Nations Unies

CERD/C/103/D/60/2016

Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale

Distr. générale

31 mai 2021

Français

Original : anglais

Comité pour l’élimination de la discrimination raciale

Avis adopté par le Comité au titre de l’article 14 de la Convention, concernant la communication no 60/2016 * , **

Communication présentée par :

Grigore Zapescu (représenté par un conseil, Dumitru Sliusarenco)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

République de Moldova

Date de la communication :

30 juin 2016 (date de la lettre initiale)

Date du présent avis :

22 avril 2021

Références :

Décision prise en application de l’article 91 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 23 novembre 2016 (non publiée sous forme de document)

Objet :

Discrimination raciale dans l’accès à l’emploi ; absence d’indemnisation

Question(s) de procédure :

Compétence ratione temporis du Comité ; épuisement des recours internes

Questions(s) de fond :

Discrimination fondée sur l’origine nationale ou ethnique

Article(s) de la Convention :

1 (par. 1), 2 (par. 1 d)), 5 (al. e) i)), 6 et 7

1.L’auteur, Grigore Zapescu, est un national moldove d’origine ethnique rom né en 1992. Il se dit victime d’une violation, par l’État partie, des articles 1 (par. 1), 5 (al. e) i)), 6 et 7 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, lus conjointement avec l’article 2 (par. 1) d)). Il est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1En novembre 2012, l’auteur et son ami B. V., tous deux étudiants en droit, ont postulé à un emploi de serveur dans un restaurant de la chaîne Andy’s Pizza. Le 29 novembre 2012, ils ont passé un entretien et ont été invités à remplir un questionnaire. Dans ses réponses, l’auteur a indiqué qu’il parlait le romani. De surcroît, il aurait dit à son interlocuteur qu’il était d’origine rom. L’entretien a duré un quart d’heure environ, et l’auteur a été informé que, s’il était sélectionné, il serait recontacté vers la fin de la semaine, mais il n’a jamais eu de nouvelles. Le même jour, immédiatement après l’auteur, B. V. a lui aussi passé un entretien, à l’issue duquel il a été informé que sa candidature était retenue et a été invité à participer à une formation. En fin de compte, en raison du traitement discriminatoire dont son ami avait fait l’objet, il a décidé de ne pas accepter l’emploi qui lui était proposé.

2.2Le 24 janvier 2013, l’auteur a engagé une procédure civile en se fondant sur la loi relative à l’égalité et sur le Code du travail, alléguant qu’il avait été victime de discrimination à raison de son appartenance ethnique rom et que son droit au travail avait été violé, et a demandé des dommages-intérêts. Le 27 juin 2014, le tribunal du district central de Chisinau a rejeté la plainte pour insuffisance de preuves. Le 22 janvier 2015, la cour d’appel de Chisinau a confirmé la décision rendue en première instance. Le 16 septembre 2015, la Cour suprême de justice a débouté le requérant de son appel. L’intéressé a été informé de cette décision le 22 janvier 2016.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur se dit victime d’une violation, par la République de Moldova, des articles 1 (par. 1), 5 (al. e) i)), 6 et 7 de la Convention, lus conjointement avec l’article 2 (par. 1 d)). Invoquant l’article 1 (par. 1) de la Convention, il se dit victime de discrimination raciale. Il avance que B. V. et lui ont postulé pour le même emploi, pour lequel ils ont passé un entretien le même jour, et que comme ils ont une apparence similaire, parlent la même langue et ont une expérience professionnelle identique, la seule chose qui les différence manifestement l’un de l’autre est leur origine ethnique.

3.2L’auteur avance que si, à première vue, les lois antidiscrimination adoptées par l’État partie donnent à penser que celui-ci s’est acquitté des obligations découlant de l’article 7 de la Convention, lu conjointement avec l’article 2 (par. 1 d)), en particulier parce que ces lois interdisent la discrimination raciale, il ressort de son expérience et de celle de nombreuses autres personnes qu’aucune mesure efficace n’a été prise pour donner effet à la législation et aux politiques applicables de manière à protéger les Roms contre la discrimination, notamment en matière d’emploi.

