NATIONS

UNIES

CAT

Convention contre

la torture et autres peines

ou traitements cruels,

inhumains ou dégradants

Distr.

RESTREINTE *

CAT/C/23/D/60/1996

24 janvier 2000

Original : FRANÇAIS

COMITÉ CONTRE LA TORTURE

Vingt‑troisième session

(8-19 novembre 1999)

CONSTATATIONS

Communication No 60/1996

Présentée par :Khaled Ben M'Barek

Au nom de :Faïsal Baraket

État partie :Tunisie

Date de la communication :6 novembre 1996

Date de l'adoption

des constatations :10 novembre 1999

Annexe

CONSTATATIONS DU COMITÉ CONTRE LA TORTURE EN VERTU DU PARAGRAPHE 7 DE L'ARTICLE 22 DE LA CONVENTION CONTRE LA TORTURE ET AUTRES PEINES OU TRAITEMENTS CRUELS, INHUMAINS OU DÉGRADANTS

‑ VINGT‑TROISIÈME SESSION ‑

concernant la

Communication No 60/1996

Présentée par :Khaled Ben M'Barek

Au nom de :Faïsal Baraket (décédé)

État partie :Tunisie

Date de la communication :6 novembre 1996

Le Comité contre la torture, institué conformément à l'article 17 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Réuni le 10 novembre 1999,

Ayant achevé l'examen de la communication No 60/1996, présentée au Comité contre la torture en vertu de l'article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par l'auteur de la communication et l'État partie,

Adopte ses constatations au titre du paragraphe 7 de l'article 22 de la Convention.

1.L'auteur de la communication est M. Khaled Ben M'Barek, ressortissant tunisien résidant en France où il bénéficie du statut de réfugié. Il présente un mandat de Jamel Baraket, frère aîné de Faïsal Baraket (décédé). Il affirme que Faïsal Baraket et sa famille ont été victimes de violations, par la Tunisie, des dispositions des articles 2, 11, 12, 13 et 14 de la Convention.

Les faits présentés par l'auteur

2.1L'auteur affirme que Faïsal Baraket a été arrêté avec d'autres personnes, le matin du 8 octobre 1991, par des membres de la brigade de recherche de la garde nationale de Nabeul. M. Baraket militait au sein de l'Union générale tunisienne des étudiants et était membre du Al ‑Nahda, parti politique non officiel. Il savait que la police le recherchait et il vivait donc dans la clandestinité. Après son arrestation, au cours de laquelle il a été frappé, il a été conduit au quartier général de la brigade. Là, il a été amené dans le bureau de l'officier responsable, le capitaine Abdelfattah Ladib.

2.2L'auteur affirme, se fondant sur les propos de codétenus de Faïsal Baraket qu'il aurait rencontrés par la suite, qu'en présence du capitaine et des policiers Abdelkrim Zemmali, Mohamed Kabbous, Mohamed Moumni, ainsi que de Fadhel, de Salah et de Taoufik (dont l'auteur ne connaît pas les noms de famille), Faïsal Baraket a tout de suite eu les mains et les pieds liés avant d'être suspendu entre deux chaises avec un gros bâton, la tête en bas, la plante des pieds et les fesses exposées, dans ce que l'on appelle communément la position du "poulet rôti". Il a également été battu. À un moment donné, des agents l'ont jeté dans le couloir, après avoir introduit un autre détenu dans le bureau. Faïsal Baraket était très mal en point et semblait agoniser. Les agents ont pourtant interdit à la trentaine de détenus présents, parmi lesquels son propre frère Jamel, de lui porter secours.

2.3Au bout d'une demi‑heure, alors qu'il ne bougeait plus, deux détenus ont été autorisés à l'étendre sur un banc et à défaire ses liens. Quand ils ont découvert qu'il était mort, ils l'ont dit au garde, qui a informé son chef. Les détenus ont alors été éloignés de la victime de l'autre côté du couloir. Finalement, deux infirmiers de l'hôpital universitaire de Nabeul sont arrivés, accompagnés du surveillant général de l'hôpital, qui a supervisé la levée du corps.

2.4Le 17 octobre 1991, le père de Faïsal Baraket, Hédi Baraket, a été conduit à Tunis par le chef de la brigade routière et informé que son fils était décédé des suites d'un accident de la route. À l'hôpital Charles Nicole, on lui a demandé de reconnaître le cadavre. Il a alors constaté que le visage était défiguré et difficilement reconnaissable. Il n'a pas été autorisé à voir le reste du corps. On lui a fait signer une déclaration dans laquelle il reconnaissait que son fils avait été tué dans un accident. À l'époque, son autre fils, Jamel, était toujours en prison. À l'enterrement, la police s'est chargée d'amener le cercueil et a supervisé sa mise en terre sans qu'il fût ouvert.

2.5L'auteur fournit au Comité la copie du rapport d'autopsie établi par les docteurs Sassi et Halleb, chirurgiens à l'hôpital de Nabeul. Le rapport signale :

"Nous soussignés [...] désignés en vertu d'une réquisition No 745 du 11 octobre 1991 par Monsieur le chef de poste de la circulation de Menzel Bouzelfa à l'effet de procéder à l'examen et à l'autopsie du cadavre d'un inconnu pour déterminer la cause de la mort :

-Mydriase bilatérale;

-Présence d'ecchymoses [illisible] la pommette gauche, la lèvre inférieure et le menton;

-Petit hématome sous le cuir chevelu temporal droit;

-Ecchymose et œdème de la main droite et de la face dorsale de l'avant‑bras droit;

-Ecchymose et dermabrasion de l'avant‑bras gauche;

-Ecchymoses étendues avec œdème très important des fesses;

-Ecchymoses et dermabrasion des deux genoux;

-La jambe gauche est le siège de deux plaies punctiformes sans lésions osseuses sous‑jacentes;

-Ecchymose et dermabrasion de la jambe droite;

-Ecchymose de la plante des deux pieds.

À l'autopsie :

-Crâne : absence de toute fracture du crâne, absence d'hématome intracrânien ou intracérébral;

-Absence d'inondation ventriculaire ou d'engagement cérébral;

-Poumons : congestion pulmonaire intéressant la totalité des deux poumons, ne laissant valides que deux segments du lobe supérieur du poumon gauche;

-Cœur arrêté en systole, ne comporte pas de lésions vasculaires ou valvulaires;

-Estomac dilaté et vide d'aliments;

-Petit hématome du pelvis avec perforation de la jonction rectosigmoïdienne.

Conclusion :

La mort serait consécutive à une insuffisance respiratoire aiguë en relation avec la congestion pulmonaire étendue."

