Nations Unies

CCPR/C/124/D/3064/2017

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

11 décembre 2018

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Décision adoptée par le Comité en vertu du Protocole facultatif, concernant la communication n° 3064/2017 * , **

Communication présentée par :

Hakob Karapetyan (représenté par des conseils, Ara Ghazaryan et Hasmik Harutyunyan)

Au nom de :

L’auteur

État partie :

Arménie

Date de la communication :

28 décembre 2016 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 6 décembre 2017 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

2 novembre 2018

Objet :

Couverture d’un rassemblement pacifique par les médias

Question(s) de procédure :

Non-épuisement des voies de recours internes

Question(s) de fond :

Liberté d’expression ; droit à un recours utile

Article(s) du Pacte :

2 (par. 3) et 19 (par. 2)

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est Hakob Karapetyan, de nationalité arménienne, né en 1983. Il se déclare victime d’une violation par l’État partie des droits qu’il tient du paragraphe 3 de l’article 2 et du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le Protocole facultatif se rapportant au Pacte est entré en vigueur pour l’Arménie le 23 juin 1993. L’auteur est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur travaille comme journaliste pour une société de presse locale, « Ilur.am ». Au cours de l’été 2015, un certain nombre de manifestations pacifiques ont été organisées en Arménie pour protester contre la décision du Gouvernement d’augmenter le prix de l’électricité.

2.2Le 18 juin 2015, un sit-in pacifique organisé par l’initiative civique « Non au vol » s’est tenu sur la place de la Liberté, à Erevan. Dans la soirée du 22 juin, une grande foule a spontanément commencé à marcher pacifiquement, quittant la place de la Liberté, en empruntant l’avenue Baghramyan pour se rendre au Palais présidentiel où les manifestants voulaient remettre une pétition. Cependant, la police a bloqué l’avenue Baghramyan, empêchant les manifestants de s’approcher du Palais présidentiel. Les manifestants ont alors décidé de rester sur l’avenue Baghramyan, où ils ont fait un sit-in qui a duré toute la nuit et auquel environ 500 personnes ont participé.

2.3L’auteur indique qu’en tant que journaliste, il portait sa carte de presse et couvrait ces événements en prenant des photos. Il affirme qu’aussi bien le rassemblement que le sit-in étaient pacifiques et qu’aucun appel à la violence n’a été lancé pendant ces événements. Un nombre considérable de policiers équipés de véhicules blindés, de canons à eau et de barbelés ont commencé à se rassembler dans l’avenue Baghramyan. Beaucoup de policiers en civil se trouvaient parmi eux.

2.4Le 23 juin 2015, vers 5 heures du matin, la police a commencé à disperser violemment les manifestants au moyen de canons à eau et en faisant un usage excessif de la force. L’auteur affirme que près de 240 manifestants ont été arrêtés ce matin-là. Il a pris un grand nombre de clichés de brutalités policières, dont une photo sur laquelle on voyait un haut fonctionnaire de police donner un coup de pied à l’un des journalistes et détruire son appareil photo.

2.5L’auteur affirme qu’il a tenté de quitter le théâtre des événements, mais qu’il a été arrêté par la police, qui l’a emmené à la place de la Liberté. Tout en marchant, il a discrètement retiré la carte mémoire de son appareil et l’a dissimulée dans sa poche. Lorsqu’il est arrivé à la place de la Liberté, il était attendu par un haut fonctionnaire de police qui, intéressé par le contenu des photos, a prié l’auteur de lui remettre sa carte mémoire. L’auteur ayant refusé d’obtempérer, le fonctionnaire a détruit sa caméra. L’auteur affirme que la police l’a fouillé et lui a confisqué sa carte mémoire, et qu’elle ne la lui a jamais été restituée. L’auteur a ensuite été remis en liberté.

2.6L’auteur signale que, les 22 et 23 juin 2015, la police a infligé des mauvais traitements physiques à 13 journalistes et qu’elle en a empêché 11 autres d’accomplir leur travail. Du matériel technique et des cartes mémoire appartenant à une dizaine de journalistes ont été délibérément endommagés et/ou volés. À ce propos, l’auteur renvoie à plusieurs rapports d’organisations internationales et d’organisations non gouvernementales.

