Nations Unies

CCPR/C/126/D/2699/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

25 novembre 2019

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2699/2015 * , ** , ***

Communication présentée par :

Semen Sbornov (représenté par un conseil, Sergei Romanov)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

Fédération de Russie

Date de la communication :

22 juin 2015 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité (devenu l’article 92), communiquée à l’État partie le 7 décembre 2015 (non publiée sous forme de document)

Date d es constatations :

25 juillet 2019

Objet :

Torture ; auto-incrimination sous la contrainte

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes (recours en cassation en Fédération de Russie)

Question(s) de fond :

Torture ; aveux forcés

Article(s) du Pacte :

7, lu seul et conjointement avec 2 (par. 3), et 14 (par. 3 g))

Article(s) du Protocole facultatif :

5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est Semen Sbornov, de nationalité russe, né en 1983. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient de l’article 7, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, et du paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 1er janvier 1992. L’auteur est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 22 janvier 2013, l’auteur a été arrêté par trois policiers. Il était soupçonné d’avoir infligé des blessures physiques graves à une personne, qui était décédée des suites de ces blessures. L’auteur a été conduit au poste de police de Kstovo, où il a été battu. Le 24 janvier 2013, le groupe d’enquête de la section de Kstovo du Comité d’enquête de la Fédération de Russie a reçu des déclarations confirmant que l’auteur avait été battu par la police. Le 4 février 2013, un enquêteur a refusé d’ouvrir une action pénale à ce sujet en raison de l’absence de corpus delicti.

2.2Le 22 mai 2013, l’auteur a écrit à l’organisation non gouvernementale « Comité contre la torture », alléguant avoir été victime à plusieurs reprises de violences policières et sollicitant une aide juridictionnelle.

2.3Le 8 août 2013, le procureur adjoint de la ville de Kstovo a annulé la décision de l’enquêteur en date du 4 février 2013, ayant décidé que l’enquête menée par l’enquêteur principal au sujet de la plainte déposée le 24 janvier 2013 avait été incomplète et insuffisante. Il a ordonné une nouvelle enquête. Le 15 août 2013, un enquêteur principal de la section de Kstovo du Comité d’enquête de la Fédération de Russie a refusé d’ouvrir une action pénale. Le 15 octobre 2013, le procureur adjoint de la région de Nijni-Novgorod a annulé la décision du 15 août 2013 au motif qu’elle était illégale et sans fondement.

2.4Le 23 novembre 2013, un enquêteur principal de la section de Kstovo du Comité d’enquête de la Fédération de Russie a refusé d’ouvrir une action pénale en l’absence de corpus delicti. L’enquêteur a fondé sa décision sur les déclarations des fonctionnaires de police du Service de police judiciaire du Département des affaires intérieures de la région de Nijni-Novgorod, selon lesquelles aucune méthode d’enquête illégale n’avait été utilisée contre l’auteur, et sur le contenu des comptes rendus médicaux.

2.5Le 10 avril 2014, un recours a été formé devant le tribunal municipal de Kstovo (région de Nijni-Novgorod) contre la décision de refus d’ouverture d’une action pénale en date du 23 novembre 2013. Le 24 avril, le tribunal municipal a rejeté le recours.

2.6L’auteur affirme qu’il a été battu, en violation de l’article 7 du Pacte. Il a été arrêté le 22 janvier 2013 parce qu’il était soupçonné d’avoir infligé des blessures physiques ayant entraîné la mort. Il a été battu au poste de police. L’auteur affirme qu’un policier du nom de V. a fermé la porte tandis qu’un autre agent commençait à lui donner des coups de pied aux bras et aux pieds. Après cela, il a été menotté et attaché fermement à l’aide d’une corde dans une position très inconfortable pendant une heure et demie. Pendant ce temps, V. lui a donné des coups de pied dans le dos et dans la région des reins, tout en lui demandant de s’avouer coupable. En conséquence, l’auteur a subi un préjudice moral et a souffert de douleurs physiques dans le dos, aux bras et à la tête. Plus tard, il a été conduit devant l’enquêteur B., qui ne l’a pas interrogé. Au lieu de l’interroger, B. a ajouté au compte rendu les explications écrites et les documents fournis par V. L’avocat appelé par B. n’a pas donné son identité à l’auteur et a contresigné tous les documents produits par l’enquêteur sans les avoir lus. L’auteur, effrayé et craignant pour sa vie, a également contresigné tous les documents.

2.7Le 23 janvier 2013, un avocat désigné par l’organe d’enquête a ignoré les déclarations de l’auteur concernant la présence de marques de coups sur sa tête. L’auteur a ensuite été libéré, mais lorsqu’il est arrivé au domicile de ses parents, son état de santé s’est détérioré et sa mère a appelé une ambulance. L’auteur a signalé aux secours qu’il avait subi des violences policières. Plus tard, un policier est venu et a enregistré sa plainte.

2.8Le 23 janvier 2013 également, l’auteur a reçu un appel téléphonique de l’enquêteur B., qui lui demandait de se rendre au poste de police. Du fait de son mauvais état de santé, l’auteur ne s’y est toutefois pas rendu. Plus tard le même jour, il a été hospitalisé.

2.9Le 24 janvier 2013, les trois policiers qui l’avaient battu ont fait sortir l’auteur de l’hôpital et l’ont conduit au poste de police. Pendant le trajet, l’auteur a été battu et on lui a enjoint de retirer sa plainte contre la police ; il a été forcé d’accepter. Au poste de police, un procès-verbal officiel d’arrestation a été établi et l’auteur a été placé dans des locaux de détention temporaire. On lui a demandé de signer un document attestant que ses blessures étaient le résultat d’une chute.

2.10Au cours du procès pour le crime dont il était accusé, l’auteur s’est plaint, mais en vain, que l’organe d’enquête avait eu recours à la torture à son encontre.

