Nations Unies

CCPR/C/125/D/2657/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

8 août 2019

Français

Original : espagnol

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2657/2015*,**,***

Communication présentée par :

Gorka-Joseba Lupiañez Mintegi (représenté par un conseil, Lorea Bilbao)

Au nom de :

Gorka-Joseba Lupiañez Mintegi

État partie :

Espagne

Date de la communication :

23 juin 2015

Références :

Décision adoptée en application de l’article 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 22 octobre 2015 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

21 mars 2019

Objet :

Torture d’un membre d’une organisation armée en détention au secret

Question(s) de procédure :

Affaire déjà soumise à une autre instance internationale de règlement

Question(s) de fond :

Torture ; traitements cruels, inhumains et dégradants ; recours utile

Article(s) du Pacte :

2 (par. 3), 7 et 10 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif :

5 (par. 2 a))

1.L’auteur de la communication est Gorka-Joseba Lupiañez Mintegi, de nationalité espagnole, né le 19 mars 1980 et membre de l’organisation armée Euskadi Ta Askatasuna (ETA). Il se dit victime d’une violation par l’État partie des droits qu’il tient des articles 7 et 10 (par. 1) du Pacte. Ses allégations font également apparaître une violation du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte. Il est représenté par un conseil. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 25 avril 1985.

Rappel des faits présentés par l’auteur

Détention et torture

2.1Le 6 décembre 2007, vers 18 h 30, l’auteur a été arrêté par des agents de la Garde civile espagnole alors qu’il marchait près du village de Berriz (province de Biscaye, Pays basque). Les agents lui ont demandé de présenter ses papiers. En fouillant son sac, ils ont vu qu’il portait un revolver et l’ont alors jeté à terre, ont baissé son pantalon, l’ont menotté et ont commencé à lui donner des coups de pied. Ils l’ont ensuite emmené dans le véhicule de la patrouille jusqu’au poste de la Garde civile de La Salve, à Bilbao. Pendant le trajet, ils lui ont maintenu le visage plaqué contre la vitre, en pointant une arme sur sa tempe et en lui interdisant d’ouvrir les yeux.

2.2Une fois au poste de la Garde civile, l’auteur a été encagoulé et interrogé par quatre individus qui voulaient qu’il « donne des noms ». Il a également été frappé, en particulier dans les testicules, et menacé d’un pistolet braqué sur sa tête. Il a ensuite été emmené dans une autre pièce, où les agents l’ont informé qu’il allait être placé en détention au secret.

2.3Trois heures plus tard, l’auteur a été conduit à la Direction générale de la Garde civile à Madrid. Pendant tout le trajet (environ quatre heures), un agent lui donnait des coups tandis qu’un autre lui couvrait la tête d’un sac en plastique dont il serrait les bords autour de son cou, l’empêchant de respirer. À un certain moment, la voiture s’est arrêtée parce que l’un des gardes a déclaré qu’il avait fêté la journée de la Constitution, qu’il avait trop bu et qu’il avait besoin d’uriner, ajoutant que personne ne savait que l’auteur était entre leurs mains, qu’ils pouvaient lui « tirer une balle », et que leur spécialité était de torturer et d’interroger.

2.4L’auteur a été détenu pendant cinq jours à la Direction générale de la Garde civile de Madrid (du 6 au 11 décembre) avant d’être déféré devant l’Audiencia Nacional. Pendant ces cinq jours, il est resté dévêtu, les yeux bandés. Il a été constamment interrogé, en l’absence d’un avocat, par des membres de la Garde civile qui se relayaient par groupes de quatre. Il a été privé de sommeil, forcé à faire des milliers de flexions par jour et asphyxié plusieurs fois au moyen d’un sac plastique sur la tête, dans lequel les agents de la Garde civile faisaient entrer de la fumée de tabac. Il a également reçu trois piqûres en haut de la colonne vertébrale, ce qui lui a causé de fortes douleurs dans toute la colonne. Les agents lui ont couvert le corps d’une couverture avant de le frapper et lui ont plongé la tête dans de l’eau glacée. Ils l’ont immobilisé tandis qu’ils lui versaient de l’eau dans la bouche et dans le nez. Ils lui ont aussi versé de l’eau glacée sur tout le corps. Ils lui ont introduit un bâton dans l’anus et ont proféré des menaces de mort contre lui et sa famille.

2.5Pendant les cinq jours de garde à vue à la Direction générale de la Garde civile, un médecin légiste est venu voir l’auteur tous les jours. Ce n’est qu’au moment de ces visites que les officiers de la Garde civile habillaient l’auteur et lui débandaient les yeux. L’auteur n’a rien dit au médecin par crainte de représailles.

2.6En outre, pendant les cinq jours de garde à vue, l’auteur a été contraint de faire trois déclarations préparées à l’avance par la Garde civile ; lorsqu’il oubliait un élément, l’agent qui prenait la déclaration le lui rappelait. Les agents ont dit à l’auteur qu’il allait être assisté par un avocat commis d’office, mais qu’il ne pourrait pas lui parler. L’auteur ne sait pas si l’avocat était présent au moment des trois dépositions devant la Garde civile.

2.7Le 11 décembre 2007, dernier jour de la détention dans les locaux de la Direction générale de la Garde civile de Madrid, une personne qui n’avait pas auparavant participé aux interrogatoires a frappé l’auteur à plusieurs reprises au visage, lui causant des lésions à la bouche. Cette personne a également enroulé une corde autour du pénis et des testicules de l’auteur puis tiré sur celle-ci jusqu’à ce que le pénis commence à saigner.

2.8Le même jour, l’auteur a été conduit devant l’Audiencia Nacional, après que les agents lui eurent administré un médicament pour traiter l’aphonie et donné l’ordre de répéter devant le juge ce qu’il avait déjà déclaré devant la Garde civile. N’étant plus aux mains de la Garde civile, il a raconté au juge et au médecin légiste présent à l’Audiencia Nacional les actes de torture qu’il avait subis pendant les cinq jours de détention au secret dans les locaux de la Direction générale de la Garde civile. Le médecin légiste a repris les déclarations de l’auteur dans son rapport et constaté un hématome d’environ 3 millimètres sur la face supérieure du pénis et de légers ulcères sur la face interne de la lèvre supérieure, ainsi qu’une aphonie.

2.9L’auteur a été emmené le jour même au centre pénitentiaire de Soto del Real, à Madrid. Le registre d’écrou ne fait pas mention des lésions que le médecin légiste avait constatées quelques heures plus tôt. L’auteur a été détenu au secret jusqu’au 14 décembre 2007, ce qui porte à huit jours la durée de sa détention au secret après son arrestation (cinq jours dans les locaux de la Garde civile et trois jours dans le centre pénitentiaire).