3.3En ce qui concerne l’article 5 (al. e) i)) de la Convention, l’auteur soutient que l’État partie n’a pas garanti le droit de ne pas être soumis à la non-discrimination dans le travail et que les autorités nationales qu’il a saisies n’ont pas reconnu la violation de ses droits et ne lui ont pas accordé réparation pour le préjudice subi.

3.4Invoquant l’article6 de la Convention, l’auteur avance que l’État partie devait lui offrir un recours effectif contre la violation de ses droits. Il soutient que, en matière de discrimination, l’État partie doit prendre des mesures préventives pour éviter que les infractions du type de celle qu’il a dénoncée se reproduisent. Il soutient également qu’il a été privé de son droit à un procès équitable, notamment parce que, après qu’il a établi une présomption de discrimination, les tribunaux nationaux auraient dû renverser la charge de la preuve pour la déplacer sur l’entreprise défenderesse, comme l’exigeaient la législation interne et le droit international, et ne l’ont pas fait. À ce sujet, l’auteur rappelle que la notion de renversement de la charge de la preuve est inscrite dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, dont il ressort que « [s]i une présomption réfragable de discrimination relativement à l’effet d’une mesure ou d’une pratique est […] établie par le requérant […], il incombe ensuite à l’État défendeur de réfuter cette présomption en démontrant que la différence en question n’est pas discriminatoire ». Il signale en outre que la Cour de justice de l’Union européenne a dit dans plusieurs affaires que, sauf à renverser la charge de la preuve, elle ne pouvait protéger efficacement les personnes contre la discrimination dans certaines situations. La règle du renversement de la charge de la preuve a par la suite été codifiée dans un certain nombre de directives européennes sur la non‑discrimination, et le Comité des droits de l’homme l’a implicitement suivie dans une de ses décisions. L’auteur fait valoir qu’il y a discrimination lorsqu’une personne est traitée moins favorablement qu’une autre à cause de son appartenance à tel ou tel groupe présentant des « caractéristiques protégées ». Suivre la règle normalement applicable dans les procédures civiles, c’est-à-dire ne pas renverser la charge de la preuve, ferait peser un fardeau excessif sur les victimes de discrimination, qui, dans bien des cas, ne sont pas en mesure de démontrer qu’il existe un lien de causalité entre les caractéristiques protégées qu’elles possèdent et le préjudice subi, généralement parce que c’est l’auteur de la discrimination qui détient les éléments de preuve pertinents. À cet égard, l’auteur soutient qu’il a indiqué que sa langue maternelle était le romani, ce qui donnait clairement à penser qu’il était rom. Aux fins de trancher la question de savoir s’il a ou non été victime de discrimination, il avance que le rejet de sa candidature montre qu’il a été désavantagé par rapport à B. V., qui avait un dossier identique au sien. En outre, il signale qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne que le fait pour le défendeur de ne pas communiquer d’informations susceptibles d’être pertinentes aux fins de savoir s’il y a eu ou non-discrimination peut faire naître une présomption de discrimination. À cet égard, il souligne que l’entreprise mise en cause a refusé de fournir les documents relatifs à la procédure d’embauche qui auraient pu lui permettre de réfuter l’allégation selon laquelle les responsables du recrutement connaissaient son origine ethnique et en ont tenu compte dans la sélection des candidats.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 9 mars 2017, l’État partie a présenté des observations sur la recevabilité et sur le fond de la communication, dans lesquelles il rappelle les faits et l’avis de différentes autorités. Le Bureau du Procureur de la République de Moldova soutient qu’il n’a pas été informé des faits à l’époque où ils se seraient produits et n’a pris part d’aucune manière à la procédure interne, en conséquence de quoi il n’a pas d’observations à présenter quant au fond.

4.2Le Ministère de la santé, du travail et de la protection sociale rappelle que la Constitution interdit la discrimination pour quelque motif que ce soit, ycompris l’appartenance ethnique, et que cette interdiction est aussi inscrite dans le Code du travail. Il soutient que, contrairement à ce qu’avance le requérant, il existe plusieurs mécanismes destinés à garantir le respect des dispositions pertinentes, la partie qui s’estime lésée pouvant notamment demander aux tribunaux de déclarer illégal le refus d’embauche et de contraindre l’employeur à annuler la mesure. Le Ministère souligne que, en l’espèce, l’auteur ne s’est pas prévalu de cette possibilité et s’est contenté de demander des dommages-intérêts. En ce qui concerne la légalité du rejet de la candidature de l’intéressé, le Ministère estime que le recrutement s’est fait sur la base de critères non discriminatoires clairement définis et applicables à l’échelle de l’entreprise tout entière et que son issue doit donc être réputée légitime.

4.3Le Bureau du Médiateur rappelle la législation nationale pertinente et les dispositions applicables de divers instruments relatifs aux droits de l’homme, y compris plusieurs articles de la Convention. Il ne conteste pas la recevabilité de la communication et fait observer que, si le requérant n’a pas saisi le Conseil pour la prévention et l’élimination de la discrimination et la promotion de l’égalité, ce dernier a néanmoins émis un avis consultatif appelant l’attention des tribunaux nationaux sur la nécessité de renverser la charge de la preuve et de faciliter l’interprétation de l’expression « exigences professionnelles essentielles », au sujet de laquelle la jurisprudence est muette. Le Bureau du Médiateur ajoute que les faits de l’affaire tels que l’auteur les a présentés font apparaître une présomption sérieuse de discrimination, et que l’entreprise mise en cause n’a pas démontré que l’intéressé n’avait pas été victime de discrimination fondée sur l’origine ethnique. Cela étant, il avance que, d’après la cour d’appel de Chisinau, plusieurs employés de différentes origines ethniques ont déclaré que la direction de l’entreprise était bienveillante et tolérante à l’égard de son personnel. Après avoir énoncé certains principes généraux qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à la discrimination, il rappelle la nécessité de codifier l’obligation d’informer les candidats de l’issue des procédures de recrutement et fait observer que les questionnaires d’embauche ne doivent pas comporter de questions sur l’origine ethnique.

4.4L’État partie rappelle la règle de l’épuisement des recours internes et fait observer qu’il ressort du dossier que la chambre pénale de la Cour suprême de justice s’est prononcée sur l’affaire, et que l’auteur n’a pas introduit de recours extraordinaire contre sa décision, alors que le droit du travail lui permettait pourtant de le faire. Il réaffirme qu’il est d’accord avec les organismes internationaux que la violence à motivation raciale porte atteinte à la dignité humaine et requiert une vigilance et des mesures particulières.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant larecevabilité et le fond

5.1Le 19 mars 2018, l’auteur a présenté des commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond de la communication. S’il se félicite des efforts déployés par l’État partie pour que différentes autorités nationales donnent un avis sur la situation qu’il a dénoncée, il constate néanmoins avec préoccupation que le Conseil pour la prévention et l’élimination de la discrimination et la promotion de l’égalité, l’autorité la plus compétente en matière de discrimination, n’a pas été invité à exprimer ses vues, tandis que le Bureau du Procureur général a été consulté alors que le dossier ne comporte aucun aspect pénal.

5.2En ce qui concerne la recevabilité, l’auteur commence par souligner que, contrairement à ce qu’affirme l’État partie, la chambre pénale de la Cour suprême de justice ne s’est pas prononcée dans l’affaire, et que, étant donné qu’il a engagé une procédure civile, le recours extraordinaire auquel l’État partie fait référence, qui n’est disponible que dans les affaires pénales, ne lui était pas ouvert.

5.3En ce qui concerne le fond, l’auteur avance que les tribunaux nationaux ont mal interprété la notion d’« exigence professionnelle essentielle et déterminante » dont l’existence est susceptible de justifier la non-embauche d’un candidat. Il rappelle qu’il a postulé à un emploi de serveur, qu’aucune exigence de ce type n’était mentionnée dans la définition d’emploi et que l’entreprise mise en cause n’a pas tiré argument de l’existence de pareille exigence au cours de la procédure judiciaire. Le tribunal du district central de Chisinau a donc eu tort de conclure qu’Andy’s Pizza avait refusé de l’embaucher parce qu’il ne remplissait pas les conditions requises. En outre, l’auteur réaffirme que les mécanismes établis pour veiller à la bonne application des lois antidiscrimination ne sont pas efficaces, comme le montre clairement le fait que l’entreprise mise en cause n’a pas été tenue de prouver que la différence de traitement était justifiée alors que l’obligation de renverser la charge de la preuve une fois qu’une présomption sérieuse de discrimination est établie exigeait pourtant qu’elle le fasse. De surcroît, l’auteur soutient que le tribunal du district central de Chisinau a retenu contre lui le fait qu’il n’avait fourni aucune preuve de son origine rom. Enfin, il conteste l’argument du Ministère selon lequel il n’a pas été victime de discrimination parce que la procédure d’embauche a été menée conformément au règlement interne de l’entreprise, qui interdit la discrimination. Il fait observer que l’entreprise n’a pas présenté le règlement en question comme élément de preuve devant les tribunaux nationaux.

Renseignements émanant de tiers

6.1Le 9 mars 2018, le Groupe de travail des communications, agissant au nom du Comité, a décidé d’admettre des écritures du centre de ressources juridiques de Moldova, à condition qu’elles soient présentées par l’intermédiaire de l’une des parties.

6.2Le 7 août 2018, par l’intermédiaire du conseil de l’auteur, le Centre de ressources juridiques de Moldova a présenté au Comité des écritures dans lesquelles il décrit ses principales activités et explique que, si la formation des juges en République de Moldova comporte des lacunes, la pratique judiciaire du pays évolue néanmoins dans un sens positif, soulignant que les dispositions de loi relatives à la non-discrimination n’ont été adoptées que récemment. En ce qui concerne le cas de l’auteur, le Centre de ressources juridiques de Moldova soutient que la manière dont le tribunal a apprécié les éléments de preuve montre qu’il existe un problème de compréhension à l’échelle du système quant aux règles relatives à la charge de la preuve à appliquer dans les affaires de discrimination. Le Centre souligne que le tribunal de première instance a retenu contre le requérant le fait qu’il n’avait pas fourni d’autre élément que ses déclarations pour apporter la preuve de son origine ethnique alors qu’il est contraire aux normes internationales d’exiger que cette preuve soit faite. De surcroît, les tribunaux n’ont pas estimé que le fait que l’entreprise mise en cause n’avait pas fourni le questionnaire de candidature rempli par l’auteur faisait naître une présomption de discrimination. L’auteur avait une copie du document, mais elle a été jugée irrecevable faute d’avoir été déposée dans les délais. En outre, les tribunaux ont tiré des conclusions déraisonnables du fait que l’auteur n’avait pas saisi le Conseil pour la prévention et l’élimination de la discrimination et la promotion de l’égalité et qu’il n’avait pas demandé aux tribunaux d’ordonner à l’entreprise de l’employer, mais qu’il avait plutôt demandé à se voir accorder des dommages-intérêts. Par ailleurs, le Centre de ressources juridiques de Moldova trouve problématique que les tribunaux aient accordé un grand crédit aux témoignages d’employés de l’entreprise sans tenir compte du fait que, dans le cas de l’auteur, trois facteurs entraient simultanément en ligne de compte, à savoir l’origine ethnique, l’âge et le sexe, et qu’un jeune Rom cherchant un emploi au bas de l’échelle supposant un contact direct avec les clients était particulièrement vulnérable. En outre, les tribunaux n’ont pas demandé à l’entreprise de justifier la différence de traitement entre les candidats, différence qui l’a conduite à faire immédiatement une offre au candidat non rom et à ne pas donner suite à la candidature de l’auteur.