2.11Le 7 mai 2014, le tribunal municipal de Kstovo a déclaré l’auteur coupable en vertu de l’article 111 du Code pénal (infliction volontaire de lésions corporelles graves) et l’a condamné à sept ans d’emprisonnement. Au cours du procès, une assistante médicale a certifié devant le tribunal que, le 23 janvier 2013, pendant son service, elle s’était rendue avec un collègue au domicile de l’auteur, qui se plaignait de maux de tête. L’auteur lui avait dit qu’il avait été battu par la police qui voulait le forcer à faire des aveux. Il avait été amené à l’hôpital afin d’être examiné par un chirurgien et avait été hospitalisé.

2.12Le 28 juillet 2014, la cour régionale de Nijni-Novgorod a confirmé, en appel, la peine infligée à l’auteur. Le 1er octobre 2014, un juge de la cour régionale a refusé d’ouvrir la procédure de cassation demandée par l’auteur le 12 septembre 2014. L’auteur estime donc que les recours internes ont été épuisés.

2.13Une représentante de l’organisation non gouvernementale « Comité contre la torture » a déclaré devant la Cour que, le 23 janvier 2013, elle était en service au moment où la mère de l’auteur avait appelé pour faire venir une ambulance. Lorsque l’équipe des secours était arrivée à l’adresse indiquée, l’auteur était allongé. Il se plaignait de maux de tête, de vertiges et de nausées. L’état de l’auteur a été confirmé par un auxiliaire médical, qui a ajouté que le visage de l’auteur était tuméfié. L’auteur fait référence également aux déclarations d’autres témoins, qui viennent étayer ses griefs concernant les coups qu’il aurait reçus.

2.14L’auteur indique qu’il a été consigné dans un certificat médical daté du 24 janvier 2013 qu’il souffrait de contusions des tissus mous de la tête et des membres supérieurs. Il a également été diagnostiqué comme étant en état d’ivresse. Un expert a conclu que les blessures que présentait l’auteur pouvaient avoir été causées par un objet contondant dur, ou à main nue. Il était plausible que les blessures datent du 23 janvier 2013.

2.15L’auteur indique que l’organisation non gouvernementale « Comité contre la torture » a conclu que, dans l’affaire le concernant, a) la police avait agi à titre officiel ; b) du fait d’actions illégales de la police, l’auteur avait subi un préjudice physique ; c) les violences lui avaient été infligées illégalement, ce que corroboraient le nombre et la nature des lésions ; d) les violences avaient été infligées dans le but d’obtenir des aveux forcés.

2.16L’auteur indique que, selon un arrêt de la Cour suprême en date du 10 septembre 2003, les principes et normes de droit international universellement reconnus et ceux découlant des instruments internationaux auxquels a adhéré la Fédération de Russie font partie intégrante de l’ordre juridique interne. Les droits de l’homme et les libertés qui découlent des principes et des normes du droit international et qui sont consacrés dans les instruments internationaux auxquels a adhéré la Fédération de Russie sont d’application directe sur le territoire de la Fédération de Russie. L’article 13 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants fait obligation à tout État partie d’assurer à toute personne qui prétend avoir été soumise à la torture sur tout territoire sous sa juridiction le droit de porter plainte devant les autorités compétentes dudit État, qui procéderont immédiatement et impartialement à l’examen de sa cause. De plus, des mesures seront prises pour assurer la protection du plaignant et des témoins contre tout mauvais traitement ou toute intimidation dont ils pourraient être l’objet en raison de la plainte déposée ou de toute déposition faite.

2.17L’auteur renvoie en outre à la jurisprudence du Comité contre la torture et de la Cour européenne des droits de l’homme dans des affaires de torture, et souligne que chaque plainte pour torture doit donner lieu à une enquête afin que les responsables soient sanctionnés. Dans son cas, cependant, les autorités n’ont pas mené sans tarder d’enquête approfondie sur ses allégations de torture. L’enquête menée n’était pas efficace et ne saurait être considérée comme indépendante ou impartiale. Dans ses observations finales concernant le cinquième rapport périodique de la Fédération de Russie, le Comité contre la torture s’est dit préoccupé par le fait que les autorités nationales ne menaient pas rapidement des enquêtes efficaces et indépendantes sur les allégations de torture (CAT/C/RUS/CO/5).

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que les droits qu’il tient de l’article 7 du Pacte lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 ont été violés étant donné que l’État partie est tenu d’assurer un recours utile dans les affaires de torture. L’auteur dit avoir été torturé par la police dans le cadre d’une enquête préliminaire. Les autorités de police et les tribunaux n’ont pas exclu des procédures les aveux qu’il avait faits sous la contrainte ; au contraire, elles les ont utilisés pour le déclarer coupable, en violation de l’article 7. L’État partie n’a pas mené d’enquête rapide et efficace et n’a pas assuré de recours utile contre la violation des articles 7 et 2 (par. 3).

3.2L’auteur affirme également que les droits qu’il tient du paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte ont été violés car la police l’a soumis à la torture pour le forcer à s’avouer coupable d’un crime qu’il n’avait pas commis. En dépit du fait que l’auteur s’était plaint que ses aveux avaient été obtenus sous la contrainte et que des témoins avaient confirmé ses blessures, le tribunal n’a pas correctement apprécié les allégations. Il s’ensuit que les aveux de l’auteur obtenus en violation du paragraphe 3 g) de l’article 14 ont servi à fonder sa culpabilité.

3.3L’auteur demande au Comité d’inviter l’État partie à prendre les mesures suivantes : lui assurer un recours utile en diligentant rapidement une enquête approfondie et efficace sur ses allégations de torture ; veiller à ce que les responsables soient poursuivis et sanctionnés ; faire en sorte que l’affaire pénale le concernant soit à nouveau examinée, dans le cadre d’un nouveau procès assorti de toutes les garanties d’un procès équitable ; lui accorder réparation des tortures subies, de la détention et l’arrestation illégales, et de la violation des garanties d’un procès équitable, y compris sous la forme d’une indemnisation et de mesures de réadaptation ; mettre en place un mécanisme d’enquête indépendant et efficace sur les allégations de torture, conformément aux Principes relatifs aux moyens d’enquêter efficacement sur la torture pour établir la réalité des faits. L’auteur prie également le Comité de recommander à l’État partie de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une note verbale datée du 20 avril 2016, l’État partie a soumis ses observations concernant la recevabilité de la communication.