Procédure pénale engagée par l’auteur comme suite aux actes de torture subis

2.10Le 21 décembre 2007, après avoir rendu visite à son fils en prison, le père de l’auteur a déposé une plainte auprès de la chambre d’instruction no 2 de Bilbao concernant les tortures subies par l’auteur dans les locaux de la Direction générale de la Garde civile du 6 au 11 décembre 2007. Cependant, aucune réponse n’a été reçue.

2.11Le 17 mars 2008, les avocats de l’auteur ont déposé une autre plainte auprès du tribunal de garde de Bilbao, sur la base du témoignage écrit de l’auteur, en date du 14 janvier 2008, dénonçant les actes de torture subis pendant sa détention. Dans sa plainte, l’auteur demandait que soient prises les mesures suivantes : lui permettre de déposer en tant que plaignant ; verser au dossier tous les rapports médicaux existants et entendre les médecins ayant effectué les examens en tant que témoins ; identifier les membres de la Garde civile qui ont été en contact avec lui et prendre leur déposition ; verser au dossier sa déclaration devant l’Audiencia Nacional ; le soumettre à un examen physique et psychologique. Le 29 mars 2008, la chambre d’instruction no 2 de Bilbao s’est dessaisie au profit du tribunal de Durango (municipalité de la province de Biscaye). Le 15 avril 2008, la chambre d’instruction no 2 de Durango a engagé une procédure préparatoire pour l’infraction de menaces et demandé que la plainte de l’auteur, rédigée en basque, soit traduite. Le 29 mai 2008, les services de traduction ont remis la traduction de la plainte. Le 10 juin 2008, la chambre d’instruction no 2 de Durango a refusé de se saisir du dossier et a renvoyé l’affaire devant la chambre d’instruction no 2 de Bilbao, qui a reconnu sa compétence le 20 août 2008.

2.12Le 12 septembre 2008, la chambre d’instruction no 2 de Bilbao a reçu copie des six rapports médicaux. Le 25 septembre, il a demandé aux autorités pénitentiaires de l’informer du lieu où se trouvait l’auteur afin de pouvoir prendre sa déposition. Le 1er décembre 2008, l’auteur a confirmé sa plainte du 14 janvier 2008 sans l’assistance de son conseil, qui n’avait pas été informé de la procédure ordonnée alors qu’il n’était plus détenu au secret.

2.13Le 19 janvier 2009, la chambre d’instruction no 2 de Bilbao a prononcé un non-lieu provisoire au motif que la documentation relative à l’examen médical effectué au moment de l’arrivée au centre pénitentiaire ne mentionnait que les blessures dont l’auteur avait fait état et ne relevait aucun signe physique permettant d’étayer ses déclarations. En l’absence de ces éléments essentiels, tout le reste était considéré comme dénué de fondement factuel.

2.14Le 9 février 2009, l’auteur a introduit un recours en révision et un recours subsidiaire en appel contre l’ordonnance de non-lieu, au motif que cette décision ne concordait pas avec l’évaluation faite dans le rapport médico-légal du 11 décembre 2007, qui signalait des lésions. Il a également affirmé que la Cour suprême avait établi que pour certaines infractions et circonstances, le témoignage de la victime revêtait une valeur particulière parce qu’il était le seul possible, ce qui créait une obligation de mener à bien l’enquête, en effectuant pour cela tous les actes qui pouvaient être utile à l’établissement des faits. Pour l’auteur, le refus du tribunal de prendre les mesures demandées dans sa plainte constituait une violation manifeste du droit à une procédure dans laquelle toutes les garanties sont respectées et les moyens de preuve pertinents sont utilisés.

2.15Le 17 février 2009, le tribunal a rejeté le recours en révision et fait droit à l’appel. Le 20 mars 2009, l’Audiencia Provincial de Biscaye a accueilli le recours en appel, estimant que le non-lieu n’était pas justifié étant donné que les mesures élémentaires susceptibles de conduire à l’adoption d’une décision motivée n’avaient pas été prises. Elle a en outre fait observer que la torture pouvait ne laisser aucune trace physique et que, pour certaines infractions commises contre des personnes à l’isolement ou au secret, il était très difficile de savoir ce qui s’était réellement passé, faute d’éléments autres que le témoignage de la victime. L’Audiencia Provincial de Biscaye a donc ordonné l’ouverture d’une enquête approfondie.

2.16Le 11 mai 2009, la chambre d’instruction no 2 de Bilbao a ordonné que soient identifiés les médecins légistes qui avaient examiné l’auteur et l’avocat commis d’office qui l’avait assisté au moment de ses dépositions devant la Direction générale de la Garde civile et l’Audiencia Nacional. Le 19 mai 2009, le conseil de l’auteur a demandé à être présent aux audiences. Toutefois, le 2 décembre 2009 et le 16 juin 2010, l’avocat commis d’office et le médecin légiste qui avait examiné l’auteur dans les locaux de la Garde civile ont comparu en l’absence du conseil de l’auteur, qui n’a pas été prévenu. Les déclarations faites par l’auteur devant l’Audiencia Nacional le 11 décembre 2007 ont été versées au dossier ultérieurement. Le 22 décembre 2010, cinq gardes civils ont comparu en tant qu’accusés, en présence du conseil de l’auteur. Le 31 janvier 2011, sans que le conseil de l’auteur en soit averti, l’avocat commis d’office a de nouveau fait une déposition. Le 18 avril 2011, à la demande du juge, un rapport a été établi par un médecin légiste de l’Institut basque de médecine légale, répétant ce qui figurait dans le rapport du 31 mars 2010. Il ressort de ces rapports que les lésions que présentait l’auteur étaient compatibles avec ses déclarations.

2.17Le 10 juin 2011, la chambre d’instruction de Bilbao a de nouveau prononcé un non‑lieu provisoire, considérant que les mesures d’enquête prises ne permettaient pas d’établir les faits reprochés.

2.18Le 6 juillet 2011, l’auteur a de nouveau formé un recours en révision et un recours subsidiaire en appel contre l’ordonnance de non-lieu, alléguant une violation des articles 173 et suivants du Code pénal et de l’article 3 (interdiction de la torture et des mauvais traitements) de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme), de l’article 15 de la Constitution (droit à l’intégrité physique et morale) et du droit à une protection judiciaire effective et à un procès équitable (faisant valoir l’absence de l’avocat au moment de l’audition des témoins et les contradictions dans les déclarations des accusés).

