Nations Unies

CCPR/C/127/D/2717/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

6 décembre 2019

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Décision adoptée par le Comité en vertu du Protocole facultatif, concernant la communication no 2717/2016 * , **

Communication présentée par :

Valery Moyseenko (non représenté par un conseil)

Victime présumée :

L’auteur

État partie :

Ukraine

Date de la communication :

24 août 2015 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 20 janvier 2016 (non publiée sous forme de document)

Date de la décision :

8 novembre 2019

Objet :

Modification de la graphie du prénom et du nom de l’auteur sur son passeport international

Question(s) de procédure :

Défaut de fondement des griefs ; épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Droit au respect de la vie privée ; droit d’utiliser sa propre langue ; appartenance à un groupe minoritaire

Article(s) du Pacte :

17 et 27

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est Valery Moyseenko, de nationalité ukrainienne et d’origine russe, né en 1960. Il se dit victime d’une violation par l’Ukraine des droits qu’il tient des articles 17 et 27 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’Ukraine le 25 octobre 1991. L’auteur n’est pas représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur est un Ukrainien d’origine russe, né à Donetsk (Ukraine) de parents russes. Dans son acte de naissance, son nom de famille, son prénom et son patronyme sont écrits en russe (Моисеенко Валерий Анатольевич). La graphie ukrainienne de son nom est la suivante : Moiceёнко Валерiй Aнатолiйович. Toutes les lettres de son nom complet écrit en russe existent dans l’alphabet ukrainien. Dans son passeport national ukrainien (principal document d’identité interne), son nom figure en ukrainien et en russe.

2.2En mai 2009, l’auteur se fait délivrer un passeport international pour pouvoir voyager à l’étranger. Dans ce document, son nom complet est écrit en ukrainien et accompagné d’une translitération en caractères latins (Moiseienko Valerii). Sa volonté et son consentement n’ont pas été pris en compte, les demandeurs n’étant pas autorisés à choisir l’orthographe de leur nom dans le cadre de la procédure de délivrance des passeports internationaux. Dans le passeport national de l’auteur, son nom apparaît en ukrainien et en russe ; or, aux fins de la translitération, les autorités ont retenu la graphie ukrainienne, qui ne correspond pas à celle qui apparaît dans l’acte de naissance de l’auteur et ne reflète pas le fait que l’auteur est d’origine russe et membre de la minorité russophone. Or, le Code civil ukrainien dispose que chacun a droit à ce que son nom et son prénom soient translitérés dans le respect de ses traditions nationales.

2.3En mars 2010, l’auteur a saisi le Département d’État à la citoyenneté, à l’immigration et à l’inscription au registre de l’état civil du Ministère de l’intérieur de l’Ukraine pour demander que son nom soit translitéré à partir de sa forme russe dans son passeport et qu’un nouveau passeport lui soit délivré. Le 23 mars 2010, le tribunal administratif de district de Donetsk l’a débouté de sa demande tendant à ce que, dans son passeport international, son nom soit translitéré en alphabet latin à partir de sa forme russe, au motif que le russe n’est pas la langue officielle de l’État et conformément aux règles relatives aux renseignements figurant dans les passeports et à la forme servant de base de la translitération. Le tribunal a estimé que l’auteur n’avait pas pris toutes les mesures voulues pour exercer son droit à ce que son nom soit translitéré conformément à ses traditions nationales car il n’avait pas soumis de « documents délivrés par les autorités d’un État étranger ». L’auteur explique qu’il ne disposait pas de documents délivrés par les autorités d’un État étranger. Du reste, cette condition ne figure pas dans la loi, mais dans un texte réglementaire, et l’auteur la juge discriminatoire en ce qu’elle limite la possibilité d’obtenir la translitération de son choix aux seules personnes qui disposent de documents délivrés par des autorités étrangères.

2.4À une date non précisée, l’auteur a formé un recours devant la cour d’appel administrative de Donetsk, qui l’a débouté le 27 mai 2010. Également à une date non précisée, il a formé un recours en cassation. Le 14 février 2014, ce recours a été rejeté. Cette décision est définitive et non susceptible de recours.

2.5Le 19 juin 2014, l’auteur a saisi la Cour européenne des droits de l’homme. Au moment où il a soumis sa communication, il n’avait toutefois pas reçu de réponse à sa requête, le service postal de Donetsk ayant cessé de fonctionner à la suite d’une décision du Gouvernement ukrainien. Le 25 novembre 2014, l’auteur a envoyé un fax pour s’enquérir de l’état d’avancement de son dossier mais n’a pas reçu de réponse. L’auteur estime donc que la Cour n’a pas entamé l’examen de l’affaire.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que l’emploi de la graphie ukrainienne de son nom, imposé par les autorités de l’État partie, viole les droits qui lui sont reconnus par les articles 17 et 27 du Pacte. Il soutient que l’État partie a arbitrairement choisi de retenir la graphie ukrainienne de son nom, alors que l’ukrainien n’est pas sa langue, lui imposant ainsi des restrictions inutiles et le privant, en tant que membre d’une minorité linguistique, du droit à l’utilisation de sa langue maternelle dans son passeport et aux fins de la translitération de son nom en caractères latins.

3.2L’auteur demande au Comité d’insister auprès de l’État partie sur la nécessité de mettre sa législation relative au droit de chacun d’utiliser sa langue maternelle et de choisir les noms inscrits sur ses documents officiels en conformité avec les prescriptions du Pacte, de lui délivrer un passeport dans lequel son nom soit écrit comme il le souhaite et de l’indemniser des préjudices moral et matériel qu’il a subis du fait qu’il n’a pas pu voyager hors des frontières ukrainiennes pendant six ans.

Observations de l’État partie sur le fond

4.1Le 31 mars 2016, l’État partie a présenté ses observations sur le fond de la communication. Il a indiqué d’emblée qu’une opération de lutte contre le terrorisme avait été lancée dans l’est de l’Ukraine, y compris dans la ville de Donetsk, où se situe le tribunal de première instance où sont conservés les dossiers de l’affaire. En raison de cette opération, l’État partie n’était pas en mesure de prendre connaissance des éléments de l’affaire, qui avaient été examinés par les tribunaux nationaux.

4.2Cela étant, compte tenu des éléments présentés par l’auteur, l’État partie renvoie à différents textes réglementaires pour expliquer les règles régissant la translitération des noms à partir d’une langue nationale qui ne s’écrit pas en caractères latins. Il indique que, pour les Ukrainiens résidant dans le pays, ce sont les départements de la citoyenneté, de l’immigration et de l’inscription au registre de l’état civil des services territoriaux (départements de district) du Ministère de l’intérieur qui produisent et délivrent de façon centralisée les passeports ukrainiens permettant de se rendre à l’étranger.

4.3L’État partie reconnaît que selon le paragraphe 2 de l’article 294 du Code civil, toute personne physique a droit à ce que son prénom et son nom soient enregistrés dans une graphie conforme à ses traditions nationales.

4.4L’État partie signale en outre que l’auteur n’a pas contesté le fait que ses nom et prénom avaient été correctement orthographiés en ukrainien dans son passeport international.

4.5L’État partie affirme que, dans toutes ses activités, le Ministère de l’intérieur respecte les dispositions de la Constitution et de la législation nationale, les décisions du Président et celles du Parlement, adoptées conformément à la Constitution et à la législation nationale, les décisions du Conseil des ministres et son propre règlement.

4.6L’État partie explique que les renseignements figurant dans la zone d’inspection visuelle sont écrits en ukrainien et, après la barre oblique, en caractères latins correspondant à la translitération des caractères ukrainiens (А - A ; І - I ; В ‑ V ; Й - I ; К - K ; Л - L ; М - M ; Е - E ; Н - N ; Є - IE ; О - O ; Р - R ; С - S).