4.2Dans ces observations, l’État partie fait valoir qu’en vertu de l’article 401 du Code de procédure pénale, une décision judiciaire passée en force de chose jugée peut faire l’objet d’un recours en cassation. Conformément à l’article 401.2 du Code, le recours peut être formé devant le présidium de la Cour suprême de la République, une cour territoriale ou régionale, le tribunal d’une ville d’importance fédérale, le tribunal de la région autonome, le tribunal du district autonome ou le Collège judiciaire des affaires pénales de la Cour suprême de la Fédération de Russie.

4.3En ce qui concerne l’utilité des recours en cassation, l’État partie renvoie à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Abramyan et autres c. Russie, dans laquelle la Cour a conclu que la procédure de cassation devant les cours régionales et la Cour suprême en matière civile introduite par une réforme du Code de procédure civile (loi no 353-FZ), entrée en vigueur le 1er janvier 2012, était une voie de recours que devaient épuiser les personnes qui souhaitaient la saisir d’une requête.

4.4L’État partie note qu’en l’espèce, l’auteur n’a pas formé de recours en cassation devant la Cour suprême de la Fédération de Russie contre le jugement du tribunal municipal de Kstovo en date du 24 avril 2014 ou contre l’arrêt de la cour régionale de Nijni‑Novgorod. L’avocat de l’auteur n’a formé de recours dans le cadre de la procédure de cassation que devant la cour régionale de Nijni-Novgorod laquelle, le 1er octobre 2014, a refusé de transmettre le dossier concernant l’auteur pour examen dans le cadre de la procédure de cassation.

4.5En outre, l’État partie souligne que l’analyse du dossier pénal de l’auteur n’a pas montré que les tribunaux avaient apprécié les éléments de preuve de manière arbitraire, qu’ils avaient commis une erreur manifeste ou que le procès dans son ensemble était inéquitable. Le tribunal de première instance a examiné les allégations de la défense concernant les pressions physiques que les forces de l’ordre auraient exercées contre l’auteur. Il a conclu que ces allégations n’étaient pas fondées.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Le 11 juillet 2016, l’auteur a présenté ses commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité de la communication.

5.2L’auteur dit que le 10 avril 2014, il a saisi le tribunal municipal de Kstovo d’un recours contre la décision du 23 novembre 2013 de l’organe d’enquête de ne pas ouvrir d’action pénale. Le 24 avril 2014, le tribunal municipal de Kstovo a rejeté ce recours. Dans le cadre de la procédure pénale le concernant, l’auteur a formé un recours auprès de la cour régionale de Nijni-Novgorod, qui l’a rejeté le 5 juin 2014. Le 28 juin 2014, le collège judiciaire des affaires pénales de la cour régionale de Nijni-Novgorod a examiné les recours formés par l’auteur et son conseil mais les a rejetés.

5.3Dans une décision datée du 1er octobre 2014, le juge de la cour régionale de Nijni‑Novgorod a refusé d’accéder à la demande de l’auteur du 12 septembre 2014 d’examiner en cassation l’arrêt rendu en appel par la cour régionale le 28 juin 2014.

5.4L’auteur signale que le 7 mai 2014, le tribunal municipal de Kstovo l’a déclaré coupable en vertu de l’article 111 du Code pénal et l’a condamné à sept ans d’emprisonnement. Le 28 juillet 2014, la chambre criminelle de la cour régionale de Nijni‑Novgorod a examiné un nouveau recours formé par l’auteur et son avocat, mais l’a rejeté. La décision du 7 mai 2014 est donc passée en force de chose jugée.

5.5L’auteur indique que le refus du tribunal municipal de Kstovo, le 24 avril 2014, de transmettre son recours pour examen dans le cadre de la procédure de cassation et le jugement d’appel de la cour régionale de Nijni-Novgorod en date du 5 juin 2014 étaient fondés sur le fait que les allégations de recours à la violence contre l’auteur par la police avaient été examinées en première instance et rejetées. Par conséquent, l’auteur estime que saisir la Cour suprême de la Fédération de Russie n’aurait manifestement donné aucun résultat puisque son recours en cassation a été rejeté en tout état de cause.

5.6En ce qui concerne les observations de l’État partie relatives à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme en date du 12 mai 2015 dans l’affaire Abramyan et autres c. Russie , l’auteur signale que le 19 avril 2016, dans l’affaire Kashlan c. Russie  (requête no 60189/15), la Cour a conclu que le recours en cassation tel que prévu par la loi révisée no 518-FZ n’était pas une voie de recours qui devait être épuisée aux fins du paragraphe 1 de l’article 35 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. L’utilisation de ce recours n’est pas prise en compte dans le calcul du délai de dépôt de plainte devant la Cour européenne des droits de l’homme.

5.7L’auteur indique également que, selon la jurisprudence du Comité, si un État partie estime que les recours internes n’ont pas été épuisés, il devrait fournir des informations précises sur l’utilité du recours en question.

5.8En l’espèce, l’État partie indique seulement que l’auteur n’a pas saisi la Cour suprême,sans tenir compte du fait que le précédent recours en cassation de l’auteur a été rejeté.