2.19Le 4 octobre 2011, le tribunal a rejeté le recours en révision, mais a fait droit à l’appel. Le 22 décembre 2011, l’Audiencia Provincial de Biscaye a rejeté l’appel, notant que l’auteur n’avait pas formulé d’objection concernant les mesures prises pendant la phase d’enquête et que les éléments de preuve étaient insuffisants pour poursuivre l’enquête.

2.20Le 13 mars 2012, l’auteur a formé un recours en amparo devant le Tribunal constitutionnel pour violation de ses droits à l’intégrité physique et morale et à une protection judiciaire effective. Le 11 septembre 2013, le Tribunal constitutionnel a déclaré le recours en amparo irrecevable au motif que la dimension constitutionnelle du recours n’avait pas été démontrée.

2.21Le 10 mars 2014, l’auteur a introduit une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme pour violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (torture), de l’article 6 (par. 1) (droit à un procès équitable) et de l’article 13 (droit à un recours utile), au motif que le Tribunal constitutionnel n’avait pas examiné sa plainte au fond.

2.22Par une lettre datée du 18 septembre 2014, l’auteur a été informé que la Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en formation de juge unique, avait décidé de ne pas admettre sa requête, considérant qu’elle ne remplissait pas les conditions de recevabilité.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme qu’il a épuisé tous les recours internes disponibles et que l’affaire n’a pas été examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, la Cour européenne des droits de l’homme n’ayant pas examiné le fond de la requête présentée.

3.2L’auteur affirme être victime d’une violation par l’État partie des droits qu’il tient des articles 7 et 10 (par. 1) du Pacte, en ce qu’il a été torturé au moment de son arrestation et pendant les cinq premiers jours de sa détention au secret dans les locaux de la Garde civile.

3.3L’auteur dénonce également une violation du droit à un recours utile, arguant que son conseil n’a pas reçu notification, ce qui l’a empêché d’assister à plusieurs actes de la procédure d’enquête sur les tortures subies, que les rapports médicaux n’ont pas été dûment analysés (à quoi s’ajoute le fait qu’ils ne remplissaient pas les conditions minimales énoncées dans le Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peinesou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Protocole d’Istanbul)) et que les déclarations des accusés étaient incohérentes.

3.4L’auteur demande à l’État partie de lui accorder une indemnisation adéquate pour les tortures qu’il a subies pendant les cinq jours de sa garde à vue au secret et de déclarer le régime de la détention au secret prévu par le Code de procédure pénale incompatible avec le paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte, étant donné qu’il fait obstacle à l’élimination de la torture.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 21 décembre 2015, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité de la communication, demandant au Comité de déclarer celle-ci irrecevable au motif que la même question avait été soumise à une autre instance internationale et déclarée irrecevable par un juge unique assisté d’un rapporteur.

4.2L’État partie fait observer que la Cour européenne des droits de l’homme n’indique pas le motif précis d’irrecevabilité et il en déduit, en se référant à l’article35 de la Convention européenne, que la Cour a effectivement examiné le fond de l’affaire. Il exclut la possibilité que la requête ait été irrecevable au motif qu’elle était anonyme ou essentiellement la même qu’une autre requête, avant de conclure que la requête n’a pu être déclarée irrecevable qu’en vertu du paragraphe 3 a) de l’article35 de la Convention européenne, qui dispose qu’une requête est irrecevable si elle est « incompatible avec les dispositions de la Convention ou de ses protocoles, manifestement mal fondée ou abusive ». L’État partie fait donc valoir que la décision d’irrecevabilité a porté sur le fond de l’affaire et demande au Comité de s’adresser à la Cour européenne pour obtenir un complément d’information à cesujet.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Le 25 janvier 2016, l’auteur a commenté les observations de l’État partie sur la recevabilité de la communication. L’auteur rappelle la jurisprudence du Comité selon laquelle une affaire n’est pas considérée comme ayant été examinée par la Cour européenne des droits de l’homme lorsqu’elle a été déclarée irrecevable pour des motifs de forme. Il rappelle qu’en pareil cas, le Comité a considéré que « le raisonnement succinct exposé dans la lettre de la Cour » ne lui permettait pas de « conclure que l’examen a[vait] inclus une analyse suffisante des éléments de fond » et qu’il n’était donc pas empêché d’examiner la communication au regard du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif.

5.2L’auteur fait valoir que, puisque la Cour européenne a déclaré sa requête irrecevable pour non-respect des conditions de recevabilité − qui portent sur des questions de forme et non de fond − sa requête n’a été examinée par aucune autre instance internationale et devrait être admise par le Comité.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Le 22 avril 2016, l’État partie a présenté ses observations sur le fond de la communication, dans lesquelles il indiquait que l’auteur avait été arrêté pour appartenance au groupe terroriste ETA et placé en garde à vue par des agents de la Garde civile − sous le contrôle de la chambre centrale d’instruction no 2 de l’Audiencia Nacional − jusqu’à ce qu’il soit déféré devant un juge le 11 décembre 2007. Selon l’État partie, l’auteur a été détenu au secret sur ordonnance du tribunal, qui a jugé la mesure proportionnée, nécessaire et appropriée parce qu’il y existait des éléments permettant de penser qu’il avait participé à des infractions terroristes. Par la suite, l’auteur a été condamné par la décision no 35/2009 de la première section de la chambre criminelle de l’Audiencia Nacional.

6.2En ce qui concerne les conditions générales de détention de l’auteur, l’État partie affirme que l’auteur a été traité correctement pendant sa détention dans les locaux de la Garde civile et que ses déclarations ont été recueillies selon les modalités prévues par la loi, avec un relevé des heures auxquelles les interrogatoires ont commencé et pris fin, ainsi que des noms des agents qui les ont menés, de l’instructeur et du secrétaire à chaque stade de l’enquête de police, conformément aux prescriptions et normes régissant la détention par les forces de l’ordre.

6.3En ce qui concerne les mauvais traitements allégués, l’État partie fait valoir que pendant sa garde à vue, l’auteur a été examiné quotidiennement par le médecin légiste de la chambre d’instruction de garde de l’Audiencia Nacional et que ces visites sont consignées dans le dossier G948191212111-07-00021 qui a été remis à la chambre centrale d’instruction no 2 de l’Audiencia Nacional. Il souligne qu’aucune lésion notable n’a été relevée lors de ces examens médicaux (à l’exception d’une « légère égratignure sur le côté droit de l’abdomen ») et que, jusqu’à sa comparution devant un juge le 11 décembre 2007, l’auteur n’a signalé aucun mauvais traitement au médecin légiste.