2.7Le 26 juin 2015, l’auteur a signalé au Service spécial d’enquête que la police avait confisqué sa carte mémoire et ne l’avait pas rendue.

2.8Le 2 juillet 2015, le Service spécial d’enquête a ouvert une enquête pénale sur la base d’allégations indiquant que des policiers avaient outrepassé leurs pouvoirs lors des opérations spéciales lancées pour disperser les manifestants et les participants au sit-in tenu sur l’avenue Baghramyan le 23 juin 2015, ainsi que pendant les jours suivants. L’auteur signale que cette enquête pénale porte essentiellement sur les mauvais traitements que la police a infligés aux manifestants et aux journalistes sur les lieux de rassemblement et dans les postes de police. Il souligne que, dans le cadre de cette enquête, le Service spécial d’enquête devrait aussi examiner les actes illégaux commis par la police pour empêcher les journalistes d’accomplir leur travail, en accordant une attention particulière aux allégations de destruction de matériel, d’appareils photographiques, de cartes mémoire et d’enregistreurs.

2.9Le 31 juillet 2015, l’auteur s’est vu reconnaître la qualité de victime dans l’affaire pénale.

2.10Le 15 avril 2017, l’auteur a été invité à faire une déposition au Service spécial d’enquête en tant que témoin dans une affaire pénale de brutalités policières subies par un autre journaliste. L’auteur a été soumis à un contre-interrogatoire avec un autre journaliste, au cours duquel des questions lui ont été posées sur les actes illégaux imputés à la police. Le contre-interrogatoire ne portait pas sur les brutalités que la police lui avait infligées ni sur le fait qu’elle l’avait empêché de faire son travail de journaliste, mais il visait à vérifier l’exactitude de ses dires concernant une autre victime. Depuis ce contre‑interrogatoire, l’auteur n’a reçu aucune nouvelle du Service spécial d’enquête concernant la prise d’autres mesures liées à la procédure ou à l’enquête dans cette affaire. L’auteur fait observer que la possibilité de former un recours administratif dans le cadre d’une procédure pénale n’est pas prévue par la législation interne.

2.11L’auteur indique que, le 5 avril 2017, en réponse aux demandes de renseignements sur l’état d’avancement de l’enquête que le Comité pour la protection de la liberté d’expression lui a adressées, le Service spécial d’enquête a déclaré que 22 représentants des médias avaient été reconnus en tant que victimes dans le cadre de l’enquête et que, s’agissant de quatre d’entre eux, l’enquête pénale avait été menée à terme et que les résultats de cette enquête avaient été transmis au tribunal. En ce qui concerne l’état d’avancement de l’enquête relative aux allégations de l’auteur, le Service spécial d’enquête a répondu qu’elle était encore en cours.

2.12L’auteur souligne à propos des dispositions du Code de procédure pénale qu’elles ne prévoient pas la possibilité de dénoncer l’inaction des organes d’enquête. Le paragraphe 1 de l’article 290 du Code vise uniquement les « actions » et les « décisions » qui peuvent être portées à la connaissance d’un procureur de rang supérieur, ce qui signifie que l’« inaction » en matière d’enquête ne figure pas expressément au nombre des motifs possibles de recours.

2.13L’auteur fait observer que, dans sa décision 844, la Cour constitutionnelle arménienne a interprété le champ d’application du paragraphe 1 de l’article 290 du Code de procédure pénale pour ce qui est du droit de contester l’inaction des organes d’enquête, mais qu’elle n’a pas précisé le sens du terme « inaction ».

2.14En outre, l’auteur indique qu’en ce qui concerne l’enquête préliminaire, les auditions n’étaient pas publiques et que les accusés et les victimes n’ont pu exercer leur droit à une procédure équitable que de manière très limitée. Il souligne que les dispositions du Code de procédure pénale relatives à la durée de l’enquête sont vagues. L’article 197 du Code de procédure pénale prévoit certes que la durée de la détention provisoire est de deux mois, renouvelables, mais il ne précise pas combien de fois une enquête peut être prolongée. L’enquête préliminaire en cours a été prolongée au moins 10 fois. À ce propos, il affirme qu’on ne l’a jamais informé des motifs de ces prolongations.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme qu’en détruisant son appareil photo et en confisquant sa carte mémoire ainsi qu’en l’empêchant d’exercer sa profession de journaliste, l’État partie a violé le droit à la liberté d’expression tel qu’il est protégé par le paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte.