5.9L’auteur estime qu’il ne disposait plus de recours utile après le rejet de son recours en cassation. Il considère donc qu’il a épuisé tous les recours internes disponibles.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Dans une note verbale datée du 25 juillet 2016, l’État partie a fait part de ses observations sur le fond de la communication. Il explique que le tribunal de première instance a décidé d’accorder une place centrale aux déclarations faites par l’auteur au cours de l’enquête préliminaire lorsqu’il était interrogé en tant qu’accusé, ainsi qu’aux informations fournies par un témoin, car leurs déclarations respectives étaient concordantes et complètes et ne présentaient pas de contradictions majeures. L’État partie indique également que ces déclarations ont été faites peu de temps après les faits incriminés et en présence d’un avocat de la défense. En outre, avant d’être entendu, l’auteur a été informé de ses droits et notifié du fait que ses déclarations pourraient être utilisées contre lui en cas de future rétractation. Les déclarations de l’auteur étaient cohérentes. En outre, elles étaient conformes aux conclusions de l’examen médico‑légal concernant la nature des lésions corporelles de la victime et leur origine, aux dépositions des témoins et aux autres éléments de preuve figurant dans le dossier. À l’audience, l’auteur a expliqué qu’il avait fait des aveux sous la contrainte, mais le tribunal avait considéré ces dires d’un œil critique. Pour appuyer ses griefs, l’auteur a cité les déclarations de plusieurs témoins et les comptes rendus médicaux des services d’urgence et de son hospitalisation.

6.2Après avoir analysé les éléments de preuve, le tribunal a conclu qu’il ne pouvait pas confirmer la version des événements présentée par la défense concernant les brutalités policières dont l’auteur aurait fait l’objet, étant donné qu’aucun des témoins n’y avait assisté. Les témoins n’avaient eu connaissance des lésions qu’à travers les explications que leur avait données l’auteur, et leurs témoignages se contredisaient. Plusieurs témoins ont affirmé avoir vu l’auteur le visage tuméfié les 23 et 24 janvier 2013. L’ensemble du personnel médical présent dans l’ambulance, en revanche, a confirmé que l’auteur ne présentait aucune lésion apparente.

6.3L’ex-épouse de l’auteur a confirmé que le 18 janvier 2013 elle avait donné naissance à une fille. Elle parlait chaque jour à l’auteur par téléphone et il était prévu qu’il vienne la chercher à sa sortie de l’hôpital. Lors d’une première conversation le 23 janvier 2013, l’auteur n’avait pas mentionné avoir subi des brutalités policières. Ce n’est qu’au cours d’une deuxième conversation téléphonique plus tard le même jour que l’auteur lui avait dit qu’il avait été battu par la police et qu’il ne pourrait pas être présent pour sa sortie de l’hôpital. Au tribunal, l’auteur n’a pas pu expliquer pourquoi il n’avait pas parlé des brutalités à sa femme durant leur première conversation téléphonique.

6.4Plusieurs témoins ont déclaré que le 23 janvier 2013 l’auteur s’était plaint de maux de tête dus à des coups. Au tribunal, cependant, l’auteur a dit qu’il ignorait pourquoi il s’était senti mal et qu’il pensait que c’était dû à sa consommation d’alcool. Cela corrobore les informations consignées dans le dossier rempli lors de l’admission de l’auteur à l’hôpital le 23 janvier 2013, où il est fait mention d’un état d’ivresse. En outre, l’auteur a déclaré que le 24 janvier 2013, étant ivre, il avait accepté la suggestion d’un dénommé K. d’incriminer les policiers.

6.5Dans sa déposition, K. a affirmé qu’il n’avait pas suggéré à l’auteur d’aller voir la police. De plus, K. n’avait pas vu la police exercer de pressions sur l’auteur ou lui infliger des blessures physiques le 23 janvier 2013. Selon ce dont K. avait été témoin, la police n’avait pas eu recours à la violence et l’auteur avait fait ses déclarations volontairement, en présence d’un avocat.

6.6Au tribunal, l’auteur a confirmé qu’il n’avait pas été battu ni soumis à des violences pendant l’enquête. Au cours des interrogatoires, il n’avait jamais déclaré avoir été battu dans le but d’obtenir des aveux de culpabilité. Selon l’auteur, l’affirmation selon laquelle K. l’avait battu et lui avait conseillé d’écrire à la police pour dire qu’il avait avoué sous la contrainte est fausse. L’auteur a également expliqué que les interrogatoires auxquels il avait été soumis en tant que suspect ou accusé avaient été menés en présence d’un avocat, mais qu’il n’avait jamais parlé à l’avocat de pressions que la police aurait exercées sur lui.

6.7Le 23 novembre 2013, un enquêteur principal a refusé d’ouvrir une action pénale contre les policiers dans l’affaire concernant l’auteur, en raison de l’absence de corpus delicti. D’après la décision de l’enquêteur, l’agent qui a enregistré les déclarations de l’auteur le 23 janvier 2013 avait été interrogé avec deux autres agents. Tous les trois avaient nié avoir utilisé des méthodes d’interrogatoire illégales contre l’auteur et avaient souligné le caractère volontaire des déclarations que celui-ci avait faites.

6.8La présence de lésions sur le corps de l’auteur, attestée par un expert le 5 novembre 2013, ne peut amener à conclure unilatéralement que des méthodes d’enquête illégales ont été utilisées pour contraindre l’auteur à s’avouer coupable. Les interrogatoires ont pris fin le 22 janvier 2013 à 16h10, mais les allégations n’ont pas été présentées avant le 24 janvier 2013. De plus, des témoins ont confirmé avoir vu l’auteur le visage tuméfié le 21 janvier 2013.

6.9Selon l’État partie, il n’y a pas eu violation du droit de l’auteur à un conseil. L’avocat qui a assisté l’auteur alors que celui-ci était interrogé en tant que suspect et accusé a confirmé que les interrogatoires avaient été menés dans le respect des dispositions du Code de procédure pénale et qu’aucun agent de police n’était présent lors de ces interrogatoires. De surcroît, l’auteur n’avait jamais demandé à être représenté par un autre avocat et aucun accord n’avait été conclu avec un autre avocat, et rien ne prouvait que l’auteur n’avait pas été bien représenté.

6.10L’État partie indique également que dans ses recours en cassation contre la décision du 7 mai 2014 et le jugement rendu en appel le 28 juillet 2014, l’auteur s’est plaint de ce que ses aveux avaient été obtenus par la force. Cependant, il a également demandé à être jugé au titre de l’article 109 du Code pénal et non au titre de l’article 111, admettant donc l’existence d’un lien de causalité entre ses actes et le décès de la victime.

6.11Compte tenu de ce qui précède, l’État partie considère que les tribunaux ont apparemment estimé à raison que le grief de l’auteur concernant l’utilisation à son encontre de méthodes illégales constituait une stratégie de défense de sa part. Par conséquent, l’État partie considère qu’il n’y a eu en l’espèce aucune violation de l’un quelconque des droits de l’auteur.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant le fond

7.1Le 28 septembre 2016, l’auteur a fait part de ses commentaires sur les observations de l’État partie concernant le fond. Il indique tout d’abord que les seuls témoins oculaires des brutalités dont il a fait l’objet étaient les policiers qui les lui ont infligées, et que leurs dépositions doivent être considérées d’un œil critique puisqu’ils ont un intérêt dans cette affaire. Par ailleurs, de nombreux éléments de preuve, notamment plusieurs dépositions de témoins et les résultats d’expertises, montrent que le récit des faits donné par l’auteur, notamment en ce qui concerne le recours à la force à son égard, était véridique et qu’une enquête en bonne et due forme aurait dû être menée.

7.2Selon l’auteur, le policier V. a fermé la porte du bureau et un autre agent a commencé à le frapper à coups de batte aux bras et aux pieds. Après cela, l’auteur a été menotté et attaché à l’aide d’une corde et il est demeuré ainsi pendant une heure et demie. V. l’a frappé à coups de pied dans le dos et dans la région des reins tout en le pressant de s’avouer coupable. L’auteur souffrait physiquement et mentalement. Ne pouvant plus endurer ce traitement, il a signé des aveux écrits sous la dictée. Lorsqu’il est rentré au domicile de ses parents, sa mère a dû appeler une ambulance vu son mauvais état de santé. L’auteur a signalé au personnel médical qu’il avait reçu des coups et, le lendemain, l’inspecteur B. lui a demandé de se rendre au poste de police. Cependant, en raison de son état de santé, l’auteur ne s’y est pas rendu. Plus tard le même jour, il a été hospitalisé. Le 24 janvier 2013, trois policiers l’ont amené au poste de police. Il a de nouveau été battu. Il a été officiellement arrêté et contraint à confirmer par écrit que ses blessures étaient le résultat d’une chute.

7.3L’auteur affirme que ces faits peuvent être confirmés par le témoignage de plusieurs témoins. En ce qui concerne le témoin K., l’auteur relève que selon l’État partie, ce témoin ne lui aurait pas suggéré de contacter la police, n’aurait pas vu les agents de police le frapper et n’aurait pas vu ses blessures le 23 janvier 2013. L’auteur indique que K. a confirmé à l’organisation non gouvernementale « Comité contre la torture » que le 22 janvier 2013, de 10 heures à 12 heures, lui-même et l’auteur étaient dans le village de Zeletsino. Ils se sont rendus à l’épicerie du village et ont acheté divers produits. V. V. était au comptoir de la boutique. Ni K. ni l’auteur ne présentaient de lésions corporelles ni ne s’étaient plaints de problèmes de santé. Lorsqu’ils sont sortis, K. et l’auteur sont allés plus loin et ont vu une voiture étrangère de couleur rouge. Deux ou trois individus en civil en sont sortis. Ils se sont présentés à K. et à l’auteur en tant qu’officiers de police et ont dit qu’ils souhaitaient parler de l’affaire concernant P. (la personne décédée). K. et l’auteur ont été emmenés au poste de police. En chemin, les policiers ne les ont pas menacés et n’ont pas fait usage de violence. Lorsqu’ils sont arrivés au poste, les deux hommes ont été placés dans des bureaux séparés. Les policiers ont menotté K. les mains dans le dos, sous les genoux. Il ne pouvait pas voir ce qui se passait derrière lui. À un moment donné, les agents ont commencé à lui donner des coups de pied dans le dos, et cela a duré entre dix et vingt minutes. Plus tard, un policier non identifié est arrivé et lui a retiré les menottes.

7.4K. a ensuite été conduit au bureau de l’agent B., où se trouvait déjà l’auteur. K.affirme que le visage de l’auteur était alors tuméfié. L’auteur a demandé à K. de confirmer que P. lui devait 1 000 roubles et que c’était pour cette raison qu’il avait frappéP. K. a refusé de témoigner en ce sens et a été libéré. Selon l’auteur, K., qui a lui aussi subi des violences, a modifié sa déposition et a retiré sa plainte contre la police par peur.

7.5En ce qui concerne l’affirmation de l’État partie selon laquelle il ne s’est pas plaint au tribunal des brutalités et des menaces dont il avait fait l’objet pendant les interrogatoires, l’auteur dit qu’il s’est plaint des actes de torture directement au juge mais que celui-ci a rejeté sa plainte. Il ressort de la décision du tribunal en date du 7 mai 2014 qu’au cours du procès, l’auteur s’est plaint d’avoir été battu et a expliqué qu’il s’était avoué coupable sous la pression des policiers. Il a expliqué que trois policiers étaient présents mais qu’il n’avait retenu que le nom de V. Lors d’une confrontation avec K., l’auteur a confirmé qu’il avait avoué par peur des policiers présents. Sous la pression également, il avait signé ses aveux en présence d’un avocat.

7.6L’auteur prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la présence de lésions ne saurait à elle seule suffire à conclure que l’auteur a été torturé. Il dit que si une personne est amenée au poste de police en bonne santé mais présente des lésions lorsqu’elle en ressort, l’État partie a le devoir de donner une explication plausible quant à l’origine des blessures. S’il n’est pas en mesure de le faire, cela signifie que l’interdiction de la torture et autres traitements cruels a été violée.