2.6L'auteur a également fourni au Comité une copie du rapport établi en février 1992 par le professeur Derrick Pounder, docteur en médecine légale à l'Université de Dundee (Royaume‑Uni), à la demande d'Amnesty International qui s'était intéressée au cas. Ce rapport, établi sur la base du rapport d'autopsie, signale entre autres ce qui suit :

"Les lésions décrites dans le rapport d'autopsie ne correspondent pas un accident de la circulation dont cette personne aurait été victime en tant que piéton, cycliste, motocycliste ou occupant d'un véhicule.

Les lésions observées semblent résulter de coups répétés portés par une ou plusieurs personnes.

Le type de lésions et leurs caractéristiques excluent toute possibilité que la victime se les soit délibérément infligées.

Le rapport d'autopsie fait état d'un 'petit hématome du pelvis avec perforation de la jonction rectosigmoïdienne'. Il est peu probable que cette blessure résulte d'un accident de la circulation, car elle s'accompagnerait alors de fractures graves du bassin qui n'ont pas été observées [...]. Ce type de blessure est nécessairement provoqué par l'introduction d'un corps étranger dans l'anus. Il faut, en outre, que ce corps étranger ait été introduit sur au moins 15 centimètres.

La perforation de la jonction rectosigmoïdienne [...] peut entraîner la mort immédiate suite à un état de choc et à un trouble induit du rythme cardiaque. Une congestion pulmonaire étendue – surcharge sanguine des poumons – accompagne alors la mort subite, ce qui est précisément le cas [...].

Le rapport d'autopsie ne mentionne aucune lésion hormis la perforation de la jonction rectosigmoïdienne et ne fait état d'aucune maladie ayant pu entraîner la mort.

Des ecchymoses ont été constatées sur la plante des pieds. De telles lésions seraient inhabituelles dans un accident de la circulation [...]. La seule explication plausible de ces ecchymoses sur la plante des pieds est qu'elles résultent de coups répétés portés au moyen d'un instrument lourd [...].

Le rapport d'autopsie fait état d'ecchymoses étendues avec (tuméfaction) très importante des fesses. Une telle blessure serait très rare dans un accident de la circulation et, si elle était constatée, elle s'accompagnerait nécessairement de fractures des os sous‑jacents, ce qui n'a pas été relevé dans le cas présent. La seule explication plausible de ces ecchymoses sur les fesses est celle des coups répétés [...].

Pour résumer, le rapport d'autopsie révèle que cet homme est mort des suites de l'introduction forcée dans l'anus d'un corps étranger sur une longueur d'au moins 15 centimètres. Il avait été frappé sur la plante des pieds et sur les fesses avant sa mort. Les autres blessures relevées en d'autres endroits du corps correspondent à d'autres coups. Cet ensemble de lésions évoque des violences corporelles systématiques et corrobore les accusations de torture et de mauvais traitements qui ont été formulées. Les lésions dans leur ensemble, et notamment les blessures à l'anus, aux pieds et aux fesses, ne peuvent correspondre à celles résultant d'un accident de la circulation. Cette explication perd toute crédibilité au vu du rapport d'autopsie."

2.7L'auteur indique qu'il a rendu visite aux deux principaux témoins de la mort de Faïsal, dont il fournit les noms, quelques mois après l'incident. Ces derniers ont déclaré que Faïsal était mort dans leurs bras au quartier général de la brigade. L'auteur, un syndicaliste, a été lui‑même arrêté par la suite, le 15 mai 1992, par la même brigade et détenu dans le même lieu que la victime. Il a été condamné à cinq mois de prison. Il dit que sa détention lui a donné l'occasion de rencontrer des témoins de la mort de Faïsal, qui ont confirmé ce qu'avaient dit les premiers témoins, à savoir que Faïsal était mort sous la torture. Une fois libéré, alors qu'il était encore sous le coup d'une ordonnance d'assignation à résidence, l'auteur a quitté la Tunisie et a obtenu l'asile en France.

2.8L'auteur a fourni copie des pages d'un rapport du 13 juillet 1991, établi par le Comité supérieur des droits de l'homme et des libertés fondamentales (Commission Driss), qui contient la référence suivante au cas Baraket :

"La commission d'investigation avait conclu, dans son rapport en date du 11 septembre 1991, qu'un certain nombre de cas de décès s'étaient produits dans des circonstances obscures et suspectes.

[...]

Deux autres cas sont intervenus après que la Commission d'investigation eut achevé son travail.

-concernant Faïsal Baraket, les minutes de l'enquête préliminaire indiquent qu'il a trouvé la mort dans un accident de la route, et que la police en a informé le ministère public qui a ouvert une enquête dont s'est chargé Monsieur le juge d'instruction près le tribunal de première instance de Grombalia et qui porte le numéro 13458.

[...]

Nous pensons que ces deux cas se sont produits, eux aussi, dans des conditions suspectes et que, en dépit du fait que les deux affaires s'y rapportant ont été classées, il semble que de nouveaux éléments se soient manifestés, autorisant l'ouverture d'une nouvelle enquête à leur sujet conformément à l'article 36 du Code de procédure pénale."

2.9L'auteur soutient que la famille de la victime ne peut pas se prévaloir des recours internes qui lui sont ouverts en Tunisie parce qu'elle craint des représailles de la part de la police. Le 11 décembre 1991, il a adressé une lettre anonyme au Procureur de la République de la ville de Grombalia, dans laquelle il dénonçait les faits, en indiquant l'identité de la victime et celle des policiers responsables, ainsi que les circonstances dans lesquelles la victime était décédée. Il a aussi écrit au Ministre de la justice, à ses adjoints et à des médias nationaux et internationaux, mais il n'a jamais obtenu d'enquête sur la mort de Faïsal Baraket.

2.10Depuis octobre 1991, des organisations non gouvernementales telles qu'Amnesty International, l'Organisation mondiale contre la torture, l'Action des chrétiens pour l'abolition de la torture (France) et l'Association pour la prévention de la torture (Suisse) ont aussi demandé une enquête sur ce décès au Gouvernement tunisien. Or, celui‑ci a toujours défendu la thèse de l'accident de la route.

2.11Par jugement du 2 octobre 1996, la cour d'appel de Tunis a attribué des dommages d'un montant de 12 000 dinars à la famille Baraket en compensation du décès de Faïsal suite à un accident de la circulation. Le contenu du verdict a été communiqué à la famille par un avocat nommé Mohamed El Marhoul, qui affirme dans sa lettre avoir été chargé de l'affaire en première instance par le père de Faïsal Baraket. Toutefois, l'auteur souligne que, contrairement à l'affirmation de l'avocat mentionné, la famille Baraket n'a jamais entamé de procédure de ce chef.

La teneur de la plainte

3.1L'auteur affirme que le Gouvernement tunisien a violé les articles suivants de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants :

Article 2, paragraphe 1. Non seulement l'État partie n'a pas pris de mesures efficaces pour empêcher la torture, mais il a aussi dissimulé les faits et nié que des actes de torture aient été commis.

Article 11. Les autorités ont usé de leurs pouvoirs de surveillance non pas pour empêcher la torture, mais pour cacher la vérité.

Article 12. L'État partie prétend que l'enquête sur la mort de Faïsal Baraket est close et, bien qu'il ait promis en 1992 de faire réexaminer l'affaire, aucune enquête n'a été réalisée.

Article 13. L'État partie a obligé le père de la victime à signer une déclaration dans laquelle il reconnaissait que son fils était mort dans un accident, tout en maintenant son autre fils, Jamel, en détention pendant six mois après la mort de son frère.

Article 14. L'État partie continue à nier que Faïsal Baraket soit mort sous la torture; sa famille ne peut donc pas demander d'indemnisation.

3.2L'auteur affirme également que les policiers qui ont torturé Faïsal Baraket ont été maintenus à leur poste et que certains d'entre eux ont même été promus.

3.3À plusieurs reprises, l'auteur a exprimé ses préoccupations concernant la sécurité de la famille Baraket ainsi que des témoins et leurs familles, suite à des incidents qu'il considère être en rapport avec la présentation de la communication devant le Comité.

Procédures devant le Comité

4.1Par décision du 5 mai 1995, le Comité a déclaré irrecevable la communication No 14/1994 présentée par l'auteur, estimant que celui‑ci n'avait pas fourni de preuves suffisantes pour établir son droit d'agir au nom de la victime présumée. La décision prévoyait cependant que le Comité pouvait recevoir et examiner une nouvelle communication soumise par toute personne dont le droit d'agir était dûment établi.

4.2Le 6 novembre 1997, l'auteur a soumis une nouvelle communication que le Comité a transmise à l'État partie, le 23 janvier 1997, sous le numéro 60/1996. Par la même occasion, le Comité a invité l'État partie à veiller à ce que l'auteur et sa famille, la famille de la victime présumée ainsi que les témoins et leurs familles ne fassent l'objet d'aucun mauvais traitement.

Observations de l'État partie concernant la recevabilité

5.1L'État partie a fait valoir que la communication contenait des propos insultants et injurieux à l'égard de l'État tunisien et de ses institutions et revêtait une connotation politique évidente, constituant de ce fait un abus du droit de présenter de telles communications. De plus, il indiquait que les recours internes n'avaient pas été épuisés.

5.2L'État partie a contesté la demande du Comité de prendre des mesures de protection en faveur de M. Jamel Baraket et de sa famille, considérant que cette demande impliquait que le Comité avait déjà pris une décision sur la question de la recevabilité de la communication.

5.3L'État partie a exprimé des doutes sur l'authenticité de la délégation de pouvoir du frère de la victime présumée, Jamel Baraket, en faveur de l'auteur. À cet égard, il a rappelé que, dans sa première communication, l'auteur avait présenté une délégation de pouvoir du père de la victime présumée, alors que celui‑ci avait fait une déclaration authentifiée au gouvernement, dans laquelle il démentait l'avoir mandaté.

5.4L'État partie a signalé que les buts inavoués de l'auteur étaient politiques et qu'il appartenait à un mouvement extrémiste, fait pour lequel il avait été condamné à trois mois de prison en Tunisie.

5.5En ce qui concerne l'épuisement des recours internes, l'État partie a contesté l'allégation de l'auteur selon laquelle les recours n'existaient pas ou étaient inefficaces. Selon le Code pénal, les délais de prescription des poursuites en matière criminelle étaient de dix ans. Une action publique n'était donc pas éteinte. Ces délais étaient par ailleurs susceptibles de suspension et de rééchelonnement à l'occasion de chaque ouverture d'une nouvelle information. Le parquet avait pris l'initiative de faire procéder à la réouverture d'une information judiciaire à deux reprises et il pouvait ordonner la réouverture de l'information judiciaire à tout moment et chaque fois qu'il était saisi de nouveau indices ou développements utiles à la manifestation de la vérité.

5.6L'État partie a indiqué que le père de la victime présumée avait introduit une action civile en réparation du préjudice occasionné par le décès de son fils suite à un accident de la route et à la fuite du conducteur. Le requérant s'était fait représenter dans cette affaire par Me Mohamed Ahmed El Marhoul. Par jugement du 9 octobre 1995, le tribunal de première instance de Grombalia avait condamné le chef du contentieux de l'État (en tant que représentant légal du Fonds de garantie des victimes des accidents de la circulation) à verser au père de la victime présumée la somme de 10 000 dinars en réparation de son préjudice moral. Le 2 octobre 1996, la cour d'appel avait confirmé ce jugement tout en élevant le montant de la réparation à 12 000 dinars.

5.7Selon l'État partie, les ayants droit de la victime présumée avaient toute latitude d'exercer les recours internes devant la justice tunisienne à l'abri de toute menace ou d'action de représailles, contrairement aux insinuations de l'auteur. Or ils n'avaient manifesté aucun intérêt à porter l'affaire en dehors des voies de recours internes; bien au contraire, ils avaient mandaté un avocat pour défendre leurs intérêts devant la justice tunisienne.

Commentaires de l'auteur

6.1L'auteur a fait référence à la demande adressée par le Comité à l'État partie de veiller à la sécurité des témoins et de leurs familles, et noté que l'épouse d'un des témoins se trouvait en prison depuis le 23 mai 1996, sur la base d'accusations politiques portant sur de prétendues réunions tenues en 1989, alors qu'elle n'était qu'une simple mère de famille.

6.2L'auteur a nié appartenir à un mouvement extrémiste ou agir pour le compte d'un autre que Jamel Baraket et sa famille. Il a fourni au Comité un pouvoir en date du 5 décembre 1994 signé par le père de la victime et confirmé le 7 novembre 1995 par le frère, lorsque la santé du père s'est détériorée. Il a signalé que Jamel Baraket était le responsable légal de sa famille, qu'il avait des relations proches avec lui, que les lettres de Jamel étaient authentiques et que l'État partie n'avait pas prouvé qu'il s'agissait de faux documents.

6.3L'auteur a insisté sur le fait que les recours internes ne pouvaient pas être épuisés en raison du risque de représailles. Il a fait référence aux informations ouvertes et ensuite classées par le parquet, et signalé qu'aucune procédure criminelle n'avait jamais été sérieusement ouverte.

6.4En ce qui concerne la procédure civile, l'auteur a fait valoir que, selon la loi, pour prétendre se pourvoir contre le contentieux de l'État dans le cadre de la loi sur le Fonds de garantie pour les victimes d'accidents de la route, le plaignant contre un coupable n'ayant pas pu être identifié doit préalablement : 1) avoir introduit une requête en dommages et intérêts auprès du Fonds au plus tard une année après l'accident en question; 2) avoir obtenu un arrangement avec le Fonds ou, à défaut, avoir porté plainte contre lui. Dans le cas d'espèce, il n'y a eu ni plainte ni jugement, donc il ne pouvait pas y avoir de poursuites.

6.5Il a affirmé, par ailleurs, que le père n'avait pas mandaté d'avocat et que la famille, y compris son mandant Jamel Baraket, n'avait jamais reconnu la procédure en dommages et intérêts intentée pour le compte de M. Hédi Baraket. Ils ont cependant été contraints de la subir pour se prémunir contre les réactions de ceux qui l'avaient engagée en leur nom en vue de la présenter au Comité comme un recours interne opérant. L'auteur a noté qu'en pratique les procédures de cette nature aboutissaient très rarement et que, si elles aboutissaient, c'était seulement après de nombreuses années. Or, l'affaire Baraket avait été réglée en deux ans, appel compris, ce qui était étonnant.

Décision du Comité concernant la recevabilité

7.1À sa dix‑neuvième session, le Comité a examiné la question de la recevabilité de la communication et, dans une décision du 17 novembre 1997, déclaré qu'elle était recevable.

7.2Le Comité a fait référence au paragraphe 1 de l'article 22 de la Convention, ainsi qu'à l'alinéa b du paragraphe 1 de l'article 107 de son règlement intérieur, qui permettent la présentation d'une communication pour le compte d'une prétendue victime lorsque l'auteur peut justifier qu'il agit en son nom. Le Comité a estimé que l'auteur, qui avait présenté un mandat de représentation signé par le frère de la victime présumée, avait dûment établi son droit de représenter la famille devant le Comité. À cet égard, le Comité a noté que l'État partie avait bien exprimé des doutes sur l'authenticité de la délégation de pouvoir, mais qu'il n'avait pas fourni d'éléments suffisants pour conclure que le mandat signé par le frère de la victime présumée était un faux.

7.3Concernant l'épuisement des voies de recours internes, le Comité a estimé que l'État partie n'avait pas fourni suffisamment de détails sur les procédures criminelles disponibles pour établir que celles‑ci seraient efficaces. Il a noté que la procédure criminelle, bien qu'initiée, avait été classée. Il a noté également que les informations selon lesquelles les tribunaux tunisiens avaient accordé des dommages et intérêts à la famille en compensation de l'accident dont aurait été victime Faïsal Baraket mettaient en doute l'existence d'un recours efficace basé sur une plainte de torture. Dans ces circonstances, le Comité a considéré que le paragraphe 5 b de l'article 22 de la Convention ne l'empêchait pas d'examiner la communication.

7.4Enfin, le Comité s'est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a de l'article 22 de la Convention, que la même question n'avait pas été examinée et n'était pas en cours d'examen devant une autre instance internationale d'enquête ou de règlement.

Observations de l'État partie quant au fond de la communication

8.1L'État partie regrette la décision du Comité déclarant la communication recevable et note le caractère discutable des arguments retenus pour justifier une telle décision. La famille de Faïsal Baraket comprend sa mère et cinq frères, y compris Jamel Baraket. Ainsi, qu'il a déjà été observé, le père de Faïsal Baraket a dénié, de son vivant, toute qualité pour agir à l'auteur de la communication. La démarche juridique qui s'impose dans une affaire aussi grave d'atteinte alléguée à la vie d'un être humain implique que le mandat de représentation devant le Comité soit donné par tous les ayants droit de la victime présumée. L'attitude présumée d'une seule personne sur huit ne peut constituer un doute sérieux sur la cause du décès.

8.2Par ailleurs, le Comité semble affirmer qu'il est disposé à considérer que l'auteur de la communication n'a pas qualité pour agir seulement dans le cas où le Gouvernement tunisien fournirait des éléments suffisants prouvant que le mandat signé par le frère de la victime présumée est un faux. Une telle exigence n'est pas conforme au bon déroulement d'une procédure objective visant exclusivement la recherche de la vérité sur la base d'indices sûrs et concordants. Le Comité semble être le mieux placé dans ce cas pour vérifier l'authenticité des pièces qui lui sont transmises.

8.3Dans des soumissions successives, l'État partie a présenté les faits concernant le décès de Faïsal Baraket de la manière suivante.

8.4Le 11 octobre 1991, le poste de la garde nationale de Menzel Bouzelfa a été informé, par une communication téléphonique anonyme, qu'un accident de la circulation avait eu lieu sur la route No 26 entre Ghrabi et Grombalia. Arrivés sur place, les agents ont trouvé la victime toujours en vie. Transportée au centre hospitalier de Nabeul, elle est décédée le jour même. Son identité est demeurée inconnue quatre jours durant, puis, le 15 octobre 1991, en identifiant ses empreintes digitales, il s'est avéré qu'il s'agissait du dénommé Faïsal Baraket. Le rapport d'autopsie a conclu que la mort était consécutive à une insuffisance respiratoire aiguë en relation avec une congestion pulmonaire étendue.

8.5Saisi, le parquet a ouvert, le 6 novembre 1991, une information judiciaire contre X pour homicide involontaire suite à accident de la circulation et délit de fuite. Le 30 mars 1992, le juge chargé de l'instruction a ordonné de classer l'affaire provisoirement pour impossibilité d'identification du coupable.

8.6Le 15 octobre 1992, le Ministère des affaires étrangères tunisien a adressé une lettre à Amnesty International, dans laquelle il signalait : "En ce qui concerne le cas de Faïsal Baraket ... à propos duquel la Commission Driss ainsi que votre organisation avaient demandé la réouverture de l'enquête, le Gouvernement tunisien a transmis à Monsieur le Procureur de la République près le tribunal de première instance de Grombalia l'expertise médicale que votre organisation a fait parvenir au Gouvernement." Le parquet a ordonné la réouverture de l'instruction le 22 septembre 1992.

8.7Suite à la décision du juge d'instruction d'ordonner une nouvelle expertise médicale, trois professeurs de médecine légale, dont le docteur Ghachem, ont été chargés d'étudier le contenu du rapport d'autopsie et les conclusions du professeur Pounder. Leur rapport, dont une copie a été transmise au Comité, signale que "le rapport d'autopsie ne mentionne l'existence d'aucune lésion traumatique au niveau de l'anus. Car en effet, l'introduction forcée d'un corps étranger laisse obligatoirement des lésions au niveau de la marge anale et du sphincter. Le rapport d'autopsie [...] mentionne l'existence de lésions superficielles et d'une lésion viscérale. Toutes ces lésions décrites dans le rapport ne permettent pas de préciser leur mécanisme de survenue. La description des lésions est très vague et incomplète et n'est pas de nature à aider à déterminer leur origine. Les conclusions formulées par le professeur Derrick John Pounder ne peuvent donc être retenues puisqu'elles ne reposent pas sur des fondements objectifs, les lésions décrites dans le rapport d'autopsie étant très imprécises". De nouveau, l'affaire a été classée pour insuffisance de preuves.

8.8Suite à la présentation de la communication No 14/1994 devant le Comité, le Procureur de la République près le tribunal de première instance de Grombalia a ordonné la réouverture de l'instruction. Le juge instructeur a immédiatement procédé à l'audition des personnes citées par l'auteur. M. Hédi Baraket a affirmé n'avoir jamais connu ou rencontré l'auteur et a nié les allégations contenues dans la communication. Une attestation signée par M. Hédi Baraket dans ce sens est fournie au Comité. Trois soi‑disant témoins de la mort de Faïsal Baraket cités par l'auteur ont nié avoir connu ce dernier ou la victime présumée et avoir assisté à des scènes de torture. Un quatrième a affirmé avoir été soudoyé par l'auteur et avoir accepté, en échange d'une somme d'argent, d'enregistrer par sa propre voix ce que l'auteur lui dictait. Enfin, le surveillant général de l'hôpital de Nabeul a affirmé ne s'être jamais déplacé au poste de police pour secourir la victime. Le juge d'instruction a décidé, en conséquence, qu'il n'y avait pas lieu à suivre.

8.9Les parents de Faïsal Baraket ne se sont jamais constitués partie civile. De ce fait, ils n'ont pas attaqué les deux décisions de classement sans suite de l'affaire. En outre, le Code de procédure pénale tunisien dispose, dans son article 5, qu'en matière de crime les délais de prescription sont de dix ans à partir de la commission de l'acte incriminé. Ces délais sont susceptibles de suspension et de rééchelonnement à l'occasion de chaque ouverture d'une nouvelle information. Les parents peuvent apporter n'importe quels éléments nouveaux de nature à convaincre le parquet de rouvrir l'information judiciaire.

8.10L'État partie indique que les parents de Faïsal Baraket ont présenté respectivement le 16 novembre 1991 et le 10 décembre 1991 deux requêtes au parquet de Grombalia reprochant la détention arbitraire et la disparition de leur fils Jamel Baraket, lesquelles ont eu une suite légale favorable. S'ils ont pu entreprendre de pareilles démarches sans encourir les représailles prédites par l'auteur, ils avaient toute latitude pour soulever le cas de Faïsal Baraket dans l'éventualité où ils auraient été convaincus de sa mort sous la torture. Or il n'a jamais été question d'une plainte de torture déposée devant les tribunaux tunisiens par une quelconque personne. Les investigations criminelles qui furent menées dans le but de rechercher la vérité dans cette affaire l'ont été à l'initiative du parquet.

8.11L'État partie a signalé que le Ministère des affaires étrangères a sollicité auprès du Ministère de la santé publique un second rapport du professeur Ghachem concernant les conclusions de son premier rapport. Ce second rapport, dont une copie a été fournie au Comité, indique : "S'il est vrai que la description des lésions mentionnées dans le rapport d'autopsie n'est pas précise et que le mécanisme de survenue de ces lésions n'est pas expliqué, il n'en est pas moins vrai que les conclusions formulées par le professeur D. J. Pounder ne reposent pas sur des constatations médico-légales objectives. En effet, l'introduction forcée d'un corps étranger dans l'anus laisse des traces évidentes à ce niveau. [...] Le rapport d'autopsie ne fait mention d'aucune lésion traumatique au niveau de l'orifice anal. [...] Quoi qu'il en soit, je reste également convaincu qu'un échange de points de vue et une concertation avec le professeur D. J. Pounder et le professeur S. Sassi à propos de cette mort sont très souhaitables."

8.12L'État partie a également fourni la traduction en français d'un extrait de la déposition du docteur Sassi devant le juge d'instruction. Le texte signale : "Il a été constaté l'éclatement du gros intestin au niveau du bassin et l'infiltration des déchets provenant du gros intestin dans le corps, il en est résulté une infection sanguine, qui à son tour a causé une insuffisance de l'appareil respiratoire, cause directe de la mort. Le docteur Sassi a expliqué par devant nous que l'éclatement du gros intestin est dû à un traumatisme aigu, qui pourrait être la conséquence de la collision de la victime avec un corps solide et qui pourrait être le résultat d'un accident de circulation avec un véhicule de transport."

8.13Au plan civil, l'État partie insiste sur le fait que le père de Faïsal Baraket a bel et bien intenté une action civile en réparation du préjudice occasionné par le décès de son fils, suite à un accident de la route, et qu'il s'est fait représenter dans cette affaire par Me Ahmed El Marhoul depuis mars 1995. Le jugement s'y rapportant est devenu définitif et exécutoire après appel interjeté par les parties. Il a effectivement été exécuté par l'avocat. L'auteur n'a trouvé aucune explication sérieuse quant au fait que l'un des héritiers a perçu la somme d'argent qui lui est due, qui établit, sans aucune équivoque, le mandat de Me Marhoul.

8.14L'État partie conteste l'affirmation du Comité, dans sa décision concernant l'admissibilité, selon laquelle il n'a pas donné suffisamment de détails sur les procédures criminelles disponibles. L'État partie fait valoir qu'il a soumis au Comité des comptes rendus détaillés des procédures et actes d'investigation menés, à deux reprises, par le juge d'instruction compétent. Selon lui, il est étonnant de constater que, pour le Comité, un recours basé sur une plainte de torture ne serait "efficace" que s'il aboutissait à un procès et à un jugement de condamnation conséquent. Les actes d'investigation, condition sine qua non d'une procédure criminelle, ne serviraient, dans ce cas, qu'à concourir à la réalisation de ce but, alors qu'il est bien établi en fait comme en droit que le magistrat instructeur doit mener ses investigations aussi bien à charge qu'à décharge.

Commentaires de l'auteur

9.1L'auteur rappelle qu'en 1992 le Comité supérieur des droits de l'homme et des libertés fondamentales a adressé un rapport au Président de la République où il considère que le décès de Faïsal Baraket s'est produit dans des conditions suspectes et qu'en dépit du fait que l'affaire s'y rapportant ait été classée, de nouveaux éléments seraient apparus, autorisant l'ouverture d'une nouvelle enquête. Or l'État partie n'a pas indiqué les éléments qui ont conduit cette commission officielle gouvernementale à émettre cet avis.

9.2L'auteur fournit au Comité copie d'une lettre adressée, le 20 juillet 1994, au Président du Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples, ONG étrangère qui s'était intéressée au cas, par l'ambassadeur de Tunisie en France. L'ambassadeur ne s'est point référé à la thèse de l'accident de la route et situe le cas dans un contexte de promotion des droits de l'homme et de renforcement des structures démocratiques en Tunisie. L'auteur signale que l'État partie n'a pas donné d'explication à propos de cette lettre.

9.3L'État partie affirme avoir rouvert le dossier Baraket, suite à la transmission par le Comité de la communication No 14/1994, et avoir fait convoquer les témoins cités par l'auteur pour interrogatoire. Or les policiers suspects n'ont jamais été interrogés ni concernés par l'enquête de quelque façon que ce soit, malgré le fait que l'auteur ait indiqué leurs noms et grades.

9.4Concernant le témoin que, d'après l'État partie, il aurait soudoyé, l'auteur affirme qu'il s'agit d'un entrepreneur prospère et se demande avec quels moyens il aurait pu le soudoyer alors que lui-même ne possède rien. Ce même témoin a informé l'auteur qu'à l'occasion de son interrogatoire après la réouverture de l'instruction, il est resté détenu pendant près d'une semaine et que des policiers impliqués dans les faits concernant Faïsal Baraket ont participé à cette détention. C'est ce témoin dont l'épouse a été arrêtée en 1996. Enfin, pour ce qui est du surveillant général de l'hôpital de Nabeul, l'auteur affirme ne pas l'avoir connu ni cité comme "témoin".

9.5L'auteur refuse l'explication de l'État partie selon laquelle il n'y a aucun lien entre l'emprisonnement de l'épouse d'un des témoins et le cas présent. L'État partie n'a fourni de renseignements au Comité ni sur les circonstances du déclenchement des poursuites contre ladite épouse, ni sur les raisons qui ont amené son transfert dans une prison loin de sa famille, ni sur l'interdiction faite à son avocate de s'entretenir sans témoins avec elle.

9.6L'auteur a fourni une lettre du professeur Pounder dans laquelle celui‑ci se prononce sur le rapport établi par le professeur Ghachem et deux autres experts. Le professeur Pounder note que l'État partie n'a pas fourni le texte du rapport et signale que, sur la base des phrases que l'État partie a extraites de ce rapport, son opinion n'a pas changé, à savoir qu'un accident de la route ne peut pas expliquer le type de blessures qui ont causé la mort de Faïsal Baraket. Il a réaffirmé que, à son avis, la blessure au niveau du rectum ne pouvait être que le résultat de l'introduction d'un corps étranger. En outre, il est parfaitement possible qu'une telle blessure se soit produite sans être accompagnée forcement d'une lésion au niveau de l'anus.

9.7L'auteur fournit trois autres rapports établis, à la demande d'Amnesty International, par trois professeurs de médecine légale qui se sont prononcés sur le rapport des trois experts et celui du professeur Pounder. Ils ont tous confirmé les conclusions de ce dernier. Le premier, du 6 octobre 1994, a été établi par le professeur Knight de l'Université de Wales et signale :

"J'ai étudié la traduction du très court rapport d'autopsie établi par l'hôpital régional de Nabeul (Tunisie) concernant une personne décédée anonyme. J'ai aussi lu le rapport du professeur Derrick Pounder et l'extrait de la réponse du Gouvernement tunisien.

Je dois dire pour commencer que je souscris à toutes les conclusions du rapport du professeur Pounder et que je rejette la réponse du gouvernement, y compris l'avis supplémentaire des trois professeurs de médecine légale tunisiens, dont les observations sont inacceptables.

Il s'agissait d'un homme de 25 ans qui, sauf preuve contraire, pouvait donc être considéré à cet âge comme exempt de toute maladie naturelle, tout particulièrement des régions rectale et sigmoïdienne.

La cause du décès donnée dans le rapport d'autopsie (qui ne doit être assurément qu'un bref résumé, car aucun rapport d'autopsie légale ne peut être aussi court) est une information qui ne présente aucune utilité et ne renseigne aucunement sur la véritable pathologie sous‑jacente ayant causé la mort : il s'agit d'une simple déclaration faisant état du mode terminal de décès, et non de la cause, ce qui n'est donc d'aucune utilité.

L'autopsie révèle la présence d'ecchymoses sur la plante des deux pieds, d'une perforation du gros intestin à la jonction rectosigmoïdienne, d'importants ecchymoses et œdèmes sur les fesses, de diverses autres ecchymoses sur le visage, les bras, la tête et les jambes. La seule blessure ayant pu entraîner la mort est la perforation de la jonction rectosigmoïdienne. En l'absence de toute maladie grave déclarée telle que cancer, colite aiguë, etc., la seule cause du décès ne peut être qu'une blessure perforante. Celle‑ci n'a pu être provoquée, en l'absence de blessure abdominale grave, que par l'introduction d'un objet dans le rectum. Cela a pu se produire sans aucun dommage pour la marge anale si l'on a glissé un objet fin et acéré, par exemple une fine tige, dans l'anus. Ainsi, les objections émises par les trois professeurs sont sans fondement s'ils basent leurs dénégations sur l'absence de lésions à l'anus. Les ecchymoses présentes sur la plante des pieds ne peuvent quant à elles résulter que de coups donnés au cours d'une falanga. Les ecchymoses et les œdèmes présents sur les fesses sont des conséquences typiques de coups donnés dans cette région.

Je suis entièrement d'accord avec le professeur Pounder et je conviens qu'il ne peut s'agir d'un "accident de la route", mais que l'on est en présence d'une blessure délibérément infligée à l'intestin grêle par l'introduction d'une arme fine dans le rectum d'un homme qui a reçu des coups sur les pieds et les fesses."

9.8Le deuxième rapport, établi par le professeur Fournier de l'Université René Descartes à Paris, le 10 octobre 1994, indique :

"[Le rapport d'autopsie], qui peut être qualifié de très succinct, n'apporte aucun élément de preuve quant à la cause réelle de la mort. [...] La majorité des lésions décrites pourraient être rattachées à un accident de la voie publique. Cependant, deux éléments permettent d'écarter cette hypothèse :

-la perforation de la jonction rectosigmoïdienne, qui ne peut s'expliquer par un mécanisme de décélération brutale et qui ne peut être rattachée à une lésion osseuse du bassin;

-les lésions de la plante des deux pieds, difficiles à envisager dans un tel contexte...

[...]

L'hypothèse d'un décès par inhibition est compatible avec les constatations faites lors de l'examen macroscopique. Ce type de décès, observé à l'occasion de violence mais parfois également en dehors de tout contexte de violence ou de torture, a été décrit à l'occasion de touchers vaginaux ou rectaux, de ponctions diverses (ponction pleurale, ponction lombaire, etc.), de traumatisme testiculaire, de la région du plexus solaire ou du cou. Le mécanisme exact du décès n'est pas connu, mais la constatation d'une congestion pulmonaire est habituelle. Dans l'état actuel du dossier et en l'absence de données plus précises concernant l'état clinique préexistant et le contexte toxicologique, l'hypothèse d'une mort par inhibition à la suite de l'introduction volontaire et traumatique d'un corps étranger dans le rectum paraît hautement probable."

9.9Enfin, le troisième rapport, établi par le professeur Thomsen de l'Université d'Odense le 11 novembre 1994, signale à propos du rapport d'autopsie :

"Les blessures décrites ci‑dessus ne sont compatibles avec aucun type connu d'accident de la route. Leurs caractéristiques sont beaucoup plus compatibles avec celles de blessures résultant de coups infligés délibérément à l'aide d'un objet contondant. Ainsi, les hémorragies de la plante des pieds évoquent fortement le type de torture connu sous le nom de "falanga" (ou "falaka"), consistant à infliger des coups sur la plante des pieds à l'aide de matraques ou d'instruments similaires. Il est très rare de constater une perforation de la jonction rectosigmoïdienne sans fracture concomitante du pelvis, et cela est beaucoup plus évocateur d'un acte de torture par insertion d'un objet dans le canal anal. Les autres lésions correspondent toutes à l'infliction de coups violents par une ou plusieurs personnes à l'aide d'un objet contondant.

La cause de décès déclarée ne présente pour ainsi dire aucun intérêt, puisqu'une congestion pulmonaire est toujours un phénomène secondaire venant se greffer sur un autre état pathologique.

Sur la base du bref rapport d'autopsie disponible, on peut considérer qu'il est beaucoup plus vraisemblable que la cause du décès ait été la perforation de la paroi intestinale constatée."

9.10Pour ce qui est de la procédure civile, les délais légaux pour son admissibilité étaient largement dépassés au moment où elle a été amorcée. Or, la cour d'appel non seulement a confirmé l'admissibilité, mais elle a augmenté le montant des dommages à payer aux ayants droit. Le délégué général au contentieux de l'État a précisé devant la Cour d'appel que la décision de premier ressort donnant gain de cause au père de la victime avait transgressé la loi en ceci qu'une victime présumée d'un accident de la route, dont le responsable est demeuré inconnu, doit présenter par écrit, dans un délai d'un an à compter de la date de l'accident, une demande d'entente amiable au Fonds de garantie pour les victimes d'accidents de la circulation. Or, la notification de l'accident n'est parvenue à l'administration que le 30 mai 1995, soit trois ans et cinq mois après l'accident, ce qui entraîne la prescription.

9.11L'auteur signale que le frère cadet de Faïsal Baraket est le seul à avoir encaissé la part qui lui avait été attribuée au titre de dommages pour accident de la route. Jamel Baraket, responsable légal de la famille, a chargé l'auteur de faire savoir au Comité que ce geste a été accompli à son insu, que son frère ne l'avait pas entrepris spontanément et qu'il n'a aucune incidence sur la position de la famille. Celle-ci demeure inchangée, malgré le fait que les sommes allouées soient relativement importantes compte tenu du niveau de vie en Tunisie et de la situation matérielle très modeste de la famille. Pour ce qui est de l'avocat, Me Mohamed Ahmed El Marhoul, la famille a toujours refusé de traiter avec lui, notamment lors de ses appels insistants pour qu'ils aillent toucher l'argent chez lui. L'avocat aurait dû déposer depuis longtemps une ordonnance sur requête auprès du président du tribunal de première instance visant à consigner les sommes en question auprès du Trésor.

9.12L'auteur souligne que les parents de la victime ne se sont jamais portés partie civile, parce qu'ils savaient pertinemment que leur fils n'était pas décédé des suites d'un accident de la route, et qu'il n'est pas sérieux de prétendre ouvrir et rouvrir une même affaire trois fois en moins de trois ans et la confier à chaque fois aux mêmes personnes.

Observations ultérieures de l'État partie

10.1En ce qui concerne les avis médicaux des docteurs Knight, Thomsen et Fournier, l'État partie signale qu'il ne s'agit pas d'expertises médicales mais de commentaires établis sur la base d'un contre-rapport, lui-même établi sur la base du rapport initial du docteur Sassi, et venant confirmer purement et simplement les conclusions du docteur Pounder.

10.2L'État partie considère inacceptable que l'auteur accuse la justice tunisienne de détourner la procédure en interrogeant les témoins et pas les suspects. On ne peut devenir suspect que lorsqu'il y a des indices et preuves crédibles et concordants que peuvent dévoiler, entre autres, les témoignages. L'audition des témoins est, du point de vue de la procédure en matière criminelle, nécessaire avant l'interrogatoire éventuel des "vrais" suspects. En outre, l'audition des témoins a eu lieu exclusivement devant le juge d'instruction compétent, dans son cabinet et en l'absence de tout agent de la police judiciaire.

10.3En ce qui concerne la procédure civile, l'État partie signale que l'auteur est tombé dans une contradiction flagrante. Il considère, d'une part, Jamel Baraket comme étant "responsable légal" de toute la famille Baraket, tout en précisant, d'autre part, que Mohamed El Hédi est âgé de 27 ans. Or, la majorité civile s'acquiert en Tunisie à partir de 20 ans accomplis. Jamel Baraket ne peut être, par conséquent, responsable légal de parents majeurs, sauf s'il y a des jugements établissant leur incapacité pour démence. Il n'est même pas représentant légal de ses proches parents, ne s'étant pas prévalu, jusqu'ici, d'un mandat juridiquement valable.

10.4Me Mohamed Ahmed El Marhoul n'est pas apparu "ex nihilo" dans l'affaire civile, comme le prétend l'auteur. Il a été mandaté par le père du défunt Faïsal Baraket, décédé depuis, pour engager, en son nom et au nom de tous les autres héritiers, une action en réparation, suite à un accident de la circulation. Aucun des héritiers n'a usé des procédures légales pour remettre en question son mandat. De toutes les façons, les rapports de l'avocat avec ses clients constituent un contrat de droit privé et ne sont soumis à aucun contrôle de la part du gouvernement. Si tous les ayants droit n'ont pas encore perçu leur indemnisation, ce n'est pas parce qu'ils auraient subi une pression exercée par l'avocat, mais parce qu'ils sont manipulés par l'auteur de la communication.

10.5Enfin, quant à la situation de l'épouse d'un des "témoins", celle‑ci elle a été poursuivie en application des procédures judiciaires régulières pour des délits de droit commun.

Examen au fond

11.1Le Comité a examiné la communication compte dûment tenu de toutes les informations qui lui ont été fournies par les parties, conformément au paragraphe 4 de l'article 22 de la Convention.

11.2Il note également que l'auteur de la communication impute à l'État partie les violations des articles 2, 11, 12, 13 et 14 de la Convention.

11.3S'agissant des articles 11 et 14, le Comité considère qu'il ne résulte des documents qui lui ont été communiqués aucune preuve que l'État partie ne s'est pas acquitté des obligations qui lui incombent au titre de ces dispositions de la Convention.

11.4Pour ce qui concerne l'article 12 de la Convention, le Comité note tout d'abord qu'il résulte de l'examen des informations transmises par les parties les faits constants ci-après :

-La victime, Faïsal Baraket, est bien décédée au plus tard le 11 novembre 1991, date de la réquisition à médecin pour autopsie; des suites de son arrestation, selon l'auteur de la communication, des suites d'un accident de la circulation dont l'auteur reste inconnu, selon l'État partie.

-L'État partie a reçu, en octobre 1991, des allégations dénonçant la mort de Faïsal Baraket par suite de torture, des organisations non gouvernementales suivantes : Amnesty International, Organisation mondiale contre la torture, Action des chrétiens pour l'abolition de la torture (France) et Association pour la prévention de la torture (Suisse).

-Le 13 juillet 1992, un rapport établi par le Comité supérieur des droits de l'homme et des libertés fondamentales, organe officiel tunisien, avait considéré comme suspect le décès de Faïsal Baraket et avait suggéré l'ouverture d'une enquête conformément aux dispositions de l'article 36 du Code de procédure pénale.

11.5Pourtant, c'est seulement le 22 septembre 1992 qu'une enquête a été ordonnée au sujet de ces allégations de torture, soit plus de dix mois après l'alerte des organisations non gouvernementales étrangères et plus de deux mois après le rapport de la Commission Driss.

11.6Dans un cas similaire, le Comité avait considéré comme excessifs les délais de trois semaines et de plus de deux mois observés par les autorités compétentes pour réagir à des allégations de torture.

11.7Le Comité estime que l'obligation faite à l'État partie par l'article 12 de la Convention de procéder "immédiatement à une enquête ... chaque fois qu'il y a des motifs raisonnables de croire qu'un acte de torture a été commis sur tout territoire sous sa juridiction" n'a pas été respectée et qu'il y a eu, en conséquence, violation de la Convention de ce chef.

11.8S'agissant de l'enquête diligentée par les autorités compétentes de l'État partie, les faits suivants peuvent être considérés comme constants :

-Le juge d'instruction, saisi par le parquet le 22 septembre 1992, a ordonné une nouvelle expertise médicale, qui a conclu à l'impossibilité de déterminer le mécanisme de survenance des lésions relevées sur la victime ainsi que leur origine, et a finalement prononcé un non‑lieu.

-Saisi à nouveau, suite à la communication No 14/1994, le juge a procédé à l'audition des personnes citées par l'auteur de la communication; mais toutes ces personnes ayant nié avoir la moindre connaissance des faits allégués, le juge a également prononcé un non‑lieu.

11.9Le Comité relève, à cet égard, que le juge d'instruction avait, entre autres, à sa disposition d'autres investigations importantes et communément pratiquées en cette matière, mais qu'il n'a pas utilisées :

-D'abord, nonobstant les déclarations des témoins cités, et compte surtout tenu de la relativité du témoignage humain, le juge aurait pu vérifier dans les registres des lieux de détention indiqués s'il y avait ou non trace du passage de Faïsal Baraket à la période signalée, ainsi que de la présence simultanée au même lieu de détention des deux témoins signalés par l'auteur de la communication comme ayant assisté à la mort de Faïsal Baraket. Il n'est pas indifférent, à cet égard, de noter qu'en application du principe 12 de l'ensemble des Principes pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d'emprisonnement du 9 décembre 1988, ainsi que de l'article 13 bis du Code de procédure pénale tunisien, trace doit être laissée de toute personne détenue.

-Ensuite, le juge aurait pu chercher à identifier les fonctionnaires incriminés, les entendre et les confronter avec les témoins cités ainsi qu'avec le plaignant.

-Enfin, des contradictions importantes existant entre les conclusions des médecins légistes sur les causes de certaines des lésions constatées sur la victime, le Comité considère qu'il eût été judicieux d'ordonner l'exhumation du corps afin, au moins, de s'assurer si la victime avait subi des fractures au niveau du bassin (hypothèse de l'accident) ou si elle n'en avait pas subi (hypothèse de l'introduction dans l'anus d'un objet étranger) et ce, dans la mesure du possible, en présence d'experts non nationaux, plus particulièrement ceux qui avaient eu à se prononcer dans cette affaire.

11.10 Le Comité considère que le juge, en s'abstenant de pousser plus loin ses investigations, a manqué au devoir d'impartialité que lui impose l'obligation d'instruire à charge et à décharge; de même que le Procureur de la République qui s'est abstenu d'interjeter appel contre la décision de non-lieu. Dans le système tunisien le Ministre de la Justice a autorité sur le Procureur de la République. Il aurait donc pu lui donner ordre d'interjeter appel, mais s'est abstenu de le faire.

12.En conséquence, l'État partie a violé son obligation résultant des articles 12 et 13 de la Convention de faire procéder à une enquête impartiale chaque fois qu'il y a des motifs raisonnables de croire qu'un acte de torture a été commis sur tout territoire sous sa juridiction.

13.Le Comité, par application de l'article 111.5 du règlement intérieur, invite l'État partie à l'informer, dans un délai de quatre‑vingt‑dix jours à compter de la communication prévue par le paragraphe 3 de l'article 111 du règlement intérieur, des mesures qu'il a prises conformément aux constatations ci-dessus.

[Fait en français (version originale), et traduit en anglais, espagnol et russe.]

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