3.2L’auteur fait observer qu’il est essentiel que les médias et la presse puissent rendre compte de toute question publique sans être soumis à la censure ni à des restrictions, et informer le public. Il rappelle que les États parties devraient mettre en place des mesures efficaces de protection contre les attaques visant à faire taire ceux qui exercent leur droit à la liberté d’expression. L’auteur souligne que les journalistes sont davantage exposés que d’autres au risque de menaces, y compris d’actes d’intimidation et d’attaques, et que ces actes devraient faire sans délai l’objet d’enquêtes diligentes, les responsables devraient être poursuivis et les victimes devraient pouvoir bénéficier d’une réparation appropriée.

3.3L’auteur rappelle que le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations de cette nature peut en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte. À ce propos, ses allégations relatives aux actes de la police n’ont pas fait l’objet d’une enquête efficace. Il souligne que, bien qu’on lui ait officiellement reconnu la qualité de victime dans le cadre de l’enquête pénale en cours, cette enquête a pris du retard et aucun responsable n’a été identifié ni poursuivi.

3.4L’auteur se dit victime d’une violation du paragraphe 2 de l’article 19, seul et lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, du fait que l’État partie ne lui a pas assuré le droit à un recours interne utile.

Observations de l’État partie concernant la recevabilité

4.1Dans une note verbale datée du 7 février 2018, l’État partie conteste la recevabilité de la communication pour non-épuisement des recours internes.

4.2L’État partie souligne qu’à la suite des événements du 23 juin 2015 au cours desquels la police a dispersé les manifestants, le Service spécial d’enquête a engagé des poursuites pénales en application des articles 309 (par. 2), 164 (par. 1) et 185 (par. 1) du Code pénal. Dans le cadre de ces poursuites, 59 personnes, dont 22 journalistes, se sont vu reconnaître la qualité de victimes. Après une enquête approfondie, quatre fonctionnaires de police ont été inculpés de violation de la loi. L’enquête a permis d’établir toute la chronologie des actes illégaux qui leur étaient imputés et l’affaire a été renvoyée devant les tribunaux des districts de Kentron et de Nork Marash pour examen. L’enquête est en cours.

4.3Sur la base des déclarations des journalistes, y compris celles de l’auteur, un nombre considérable de fonctionnaires de police ont été interrogés et des examens médico‑légaux, des recherches visant à remonter à la source et des inspections d’objets ont été effectués. Après avoir visionné des vidéos diffusées sur Internet, le Service spécial d’enquête a interrogé d’autres policiers et mené d’autres activités d’enquête et de recherche afin d’établir les circonstances exactes des événements.

4.4L’État partie souligne que, le 31 juillet 2015, l’auteur s’est vu reconnaître la qualité de victime, qu’il a été informé de ses droits procéduraux et qu’il a été interrogé. Pendant la procédure, tous les résultats des examens médico-légaux et les conclusions ultérieures des experts. L’État partie souligne que l’auteur n’a formé aucun recours contre ces décisions et conclusions.

4.5Afin de vérifier la véracité des déclarations de l’auteur, un certain nombre de fonctionnaires de police, dont des hauts fonctionnaires, ainsi que des journalistes ont été interrogés. Compte tenu de l’existence de contradictions importantes entre les déclarations de l’auteur et celles d’un autre journaliste, un contre-interrogatoire a eu lieu le 15 avril 2017, à la suite duquel l’auteur a retiré ses déclarations antérieures.

4.6L’État partie fait observer en outre que, bien que l’auteur ait été informé de son droit de former un recours, il n’a jamais saisi l’organe d’enquête d’une quelconque demande à propos de l’enquête ou des actes des policiers. Pour ce qui est de l’allégation de l’auteur qui affirme que la décision de la Cour constitutionnelle relative au champ d’application de l’article 290 du Code de procédure pénale empêche de dénoncer l’inaction d’un organe d’enquête, l’État partie objecte qu’il existe de nombreux exemples montrant que l’article 290 garantit également le droit des victimes de former un recours en cas d’inaction des enquêteurs.

4.7Pour ce qui est des moyens de saisir les organes administratifs, l’État partie signale que des recours administratifs sont prévus à l’article 69 du Code de procédure administrative. Toutefois, comme la procédure pénale est en cours, l’auteur ne peut pas encore engager d’action en réparation devant les organes administratifs.

4.8L’État partie ajoute que, compte tenu du caractère confidentiel de l’enquête ainsi que du fait que ses observations ont essentiellement pour objet la recevabilité de la communication, des informations plus complètes et détaillées sur les enquêtes pourront être fournies ultérieurement, au cas où le Comité déclarerait la communication recevable.

4.9L’État partie conclut que, comme l’auteur n’a pas formé de recours en engageant une procédure au plan interne contre l’inaction alléguée de l’organe chargé de l’enquête, les autorités compétentes ont été privées de la possibilité d’examiner les allégations de violations dans le cadre du système judiciaire interne. L’enquête étant encore en cours, l’auteur dispose d’un recours utile lui permettant de dénoncer l’inaction alléguée de l’organe d’enquête grâce au mécanisme clair prévu par le Code de procédure pénale.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Dans une lettre datée du 4 mai 2018, l’auteur critique la façon dont est menée la procédure pénale en cours, soulignant que l’État partie n’a pas précisé en quoi consistaient les mesures d’enquête et de recherche qui ont été prises ni indiqué le nom des fonctionnaires de police et des journalistes qui ont été interrogés. En outre, l’État partie n’a pas non plus donné d’explications sur l’incohérence des activités des enquêteurs, notamment en ce qui concerne l’exactitude du contre-interrogatoire des victimes et des témoins. Il souligne en outre que la durée de l’enquête excède des délais raisonnables.

5.2L’auteur considère qu’il est inexact de dire qu’il n’a pas épuisé les recours internes et qu’en tout état de cause, contester les actes ou omissions d’un organe d’enquête constitue un droit et non une obligation. Il conclut que c’est à l’État partie qu’il incombe de mener sans délai une enquête approfondie et équitable et que l’utilité des recours internes ne dépend pas des initiatives prises par les victimes pour former des recours.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3En ce qui concerne le critère énoncé au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité relève tout d’abord que l’État partie a contesté la recevabilité de la communication pour non-épuisement des recours internes au motif que l’auteur n’avait saisi les autorités arméniennes d’aucun recours concernant l’état d’avancement de l’enquête concernant son affaire avant de soumettre sa communication au Comité. En conséquence, selon l’État partie, les autorités compétentes arméniennes ont été privées de la possibilité d’examiner en bonne et due forme les violations alléguées dans le cadre du système judiciaire interne. Le Comité prend également note de l’argument de l’auteur qui affirme que la durée de l’enquête menée par le Service spécial d’enquête a excédé des délais raisonnables et qu’en dépit de sa qualité de victime, il n’a pas été suffisamment informé de l’état d’avancement de l’enquête, qu’en tout état de cause, se plaindre de la façon dont est menée l’enquête constitue un droit et non une obligation de la victime, et que l’utilité des recours internes ne saurait dépendre des initiatives prises par les victimes pour former des recours. Le Comité note aussi que l’auteur s’est vu reconnaître la qualité de victime et que quatre policiers ont été inculpés.

6.4Le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, il n’examine aucune communication d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles ; toutefois, cette règle ne s’applique pas s’il est établi que les procédures de recours internes ont excédé ou excéderaient des délais raisonnables ou qu’il serait peu probable qu’elles donnent satisfaction à la victime présumée. En l’espèce, le retard pris dans la conduite de l’enquête ne semble pas être suffisamment important pour que l’auteur soit libéré de l’obligation qui lui incombe d’épuiser les recours internes disponibles avant de soumettre une communication au Comité. En outre, aucun élément du dossier ne donne à penser que le recours interne en question ne pourrait pas permettre à l’auteur d’obtenir une réparation effective à ce stade. En conséquence, le Comité conclut que, dans les circonstances de l’espèce, les conditions prévues au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne sont pas remplies.

7.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide :

a)Que la communication est irrecevable au regard du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteur.