prises par les autorités burundaises, ce qui avait été relevé par le Comité dans ses observations finales, suite à l’examen du rapport de l’État partie en 2006 (voir CAT/C/BDI/CO/1, par. 23). Le requérant ajoute qu’il porte toujours les séquelles physiques des coups qu’il a reçus, ne pouvant soulever des objets lourds ou travailler aux champs, et qu’il n’a bénéficié d’aucune mesure de réhabilitation visant à sa réadaptation la plus complète possible, à la fois sur le plan physique, psychologique, social et financier. Il fait valoir que le Comité a également souligné avec préoccupation, dans ses observations finales, l’absence de moyens mis à la disposition des victimes de torture pour leur garantir ce droit. En outre, le requérant rappelle que l’obligation de réparation qui incombe à l’État partie comprend une indemnisation pour les dommages subis, ainsi que l’adoption de mesures visant à la non-répétition des faits, qui implique, aupremier chef, de diligenter une enquête et de poursuivre les responsables.Pour ce qui est du requérant, le crime perpétré à son encontre demeure impuni, ce qui révèle une violation de son droit à la réparation en vertu de l’article 14 de la Convention.

3.7Le requérant réitère que les violences qui lui ont été infligées sont des actes de torture, conformément à la définition de l’article premier de la Convention. Néanmoins, et subsidiairement, si le Comité ne devait pas retenir cette qualification, il maintient que les sévices qu’il a endurés constituent dans tous les cas des traitements cruels, inhumains ou dégradants et que, à ce titre, l’État partie était également tenu de prévenir et réprimer leur commission, instigation ou tolérance par des agents étatiques, en vertu de l’article 16 de la Convention, et de réparer les dommages causés.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1L’État partie a été invité à soumettre ses observations sur la recevabilité et le fond le 21 mars 2012. Des rappels lui ont été envoyés les 9 novembre 2012, 5 mars 2013, 12 août 2013, 7 février 2014 et 10 février 2015.Le 4 juin 2015, l’État partie a formulé des commentaires sur la recevabilité et le fond de la communication. Il note que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes comme il était tenu de le faire en vertu de l’article 22, paragraphe 5 b), de la Convention. Selon lui, le requérant s’est précipité pour saisir le Comité, sans attendre que les juridictions burundaises donnent suite à sa plainte. Pour l’État partie, la procédure ouverte était encore loin d’excéder les délais raisonnables. En outre, dire qu’il aurait été dangereux pour le requérant de tenter d’autres démarches relève d’une « affirmation gratuite ».

4.2L’État partie conteste ensuite l’affirmation du requérant selon laquelle les voies de recours étaient inefficaces, inutiles et indisponibles, en rappelant que l’instruction de l’affaire était déjà avancée au point que l’officier du ministère public avait déjà procédé à une première séance de confrontation qui aurait été éventuellement suivie de bien d’autres avant la transmission de l’affaire à la juridiction compétente ou son classement sans suite. Pour l’État partie, les démarches de l’officier du ministère public ont été bloquées par l’inertie du requérant qui, à un certain moment, n’a pas fait diligence pour suivre l’évolution de la procédure. C’est donc à tort que le requérant avance s’être heurté à l’inaction des autorités judiciaires, qui n’attendent plus que le requérant pour que l’affaire puisse avancer. C’est le requérant qui « a rendu infructueuses les enquêtes en dénigrant les autorités judiciaires burundaises alors qu’elles continuent à veiller à leur noble mission d’assurer une bonne administration de la justice ». En outre, il n’aurait pas été dangereux pour le requérant d’initier d’autres démarches, puisque les deux antagonistes se côtoient tous les jours et de nombreux témoins pourraient affirmer que le requérant n’a pas été jusqu’ici inquiété.