4.7L’État partie indique que, pour décider de la façon dont les nom et prénom seront écrits dans le passeport ukrainien destiné aux voyages à l’étranger, les autorités nationales sont censées se fonder sur la forme ukrainienne des éléments d’information. Il affirme que l’auteur a approuvé la façon dont ses nom et prénom sont orthographiés dans son passeport ukrainien (son passeport interne). Il estime que les renseignements figurant dans le passeport ukrainien de l’auteur destiné aux voyages à l’étranger sont conformes à la législation nationale.

4.8L’État partie affirme que le fait que l’auteur a été débouté de sa demande de modification de la translitération de ses nom et prénom dans son passeport ukrainien destiné aux voyages à l’étranger ne suffit pas, en soi, à démontrer qu’il a été victime d’une violation des droits qu’il tient des articles 17 et 27 du Pacte.

4.9En outre, l’État partie fait savoir qu’au 11 mars 2016, aucune information n’était disponible concernant la requête présentée par l’auteur devant la Cour européenne des droits de l’homme.

4.10Compte tenu de ce qui précède, l’État partie estime qu’il n’y a pas eu, en l’espèce, violation des droits garantis à l’auteur par le Pacte.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Le 27 mai 2016, l’auteur a communiqué ses commentaires sur les observations de l’État partie. Il fait observer qu’il utilise la translitération de son prénom et de son nom en caractères latins. Il a employé cette graphie de son nom pour ouvrir des comptes bancaires et utiliser sur Internet des services de paiement et des services liés à la propriété intellectuelle. Les employés de banque et le personnel des services en ligne acceptent cette translitération. L’auteur n’utilise pas la translitération de son patronyme en caractères latins, jugeant cette tradition discriminatoire du point de vue du genre. Selon la législation en vigueur dans l’État partie, la translitération du patronyme en alphabet latin n’apparaît ni dans le passeport national, ni dans le passeport international.

5.2Dans sa lettre initiale, l’auteur a affirmé que son nom de famille devrait s’écrire comme suit : Moiseyenko. Il ne maintient pas ce grief et accepte à présent la graphie de son nom fondée sur le tableau de translitération recommandé par l’état − Моисеенко/Moyseenko. Son grief se fondait sur les faits établis dans les décisions des juridictions nationales de première instance, d’appel et de cassation.

5.3Il existe plusieurs systèmes et des dizaines de tableaux de translitération des alphabets nationaux, tels que BGN/PCGN, ALA-LC et ISO 9:1995. Les règles énoncées au point 8.3 de la section IV du Doc 9303 de l’Organisation de l’aviation civile internationale, relatif aux documents de voyage lisibles à la machine (part. 1, vol. 1 de la 6e édition, datant de 2006), n’imposent pas aux États d’écrire le nom, dans la zone d’inspection visuelle, selon tel ou tel tableau de translitération ou dans telle ou telle langue officielle. Les autorités de l’État partie ont donc adopté arbitrairement le tableau de translitération qu’elles imposent. Ce tableau se fonde sur les recommandations formulées dans le Doc 9303 au sujet de la translitération aux fins du codage des noms dans la zone de lecture automatique, et non aux fins de leur inscription dans la zone d’inspection visuelle.

5.4Suivant la procédure de délivrance des passeports destinés aux voyages à l’étranger, approuvée par le Conseil des ministres dans l’ordonnance no 231, du 31 mars 1995, les noms en alphabet cyrillique sont obligatoirement modifiés suivant les normes de la langue ukrainienne ; l’État partie reconnaît uniquement la graphie ukrainienne des noms figurant dans le passeport des Ukrainiens. L’État partie ne donne pas la possibilité de choisir tel ou tel tableau de translitération des langues minoritaires. Le tableau de translitération imposé a été modifié à plusieurs reprises au cours des vingt dernières années ; il arrive donc que le nom des divers membres d’une même famille soit écrit différemment.