6.4L’État partie relève qu’au cours de l’examen du 11 décembre, le médecin légiste a noté l’existence d’un hématome d’environ 3 mm sur la face supérieure du pénis de l’auteur, ainsi que de légers ulcères sur la face interne de la lèvre supérieure, mais n’a constaté aucune lésion à la tête, au thorax, à l’abdomen et aux jambes. Il appelle l’attention sur les mentions suivantes : « anus et testicules dans un état normal, sans signes de violence » et absence de symptômes d’asphyxie. Il ajoute que le rapport médical établi le 13 décembre lors de l’arrivée de l’auteur au centre pénitentiaire, indiquait qu’aucune blessure ou pathologie psycho-organique aiguë n’avait été observée et que l’auteur était dans un bon état de santé général et n’avait besoin d’aucun traitement.

6.5L’État partie fait observer que le médecin désigné par l’auteur a noté que les légers ulcères sur la face interne de la lèvre supérieure pouvaient avoir été causés par une morsure accidentelle de la lèvre, par une brosse à dents ou par de la nourriture chaude, entre autres possibilités, et que l’hématome de 3 mm au pénis pouvait avoir été causé par une corde enroulée autour du pénis.

6.6.En ce qui concerne les allégations de mauvais traitements ayant fait l’objet de recours internes, l’État partie fait valoir que des procédures judiciaires ont été engagées en vue d’élucider les faits et que, comme suite à un premier classement par la chambre d’instruction, la juridiction supérieure a ordonné la poursuite de l’instruction, ce qui a conduit à une enquête exhaustive comprenant la confirmation de la plainte, la déposition du médecin légiste, la déposition de l’avocat commis d’office ayant assisté l’auteur pendant la période de détention au secret, la déposition des agents de la Garde civile ayant participé à l’arrestation et aux interrogatoires pendant la période de détention au secret et, enfin, la déposition du médecin désigné par l’auteur pour établir un rapport fondé sur les rapports et déclarations existants. Il fait observer qu’il ressort des éléments de preuve susmentionnés que l’avocat commis d’office n’a constaté aucun signe de mauvais traitements, de sorte qu’une fois achevée l’administration de la preuve, la chambre d’instruction a classé l’affaire pour manque de cohérence dans les faits relatés, ce qui a été confirmé par la juridiction supérieure.

6.7L’État partie ajoute que la description de pratiques brutales faite par l’auteur n’a aucun semblant de crédibilité étant donné que les symptômes décrits par le médecin légiste ne correspondent en rien aux mauvais traitements répétés que l’auteur prétend avoir subies. Il fait valoir qu’il est connu et établi que le groupe terroriste ETA a élaboré une stratégie à l’intention de ses membres en détention consistant à leur donner pour instruction de toujours signaler systématiquement des mauvais traitements aux mains de la police. L’État partie fait référence à l’arrêt no 1136/2011 de la Chambre pénale de la Cour suprême, en date du 2 novembre 2011, pour évoquer l’existence d’une stratégie politico-militaire mais aussi procédurale que tout militant de l’ETA serait tenu d’appliquer, consistant à dénoncer systématiquement la torture dans l’espoir d’obtenir la nullité de certaines preuves.

6.8En ce qui concerne les conditions de détention, les mauvais traitements allégués et les recours internes exercés par l’auteur, l’État partie fait observer que le Comité a considéré que les faits dénoncés entraient dans le champ de l’article 7 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, écartant l’existence d’une violation du paragraphe 1 de l’article 10, et que le récit de l’auteur doit être crédible et cohérent pour qu’une violation de l’article 7 du Pacte puisse être établie. Il ajoute que, de l’avis du Comité, lorsqu’un rapport médical est publié sans que la personne concernée ait été examinée par le médecin qui en est l’auteur, il ne constitue pas un élément suffisant pour réfuter les rapports de médecins qui ont examiné et traité directement cette personne.

6.9L’État partie conclut que les griefs dont le Comité est saisi relèvent de l’article 7 lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte. Il souligne que les faits ont fait l’objet d’une enquête rapide, approfondie et impartiale (en faisant observer que le juge a immédiatement demandé un nouvel avis médico-légal le 11 décembre 2007) et que la description qu’en donne l’auteur manque totalement de cohérence et constitue simplement un catalogue de toutes les tortures possibles auxquelles une personne placée au secret pourrait être soumise. Il considère que la communication est excessivement détaillée (stéréotypée) et donc contradictoire étant donné que l’auteur affirme avoir eu la tête couverte ou les yeux bandés la plupart du temps et qu’il donne malgré cela une description exhaustive des méthodes et instruments utilisés, ce qui aurait dû être impossible si réellement il ne pouvait pas voir. L’État partie ajoute que le rapport médical privé fourni par l’auteur ne contient pas les éléments requis pour permettre au Comité de réfuter l’avis des médecins légistes ayant effectivement examiné l’auteur.

6.10Faisant valoir que la détention au secret fait toujours l’objet d’un contrôle judiciaire et donne lieu à un suivi médical quotidien du détenu et que la plainte de l’auteur résulte d’une pratique habituelle des membres du groupe terroriste ETA, l’État partie affirme qu’aucune violation du Pacte ne peut être établie.

6.11En ce qui concerne le régime de la détention au secret, l’État partie explique que le Code de procédure pénale réglemente la garde à vue des détenus jusqu’à ce qu’ils soient déférés devant un juge, mais qu’il a été démontré que les groupes criminels organisés et les organisations terroristes les plus dangereux donnent souvent pour instruction aux nouveaux détenus de tirer parti de tout contact direct avec des personnes (proches ou autres en qui ils ont confiance, médecins ou avocats de leur choix) pendant leur détention pour transmettre les informations et recevoir des instructions. C’est pour faire face à de tels abus des droits procéduraux qu’a été instituée la détention au secret, qui est régie par les articles 509, 510, 520 bis et 527 du Code de procédure pénale et obéit à six grands principes. Premièrement, son application nécessite une autorisation judiciaire préalable. Deuxièmement, elle est obligatoire (uniquement lorsqu’il existe un risque que la preuve de la commission d’actes criminels soit altérée ou que de nouveaux actes criminels soient commis ou facilités). Troisièmement, elle ne s’applique qu’aux personnes soupçonnées d’avoir participé à des infractions commises par des groupes criminels organisés ou par des « groupes terroristes ou insurgés ». Quatrièmement, elle est prononcée pour une durée maximale de soixante‑douze heures, qui peut être prolongée jusqu’à un maximum de quarante‑huit heures supplémentaires (soit cinq jours au total) sur autorisation du juge, qui doit en recevoir la demande dans les quarante‑huit premières heures et l’autoriser par une décision motivée dans les vingt-quatre heures qui suivent. Cinquièmement, puisqu’il s’agit d’une exception à la règle générale, son exercice doit être proportionné au résultat recherché dans chaque cas particulier. Enfin, les garanties de procédure applicables aux personnes détenues au secret diffèrent de celles appliquées dans le cadre du régime de détention ordinaire : l’avocat est désigné par le barreau au lieu d’être choisi par le détenu, l’avocat commis d’office ne peut interroger le détenu en privé, et le détenu n’a pas le droit d’informer un membre de sa famille ou une personne de son choix de sa détention et du lieu où il est détenu. À cet égard, l’État partie fait valoir la détention est dite au secret seulement vis‑à‑vis des personnes de confiance du détenu puisqu’elle est contrôlée en permanence par les autorités judiciaires.