4.3Sur le fond, l’État partie s’estime mal placé pour apporter des éclaircissements et encore moins pour émettre des observations dans une affaire qui est déjà aux mains des instances judiciaires. Il soumet que M. Barutwanayo, ancien Gouverneur de la province de Cibitoke, n’est qu’un citoyen ordinaire qui ne jouit plus d’aucun poste au niveau des structures étatiques ; il reste donc à la disposition des instances judiciaires nationales et ne bénéficie pas non plus de privilège de juridiction. Se référant à la comparution de M.Barutwanayo devant le magistrat instructeur, l’État partie ajoute que la dénonciation du requérant a donné lieu à des actes d’investigation sur les faits, et il n’y a donc pas lieu d’affirmer qu’aucune poursuite ne pouvait être entamée si la responsabilité était établie à charge de l’une ou de l’autre des personnes visées dans l’affaire. L’État partieconsidère que le Comité devrait déclarer cette communication irrecevable.

4.4Quant aux mesures de protection demandées par le requérant pour prévenir d’éventuels actes de représailles, l’État partie demande leur rejet car le requérant n’a jamais subi de persécution et il n’existe aucun motif pour considérer qu’il pourrait subir un préjudice irréparable.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie

5.1Le 23 juillet 2015, le requérant a transmis des commentaires relatifs aux observations de l’État partie. Il rejette l’argument selon lequel il n’aurait pas épuisé les voies de recours internes, rappelant que le Comité n’exige que l’épuisement des voies de recours efficaces, utiles et disponibles. À cet égard, il réitère que sa plainte pénale introduite le 6 mars 2008 a donné lieu à une unique audience de confrontation des parties, contrairement à ce qu’affirme l’État partie. Pour le requérant, une seule audience ne peut pas être considérée comme suffisante, ce qui dénote que l’État partie n’a pas conduit une enquête de manière diligente, sérieuse et impartiale. Selon lui, durant cette audience, l’ancien Gouverneur de la province de Cibitoke a même reconnu que la victime avait été battue par des policiers. Le requérant précise en outre que ce n’est pas lui qui a empêché le bon déroulement de l’enquête, mais qu’aucune mesure n’a été prise à l’encontre de M. Barutwanayo, qui a fait obstacle à plusieurs reprises à la bonne administration de la justice en ne répondant pas aux convocations qui lui étaient communiquées par le Bureau du Procureur. Bien au contraire, face à l’inaction des autorités judiciaires, le requérant s’est à nouveau adressé au Procureur général près la Cour suprême en date du 3 février 2011 afin que sa plainte soit enfin instruite, mais en vain. Quatre ans après les faits, aucune enquête effective n’a été menée sur les violations dont le requérant a été victime.

5.2Le requérant relève ensuite que les voies de recours internes ont excédé les délais raisonnables. En s’appuyant sur la jurisprudence du Comité, il considère qu’un délai de quatre ans pour ouvrir une enquête sur des allégations de torture constitue un délai excessif. De plus, il aurait été dangereux pour le requérant de poursuivre d’autres démarches, étant donné la pression qui pesait sur lui et qui l’a fait fuir la province de Cibitoke durant un mois après sa sortie de l’hôpital pour se protéger. Le requérant rappelle aussi qu’il a reçu la visite de policiers à son domicile, qui le cherchaient, et que l’ancienGouverneur de la province de Cibitoke avait ordonné à l’administrateur communal de l’appréhender.

5.3Le requérant précise en outre qu’il n’a jamais abandonné la plainte qu’il a présentée aux autorités nationales, mais que, les faits demeurant impunis après l’écoulement d’une longue période, il a été contraint de saisir les juridictions internationales. Il ajoute qu’une procédure n’exclut pas l’autre, et que, malgré la saisine du Comité, il serait souhaitable que les autorités burundaises ouvrent une procédure et poursuivent les responsables. Enfin, le requérant soutient la pertinence des mesures provisoires de protection octroyées par le Comité.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été et n’est pas actuellement examinée parune autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.2Le Comité note que l’État partie a contesté la recevabilité de la requête pour non-épuisement des voies de recours internes, dans la mesure où une procédure a été ouverte parle Procureur général près la Cour suprême. Il note que, selon l’État partie, la première séance de confrontation aurait été suivie par d’autres confrontations, sans qu’aucune autre information ou élément ne soit fourni permettant au Comité d’en mesurer le progrès et de juger de l’efficacité potentielle de cette procédure. Le Comité note également que neuf années se sont écoulées depuis que le requérant a déposé sa plainte pénale le 6 mars 2008. Le Comité conclut que, dans les circonstances, l’inaction des autorités compétentes a rendu improbable l’ouverture d’un recours susceptible d’apporter au requérant une réparation utile et que, en tout état de cause, les procédures internes ont excédé les délais raisonnables. En conséquence, le Comité considère qu’il n’est pas empêché de considérer la communication au titre du paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention.

6.3En l’absence d’autres obstacles à la recevabilité de la communication, le Comité procède à l’examen quant au fond des griefs présentés par le requérant au titre des articles 1, 2 (par. 1), 12, 13, 14et 16 de la Convention.

Défaut de coopération de l’État partie

7.Les 26 novembre 2015, 25 avril 2016, 29 juin 2016 et 24 novembre 2016, l’État partie a été invité à présenter ses observations concernant le fond de la communication. Le Comité a pris note de l’explication de l’État partie à propos de l’absence d’observations sur le fond dans ses observations du 4 juin 2015, mais regrette que, malgré les rappels successifs, l’État partie n’ait présenté aucune observation concernant le fond de la communication. Le Comité rappelle que l’État partie concerné est tenu, en vertu de la Convention, de soumettre par écrit au Comité des explications ou déclarations éclaircissant la question et indiquant, le cas échéant, les mesures qu’il pourrait avoir prises pour remédier à la situation. En l’absence de réponse de l’État partie, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations du requérant qui ont été dûment étayées.

Examen au fond

8.1Le Comité a examiné la requête en tenant dûment compte de toutes les informations qui lui ont été fournies par les parties, conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention. L’État partie n’ayant fourni aucune observation sur le fond, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations du requérant.

8.2Le Comité note l’allégation du requérant selon laquelle il a été violemment battu pendant une demi-heure par des policiers, qui lui ont administré de violents coups sur tout le corps avec les crosses de leurs fusils et leurs matraques, principalement sur sa cheville droite ; les policiers l’ont abandonné dans un état critique et couvert de sang ; il a ensuite été amené à l’hôpital par les passants. Le Comité note que, selon un certificat médical du 27 février 2008 joint au dossier par le requérant, celui-ci aurait en effet souffert d’une contusion sévère des tissus mous de la cheville droite. Il note par ailleurs que le Gouverneur de la province de Cibitoke a reconnu au cours d’une audience au Bureau du Procureur que les policiers avaient frappé le requérant. Le Comité observe également que dans une déclaration qui lui a été présentée, le cousin du requérant fait tout particulièrement référence aux coups de crosse de fusil violents reçus par le requérant sur ses jambes et ses pieds.Le Comité prend également note des allégations du requérant selon lesquelles les coups qui lui ont été infligés ont occasionné des douleurs et souffrances aiguës, y compris des souffrances morales, et lui auraient été infligés intentionnellement par des agents étatiques dans le but de le punir et de l’intimider.Le Comité note aussi que ces faits n’ont été contestés à aucun moment par l’État partie. Dans ces circonstances, le Comité conclut que les allégations du requérant doivent être prises pleinement en considération et considère que les faits, tels que présentés, sont constitutifs de torture au sens de l’article premier de la Convention.

8.3Étant parvenu à cette conclusion, le Comité n’estime pas nécessaire d’examiner les mêmes griefs sous l’angle de l’article 16 de la Convention, invoqué par le requérant à titre subsidiaire.

8.4Le requérant invoque également l’article 2 (par. 1) de la Convention, en vertu duquel l’État partie aurait dû prendre des mesures législatives, administratives, judiciaires et autres mesures efficaces, pour empêcher que des actes constitutifs de torture soient commis dans tout territoire sous sa juridiction. Le Comité observe, en l’espèce, que le requérant a été battu puis abandonné par des policiers dans un état inquiétant. Victime de ces graves sévices commis par des agents de l’État, qu’il a dénoncés à plusieurs reprises, les actes en question demeurent impunis. En conséquence, le Comité conclut à une violation de l’article 2 (par. 1), lu conjointement avec l’article 1 de la Convention.

8.5S’agissant des articles 12 et 13 de la Convention, le Comité a pris note des allégations du requérant selon lesquelles,le 15 février 2008,il a été battu par des agents de police accompagnant le Gouverneur de la province de Cibitoke. Bien qu’il ait déposé plainte le 6 mars 2008 devant le Procureur général près la Cour suprême, qu’une audience ait eu lieu et qu’il ait relancé sa plainte le 3 février 2011,aucune enquête n’a été menée plus de neuf ans après les faits. Le Comité considère qu’un tel délai avant l’ouverture d’une enquête sur des allégations de torture est manifestement abusif. Il prend également note de l’argument de l’État partie selon lequel l’absence de progrès dans l’enquête tient au manque de coopération du requérant. À cet égard, le Comité rappelle l’obligation qui incombe à l’État partie, au titre de l’article 12 de la Convention, qu’il soit immédiatement procédé à une enquête impartiale ex officio chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis. En l’espèce, le Comité constate donc une violation de l’article 12 de la Convention.

8.6N’ayant pas rempli cette obligation, l’État partie a également manqué à la responsabilité qui lui incombait, au titre de l’article 13 de la Convention, de garantir au requérant le droit de porter plainte,qui présuppose que les autorités apportent une réponse adéquate par le déclenchement d’une enquête prompte et impartiale.Le Comité conclut que l’article 13 de la Convention a également été violé.

8.7S’agissant des allégations du requérant au titre de l’article 14 de la Convention, le Comité rappelle que cette disposition reconnaît non seulement le droit d’être indemnisé équitablement et de manière adéquate, mais impose aussi aux États parties l’obligation de veiller à ce que la victime d’un acte de tortureobtienne réparation. Le Comité rappelle que la réparation doit couvrir l’ensemble des dommages subis par la victime et englobe, entre autres mesures, la restitution, l’indemnisation ainsi que des mesures propres à garantir la non-répétition des violations, en tenant toujours compte des circonstances de chaque affaire. En l’espèce, le Comité a noté l’allégation du requérant, qui affirme souffrir de séquelles, notamment au niveau dorsal, et de la perte de ses capacités physiques. Pourtant, il n’a bénéficié d’aucune mesure de soin et de réhabilitation. Le Comité est d’avis que l’absence d’enquête diligentée de manière prompte et impartiale a privé le requérant de la possibilité de se prévaloir de son droit à la réparation et constitue donc une violation de l’article 14 de la Convention.

9.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, conclut que les faits dont il a été saisi font apparaître une violation de l’article 1, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 1), et des articles 12, 13 et 14 de la Convention.

10.Le Comité invite instamment l’État partie : a) à mener à bien l’enquête qui a été engagée sur les événements en question, dans le but de poursuivre en justice toutes les personnes responsables du traitement infligé au requérant ; b) à octroyer au requérant une réparation appropriée, incluant des mesures d’indemnisation pour les préjudices matériels et immatériels causés, de restitution, de réhabilitation, de satisfaction et de garantie de non-répétition ; et c) à prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir toute menace ou acte de violence auquel le requérant ou sa famille pourraient être exposés, en particulier pour avoir déposé la présente requête. Conformément au paragraphe 5 de l’article 118 de son règlement intérieur, le Comité enjoint l’État partie de l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises conformément aux constatations ci-dessus.