5.5Les agents de l’État ont inscrit le nom ukrainien de l’auteur dans son passeport plutôt que son nom russe d’origine, sans le consentement de l’auteur et contrairement à ce qu’il souhaitait. L’État partie a refusé de se fonder sur la graphie russe du nom de l’auteur aux fins de la translitération. De l’avis de l’auteur, cela a été démontré et établi dans les décisions des tribunaux nationaux. L’auteur renvoie, notamment, à l’arrêt dans lequel la Cour suprême administrative a conclu que la requête de l’auteur − selon laquelle, puisqu’il était russe, ses nom et prénom devaient, dans son passeport, être translitérés en caractères latins à partir de leur forme russe − était irrecevable car contraire aux prescriptions de la législation applicable à l’espèce.

5.6L’auteur cite également le jugement rendu par le tribunal de première instance, dont il ressort que le tribunal ne retient pas le moyen tiré de ce que l’auteur est d’origine russe et que les autorités devraient, de ce fait, translitérer son prénom, son nom et son patronyme selon les règles régissant la translitération à partir du russe car, selon l’article 10 de la Constitution, la langue officielle de l’Ukraine est l’ukrainien et les autorités publiques utilisent exclusivement cette langue dans leurs activités. À cet égard, l’auteur affirme que la violation du Pacte ne découle pas, en soi, du rejet de sa demande par le tribunal, mais des motifs invoqués pour justifier ce rejet, qui semblent arbitraires et contraires à la loi, ainsi qu’aux dispositions du Pacte. Il soutient que l’État partie n’a pris en considération ni son origine ethnique, ni sa langue maternelle, ni ses traditions nationales, ni sa volonté de choisir et de modifier son nom et d’uniformiser l’orthographe du nom des membres de sa famille. Il conclut de ce fait que les actions de l’État partie peuvent être considérées comme constitutives d’une violation des obligations énoncées aux articles 17 et 27 du Pacte.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité note que l’auteur dit avoir épuisé tous les recours internes qui lui étaient ouverts. En l’absence d’objection de la part de l’État partie, le Comité considère que les conditions énoncées au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif sont réunies aux fins de la recevabilité.

6.4Le Comité note que, selon l’auteur, son prénom et son nom, tels qu’ils figurent dans son passeport international, ont été translitérés en alphabet latin à partir de leur forme ukrainienne, et non de leur forme russe, en violation des articles 17 et 27 du Pacte. Il note également que, selon l’État partie, les autorités ont appliqué les règles linguistiques régissant la translitération conformément à la législation nationale, compte tenu des prescriptions relatives aux documents de voyage lisibles à la machine délivrés par l’État partie à ses citoyens. Il relève en outre que, dans la principale pièce d’identité nationale de l’auteur, son passeport national, son nom est écrit en ukrainien et en russe. Il relève aussi que, dans sa lettre initiale, l’auteur a affirmé que la version translitérée de son nom devait être Moiseyenko, tandis que, par la suite, dans ses commentaires, il n’a pas maintenu ce grief et a accepté que son nom soit orthographié suivant le tableau de translitération recommandé par l’État partie. En l’absence de tout autre élément utile dans le dossier, en particulier d’arguments précis montrant en quoi l’État partie a porté atteinte de façon arbitraire ou illégale aux droits que l’auteur tient des articles 17 et 27 du Pacte et en quoi l’auteur a été concrètement pénalisé du fait que son nom a été translitéré en caractères latins à partir de sa graphie ukrainienne, suivant les règles linguistiques régissant la translitération dans le contexte de la délivrance des passeports ukrainiens destinés aux voyages à l’étranger, conformément à la législation nationale, le Comité considère que la communication n’est pas suffisamment étayée et qu’elle est par conséquent irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

7.En conséquence, le Comité décide :

a)Que la communication est irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif ;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteur de la communication.