6.12L’État partie ajoute qu’il existe des garanties supplémentaires concernant l’examen médical, étant donné que les détenus ont le droit d’être examinés par un deuxième médecin qui peut être, comme les tribunaux le reconnaissent, un médecin de leur choix à condition que l’examen soit effectué en même temps que celui du médecin légiste.

6.13Enfin, l’État partie affirme que postérieurement à cette affaire, la législation relative à la détention au secret a été modifiée par la loi organique no 13/2015 du 5 octobre 2015. En vertu des nouvelles dispositions, la détention au secret ne peut pas être appliquée aux mineurs de moins de 16 ans ; elle doit être autorisée par une décision motivée de l’autorité judiciaire ; elle ne peut être prononcée que dans deux cas exceptionnels (et non plus dans quatre), qui sont la nécessité urgente d’éviter des conséquences graves qui pourraient mettre en danger la vie, la liberté ou l’intégrité physique d’une personne, ou la nécessité urgente d’une action immédiate des juges d’instruction pour éviter de compromettre gravement la procédure pénale ; l’autorisation judiciaire de la détention au secret n’entraîne pas automatiquement une restriction des droits du détenu en matière de communication, mais le nouveau libellé de l’article 527 dispose que le juge « peut exceptionnellement priver » le détenu de l’un quelconque de ces droits « si les circonstances de l’espèce le justifient » ; et enfin les éventuelles restrictions des droits sont mineures et concernent la possibilité de désigner un avocat de son choix, de communiquer avec les personnes avec lesquelles le détenu a en principe le droit de parler (à l’exception de l’autorité judiciaire, du ministère public et du médecin légiste), de s’entretenir avec son avocat en privé et d’avoir accès aux pièces du dossier (sauf pour les éléments essentiels permettant de contester la légalité de la détention).

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant le fond

7.1Le 23 août 2016, l’auteur a présenté ses commentaires sur les observations de l’État partie concernant le fond.

7.2En ce qui concerne l’argument de l’État partie selon lequel l’auteur a été traité correctement pendant sa garde à vue et toutes les dépositions ont été prises conformément à la loi, l’auteur fait valoir que ni les procès-verbaux, ni le registre de détention (dans lequel devraient être consignées toutes les entrées et sorties de détenus et toutes les mesures prises) n’ont été fournis. Il réaffirme que les interrogatoires auxquels il fait référence sont ceux qui ont été menés illégalement sans la présence d’un avocat et non ceux que mentionne l’État partie lorsqu’il évoque la prise des dépositions pour lesquelles un avocat commis d’office est effectivement appelé.

7.3L’auteur fait également observer que son inculpation, sa détention et sa condamnation ultérieure n’excusent pas les actes de torture constants qu’il a subis. À ce sujet, il rappelle que l’interdiction de la torture est absolue et que, comme le dispose la Convention, « aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse de l’état de guerre ou de menace de guerre, d’instabilité politique intérieure ou de tout autre état d’exception, ne peut être invoquée pour justifier la torture » (art. 2, par. 2).

7.4En ce qui concerne la suite donnée à sa plainte pour torture, l’auteur réaffirme que les mesures prises ont été totalement insuffisantes, incomplètes et superficielles, et qu’il n’est donc pas vrai que les faits ont fait l’objet d’une enquête rapide et approfondie. Il fait observer que, bien que l’État partie mentionne les jours et heures des examens médico‑légaux, il ne précise pas les heures de début et de fin, contrairement aux prescriptions de l’arrêté ministériel du 16 septembre 1997. Ainsi, les rapports médicaux établis par le médecin légiste Syra Amalia Peña López ne satisfont pas aux normes minimales requises dans les cas de détention au secret et sont totalement insuffisants et incomplets, ne tenant aucun compte de la difficulté qu’il y a à prouver les actes de torture commis pendant la détention au secret.

7.5Quant à l’argument de l’État partie selon lequel l’auteur n’a signalé aucun fait au médecin légiste et n’a pas voulu être examiné avant d’être déféré devant un juge, l’auteur réaffirme que la raison en était précisément qu’il se trouvait dans les locaux de la police et savait qu’il y resterait après l’examen médical, sous la garde des mêmes agents qui le torturaient. L’auteur rappelle également qu’il a raconté ce qui s’était passé dès qu’il s’est trouvé devant un magistrat.

7.6En réponse à l’argument de l’État partie selon lequel il n’existe aucune preuve matérielle à l’appui de son témoignage, l’auteur souligne que l’apparition d’un hématome sur le pénis, d’ulcères à l’intérieur de la lèvre ou d’une aphonie n’est pas justifiée. Il rappelle les deux rapports d’expertise établis les 31 mars 2010 et 18 avril 2011 par la médecin légiste de l’Institut basque de médecine légale, Irene Landa Tabuyo, et insiste sur le fait qu’ils ont été demandés par le juge d’instruction lui-même et qu’il ne s’agit donc pas d’un rapport privé établi par un médecin désigné par l’auteur comme le prétend le représentant de l’État partie. Il rappelle également que, d’après ces rapports, les faits rapportés sont compatibles avec les signes constatés. Il y est indiqué que l’asphyxie − dont la guérison peut être rapide − ne laisse généralement aucun signe externe à la surface du corps ; que l’exercice physique intense ne laisse aucun signe externe visible ; que les menaces, l’humiliation et les cris ne sont pas susceptibles de laisser des signes externes de blessure ; que les violences sexuelles rapportées par l’auteur peuvent avoir des conséquences cliniques très mineures, ou même ne causer aucune lésion ; et que la pose d’une corde sur le pénis peut provoquer un hématome. Quant au fait que le médecin, dans le rapport établi au moment de l’entrée en prison, n’a observé aucun signe à la surface du corps, l’auteur fait valoir que cela peut signifier que les signes physiques externes ont pu disparaître rapidement ou que le médecin de la prison n’a pas été suffisamment diligent.

7.7L’auteur affirme que l’administration de la preuve n’a pas été exhaustive, étant donné que son conseil n’en a pas été tenu informé et n’a donc pas pu assister aux dépositions du médecin légiste et de l’avocat commis d’office ni être présent lorsque son client lui-même a fait sa déclaration, qui s’est réduite à une simple confirmation de la plainte devant un juge extérieur au dossier. Il indique également que les gardes civils ont comparu en tant qu’accusés, de sorte qu’ils n’étaient pas tenus de dire la vérité. S’ils avaient été cités à comparaître comme témoins, plus de données auraient pu être obtenues et toutes les autres personnes qui étaient intervenues auraient pu être entendues.

7.8En outre, l’auteur souligne que le juge de l’Audiencia Nacional, bien qu’il ait l’obligation, lorsqu’il a connaissance d’une infraction, de recueillir un témoignage et de le transmettre au tribunal compétent pour qu’une enquête soit ouverte, ne l’a pas fait. L’auteur rappelle également que l’on ignore ce qu’il est advenu des analyses ordonnées par le juge, ainsi que de la plainte déposée par son père.

7.9L’auteur affirme également que s’il avait été soumis à un examen médical physique et psychologique conforme au Protocole d’Istanbul, la véracité de son témoignage aurait pu être prouvée. Selon lui, les tribunaux espagnols sont réticents à recourir à ce type d’examen.

7.10En outre, en ce qui concerne le supposé manuel de l’ETA qui obligerait les membres de cette organisation à dénoncer systématiquement des actes de torture, l’auteur affirme que ce n’est là qu’un grossier mensonge visant à discréditer les nombreuses allégations de torture et à dissimuler une pratique courante dans le contexte de la détention au secret. Il fait valoir qu’il existe de nombreuses enquêtes sur des actes de torture infligés à des détenus basques placés au secret et que le Comité européen pour la prévention de la torture du Conseil de l’Europe a exprimé sa préoccupation à ce sujet à de nombreuses reprises. Il cite l’étude publiée en mars 2009 par la Direction des droits de l’homme du Gouvernement basque intitulée « Documentación de la tortura en detenidos incomunicados en el País Vasco desde el año 2000 al 2008 : Abordaje científico » (p. 7), dans laquelle il est écrit que l’incidence et l’ampleur de la pratique de la torture dans la population analysée sont pour le moins préoccupantes et devraient être considérées par les autorités compétentes comme un réel problème. L’étude affirme aussi que les éléments de preuve existants n’étayent pas l’hypothèse selon laquelle toutes ou presque toutes les allégations sont fausses et obéissent à des instructions générales, et que cette conclusion est conforme à ce qui a été déclaré par les institutions internationales, à savoir que les allégations visées ne sont pas de nature stéréotypée et ne peuvent être considérées comme de simples inventions. L’auteur cite également une enquête sur la torture au Pays basque de 1960 à 2013, commandée à l’Institut basque de criminologie par le Gouvernement basque, concernant plus de 4 000 cas de torture. Les premières conclusions de cette enquête, rendues le 27 juin 2016, sont que les 200 personnes qui ont été examinées conformément au Protocole d’Istanbul doivent être considérées comme totalement crédibles.

7.11En ce qui concerne sa détention au secret, l’auteur affirme qu’il a été détenu au secret dans les locaux de la Garde civile de Madrid pendant cinq jours (la durée maximale fixée par la loi), mais qu’il a ensuite passé trois jours supplémentaires au secret en prison, ce qui représente huit jours au total. Ainsi, il a été possible de prolonger la détention au secret alors qu’il était déjà en prison afin d’effacer et de cacher tout signe de torture.

7.12Enfin, en ce qui concerne le régime de la détention au secret dans l’État partie − qui est appliqué dans presque toutes les affaires de terrorisme − l’auteur rappelle que celui-ci a été critiqué à de nombreuses reprises par divers organismes internationaux et affirme que, malgré la récente réforme, ce régime ne garantit pas l’intégrité physique des détenus car il restreint considérablement leurs droits et permet de maintenir une opacité totale qui rend très difficile l’obtention de preuves sur la manière dont ils sont traités et favorise une impunité totale. Il réaffirme donc que ce régime doit être abrogé immédiatement.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité rappelle que l’auteur a présenté une requête fondée sur les mêmes faits à la Cour européenne des droits de l’homme (requête no 20764/14) et qu’en ratifiant le Protocole facultatif, l’Espagne a émis une réserve excluant la compétence du Comité pour examiner des questions qui ont été examinées ou qui sont en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3Le Comité note que, par une lettre du 18 septembre 2014, l’auteur a été informé que la Cour, en formation de juge unique, avait décidé de rejeter sa requête. La Cour a considéré, à la lumière de l’ensemble des éléments dont elle disposait et dans la mesure où elle était compétente pour statuer sur les plaintes reçues, que la requête ne satisfaisait pas aux conditions de recevabilité définies aux articles 34 et 35 de la Convention européenne des droits de l’homme.

8.4Le Comité renvoie à sa jurisprudence relative au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif et réitère que, lorsque la Cour européenne déclare une requête irrecevable, non seulement pour vice de forme, mais aussi pour des motifs reposant, dans une certaine mesure, sur un examen au fond, il est considéré que la question a déjà été examinée au sens des réserves audit article. Toutefois, le Comité rappelle également qu’y compris dans les cas de requêtes déclarées irrecevables au motif qu’elles ne font apparaître aucune violation, une lettre contenant un raisonnement succinct ne permet pas de supposer que la Cour a examiné des éléments de fond. En l’espèce, le Comité note que la Cour ne déclare pas que la requête ne fait apparaître aucune violation mais indique simplement qu’elle ne remplit pas les conditions de recevabilité, sans autre précision. Par conséquent, le Comité considère qu’il n’est pas empêché par les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif d’examiner la communication.

8.5En outre, le Comité note que l’État partie ne conteste pas le fait que l’auteur a épuisé les recours internes et considère donc que le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne fait pas obstacle à l’examen de la présente communication.

8.6Le Comité considère que les griefs de l’auteur au titre des articles 2 (par. 3), 7 et 10 (par. 1) du Pacte sont suffisamment étayés aux fins de la recevabilité. Il les déclare recevables et procède à leur examen quant au fond.

Examen au fond

9.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

9.2Le Comité prend note des allégations de l’auteur selon lesquelles il aurait été torturé à plusieurs reprises par des agents de la Garde civile pendant les cinq jours de sa détention au secret dans les locaux de la Garde civile, durant lesquels il n’a pas eu le droit d’être assisté par un avocat de son choix ni de communiquer avec sa famille. L’État partie affirme que l’auteur a été traité correctement pendant sa détention au poste de police et qu’il a été examiné quotidiennement par le médecin légiste, auquel il n’a pas signalé les traitements auxquels il dit avoir été soumis. Il fait également observer que les déclarations de l’auteur ont été consignées conformément à la loi, avec indication des heures et de la durée des interrogatoires et de l’identité des personnes qui les ont menés, et qu’une enquête exhaustive a été menée, suite à laquelle la plainte a été classée pour manque de preuves et de cohérence dans le récit.

9.3Le Comité rappelle son observation générale no 20 (1992) sur l’interdiction de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, dans laquelle il déclare que « le texte de l’article 7 ne souffre aucune limitation » et qu’« aucune raison [...] ne saurait être invoquée en tant que justification ou circonstance atténuante pour excuser une violation de l’article 7 ». Cette interdiction absolue s’étend également aux cas de menace terroriste, ce qui signifie que l’obtention d’informations de personnes soupçonnées de terrorisme ne peut être invoquée comme justification.

9.4Le Comité prend note de la description détaillée et cohérente que fait l’auteur des circonstances ayant entouré sa détention à la Direction générale de la Garde civile de Madrid, des actes de torture qu’il a subis, et du fait que l’État partie n’a pas fourni le registre de détention. Il prend également note des rapports médicaux, en particulier de celui du 7 décembre 2007, selon lequel l’auteur présentait des marques de liens et était nerveux, du rapport établi le 11 décembre 2007 par le médecin légiste de l’Audiencia Nacional, qui a constaté un hématome d’environ 3 mm sur la face supérieure du pénis et de légers ulcères sur la face interne de la lèvre supérieure, ainsi qu’une aphonie, et des deux rapports médicaux établis par l’Institut basque de médecine légale sur demande du juge d’instruction, selon lesquels les résultats de l’examen sont compatibles avec les traitements que l’auteur affirme avoir subis. Le Comité constate que l’État partie n’a donné aucune explication à ce sujet. L’État partie a fait valoir que l’auteur n’avait pas signalé les mauvais traitements subis jusqu’à ce qu’il comparaisse devant un juge. Le Comité note toutefois que l’auteur explique qu’il n’a pas dénoncé les traitements subis pendant sa garde à vue par crainte de représailles.

9.5Compte tenu de ce qui précède, le Comité considère que les traitements que l’auteur a subis pendant les cinq jours de sa détention au secret à la Direction générale de la Garde civile constituent une violation de l’article 7 du Pacte.

9.6Ayant constaté une violation de l’article 7 du Pacte, le Comité n’estime pas nécessaire de se prononcer séparément sur l’existence d’une violation du paragraphe 1 de l’article 10 en raison des mêmes faits.

9.7Quant aux allégations de l’auteur concernant l’absence de recours utile pour enquêter sur les actes de torture auxquels il a été soumis et poursuivre les responsables, le Comité note que l’auteur a dénoncé les actes de torture subis lors de sa première comparution devant l’Audiencia Nacional le 11 décembre 2007, sans qu’il soit procédé d’office à une enquête. De même, aucune réponse n’a été donnée à la plainte pour torture déposée par le père de l’auteur devant le juge d’instruction. De plus, la procédure engagée à la suite de la plainte déposée ultérieurement par l’auteur devant la chambre d’instruction no2 de Bilbao a fait l’objet d’un non-lieu provisoire à deux reprises. Enfin, selon l’affirmation de l’auteur − qui n’a pas été contestée par l’État partie − l’avocate de l’auteur n’a pas été informée de la tenue des trois audiences auxquelles ont déposé les cinq agents de la Garde civile mis en accusation ainsi que les médecins légistes qui avaient examiné l’auteur et l’avocat commis d’office qui l’assistait.

9.8Le Comité rappelle son observation générale no 20 et son observation générale no 31 (2004) sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, ainsi que sa jurisprudence constante par laquelle il est établi que les autorités compétentes doivent ouvrir sans délai une enquête approfondie et impartiale sur les plaintes pour mauvais traitements et les mesures qui s’imposent doivent être prises contre les personnes reconnues coupables. Compte tenu de la difficulté qu’il y a à prouver l’existence de tortures et de mauvais traitements lorsque ceux-ci ne laissent pas de traces physiques, comme dans le cas d’espèce, les enquêtes sur de tels faits doivent être exhaustives. En outre, tout préjudice physique ou psychique causé à une personne en détention, qui plus est au secret, suscite une importante présomption de fait, et il convient dès lors de considérer que la charge de la preuve ne doit pas peser uniquement sur la victime présumée. En conséquence, et compte tenu des circonstances de l’espèce, le Comité considère que l’auteur n’a pas disposé d’un recoursutile s’agissant d’enquêter sur les traitements qu’il a subis pendant sa détention entre le 6 et le 11 décembre 2007, en violation du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec l’article 7 du Pacte.

10.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 7 du Pacte et du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec l’article 7.

11.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il doit assurer une réparation intégrale aux individus dont les droits ont été violés. À cet effet, l’État partie devrait veiller à ce que : a) les faits fassent l’objet d’une enquête impartiale, efficace et approfondie, et que les responsables soient poursuivis et punis ; b) une indemnisation adéquate soit accordée. Il est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas. À cet égard, le Comité rappelle que l’État partie devrait prendre les mesures nécessaires, notamment législatives, pour abolir définitivement le régime de la détention au secret.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y a eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement.

Annexe

[ Original : anglais ]

Opinion individuelle (dissidente) de José Manuel Santos Pais

1.Si l’on s’appuie exclusivement sur les faits présentés par l’auteur, il est possible de conclure qu’il y a eu violation des droits que celui-ci tient de l’article 7 du Pacte. Toutefois, il y a dans le dossier suffisamment d’éléments pour jeter légitimement le doute sur la crédibilité générale de l’auteur.

2.Le 6 décembre 2007, au Pays basque, l’auteur, qui portait un revolver (par. 2.1), a été contrôlé par des agents de la Garde civile et arrêté pour appartenance à l’organisation terroriste ETA. Il a été détenu par la Garde civile − sous le contrôle de la chambre centrale d’instruction no 2 de l’Audiencia Nacional – jusqu’à ce qu’il soit déféré devant un juge le 11 décembre 2007. Le tribunal ayant jugé la mesure proportionnée, nécessaire et appropriée, l’auteur a été détenu au secret parce qu’il y existait des éléments permettant de penser qu’il avait participé à des infractions terroristes. Par la suite, l’auteur a été condamné à douze ans d’emprisonnement en application de la décision no 35/2009 rendue par la première section de la chambre criminelle de l’Audiencia Nacional (par. 6.1).

3.Selon l’auteur, pendant les cinq jours qu’il a passés à la Direction générale de la Garde civile de Madrid avant d’être déféré devant l’Audiencia Nacional, on l’a privé de sommeil, forcé à faire des milliers de flexions par jour et asphyxié plusieurs fois au moyen d’un sac plastique placé sur sa tête, fait trois piqûres en haut de la colonne vertébrale, plongé la tête dans l’eau glacée, versé de l’eau glacée sur tout le corps et introduit un bâton dans l’anus (par. 2.4).

4.Toutefois, le médecin légiste qui a rendu visite à l’auteur tous les jours fait uniquement mention de légères marques de strangulation et d’une légère égratignure sur le côté droit de l’abdomen, et signale que l’auteur était nerveux mais refusait de parler de la manière dont il était traité (par. 2.5 et note de bas de page 1).

5.Le 11 décembre 2007, dernier jour de sa détention au secret, l’auteur affirme qu’une personne l’a frappé à plusieurs reprises au visage, lui causant des lésions à la bouche, et lui a enroulé une corde autour du pénis et des testicules puis tiré sur celle-ci jusqu’à ce que le pénis commence à saigner (par. 2.7). Le médecin légiste, qui a repris dans son rapport les déclarations de l’auteur concernant les cinq jours de mauvais traitements devant l’Audiencia Nacional, a constaté la présence d’un hématome, mais d’environ 3 millimètres seulement, sur la face supérieure du pénis et de légers ulcères sur la face interne de la lèvre supérieure, ainsi qu’une aphonie (par. 2.8).

6.Toutefois, l’État partie affirme que l’auteur ne présentait aucune lésion à la tête, au thorax, à l’abdomen et aux jambes, que son anus et ses testicules étaient dans un état normal, sans traces de violence, et qu’il n’y avait aucun symptôme d’asphyxie. Selon le rapport médical établi au centre pénitentiaire le 13 décembre, aucune blessure ou pathologie psycho-organique aiguë n’a été observée à l’arrivée de l’auteur et celui-ci était dans un bon état de santé général (par. 6.4).

7.De plus, le médecin qui a examiné l’auteur a constaté que les légers ulcères sur la face interne de la lèvre supérieure pouvaient avoir été causés par une morsure accidentelle de la lèvre, par une brosse à dents ou par de la nourriture chaude, entre autres possibilités, et que l’hématome de 3 mm au pénis pouvait avoir été causé par une corde enroulée autour du pénis (par. 6.5), mais qu’il était aussi possible d’envisager d’autres causes.

8.Il n’est pas fait mention, dans le registre d’écrou du centre pénitentiaire de Soto del Real, à Madrid, des lésions que le médecin légiste avait constatées quelques heures avant l’arrivée de l’auteur dans l’établissement, mais il y est fait état des blessures signalées par celui-ci, sans qu’aucun signe physique ne permette d’étayer ses déclarations. Aucune blessure n’a été observée à ce moment-là (par. 2.9, 2.13 et 6.4)

9.L’Audiencia Provincial de Biscaye, qui a fait observer que la torture pouvait ne laisser aucune trace physique et que, pour certaines infractions, il était très difficile de savoir ce qui s’était réellement passé, faute d’éléments autres que le témoignage de la victime, a ordonné l’ouverture d’une enquête approfondie (par. 2.15). Toutefois, ce raisonnement revient à demander aux États parties une probatio diabolica, puisqu’il serait quasiment impossible pour les États d’éliminer toutes les hypothèses envisageables concernant des violations présumées.

10.En avril 2011, à la demande du juge, un rapport a été établi par un médecin légiste de l’Institut basque de médecine légale, dont il ressort que les lésions que présentait l’auteur étaient compatibles avec ses déclarations, qu’il s’agissait de lésions traumatiques superficielles de nature passagère qui, en l’absence de complications, laissaient rarement des séquelles permanentes sur la peau (par. 2.16). Toutefois, bien que de telles lésions concordent avec les faits relatés par l’auteur, elles sont aussi compatibles avec d’autres causes plausibles. Cela est d’autant plus vrai que le médecin légiste qui a examiné l’auteur dans les locaux de la Garde civile a confirmé devant la chambre d’instruction no 2 que les lésions constatées ne concordaient pas avec les déclarations de l’auteur (par. 2.16). Les rapports médicaux disponibles contiennent donc des informations contradictoires.

11.En décembre 2011, l’Audiencia Provincial de Biscaye a rejeté l’appel, notant que l’auteur n’avait pas formulé d’objection concernant les mesures prises pendant la phase d’enquête et que les éléments de preuve étaient insuffisants pour poursuivre l’enquête (par. 2.19).

12.En ce qui concerne les recours internes formés au sujet des allégations de mauvais traitements, comme suite à un premier classement par la chambre d’instruction, la juridiction supérieure a ordonné la poursuite de l’instruction, ce qui a conduit à une enquête exhaustive. Il ressort des éléments de preuve réunis, que l’avocat commis d’office n’a constaté aucun signe de mauvais traitements, de sorte qu’une fois achevée l’administration de la preuve, la chambre d’instruction a classé l’affaire pour manque de cohérence dans les faits relatés, ce qui a été confirmé par la juridiction supérieure (par. 6.6).

13.En l’espèce, la peine de détention au secret a été exécutée sous contrôle judiciaire et l’auteur a été examiné quotidiennement par un médecin (par. 6.10 à 6.12).

14.Les informations contradictoires figurant dans les rapports établis par les médecins légistes ne semblent pas laisser entendre que les mauvais traitements répétés que l’auteur affirme avoir subis ont eu lieu, et m’amènent à conclure que l’auteur n’a pas suffisamment étayé les griefs selon lesquels l’Espagne a violé l’article 7 du Pacte.

15.De plus, je suis d’avis que les autorités judiciaires espagnoles ont mené, à plusieurs reprises, des enquêtes approfondies sur les griefs de l’auteur et conclu qu’ils étaient dénués de fondement pour manque de cohérence dans les faits relatés. Je conclus en conséquence qu’il n’y a pas eu violation du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec l’article 7 du Pacte.