6.3Le 20 novembre 2018, le Comité a transmis les écritures du Centre de ressources juridiques de Moldova à l’État partie, qui n’a pas présenté d’observations à leur sujet.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale doit déterminer si la communication est recevable au regard de l’article 14 (par. 7 a)) de la Convention.

7.2Le Comité note que l’auteur a soumis sa communication le 30 juin 2016, c’est-à-dire dans les six mois à compter de la date à laquelle la décision de la Cour suprême de justice lui a été signifiée, le 22 janvier 2016. Il note également que l’État partie n’a pas allégué que la communication n’était pas recevable pour non-respect des délais. Partant, il estime que l’auteur a respecté le délai de six mois prévu à l’article 14 (par. 5) de la Convention.

7.3En application de l’article 91 (al. c)) de son règlement intérieur, le Comité doit s’assurer que la communication est compatible avec les dispositions de la Convention. À cet égard, il note que les faits qui font l’objet de la communication se sont déroulés en novembre 2012, et donc avant l’entrée en vigueur de l’article 14 pour l’État partie, le 8 mai 2013. Toutefois, il note également que les tribunaux nationaux se sont prononcés les 27 juin 2014, 22 janvier 2015 et 16 septembre 2015. Or, il est d’accord avec d’autres comités sur le fait que les décisions des autorités judiciaires nationales doivent être considérées comme participant des faits de l’affaire lorsqu’elles sont l’aboutissement de procédures qui sont directement liées aux comportements, actes ou omissions qui ont donné lieu à la violation et qui sont susceptibles de remédier à la violation alléguée. Le fait qu’une décision soit rendue après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie concerné ne fait pas obstacle à la recevabilité de la communication au regard de l’article 91 (al. c)) du Règlement intérieur du Comité étant donné que, dans le cadre des procédure internes, les juridictions nationales ont la possibilité d’examiner les griefs soulevés, de mettre fin aux violations alléguées et, éventuellement, d’accorder réparation au demandeur. En tout état de cause, en l’espèce, les violations invoquées par l’auteur semblent en grande partie liées aux déficiences des voies de recours offertes par l’État partie, à savoir l’examen de sa plainte pour discrimination par les juridictions civiles et les décisions judiciaires subséquentes rendues en 2014 et 2015, qui n’ont pas appliqué les normes antidiscriminatoires et ont perpétué le traitement illégal auquel l’aurait soumis un employeur privé. Le Comité note que la procédure civile engagée par l’auteur a permis aux tribunaux nationaux d’examiner dans le détail les éléments de preuve disponibles et les allégations de violation afin d’offrir réparation à l’intéressé, selon qu’il convenait. Compte tenu de ce qui précède, il ne saurait déclarer la communication irrecevable au regard de l’article 91 (al. c)) de son règlement intérieur.

7.4Enfin, le Comité note que, selon l’État partie, l’auteur n’a pas épuisé tous les recours disponibles car il n’a pas introduit de recours extraordinaire contre la décision de la chambre pénale de la Cour suprême de justice. Il note également, toutefois, que l’auteur soutient que c’est non pas la chambre pénale, mais la chambre civile de la Cour suprême de justice qui a statué sur sa plainte, et que le recours extraordinaire auquel l’État partie fait référence n’est disponible que dans les affaires pénales. Constatant que cet argument est étayé par les pièces fournies aux tribunaux internes, le Comité estime que, même à supposer qu’il soit effectif, le recours en question n’était pas pour l’auteur un recours disponible au regard de l’article14 (par. 7) de la Convention.

7.5Ne voyant aucun obstacle à la recevabilité de la communication, le Comité la déclare recevable et passe à son examen au fond.

Examen au fond

8.1Conformément à l’article 14 (par. 7 a)) de la Convention et à l’article 95 de son règlement intérieur, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations et de tous les éléments de preuve que lui ont communiqués les parties.

8.2Le Comité note que la première question à examiner est celle de savoir si, en rejetant la demande de l’auteur, l’État partie a violé l’obligation de protéger l’auteur contre la discrimination fondée sur l’origine ethnique mise à sa charge par l’article 5 (al. e) i)) de la Convention. La deuxième question est celle de savoir si l’examen de cette décision par les tribunaux a porté atteinte à l’article 6 de la Convention.

8.3Selon l’article 5 (al. e) i)) de la Convention, les États parties s’engagent à interdire et à éliminer la discrimination raciale sous toutes ses formes et à garantir à chacun le droit au travail, sans distinction de race, de couleur ou d’origine nationale ou ethnique. Le Comité rappelle sa recommandation générale no 27 (2000) et note qu’une législation efficace interdisant la discrimination dans l’emploi et toutes les pratiques discriminatoires sur le marché du travail à l’égard des membres des communautés roms, y compris les procédures de recrutement, est nécessaire, de même qu’une protection efficace des victimes potentielles contre de telles pratiques. À cet égard, le Comité note avec préoccupation l’observation de l’État partie selon laquelle le recrutement s’est fait sur la base de critères non discriminatoires clairement définis et applicables à l’échelle de l’entreprise tout entière et que son issue doit donc être réputée légitime. Le Comité précise que les obligations découlant de l’article5 (al.e)i)) ne sont pas remplies simplement en prévoyant un cadre législatif et réglementaire contre la discrimination raciale dans l’accès à l’emploi, mais incluent l’obligation de prévoir un contrôle effectif de la mise en œuvre de politiques d’embauche non discriminatoires dans la pratique. Toutefois, les griefs présentés et étayés devant le Comité soulèvent principalement des questions liées à la protection et aux recours effectifs contre la discrimination raciale et seront donc examinés uniquement au regard de l’article 6 de la Convention.

8.4Aux termes de l’article 6, « les États parties assureront à toute personne soumise à leur juridiction une protection et une voie de recours effectives, devant les tribunaux nationaux et autres organismes d’État compétents, contre tous actes de discrimination raciale qui, contrairement à la présente Convention, violeraient ses droits individuels et ses libertés fondamentales » (en anglais, « States Parties shall assure to everyone within their jurisdiction effective protection and remedies, through the competent national tribunals and other State institutions, against any acts of racial discrimination which violate his human rights and fundamental freedoms contrary to this Convention »). Si, interprétée littéralement, la version anglaise de cette disposition semble indiquer qu’il faut que l’acte de discrimination raciale soit établi pour que la victime ait droit à une protection et à une voie de recours, le Comité note que l’État partie doit garantir la détermination de ce droit par les institutions et les tribunaux nationaux, et que cette garantie ne servirait à rien si elle ne s’appliquait pas dans les circonstances où la violation n’a pas encore été établie. Bien que l’État partie ne puisse pas être raisonnablement tenu de garantir la détermination des droits consacrés par la Convention lorsqu’il est saisi d’une plainte dénuée de fondement, l’article 6 de la Convention prévoit que toutes les victimes présumées ont droit à une protection dès lors que leur demande est recevable au regard de la Convention. Compte tenu de ces considérations, le Comité passe à l’examen des griefs formulés par le requérant au titre de l’article 6.

8.5Le Comité note que l’auteur, qui est d’origine rom, soutient que, en 2012, sa candidature à un emploi de serveur a été rejetée par une chaîne de restaurants, ce que l’État partie ne conteste pas. Il note en particulier que l’auteur avance que ce rejet l’a conduit à saisir les tribunaux nationaux d’une plainte faisant apparaître une présomption sérieuse de discrimination raciale et qu’il incombait donc à l’entreprise mise en cause de fournir des arguments raisonnables et convaincants venant justifier l’inégalité de traitement dont il avait fait l’objet. Cela étant, le Comité note aussi que l’État partie conteste les allégations de l’auteur, principalement au motif que les tribunaux nationaux ont examiné l’affaire et conclu que les éléments fournis par l’intéressé ne suffisaient pas à prouver la discrimination. Enfin, il constate que l’État partie n’a pas expressément abordé la question du caractère effectif des recours judiciaires et, en particulier, celle du renversement de la charge de la preuve.

8.6Aux fins de déterminer si l’auteur a eu accès à un recours effectif devant les tribunaux nationaux, comme l’exige l’article 6 de la Convention, le Comité rappelle d’abord sa jurisprudence, dont il ressort que les personnes qui se disent victimes de discrimination raciale ne sont pas tenues de démontrer l’existence d’une intention discriminatoire à leur égard. Le Comité est conscient du fait que la législation de l’État partie prévoit le renversement de la charge de la preuve dans les affaires de discrimination et que, selon l’auteur, les tribunaux nationaux n’ont pas appliqué les lois pertinentes dans le respect de la Convention. À cet égard, le Comité prend note de l’argument de l’auteur selon lequel le tribunal du district central de Chisinau a retenu contre lui le fait que, à part une déclaration de sa main, il n’avait fourni aucun élément pour faire la preuve de son origine ethnique. Le Comité rappelle que la détermination de l’appartenance d’une personne à tel ou tel groupe ethnique ou racial doit, « sauf justification du contraire, être fondée sur la manière dont s’identifie lui-même l’individu concerné ».

8.7Par ailleurs, le Comité note que l’auteur soutient que les tribunaux nationaux ont accordé trop de poids au fait que, à titre de réparation, il a demandé à se voir accorder des dommages-intérêts plutôt qu’à se faire embaucher. Le Comité constate que la conclusion selon laquelle cette demande montrait que l’auteur n’avait jamais eu l’intention de travailler pour l’entreprise mise en cause procédait selon toute apparence d’une simple hypothèse et a nui à la cause de l’intéressé. Il souligne que le choix d’un recours donné ne doit pas influer sur l’examen d’une plainte pour discrimination, même dans les cas où la victime présumée ne souhaite plus travailler pour l’entreprise concernée.

8.8De surcroît, le Comité constate avec préoccupation que les tribunaux nationaux ont estimé que la décision de l’auteur de ne pas saisir le Conseil pour la prévention et l’élimination de la discrimination et la promotion de l’égalité confirmait qu’il n’y avait pas vraiment eu discrimination. Il fait néanmoins observer que le choix d’une voie de recours qui aurait pu permettre d’obtenir non seulement un jugement déclaratoire, mais aussi une indemnisation ne saurait jouer contre l’auteur.

8.9Enfin, le Comité constate qu’il ressort des documents fournis dans le cadre des procédures internes que, outre qu’ils n’ont pas exigé de l’entreprise mise en cause qu’elle justifie la différence de traitement dénoncée par l’auteur en expliquant pourquoi elle n’avait pas embauché l’intéressé, en dépit de l’avis consultatif du Conseil pour la prévention et l’élimination de la discrimination et la promotion de l’égalité, appelant l’attention des tribunaux nationaux sur la nécessité de renverser la charge de la preuve et donnant des orientations concernant l’interprétation de l’expression « exigences professionnelles essentielles », les tribunaux se sont largement appuyés sur les témoignages d’employés qui ont déclaré que leur environnement de travail quotidien était exempt de toute discrimination. Or, le Comité trouve cela préoccupant étant donné que ces personnes sont d’origine ethnique, d’âge et de sexe différents de ceux de l’auteur et ne se trouvaient donc pas nécessairement dans une situation identique à celle de l’intéressé, d’autant qu’elles n’occupaient pas le même emploi que celui pour lequel il avait postulé, et que les informations qu’elles ont fournies n’auraient pas permis de faire apparaître l’existence d’une éventuelle « intersectionnalité » et de « hiérarchies ethniques » sur le marché du travail, comme l’ont démontré des expériences comparatives sur le terrain en Europe, et sous-estiment la possibilité que la discrimination soit un comportement ponctuel survenant dans des circonstances bien particulières, ou qu’elle soit même fondée sur plusieurs motifs, plutôt qu’une pratique systématique, à plus forte raison sachant que l’entreprise mise en cause n’avait pas précisément expliqué pour quelles raisons elle avait rejeté la candidature de l’auteur. Enfin, le Comité rappelle que cette approche ne permet pas de bien comprendre les problèmes et les préjugés auxquels la communauté rom continue de se heurter dans l’État partie, comme cela a été établi dans les observations finales du Comité concernant la République de Moldova publiées en 2011 et 2017, ainsi que dans de nombreux rapports d’autres organes internationaux et régionaux de défense des droits de l’homme.

8.10Le Comité rappelle que, si on ne peut raisonnablement exiger de l’État partie qu’il garantisse la détermination des droits consacrés par la Convention même lorsqu’il est saisi d’une plainte dénuée de fondement, l’article 6 prévoit que toutes les victimes présumées ont droit à une protection dès lors que leur demande est recevable au regard de la Convention. Compte tenu de ce qui précède, le Comité estime que, en l’espèce, l’auteur a présenté une plainte fondée et a néanmoins eu la charge, disproportionnée, de faire la preuve de l’intention discriminatoire de l’entreprise mise en cause. Bien que la législation nationale prévoie le renversement de la charge de la preuve, les mesures prises par l’État partie face aux allégations de discrimination raciale ont été à ce point inefficaces qu’elles n’ont pas permis d’offrir à l’auteur une protection appropriée et l’accès à un recours utile et à une réparation effective, notamment sous la forme de mesures de satisfaction, contrairement au droit interne et à l’article 6 de la Convention. En conséquence, le Comité conclut que les droits que l’auteur tient de l’article 6 de la Convention ont été violés.

8.11Compte tenu de ce qui précède, le Comité n’estime pas nécessaire d’examiner séparément les griefs soulevés par l’auteur au titre des articles 5 (al. e) i)) et 7 de la Convention, lus conjointement avec l’article 2 (par. 1) d)).

9.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 14 (par. 7 a)) de la Convention, est d’avis que les faits dont il est saisi font apparaître une violation, par l’État partie, de l’article 6 la Convention.

10.Le Comité recommande que l’État partie présente des excuses à l’auteur et accorde à celui-ci une indemnisation adéquate pour le préjudice matériel et moral causé par la violation susmentionnée de la Convention. Il recommande également que l’État partie prenne des mesures pour faire appliquer pleinement sa législation antidiscrimination, et notamment : a) qu’il forme les juges à la législation antidiscrimination, en vue de garantir, entre autres choses, que le principe du renversement de la charge de la preuve soit dûment respecté ; b) qu’il fournisse des informations claires sur les recours internes disponibles en cas de discrimination raciale ; et c)qu’il renforce le contrôle des normes de travail antidiscrimination. En outre, l’État partie est prié de diffuser largement le présent avis du Comité, y compris auprès des organes judiciaires, et de le faire traduire dans sa langue officielle.

11.Le Comité prie l’État partie de lui soumettre, dans un délai de quatre-vingt-dix jours, des renseignements sur les mesures qu’il aura prises pour donner effet au présent avis.