7.7Jusqu’à son arrestation, l’auteur n’avait aucune blessure apparente et ne se plaignait pas de problèmes de santé. Lorsqu’il a quitté le poste de police, en revanche, il présentait des lésions à la tête et sur le corps. Ceci est confirmé par les déclarations de l’auteur et corroboré par les comptes rendus médicaux et par de nombreuses dépositions de témoins, y compris des médecins. Il est consigné dans le compte rendu médical no 53 du 24 janvier 2013 de l’hôpital régional central de Kstovo que les 23 et 24 janvier 2013, l’auteur a été hospitalisé au service de traumatologie avec le diagnostic de « contusions des tissus mous de la tête ». En outre, la décision du 23 novembre 2013 refusant l’ouverture d’une action pénale reprend les conclusions de l’expert N. datées du 5 novembre 2013. L’expert a conclu que les ecchymoses des tissus mous de la tête que présentait l’auteur résultaient d’un traumatisme qui pouvait avoir été causé par un objet contondant, ou bien à main nue ou par une batte. Les blessures pouvaient dater du 23 janvier 2013. L’auteur dit que s’il avait été amené au poste de police avec un tel traumatisme, cela aurait été consigné dans le procès‑verbal d’admission.

7.8Le dossier contient des données médicales objectives qui montrent que l’auteur a subi des lésions alors qu’il était sous la garde de la police. Ni l’enquêteur ni l’État partie dans sa réponse n’ont fourni d’éléments de preuve convaincants pouvant expliquer l’origine des lésions.

7.9Les dépositions des policiers dans lesquelles ceux-ci ont affirmé qu’il n’avait pas été fait usage de violence contre l’auteur sont contredites par les éléments de preuve. L’auteur souligne la gravité des lésions et le fait que le but recherché était d’obtenir des aveux. Il note également la nature des actes commis par les policiers, qui lui ont causé de graves douleurs et souffrances. Au vu de cela, l’auteur estime que le traitement décrit ci-dessus est assimilable à de la torture.

7.10Dans l’affaire concernant l’auteur, les autorités de police et les tribunaux n’ont pas évalué comme il se devait les allégations de torture. De surcroît, les tribunaux n’ont pas exclu des procédures ses aveux forcés, obtenus par la torture, mais les ont utilisés pour le déclarer coupable, en violation des dispositions de l’article 7 du Pacte. L’État partie n’a pas diligenté les investigations nécessaires sur les allégations de l’auteur, en violation de l’article 7 lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2. Il y a également eu violation des dispositions du paragraphe 3 g) de l’article 14 en ce que l’auteur a été forcé par la police, sous la torture, de s’avouer coupable d’un meurtre.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité relève que l’État partie a contesté la recevabilité de la communication au regard du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif parce que l’auteur n’a pas saisi la Cour suprême de la Fédération de Russie dans le cadre de la procédure de cassation. Le Comité prend note de l’objection formulée par l’auteur quant à l’utilité de la procédure en question compte tenu du fait que le recours en cassation qu’il a formé devant la cour régionale de Nijni-Novgorod a déjà été rejeté. L’auteur a également fait observer qu’il incombait à l’État partie de démontrer qu’un recours particulier était utile mais qu’en l’espèce, cela n’avait pas été fait.

8.3Le Comité note que la procédure de cassation de l’État partie permet de faire réexaminer, sur des points de droit uniquement, des décisions de justice passées en force de chose jugée. Le renvoi d’une affaire en cassation relève du pouvoir discrétionnaire d’un juge unique et n’est soumis à aucun délai. Le Comité conclut, compte tenu de ces éléments, que les procédures de cassation s’apparentent à certains égards à des recours extraordinaires. Conformément à la jurisprudence du Comité, il appartient donc à l’État partie de démontrer qu’il y a des chances raisonnables que ces procédures constituent des recours utiles dans les circonstances de l’espèce. En l’absence de toute explication de l’État partie quant à l’utilité du recours à la procédure de cassation dans des affaires semblables à l’espèce, le Comité considère que les dispositions du paragraphe 2) b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la présente communication.

8.4En conséquence, le Comité déclare que la communication est recevable en ce qu’elle soulève des questions au regard de l’article 7 lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, et du paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte, et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

9.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui avaient communiquées les parties.

9.2L’auteur affirme qu’il a été battu par des policiers au cours de l’enquête préliminaire sur les accusations de meurtre portées contre lui. Pour étayer cette allégation, l’auteur a dit qu’il avait été battu par trois policiers, dont un qu’il a appelé V. Un policier l’avait frappé à coups de pied aux bras et aux pieds. Il avait été menotté et attaché fermement à l’aide d’une corde pendant une heure et demie dans une position très inconfortable. V. lui avait donné des coups de pied dans le dos et dans la région des reins tout en le pressant de s’avouer coupable. L’auteur avait souffert moralement, et aussi physiquement au niveau du dos, des bras et de la tête. Peu après avoir été battu, l’auteur, effrayé, avait signé des aveux écrits sous la dictée de la police. L’auteur affirme que les autorités de police et les tribunaux n’ont pas exclu des procédures ses aveux obtenus par la contrainte mais les ont au contraire utilisés pour le déclarer coupable. Les documents officiels relatifs à l’enquête ont été signés par un avocat choisi par l’organe d’enquête, et l’auteur les a également contresignés. Après sa libération et son retour au domicile de ses parents, la mère de l’auteur, au vu de l’état de santé de son fils et des douleurs qu’il ressentait, a appelé une ambulance. Elle a dit à l’équipe des secours que son fils avait été battu par la police. En conséquence, l’auteur avait dû être hospitalisé les 23 et 24 janvier 2013.

9.3Le Comité relève que l’État partie a indiqué que le tribunal de première instance avait décidé d’accorder une place centrale aux déclarations que l’auteur avait faites au moment des investigations préliminaires, étant donné qu’elles étaient corroborées par de nombreuses preuves. L’État partie a également affirmé que les tribunaux avaient à raison estimé que les allégations de torture formulées par l’auteur étaient une stratégie de défense (voir par. 6.1 et 6.2). L’État partie a également souligné qu’un enquêteur avait mené une enquête sur les allégations de brutalités policières, mais qu’il avait refusé d’ouvrir une action pénale en l’absence de corpus delicti parce que, lorsqu’ils avaient été interrogés, les policiers mis en cause avaient nié avoir infligé des violences à l’auteur.

9.4Le Comité considère qu’en l’espèce, l’État partie n’a pas démontré, à l’aide d’éléments de preuve fiables, qu’aucun agent de police n’était impliqué dans les mauvais traitements et les lésions corporelles subis par l’auteur, ni que l’état de santé de l’auteur n’était pas satisfaisant avant qu’il ne soit arrêté par la police. Il considère également que l’État partie n’a pas démontré de manière satisfaisante que les autorités avaient enquêté sérieusement sur les allégations de torture et de mauvais traitements formulées par l’auteur.

9.5Le Comité rappelle que la charge de la preuve en matière de torture ou de mauvais traitements ne saurait incomber uniquement à l’auteur d’une communication, d’autant plus que l’auteur et l’État partie n’ont pas toujours un accès égal aux éléments de preuve et que, bien souvent, seul l’État partie est en possession des éléments d’information utiles. L’État partie a l’obligation de mener promptement une enquête diligente et indépendante sur toute allégation crédible de violation de l’article 7 du Pacte. Dans ces circonstances, le Comité estime qu’il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de torture et de mauvais traitements formulées par l’auteur. En conséquence, il conclut que les faits tels qu’ils sont exposés par l’auteur font apparaître une violation des droits que celui-ci tient de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3).

9.6Le Comité relève également que l’auteur affirme que les droits qui lui sont garantis par le paragraphe 3 g) de l’article 14 ont été violés car il s’est avoué coupable d’un crime sous la contrainte et a ensuite été déclaré coupable sur le fondement de ses aveux forcés. L’État partie n’a pas réfuté ces allégations directement ; au lieu de cela, il a nié globalement les allégations de torture formulées par l’auteur. En l’absence de toute autre information ou explication pertinente figurant dans le dossier, et ayant constaté une violation de l’article 7 du Pacte, le Comité conclut que le fait examiné constitue également une violation des droits reconnus à l’auteur au paragraphe 3 g) de l’article 14.

10.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie de l’article 7, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, et du paragraphe 3 g) de l’article 14.

11.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, notamment, de prendre les mesures suivantes : a) mener une enquête approfondie et efficace sur les allégations de torture formulées par l’auteur et, si les faits sont établis, poursuivre, juger et punir les responsables ; b) libérer l’auteur, annuler le jugement rendu en première instance concernant l’auteur et, si nécessaire, tenir un nouveau procès en veillant à ce que l’auteur bénéficie de toutes les garanties d’un procès équitable ; c) accorder à l’auteur une indemnisation adéquate pour les violations subies. L’État partie est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement.

Annexe

Opinion individuelle (dissidente) de José Manuel Santos Pais

1.Je regrette de ne pas pouvoir souscrire à la décision du Comité, qui, en l’espèce, a constaté une violation des droits de l’auteur au titre de l’article 7, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, et du paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte.

2.Il ressort de la jurisprudence constante du Comité qu’il appartient aux juridictions des États parties d’évaluer les faits et les éléments de preuve ou l’application de la législation interne, dans chaque cas particulier, sauf s’il peut être établi que l’évaluation est manifestement arbitraire ou représente un déni de justice. Cependant, il semble que le Comité n’ait pas suivi cette jurisprudence en l’espèce.

3.En ce qui concerne la violation de l’article 7 du Pacte, le Comité a considéré que l’État partie n’avait pas démontré par des éléments de preuve fiables qu’aucun agent de police n’était impliqué dans les mauvais traitements et les lésions corporelles subis par l’auteur, ni que l’état de santé de l’auteur n’était pas satisfaisant avant son arrestation par la police (par. 9.4). Cela revenait cependant à faire peser sur l’État une probatio diabolica. Comment un État pourrait-il prouver le bon état de santé d’une personne alors que celle-ci n’est pas encore sous sa garde ? Cette question est plus pertinente encore si l’on tient compte du fait que c’est essentiellement l’auteur lui-même qui alléguait être en bonne santé avant son arrestation (par. 7.6 et 7.7).

4.Le Comité a également considéré que l’État partie n’avait pas démontré de manière satisfaisante que ses autorités avaient enquêté sérieusement sur les allégations de torture et de mauvais traitements formulées par l’auteur (par. 9.4). L’État partie ayant l’obligation de mener promptement une enquête diligente et indépendante sur toute allégation crédible de violation de l’article 7 du Pacte, le Comité a estimé qu’il convenait d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur (par. 9.5).

5.Cette conclusion, toutefois, ne semble pas refléter correctement les faits de l’espèce. L’État partie a rejeté les allégations de torture et de mauvais traitements (par. 6.1), expliquant que le tribunal de première instance avait décidé d’accorder une place centrale aux déclarations faites par l’auteur au cours de l’enquête préliminaire lorsqu’il était interrogé en tant qu’accusé et à la déposition d’un témoin oculaire, qui étaient concordantes et ne présentaient pas de contradictions majeures. Ces déclarations avaient été faites peu après les faits incriminés, en présence d’un avocat de la défense et après que l’auteur eut été informé de ses droits. Les déclarations de l’auteur étaient cohérentes et également conformes aux conclusions de l’examen médico‑légal concernant la nature des lésions corporelles de la victime et leur origine, aux dépositions des témoins et aux autres éléments de preuve figurant dans le dossier.

6.Après avoir analysé les éléments de preuve (par.6.2), le tribunal a conclu qu’il ne pouvait pas confirmer la version des événements présentée par la défense au sujet des brutalités policières dont l’auteur aurait fait l’objet, étant donné qu’aucun des témoins n’avait vu de ses propres yeux les policiers infliger les lésions à l’auteur. Les témoins n’en avaient eu connaissance qu’à travers les explications que leur avait données l’auteur, et leurs témoignages étaient contradictoires. Plusieurs témoins affirmaient avoir vu l’auteur le visage tuméfié les 23 et 24janvier 2013. L’ensemble du personnel médical présent dans l’ambulance le 23 janvier a confirmé au contraire que l’auteur ne présentait aucune lésion apparente.

7.L’auteur affirme cependant (par. 2.14 et 7.7) qu’il est consigné dans le compte rendu médical no 53 de l’hôpital régional central de Kstovo en date du 24 janvier 2013 que, les 23 et 24 janvier 2013, il a été hospitalisé au service de traumatologie avec le diagnostic de « contusions des tissus mous de la tête ». En outre, un expert a conclu le 5 novembre 2013 que les ecchymoses des tissus mous et de la tête que présentait l’auteur résultaient d’un traumatisme qui pouvait avoir été causé par un objet contondant, ou bien à main nue ou par une batte. Les blessures pouvaient dater du 23 janvier 2013 (l’auteur a été arrêté le 22 janvier 2013), mais cette conclusion n’est pas suffisamment affirmative.

8.À cet égard, l’État partie indique (par. 6.4) que plusieurs témoins ont déclaré que le 23 janvier 2013 l’auteur s’était plaint de maux de tête dus à des coups. Au tribunal, toutefois, l’auteur a dit qu’il ignorait pourquoi il s’était senti mal et pensait que c’était dû à sa consommation d’alcool (par. 2.14), ce qui est corroboré par le compte rendu médical rédigé lors de l’admission de l’auteur à l’hôpital le 23 janvier 2013 ainsi que par la déclaration faite par l’auteur le 24 janvier 2013, dans laquelle il a indiqué que, étant ivre, il avait accepté la suggestion d’un dénommé K. d’incriminer les policiers. Dans sa déposition (par. 6.5), cependant, K. a affirmé qu’il n’avait pas suggéré à l’auteur d’aller voir la police et qu’il n’avait pas non plus vu la police exercer de pressions sur l’auteur ou lui infliger des blessures physiques le 23 janvier 2013. Selon ce dont K. avait été témoin, la police n’avait pas eu recours à la violence et l’auteur avait fait ses déclarations volontairement, en présence d’un avocat.

9.Au tribunal (par. 6.6.), l’auteur a confirmé qu’il n’avait pas été battu ni soumis à des violences pendant l’enquête. Au cours des interrogatoires, il n’avait jamais déclaré avoir été battu dans le but d’obtenir des aveux de culpabilité. Selon l’auteur, l’affirmation selon laquelle K. l’avait battu et lui avait conseillé d’écrire à la police pour dire qu’il avait avoué sous la contrainte est fausse. Les interrogatoires auxquels il avait été soumis avaient été menés en présence d’un avocat, mais il n’avait jamais parlé à l’avocat de pressions que la police aurait exercées sur lui.

10.Le 4 février 2013 (par. 2.1), le 15 août 2013 (par. 2.3) et le 23 novembre 2013 (par. 2.4 et 6.7), des enquêteurs ont refusé d’ouvrir une action pénale contre les policiers au motif de l’absence de corpus delicti. L’agent qui a enregistré les déclarations de l’auteur le 23 janvier 2013 a été interrogé avec deux autres agents. Tous les trois ont nié avoir utilisé des méthodes d’interrogatoire illégales contre l’auteur et ont souligné le caractère volontaire des déclarations de celui-ci. Le 24 avril 2014, le tribunal municipal a rejeté le recours formé contre cette décision de refus (par. 2.5).

11.La présence de lésions sur le corps de l’auteur (par. 6.8) dont a attesté un expert le 5 novembre 2013 ne peut pas conduire unilatéralement à conclure qu’il a été fait usage de méthodes d’enquête illégales en vue de forcer l’auteur à s’avouer coupable. Les interrogatoires ont pris fin le 22 janvier 2013 à 16 h 10, mais les allégations n’ont été présentées que le 24 janvier 2013. De plus, plusieurs témoins ont confirmé avoir vu l’auteur le visage tuméfié le 21 janvier (c’est-à-dire avant son arrestation par la police). L’État partie a donc considéré que les tribunaux semblaient avoir estimé à raison que les arguments avancés par l’auteur au sujet de l’utilisation de méthodes illégales à son encontre constituaient une stratégie de défense et que, par conséquent, il n’y avait pas eu de violation de l’un quelconque des droits de l’auteur en l’espèce (par. 6.11).

12.Compte tenu de l’existence de tels éléments contradictoires dans le dossier (voir aussi par. 4.5), je ne vois pas ce qui a amené le Comité à conclure qu’il convenait d’accorder le crédit voulu aux allégations de torture et de mauvais traitements de l’auteur et que l’État partie n’avait pas démontré de manière satisfaisante que ses autorités avaient enquêté sérieusement sur ces allégations. J’aurais donc conclu à l’absence de violation des droits de l’auteur au titre de l’article 7 lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

13.Pour la même raison, je ne vois pas ce qui a amené le Comité à constater une violation des droits de l’auteur au titre du paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte tenant aux aveux supposément obtenus par la contrainte. Comme il est indiqué aux paragraphes 8 et 9 de la présente opinion individuelle, l’auteur et un témoin ont reconnu que les déclarations de l’auteur avaient été faites volontairement et en présence d’un avocat, et que l’auteur n’avait pas été battu ni soumis à des violences pendant l’enquête. Le 7 mai 2014 (par. 2.11), le tribunal municipal de Kstovo a déclaré l’auteur coupable sur le fondement de l’article 111.4 du Code pénal (infliction intentionnelle de lésions corporelles graves ayant entraîné la mort) et l’a condamné à sept ans d’emprisonnement. Au cours du procès, une assistante médicale a certifié que pendant son service le 23 janvier 2013 elle s’était rendue avec un collègue au domicile de l’auteur. Elle a également déclaré que l’auteur s’était plaint de maux de tête et qu’il avait été hospitalisé car il souffrait d’une commotion. Malgré cela, la cour d’appel a observé qu’il avait été établi que l’auteur avait avoué volontairement, sans contrainte et en présence d’un avocat (note 6).

14.Compte tenu de ces informations, j’aurais aussi conclu, en l’espèce, à l’absence de violation des droits garantis à l’auteur par le paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte.