Nations Unies

CCPR/C/128/D/3043/2017

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

28 avril 2021

Français

Original : anglais

Comité des droits de l ’ homme

Décision adoptée par le Comité en vertu du Protocole facultatif, concernant la communication no 3043/2017 * , ** , ***

Communication présentée par :

A. S., D. I., O. I. et G. D. (représentés par un conseil, Andrea Saccucci)

Victime(s) présumée(s) :

Les auteurs et S. A. et consorts

État partie :

Malte

Date de la communication :

19 mai 2017 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 13 novembre 2017 (non publiée sous forme de document)

Date de la décision :

13 mars 2020

Objet :

Opérations de sauvetage en mer

Question ( s ) de procédure :

Juridiction ; épuisement des recours internes ; qualité de victime

Question ( s ) de fond :

Droit à la vie ; traitement inhumain et dégradant ; droit à un recours utile

Article ( s ) du Pacte :

2 (par. 3), 6 et 7

Article ( s ) du Protocole facultatif :

1 et 5 (par. 2 b))

1.1Les auteurs de la communication sont A. S., de nationalité palestinienne, né en 1958, et D. I., O. I. et G. D., de nationalité syrienne, nés respectivement en 1983, 1988 et 1977. Ils présentent la communication en leur nom propre et au nom de 13 membres de leur famille qui se trouvaient, le 11 octobre 2013, à bord d’un navire qui a fait naufrage en mer Méditerranée, à 113 km au sud de l’île de Lampedusa (Italie) et à 218 km de Malte, naufrage dont on estime qu’il a fait 200 morts. A. S. présente la communication au nom de 11 membres de sa famille : son frère, né en 1952 ; son gendre, né en 1977 ; sa nièce, née en 1983 ; son fils, né en 1987 ; sa fille, née en 1987 ; sa bru, née en 1992 ; son fils, né en 1997 ; sa petite‑fille, née en 2004 ; son neveu, né en 2005 ; son neveu, né en 2007 ; et son petit-fils, né en 2008, tous de nationalité syrienne. D. I. et O. I. présentent la communication au nom de leur frère, de nationalité syrienne, né en 1995, et G. D. au nom de son frère, de nationalité syrienne, né en 1992.

1.2Les auteurs affirment que les autorités de l’État partie n’ont pas pris les mesures voulues pour prêter assistance aux membres de leur famille qui se trouvaient dans une situation de détresse en mer, en violation des droits garantis à l’article 6 du Pacte. Les auteurs affirment également que les autorités de l’État partie n’ont pas mené d’enquête effective sur les circonstances du naufrage, en violation des droits garantis aux membres de leur famille à l’article 6, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2. Les auteurs dénoncent en outre une violation des droits qu’ils tiennent de l’article 7, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 13 décembre 1990. Les auteurs sont représentés par un conseil.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Les auteurs indiquent que des membres de leur famille, qui fuyaient les graves menaces qui pesaient sur leur vie et celle de leurs enfants en République arabe syrienne, sont arrivés en Libye le 10 octobre 2013 et ont été transportés, avec un important groupe de personnes composé principalement de réfugiés syriens, jusqu’à un navire de pêche qui se trouvait à l’ancre au large du port de Zuwarah et qui a pris la mer le lendemain vers une heure du matin. Le navire aurait compté plus de 400 personnes à son bord. Quelques heures après avoir levé l’ancre, il a essuyé les tirs d’un bateau arborant un drapeau berbère. Une grande quantité d’eau s’étant engouffrée dans le navire, une personne, M. J., a composé vers 11 heures du matin le numéro italien des urgences en mer, expliquant que le navire allait sombrer et informant le préposé aux urgences qu’il avait des enfants à son bord. M. J. a également transmis au préposé les coordonnées géographiques du navire.

2.2Ce premier appel a été suivi de plusieurs autres. Le Centre de coordination de sauvetage maritime de Rome (ci-après le « Centre de sauvetage italien ») a déclaré avoir reçu un premier appel à 12 h 26, un deuxième à 12 h 39 et un troisième à 12 h 56. À l’occasion d’un de ces appels de détresse, les passagers ont reçu l’assurance des autorités italiennes qu’on allait venir les secourir. Comme rien n’arrivait, ils ont appelé une nouvelle fois, à 13 h 17, le numéro italien des urgences en mer. Cette fois, le préposé leur a expliqué que le navire se trouvait dans la région de recherche et de sauvetage maltaise et leur a communiqué le numéro de téléphone du Centre de coordination de sauvetage de Malte (ci-après le « Centre de sauvetage maltais »).

2.3Plusieurs appels ont été adressés, à partir du navire, aux forces armées maltaises entre 13 heures et 15 heures. Des appels ont aussi été adressés au Centre de sauvetage italien à 14 h 22 et 15 h 37. Les passagers du navire ont finalement été informés que celui-ci avait été repéré et que des équipes de sauvetage seraient sur place dans les quarante-cinq minutes. Les auteurs indiquent toutefois que, d’après un communiqué de presse publié après les événements, les forces armées maltaises ont déclaré que le navire n’avait été détecté qu’à 16 heures et que le premier navire de secours, un patrouilleur des forces armées maltaises, n’était arrivé sur le lieu du naufrage qu’à 17 h 50 et qu’un bâtiment de la marine italienne, le Libra, y était arrivé vers 18 heures. Les auteurs affirment que les forces armées maltaises n’ont sollicité l’assistance du Centre de sauvetage italien qu’après le chavirage du navire. Ils ajoutent que l’équipage du bâtiment de la marine italienne, le Libra, n’a reçu l’ordre de prêter assistance aux passagers qu’après le chavirage et qu’en fait, il avait dans un premier temps reçu l’ordre de s’éloigner du navire de crainte qu’à défaut les autorités maltaises n’assument pas la responsabilité des opérations de sauvetage. Selon les auteurs, si le nombre exact de ceux qui ont perdu la vie dans ce naufrage n’a pas été établi, on l’estime à plus de 200 personnes, dont 60 enfants.

2.4Les auteurs affirment que les centres de sauvetage italien et maltais ont cherché à se décharger l’un sur l’autre de la responsabilité des opérations de sauvetage au lieu d’intervenir rapidement. Comme le navire se trouvait dans la région de recherche et de sauvetage maltaise, le Centre de sauvetage italien a appelé le Centre de sauvetage maltais à 13 heures pour l’informer de la situation afin que les forces armées maltaises se chargent des opérations. Il affirme avoir indiqué à son homologue maltais l’identité des bâtiments les plus proches du navire, notamment le Libra de la marine italienne et deux navires marchands, mais il ne lui a pas précisé la position exacte du bâtiment de la marine. À 15 h 37, un officier des forces aériennes italiennes a appelé le commandement de la marine italienne afin de s’enquérir des instructions à donner au bâtiment de la marine le plus proche du navire en détresse. Les auteurs indiquent que, d’après les interceptions des appels téléphoniques, le bâtiment de la marine a reçu l’ordre de s’éloigner du navire en détresse pour ne pas être vu des patrouilleurs maltais, qui se seraient alors gardés de prendre en charge l’opération de sauvetage. À 16 h 38, le Centre de sauvetage maltais a demandé au commandement de la marine italienne de mettre directement le Libra en contact avec les autorités maltaises. Le commandement de la marine n’a pas accédé à cette demande. À 16 h 44, le Centre de sauvetage maltais a demandé au Centre de sauvetage italien de mettre le Libra à la disposition de l’opération de sauvetage. Le Centre de sauvetage italien a refusé et a invité le Centre de sauvetage maltais à envisager d’autres solutions, comme l’intervention de navires marchands. Ce n’est qu’à 17 h 07, après le naufrage du navire, que le bâtiment de la marine a reçu l’ordre d’intervenir et a été dirigé vers le navire en détresse.

2.5Les auteurs affirment qu’ils ne disposent pas de recours utiles pour saisir les autorités nationales de leurs griefs. Ils indiquent que M. J. a porté plainte auprès du Procureur de la République du tribunal d’Agrigente (Italie) pour dénoncer la réaction tardive des autorités italiennes et maltaises à ses appels de détresse et la disparition de deux de ses fils dans le naufrage. Or ni l’Italie ni Malte n’ont ouvert d’enquête sur les circonstances de celui-ci et le Procureur a demandé le non-lieu. Les auteurs indiquent d’autre part que A. S. a saisi le Procureur du tribunal de Syracuse (Italie) le 15 septembre 2014, affirmant que 11 membres de sa famille avaient disparu immédiatement après le naufrage survenu le 11 octobre 2013. Il semblerait, à la lecture du procès-verbal de la plainte, qu’à la suite d’une plainte précédemment déposée par A. S. le 6 septembre 2014, une action pénale ait été ouverte contre X. Or A.S. n’a reçu aucune information sur cette procédure ou son issue. À la suite du naufrage, l’un des auteurs, O. I., a contacté la Croix-Rouge maltaise, le Premier secrétaire de l’ambassade d’Italie à Abou Dhabi où elle résidait alors, la Croix-Rouge italienne et le Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés afin de s’enquérir de ce qu’il était advenu de son frère, qui se trouvait à bord du navire. N’ayant pas obtenu de réponse, O. I. s’est rendue en Italie et à Malte pour essayer d’obtenir des informations. G. D. vit à Damas et ne peut donc pas saisir les autorités de l’État partie.

2.6Les auteurs affirment que le fait qu’aucune enquête n’ait été ouverte sur les circonstances du naufrage et de la mort ou de la disparition ultérieures de passagers du navire, dont des membres de leur famille, les prive d’un recours utile dans l’État partie pour dénoncer les carences des autorités lors des opérations de sauvetage. Les auteurs font en outre valoir qu’ils ne sont pas tenus d’intenter des actions civiles pour épuiser les recours internes puisque leur but est de faire en sorte que ceux qui ont mis en danger la vie des membres de leur famille et ont causé leur mort ou leur disparition voient leur responsabilité pénale engagée et soient punis. Ils affirment qu’une action civile ne leur permettrait pas d’atteindre ce but car elle porterait seulement sur l’indemnisation et ne viserait pas à identifier et punir les responsables. Même si les recours civils étaient épuisés, ils seraient inutiles en l’absence d’enquête permettant d’établir les circonstances du naufrage et les responsabilités. Les auteurs font valoir que si aucune enquête en bonne et due forme n’est ouverte sur le naufrage et l’opération de sauvetage manquée, ils sont de facto empêchés d’exercer des recours civils. Ils font d’autre part valoir qu’eu égard à l’ampleur de la tragédie ayant motivé leur plainte, des circonstances spéciales les exemptent de l’obligation d’épuiser les recours internes. Ils font observer que le Protocole facultatif devrait être appliqué avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif et qu’ils ne possèdent pas les moyens culturels, linguistiques et économiques nécessaires pour exercer des recours judiciaires dans l’État partie.

2.7Les auteurs disent que, bien que le naufrage se soit produit en dehors du territoire tant de l’Italie que de Malte, leur plainte relève de la juridiction de l’Italie et de celle de Malte pour plusieurs raisons. Premièrement, les deux États sont parties à la Convention internationale de 1979 sur la recherche et le sauvetage maritimes. Si les autorités maltaises étaient responsables de la région maritime de recherche et de sauvetage dans laquelle se trouvait le navire, les autorités italiennes exerçaient un contrôle de facto sur la région de recherche et de sauvetage maltaise, l’Italie étant souvent le seul État près à mener des opérations de sauvetage dans cette région et capable de le faire. De plus, les deux États parties étaient en contact permanent avec le navire en détresse et ont activé des procédures de sauvetage. Par conséquent, nonobstant les graves carences qui ont marqué les opérations, les deux États parties exerçaient un contrôle sur les personnes en détresse dans la région de recherche et de sauvetage. Les auteurs font valoir qu’il existe ainsi un lien de causalité entre la lenteur des opérations de sauvetage, le naufrage et les pertes en vies humaines. Par leur négligence ou leur inaction, les États parties ont établi un lien crucial dans la chaîne de causalité qui a provoqué le naufrage. Les auteurs indiquent à cet égard qu’on a fait valoir qu’un appel de détresse créait une relation entre l’État qui le reçoit et la personne dont il émane, et qu’en raison de cette relation, un lien juridictionnel existait entre la personne en danger et les autorités de l’État ayant reçu l’appel, ce qui signifiait que ces autorités avaient l’obligation de fournir des secours d’urgence.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs font observer que le devoir de prêter assistance aux personnes en détresse en mer est une règle internationale bien établie par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer et la Convention internationale de 1974 pour la sauvegarde de la vie humaine en mer. Ils affirment que l’État partie a violé les droits garantis aux membres de leur famille au paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte par sa négligence et ses actes ou omissions dans le cadre des activités de sauvetage qu’il a menées en mer, ce qui a mis en danger la vie de membres de leur famille et a conduit au décès ou à la disparition de ceux-ci. En particulier, les auteurs affirment que les autorités de l’État partie ont manqué à l’obligation qui leur incombait de prendre toutes les mesures voulues pour protéger la vie des membres de leur famille qui étaient en détresse en ne menant pas les activités de sauvetage nécessaires et en ne répondant qu’après le naufrage à une demande tendant à l’intervention de la marine italienne, alors même qu’elles savaient que les navires maltais n’étaient pas en mesure de prêter rapidement assistance. Les auteurs font valoir que les autorités de l’État partie n’ont pas répondu promptement aux appels de détresse, méconnaissant les obligations que leur imposait la Convention internationale de 1979 sur la recherche et le sauvetage maritimes. Ils indiquent que le premier appel de détresse adressé aux forces armées maltaises a été passé à 13 h 34 et que les passagers du navire en détresse ont alors été informés que leur position avait été identifiée et que des unités de sauvetage arriveraient dans l’heure. De nouveaux appels de détresse ont été passés à 15 heures et les autorités ont assuré que des secours étaient en route, mais l’avion des forces militaires maltaises n’a repéré le navire en détresse qu’avant 16 heures. Les auteurs affirment que les autorités de l’État partie savaient qu’elles ne pourraient pas atteindre rapidement le navire mais n’ont pas promptement sollicité l’assistance des autorités italiennes dont des navires étaient plus proches du navire en détresse. Ils affirment que si le bâtiment de la marine italienne, le Libra, avait été rapidement prié d’intervenir, il aurait pu sauver les personnes en détresse.

3.2Les auteurs allèguent en outre une violation des droits que les membres de leur famille tenaient du paragraphe 1 de l’article 6, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, car les autorités de l’État partie n’ont pas mené d’enquête officielle, indépendante et effective sur le naufrage pour établir les faits et identifier et punir les responsables.

3.3Les auteurs affirment de plus que les droits qu’ils tiennent de l’article 7, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, ont été violés, au motif que l’absence d’enquête sur la mort ou la disparition des membres de leur famille leur a causé et continue de leur causer une souffrance morale assimilable à un traitement inhumain et dégradant.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 19 janvier 2018, l’État partie a fait part de ses observations sur la recevabilité de la communication. Il considère que la communication devrait être jugée irrecevable pour non‑épuisement des recours internes, absence de juridiction et défaut de qualité de victime.

4.2En ce qui concerne l’argument des auteurs selon lequel ils ont été privés d’un recours utile parce que les autorités maltaises n’ont pas enquêté rapidement et effectivement sur la cause du naufrage, l’État partie souligne que, s’agissant de Malte, les auteurs n’ont déposé aucune plainte auprès des autorités de l’État partie ni engagé aucune autre action. La seule chose qu’ils aient faite a été de contacter la Croix-Rouge maltaise. L’État partie prend note de l’argument des auteurs selon lequel il leur est difficile de porter plainte à Malte parce qu’ils ne résident pas dans ce pays et sont financièrement démunis. Il fait cependant observer qu’il est possible de porter plainte par l’intermédiaire d’un avocat, ce qui évite de devoir se rendre à Malte. L’État partie ajoute que les auteurs disposaient de plusieurs recours internes, dans le cadre des procédures civiles comme pénales, dont ils ne se sont pas prévalus. Au pénal, ils pouvaient saisir le Commissaire de police et lui demander d’enquêter sur leurs allégations. Si la police n’ouvre pas d’enquête à la suite d’une telle plainte, il est possible de faire appel devant la Cour de magistrats afin qu’elle ordonne à la police de le faire. Une aide juridictionnelle est disponible, même pour les personnes qui ne sont pas de nationalité maltaise. De plus, en vertu du Code pénal, toute personne peut également demander à un magistrat de mener une enquête en cas d’infraction punie de trois ans d’emprisonnement ou plus. Quant au civil, les auteurs pouvaient aussi intenter une action en responsabilité civile et demander réparation pour tout préjudice subi. Ils auraient aussi pu exercer un recours constitutionnel en invoquant une violation des droits qui leur sont garantis par la Constitution, laquelle incorpore la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (la Convention européenne des droits de l’homme) dans le droit interne. Des personnes qui ne sont pas présentes à Malte peuvent exercer un recours constitutionnel et demander une aide juridictionnelle si elles prouvent qu’elles ne disposent pas des ressources financières nécessaires à cette fin. La Cour constitutionnelle est investie de pouvoirs étendus et peut donner accès à des recours permettant d’obtenir réparation d’une violation donnée. Il est possible de lui demander d’examiner une plainte en urgence.

4.3L’État partie relève d’autre part que le naufrage a eu lieu en haute mer. Il fait valoir que le drame s’est produit en dehors des eaux territoriales maltaises et que les auteurs n’ont pas démontré l’existence du lien juridictionnel nécessaire au regard du Protocole facultatif. Il considère que des opérations de recherche et de sauvetage ne relèvent pas de l’exercice de la juridiction. Un État est responsable de la coordination des opérations de recherche et de sauvetage dans sa région de recherche et de sauvetage, mais celle-ci ne saurait être considérée comme faisant partie de son territoire. La Convention internationale de 1979 sur la recherche et le sauvetage maritimes disposant que la délimitation des régions de recherche et de sauvetage ne préjuge aucunement des frontières existant entre les États, il est par conséquent erroné de considérer que la région de recherche et de sauvetage en cause fait partie du territoire maltais ou est une zone sur laquelle Malte exerce une juridiction extraterritoriale. L’État partie fait observer que le fait qu’il s’acquitte de ses obligations internationales dans cette région de recherche et de sauvetage ne saurait être interprété comme créant un lien juridictionnel. Il indique qu’une région de recherche et de sauvetage est définie comme une région de dimensions déterminées associée à un centre de coordination de sauvetage, dans les limites de laquelle sont fournis des services de recherche et de sauvetage et il souligne que cette définition ne mentionne ni la juridiction ni le territoire.

4.4L’État partie fait en outre observer que les auteurs n’ont pas établi leur lien avec les victimes présumées de la communication, n’ayant fourni aucun élément prouvant qu’ils sont des proches parents des victimes présumées et sont juridiquement fondés à présenter une communication au nom de celles-ci.

4.5Le 25 mai 2018, l’État partie a fait part de ses observations sur le fond de la communication. Il déclare que le premier appel provenant du navire a été adressé par téléphone satellite au Centre de sauvetage italien, lequel a donc le premier pris en charge la coordination de l’opération. Le Centre de sauvetage maltais a reçu du Centre de sauvetage italien à 13 h 05 un premier appel téléphonique l’informant que le navire demandait de l’aide. À ce moment-là, le navire sortait de la région de recherche et de sauvetage libyenne par laquelle il transitait. Initialement, les informations reçues du Centre de sauvetage italien dans cette première phase n’indiquaient pas une situation de détresse. À 14 h 05, le Centre de sauvetage italien a envoyé au Centre de sauvetage maltais une télécopie lui demandant d’accepter officiellement et formellement la prise en charge et le transfert de l’opération de recherche et de sauvetage. Le Centre de sauvetage maltais a acquiescé à cette demande à 14 h 35, ce qui marque donc le moment où il a assumé la coordination de l’opération. À 13 h 34, le Centre de sauvetage italien, qui était encore le premier centre de coordination de sauvetage responsable, a émis un avertissement de navigation à l’intention de tous les navires se trouvant à proximité pour leur demander de prêter leur assistance et de lui rendre compte à lui, et non au Centre de sauvetage maltais. Le Centre de sauvetage maltais, entre le moment où il a reçu la demande qui lui était adressée d’assurer la coordination et le moment où il a fait part de son acceptation, a aussi pris un certain nombre de mesures. À 14 h 10, il a donné pour instruction au patrouilleur hauturier maltais P61 de se diriger vers la zone où se trouvait le navire. Les auteurs prétendent que les passagers du navire en détresse ont contacté le Centre de sauvetage maltais à 13 h 34 mais l’État partie affirme qu’il n’en est rien car le premier contact entre le Centre de sauvetage maltais et le navire en détresse a été établi à 14 h 22, lorsque le Centre a téléphoné aux passagers pour s’assurer de leur position et s’enquérir de la situation à bord. L’État partie indique qu’à 14 h 25, le Centre de sauvetage maltais a donné pour instruction à un avion militaire maltais de survoler la zone, et qu’à 14 h 30 il a émis un avertissement urgent de navigation (ou message NAVTEX) à l’intention de tous les navires se trouvant dans la zone afin qu’ils se dirigent vers le navire pour lui venir en aide. L’État partie fait valoir qu’à partir du moment où un avertissement urgent de navigation avait été émis, tous les bateaux se trouvant à proximité du navire en détresse, y compris le Libra, étaient tenus de se diriger vers la position indiquée.

4.6Lorsqu’il a pris en charge la coordination de l’opération, le Centre de sauvetage maltais a demandé au Centre de sauvetage italien s’il y avait dans la zone des navires italiens susceptibles d’intervenir, conformément à la Convention internationale de 1979 sur la recherche et le sauvetage maritimes. Le Centre de sauvetage italien a répondu à 15 h 09 qu’aucune unité de garde-côtes n’était disponible mais qu’un bâtiment de la marine italienne l’était, mais sans indiquer le nom, la position et les coordonnées de celui-ci. Après que l’avion des forces armées maltaises eut repéré le Libra, le Centre de sauvetage maltais a sollicité l’assistance de celui-ci, qui était le plus proche − à une distance de 17 milles marins − des migrants. À 16 h 22, le Centre de sauvetage maltais a adressé au Centre de sauvetage italien une télécopie lui demandant d’ordonner au Libra de se diriger vers la zone, l’avion des forces militaires maltaises ayant observé que le navire en détresse était surchargé et instable. Le Centre de sauvetage italien a répondu par téléphone que le Libra effectuait une mission de surveillance et que, s’il était dépêché sur les lieux, la zone qu’il couvrait se trouverait sans surveillance. Cet échange a été suivi d’une autre télécopie, à 16 h 42. Le Centre de sauvetage italien a alors confirmé que le Libra allait se diriger vers la zone où se trouvait le navire pour lui venir en aide. Le Centre de sauvetage maltais a également demandé à des navires marchands se trouvant dans la zone de prêter assistance. Or, à 16 h 55, le Libra n’avait toujours pas changé de cap pour se diriger vers le navire en détresse comme il lui avait été demandé. Le Centre de sauvetage maltais a alors donné ordre à l’avion de patrouille maritime maltais d’appeler directement le Libra par radio à très haute fréquence. Ces appels sont restés sans réponse. Le navire des migrants a sombré à 17 h 07. Une embarcation pneumatique à coque rigide, déployée à partir du patrouilleur maltais P61 pour gagner la zone au plus vite, est arrivée sur les lieux à 17 h 45 et a commencé les opérations de sauvetage. Le patrouilleur P61 est arrivé à 17 h 51 et le Libra à 17 h 57. Le premier a déclaré avoir sauvé environ 147 personnes et le second 56. L’État partie affirme qu’après avoir pris en charge la coordination des opérations, il a adopté toutes les mesures qui pouvaient être prises pour fournir une assistance rapide en dépêchant sur place toutes les ressources publiques et privées qui étaient disponibles et en sollicitant les ressources italiennes disponibles par l’intermédiaire du Centre de sauvetage italien, car le Centre de sauvetage maltais n’était pas habilité ni compétent pour donner des ordres à un bâtiment de la marine nationale d’un autre État. L’État partie indique en outre qu’il a émis un avertissement NAVTEX à l’intention de tous les navires qui se trouvaient dans la zone, fait larguer un canot de sauvetage par l’avion militaire pour fournir une assistance et détourné vers la zone les navires marchands les plus proches.

4.7L’État partie prend note du grief des auteurs selon lequel les droits garantis aux membres de leur famille par l’article 6, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, ont été violés. Il fait de nouveau valoir que les auteurs n’ont saisi aucune des autorités de l’État partie pour demander l’ouverture d’une enquête.

4.8L’État partie fait valoir que le respect de la vie relève d’abord et avant tout de l’individu, qui ne doit pas exposer sa vie à des risques inutiles et doit prendre toutes les mesures possibles pour limiter de tels risques. Il souligne que l’Europe et les États situés à ses frontières extérieures font face à des afflux sans précédent de migrants, qui tentent de traverser la mer sur des embarcations impropres à la navigation. On ne peut jamais exclure qu’un centre de coordination de sauvetage, même le plus diligent, le mieux équipé et le plus consciencieux, se trouve un jour devoir faire face à plusieurs opérations simultanées de recherche et de sauvetage, ou à des conditions météorologiques l’empêchant de mener une opération de sauvetage pour des raisons de sécurité. Il déclare qu’en l’espèce ses autorités n’ont ménagé aucun effort et ont agi avec toute la diligence requise pour mener à bien le sauvetage.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Le 12 avril 2018, les auteurs ont fait part de leurs commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité de la communication. Ils affirment que le fait que les autorités de l’État partie n’ont pas enquêté d’office sur le naufrage de manière rapide et effective montre qu’ils ne disposaient d’aucun recours utile. Ils font valoir que le naufrage a été relaté dans les médias de toute l’Europe et que les autorités de l’État partie auraient donc dû ouvrir une enquête de leur propre chef. Ils font aussi valoir qu’une action civile aurait été inutile car elle n’aurait pas permis aux victimes présumées de la violation de leur droit à la vie d’obtenir réparation. Ils ajoutent que le dépôt d’une plainte auprès de la Cour constitutionnelle ne constituerait pas un recours utile car la Cour ne peut être saisie qu’en seconde instance et seulement si la juridiction civile de première instance n’a pas décliné sa compétence. Ils font observer qu’une demande d’examen constitutionnel de la légalité des faits exposés dans leur plainte constitue un recours extraordinaire et discrétionnaire.

5.2Les auteurs disent que le fait que le naufrage s’est produit en dehors des eaux territoriales maltaises ne suffit pas en soi à exclure l’existence d’un lien juridictionnel. Ils affirment que l’État partie était responsable au premier chef de la coordination de l’opération de recherche et de sauvetage dans sa région de recherche et de sauvetage et qu’il ne s’est pas acquitté de son obligation de coordination.

5.3Quant au défaut allégué de la qualité de victime, les auteurs indiquent qu’ils joignent à leurs commentaires des photos de leurs proches, des certificats de naissance et des copies de passeports établissant leur lien de parenté avec les victimes présumées.

5.4Le 4 octobre 2018, les auteurs ont fait part de leurs commentaires sur les observations de l’État partie concernant le fond de la communication. Ils ont réitéré leur grief selon lequel les autorités de l’État partie ont tardé à engager l’opération de sauvetage. Ils relèvent que le Centre de sauvetage maltais a ordonné au patrouilleur hauturier maltais P61 de se diriger vers la zone où se trouvait le navire en détresse à 14 h 10. Ils font valoir que si ce patrouilleur avait reçu cet ordre à 13 h 05, dès que le Centre de sauvetage maltais eut reçu le premier appel du Centre de sauvetage italien, ou à 13 h 34, dès l’émission par le Centre de sauvetage italien du premier avertissement de navigation, il aurait rejoint le navire en détresse avant que celui-ci ne sombre.

5.5Les auteurs réitèrent également leur grief selon lequel les droits que leurs proches tenaient du paragraphe 1 de l’article 6, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, ainsi que de l’article 7, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, ont été violés au motif que les autorités de l’État partie n’ont pas ouvert une enquête officielle, indépendante et effective sur les circonstances du naufrage. Notant que l’État partie souligne qu’ils n’ont pas porté plainte au sujet de ce drame, ils répètent qu’il incombait aux autorités de l’État partie de mener d’office une enquête effective.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité prend note de l’observation de l’État partie selon laquelle la communication est irrecevable au regard de l’article premier du Protocole facultatif pour défaut de juridiction au motif que les faits se sont produits en dehors de ses eaux territoriales. Il prend note de l’observation des auteurs selon laquelle la plainte relève de la juridiction de l’État partie puisque les autorités de celui-ci étaient responsables de la région maritime de recherche et de sauvetage dans laquelle a eu lieu le naufrage, étaient en contact permanent avec le navire en détresse et ont activé des procédures de sauvetage, exerçant ainsi un contrôle sur les personnes en détresse.

6.4Le Comité rappelle qu’en vertu de l’article 1 premier du Protocole facultatif, il a compétence pour recevoir et examiner des communications émanant de particuliers relevant de la juridiction des États parties. Il rappelle également que le paragraphe 10 de son observation générale no 31 (2004), sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, stipule qu’aux termes du paragraphe 1 de l’article 2, les États parties sont tenus de respecter et garantir à tous les individus se trouvant sur leur territoire et à tous ceux relevant de leur compétence les droits énoncés dans le Pacte. Cela signifie qu’un État partie doit respecter et garantir à quiconque se trouve sous son pouvoir ou son contrôle effectif les droits reconnus dans le Pacte même s’il ne se trouve pas sur son territoire. Comme indiqué dans l’observation générale no 15 (1986), sur la situation des étrangers au regard du Pacte, la jouissance des droits reconnus dans le Pacte, loin d’être limitée aux citoyens des États parties, doit être accordée aussi à tous les individus, quelle que soit leur nationalité ou même s’ils sont apatrides, par exemple demandeurs d’asile, réfugiés, travailleurs migrants et autres personnes qui se trouveraient sur le territoire de l’État partie ou relèveraient de sa compétence. Ce principe s’applique aussi à quiconque se trouve sous le pouvoir ou le contrôle effectif des forces d’un État partie opérant en dehors de son territoire, indépendamment des circonstances dans lesquelles ce pouvoir ou ce contrôle effectif a été établi, telles que les forces constituant un contingent national affecté à des opérations internationales de maintien ou de renforcement de la paix.

6.5Le Comité rappelle d’autre part le paragraphe 63 de son observation générale no 36 (2018), sur le droit à la vie, dans lequel il fait observer qu’eu égard au paragraphe 1 de l’article 2 du Pacte, un État partie a l’obligation de respecter et de garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire, et à toutes les personnes relevant de sa compétence, c’est-à-dire à toutes les personnes dont la jouissance du droit à la vie dépend de son pouvoir ou de son contrôle effectif, les droits reconnus à l’article 6. Cela inclut les personnes se trouvant à l’extérieur de tout territoire effectivement contrôlé par l’État mais dont le droit à la vie est néanmoins affecté par ses activités militaires ou autres de manière directe et raisonnablement prévisible. Les États parties doivent respecter et protéger la vie des personnes se trouvant dans des lieux dans lesquels ils exercent un contrôle effectif, comme des territoires occupés, ou dans des territoires où ils ont contracté une obligation internationale d’application du Pacte. Les États parties sont aussi tenus de respecter et de protéger la vie de toutes les personnes se trouvant à bord de navires ou d’aéronefs enregistrés par eux ou battant leur pavillon, et celle des personnes qui se trouvent dans une situation de détresse en mer, conformément à leurs obligations internationales relatives aux secours en mer. Le Comité rappelle également sa jurisprudence selon laquelle un État partie peut être responsable de violations extraterritoriales du Pacte, impliquant par exemple des extraditions ou des expulsions, s’il constitue un lien dans la chaîne de causalité qui rendrait possibles des violations dans une autre juridiction, dès lors que le risque d’une violation extraterritoriale est une conséquence nécessaire et prévisible et est déterminé sur la base des éléments dont l’État partie avait connaissance au moment des faits.

6.6Le Comité note en outre qu’aux termes du paragraphe 1 de l’article 98 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, tout État exige du capitaine d’un navire battant son pavillon qu’il se porte aussi vite que possible au secours des personnes en détresse s’il est informé qu’elles ont besoin d’assistance, dans la mesure où l’on peut raisonnablement s’attendre qu’il agisse de la sorte, et les États côtiers facilitent la création et le fonctionnement d’un service permanent de recherche et de sauvetage adéquat et efficace pour assurer la sécurité maritime et aérienne et, s’il y a lieu, collaborent à cette fin avec leurs voisins dans le cadre d’arrangements régionaux. Il note également que la Convention internationale de 1979 sur la recherche et le sauvetage maritimes et les règles adoptées en application de la Convention internationale de 1974 pour la sauvegarde de la vie humaine en mer contiennent des dispositions expresses sur la mise en place et la coordination des services de recherche et de sauvetage, y compris sur la coordination des opérations de recherche et de sauvetage des navires de différents États par le centre de coordination régionale, et l’obligation pour les États de coopérer aux activités de recherche et de sauvetage lorsqu’ils sont informés de situations de détresse en mer.

6.7En l’espèce, le Comité note que les parties ne contestent pas que le naufrage a eu lieu hors du territoire de l’État partie et qu’aucune des violations alléguées ne s’est produite lorsque les proches des auteurs étaient à bord d’un navire battant pavillon maltais. La question qui se pose au Comité est donc de savoir si les victimes présumées peuvent être considérées comme ayant été sous le pouvoir ou le contrôle effectif de l’État partie, même si le drame a eu lieu hors de son territoire. Le Comité note qu’en l’espèce il n’est pas contesté que le navire en détresse se trouvait dans la région de recherche et de sauvetage où les autorités de l’État partie s’étaient chargées d’assurer la coordination générale des opérations de recherche et de sauvetage, conformément à la section 2.1.9 de la Convention internationale de 1979 sur la recherche et le sauvetage maritimes et au chapitre V, règle 33, de la Convention internationale de 1974 pour la sauvegarde de la vie humaine en mer. Il note également qu’il n’est pas contesté que les autorités de l’État partie ont formellement accepté d’assurer la coordination des opérations de sauvetage à 14 h 35 le jour du naufrage. Le Comité considère donc que l’État partie exerçait un contrôle effectif sur l’opération de sauvetage, ce qui pouvait créer un lien de causalité direct et raisonnablement prévisible entre les actes et omissions des États parties et l’issue de l’opération. Par conséquent, le Comité n’est pas empêché par l’article premier du Protocole facultatif d’examiner la présente communication.

6.8Le Comité note également que l’État partie affirme que la communication devrait être jugée irrecevable pour non-épuisement des recours internes. Il prend note de l’observation des auteurs selon laquelle ils ne disposaient pas de recours utiles dans l’État partie pour contester les carences des autorités dans la conduite des opérations de sauvetage. Le Comité prend toutefois note de l’observation de l’État partie selon laquelle les auteurs auraient pu se prévaloir de plusieurs recours internes pour formuler leurs griefs, notamment en saisissant le Commissaire de police pour qu’il enquête sur leurs allégations, en demandant à un magistrat d’ouvrir une information sur les circonstances du naufrage, en engageant une action en responsabilité civile, ou encore en exerçant un recours constitutionnel à raison de la violation de leurs droits et de ceux de leurs proches au regard de la Constitution, laquelle incorpore la Convention européenne des droits de l’homme dans le droit interne. Le Comité prend de plus note de l’affirmation de l’État partie selon laquelle de telles plaintes peuvent être déposées par l’intermédiaire d’un avocat sans qu’il soit nécessaire d’être présent dans l’État partie. Il prend aussi note de l’affirmation de l’État partie selon laquelle les personnes pouvant montrer qu’elles n’ont pas les moyens financiers nécessaires pour saisir la justice peuvent bénéficier d’une aide juridictionnelle.

6.9Le Comité, renvoyant à sa jurisprudence, rappelle que, même s’il n’existe pas d’obligation d’épuiser les recours internes lorsque ceux-ci n’ont aucune chance d’aboutir, les auteurs de communications doivent faire preuve de diligence pour exercer les recours disponibles, et de simples doutes ou supputations quant à l’utilité d’un recours ne dispensent pas l’auteur d’une communication de l’épuiser. Le Comité note qu’en l’espèce, les auteurs n’ont soulevé leurs griefs devant aucune des autorités judiciaires ou quasi judiciaires de l’État partie, notamment en déposant plainte au pénal, et n’ont pas réfuté les affirmations de l’État partie selon lesquelles des recours utiles sont disponibles. Dans ces circonstances, le Comité constate que les auteurs n’ont pas épuisé les recours internes disponibles. Le Comité considère par conséquent que la communication est irrecevable au regard du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.En conséquence, le Comité décide :

a)Que la communication est irrecevable au regard du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et aux auteurs de la communication.

Annexe I

Opinion individuelle (dissidente) d’Andreas Zimmermann

1.Si je souscris à la décision adoptée par la majorité des membres du Comité, je me sens tenu de m’en dissocier sur la question de savoir si, au moment pertinent, les auteurs relevaient de la juridiction de Malte au sens de l’article 2 (par. 1) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

2.En effet, j’aurais déclaré la communication irrecevable non seulement pour non‑épuisement des recours internes mais également parce que ne relevant pas de la compétence du Comité au regard du Protocole facultatif.

3.Il est incontesté que les membres des familles des auteurs n’étaient pas dans les eaux territoriales de Malte au moment pertinent et qu’à aucun moment ils n’ont été à bord de navires battant pavillon maltais. Les seuls faits qui auraient pu étayer l’affirmation des auteurs selon laquelle leurs proches relevaient de la juridiction maltaise aux fins du Pacte sont qu’ils se trouvaient effectivement dans la région de recherche et de sauvetage dont Malte avait la responsabilité au regard des règles applicables du droit de la mer et que les autorités maltaises avaient été en contact radio avec le navire en détresse et avaient activé les procédures de sauvetage.

4.D’emblée, la majorité renvoie à juste titre, in abstracto, au critère applicable pour déterminer si une personne relève de la juridiction d’un État partie, à savoir si elle se trouve ou non sous l’autorité ou le contrôle effectif de cet État partie, même si elle n’est pas sur le territoire de celui-ci. J’estime toutefois que la manière dont la majorité présente ce critère en renvoyant à la décision du Comité dans l’affaire Munaf c . Ro umanie est erronée puisque dans cette affaire l’auteur était à l’intérieur de l’ambassade de Roumanie et qu’à l’évidence, d’un point de vue juridique, l’État concerné exerçait sa juridiction sur ses locaux diplomatiques et les actes de quiconque s’y trouvait − une situation qu’on ne saurait comparer à celle existant en haute mer.

5.La majorité invoque de plus l’article 98 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, qui dispose que tout État exige du capitaine d’un navire battant son pavillon qu’il se porte aussi vite que possible au secours des personnes en détresse s’il est informé qu’elles ont besoin d’assistance, dans la mesure où l’on peut raisonnablement s’attendre qu’il agisse de la sorte. Cet article dispose en outre que les États côtiers facilitent la création et le fonctionnement d’un service permanent de recherche et de sauvetage adéquat et efficace pour assurer la sécurité maritime et aérienne et, s’il y a lieu, collaborent à cette fin avec leurs voisins dans le cadre d’arrangements régionaux. Or, comme indiqué à juste titre ailleurs, une obligation de protéger les droits de l’homme − découlant éventuellement, en l’espèce, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques − ne peut naître d’une décision de ne pas les protéger ; la première est logiquement antérieure à la seconde. De plus, il est encore moins probable qu’une telle obligation de protéger des droits garantis par le Pacte découle d’une violation d’une obligation énoncée dans un ensemble complètement différent de règles, en l’occurrence les normes applicables de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer.

6.En fait, la notion de juridiction consacrée dans les traités relatifs aux droits de l’homme n’est pas assimilable à la notion de juridiction prescriptive retenue à l’article 98 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. La première énonce un droit des individus à voir leurs droits de l’homme protégés opposable à tout État partie au Pacte, la seconde l’obligation imposée aux États par la Convention de réglementer certaines situations dans le cadre de leur droit interne.

7.Les mêmes considérations s’appliquent mutatis mutandis aux obligations découlant de la Convention internationale de 1979 sur la recherche et le sauvetage maritimes et la Convention internationale de 1974 pour la sauvegarde de la vie humaine en mer. En application de ces conventions, Malte avait l’obligation d’amener ces personnes dans sa juridiction en prenant les mesures voulues pour les secourir, mais tant que ce sauvetage n’était pas intervenu, elles n’étaient pas encore sous la juridiction maltaise au sens du Pacte.

8.Le fait que les membres des familles des auteurs ne relevaient pas de la juridiction maltaise au moment pertinent est confirmé par les observations finales du Comité concernant le dernier rapport périodique de Malte, citées dans la décision majoritaire. Dans ces observations, le Comité vise exclusivement, et à juste titre, les cas d ’ expulsions collectives de migrants intercept és et secourus en mer (non souligné dans les observations), c’est-à-dire de personnes qui relevaient de la juridiction maltaise une fois qu’elles avaient été interceptées et secourues mais n’en relevaient pas avant d’être secourues.

9.Dans l’ensemble donc, l’opinion majoritaire transforme une violation de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer et/ou de la Convention internationale de 1979 sur la recherche et le sauvetage maritimes et de la Convention internationale de 1974 pour la sauvegarde de la vie humaine en mer − une violation qui, selon mon interprétation des faits ayant motivé la plainte, a effectivement eu lieu − en des violations du Pacte. Or, ce faisant, la majorité risque finalement de desservir les valeurs qu’elle voudrait protéger, car les États parties à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer pourraient devenir encore plus réticents à assumer les obligations énoncées en la matière dans les conventions précitées de crainte d’être tenus responsables au regard du Pacte des événements tragiques se produisant dans leurs régions de recherche et de sauvetage respectives.

Annexe II

Opinion conjointe (dissidente) d’Arif Bulkan, de Duncan Laki Muhumuza et de Gentian Zyberi

1.Nous ne sommes pas d’accord avec la conclusion du Comité selon laquelle la communication est irrecevable au regard de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif, puisque l’État partie n’a pas ouvert d’office une enquête sur les circonstances du naufrage. De plus, nous allons examiner ci-après la question du lien juridictionnel et de l’effet sur les obligations de l’État partie du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte.

Les opérations de recherche et de sauvetage en mer et le lien juridictionnel

2.La présente affaire concerne une opération ratée de recherche et de sauvetage en mer menée le 11 octobre 2013. Dans le cadre de cette opération, bien que le nombre exact de victimes ne soit pas connu, on estime que plus de 200 personnes, dont 60 enfants, qui se trouvaient à bord du navire ont trouvé la mort (par. 2.3). L’obligation des États de coopérer pour secourir les personnes en danger en mer est énoncée dans la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, la Convention internationale de 1979 sur la recherche et le sauvetage maritimes et la Convention internationale de 1974 pour la sauvegarde de la vie humaine en mer. Étant donné les circonstances de l’espèce, l’Italie et Malte partagent cette responsabilité, même si ce n’est pas à parts égales.

3.L’État partie fait valoir qu’il est incorrect de considérer la région de recherche et de sauvetage comme faisant partie du territoire maltais ou une zone sur laquelle Malte exerce une juridiction extraterritoriale (par. 4.3). Les auteurs soutiennent que leur plainte relève de la juridiction de l’État partie puisque les autorités de celui-ci étaient responsables de la région de recherche et de sauvetage maritime dans laquelle le naufrage s’est produit, étaient en contact permanent avec le navire en détresse et ont activé les procédures de sauvetage, exerçant ainsi leur contrôle sur les personnes en détresse (par. 6.3).

4.Dans son observation générale no 36 (2018), relative au droit à la vie, le Comité explique qu’eu égard au paragraphe 1 de l’article 2 du Pacte, un État partie a l’obligation de respecter et de garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et à toutes les personnes relevant de sa compétence, c’est-à-dire à toutes les personnes dont la jouissance du droit à la vie dépend de son pouvoir ou de son contrôle effectif, les droits reconnus à l’article 6. Les États parties sont aussi tenus de respecter et de protéger la vie de toutes les personnes se trouvant à bord de navires ou d’aéronefs enregistrés par eux ou battant leur pavillon, et celle des personnes qui se trouvent dans une situation de détresse en mer. Le Comité a par ailleurs exprimé des préoccupations au sujet d’opérations de recherche et de sauvetage en mer menées par l’État partie. L’obligation des États d’exercer la diligence voulue implique qu’ils prennent des mesures positives raisonnables, qui ne leur imposent pas une charge disproportionnée, pour répondre aux menaces raisonnablement prévisibles pour la vie. Cette obligation de comportement exige des États qu’ils fassent tout ce qui est en leur pouvoir pour essayer de sauver les personnes en détresse en mer. En l’espèce, l’État partie était au premier chef responsable de la coordination de l’opération de recherche et de sauvetage dans sa région de recherche et de sauvetage. Les faits de l’espèce font apparaître, dans l’opération de sauvetage coordonnée par ses autorités (par. 4.5 et 5.4), d’importantes carences qui ont entraîné la mort par noyade de plus de 200 personnes, dont 60 enfants.

Obligation denquêter sur les circonstances du naufrage

5.L’État partie fait valoir que les auteurs disposaient de plusieurs recours internes, dans le cadre des procédures civiles comme pénales, dont ils ne se sont pas prévalus (par. 4.2). Les auteurs soutiennent quant à eux que les autorités de l’État partie avaient l’obligation de mener d’office une enquête effective (par. 5.5). Dans son observation générale no 36, le Comité indique qu’un élément important de la protection du droit à la vie assuré par le Pacte est l’obligation qu’ont les États parties, lorsqu’ils ont connaissance ou auraient dû avoir connaissance de privations de la vie résultant potentiellement d’actes illégaux, de faire procéder à une enquête et, le cas échéant, d’engager des poursuites contre les auteurs présumés de tels actes. Alors que plus de 200 personnes qui se trouvaient à bord du navire ont trouvé la mort dans cet accident tragique, plus de sept ans après les faits l’État partie n’a toujours pas ouvert d’information judiciaire pour déterminer les circonstances exactes du naufage et engager la responsabilité de ceux qui en sont responsables.

6.Dans leur communication, les auteurs ne demandent pas une indemnisation ni aucune autre réparation civile pour les pertes qu’ils ont subies, mais souhaitent que les personnes dont les carences sont à l’origine de cettre tragédie, qui a coûté la vie à environ 200 personnes, dont des membres de leur famille, soient amenées à rendre des comptes. En cas de mort suspecte, l’État est tenu d’ouvrir une enquête et de poursuivre et punir quiconque peut en être responsable, indépendamment de toute demande émanant des parents de la victime. Cette obligation est a fortiori encore plus impérative s’agissant d’un incident de cette ampleur, qui est probablement dû à des carences de l’État partie, qui ne s’est pas acquitté de ses obligations juridiques en matière de recherche et de sauvetage. Étant donné les circonstances, nous concluons que l’État partie était tenu d’enquêter d’office sur les événements en question, et que les griefs des auteurs ne peuvent être écartés puisque les autorités compétentes ne se sont pas acquittées de cette obligation. En conséquence, nous ne sommes pas d’accord avec la majorité des membres du Comité qui ont jugé la communication irrecevable au regard de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif.

7.Étant donné qu’en l’espèce les autorités de l’État partie n’ont pas fait preuve de la diligence voulue pour secourir des centaines de personnes en détresse, dont bon nombre ont finalement péri, nous aurions constaté une violation des droits que les membres des familles des auteurs tenaient de l’article 6 (par. 1), lu conjointement avec l’article 2 (par. 3), du Pacte.

Annexe III

Opinion individuelle (dissidente) d’Hélène Tigroudja

1.Je ne suis pas convaincue par la manière dont la majorité des membres a tranché les questions cruciales des opérations de recherche et de sauvetage et de la responsabilité des États soulevées dans la lettre initiale, qui visait l’Italie et Malte. La solution à laquelle la majorité est parvenue me met mal à l’aise pour trois raisons.

2.Premièrement, en scindant la communication initialement présentée à la fois contre l’Italie et contre Malte, la majorité a rendu la question du partage des responsabilités entre ces deux États dans le contexte du naufrage beaucoup plus complexe. La lettre initiale détaillait clairement les griefs formulés contre l’Italie et ceux formulés contre Malte. De plus, les auteurs fondaient leur raisonnement sur l’absence de coopération et de coordination entre les deux États et sa conséquence dramatique, à savoir la mort de plus de 200 personnes. En scindant artificiellement la communication en deux affaires distinctes, la majorité a totalement éludé la question de la responsabilité partagée de l’Italie et de Malte dans le contexte spécifique des opérations de recherche et de sauvetage. Elle a laissé passer l’occasion d’expliquer comment s’articule cette responsabilité partagée de coopération et de coordination et d’expliciter le paragraphe 63 de l’observation générale no 36 (2018) du Comité, relative au droit à la vie, qui énonce les obligations des États dans les situations de détresse en mer. Dans ce contexte particulier, dans lequel des trous noirs et des vides juridiques sont souvent invoqués par les États pour minimiser leurs obligations, le Comité aurait dû s’en tenir à la plainte telle qu’elle avait été présentée par ses auteurs et répondre plus rigoureusement aux arguments de ceux-ci.

3.Deuxièmement, dans son observation générale no 36 − visée au paragraphe 6.5 de sa décision en l’espèce − le Comité confirme que les États parties ont l’obligation de protéger la vie humaine en mer conformément à leurs obligations internationales relatives aux secours en mer. Dans leur lettre initiale, les auteurs de la communication ont rigoureusement exposé l’ensemble des obligations internationales relatives aux opérations de recherche et de sauvetage. Ces obligations comprennent celles énoncées tant dans les principales conventions − à savoir la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (art. 98), la Convention internationale de 1974 pour la sauvegarde de la vie humaine en mer et la Convention internationale de 1979 sur la recherche et le sauvetage maritimes − que dans les règlements adoptés ultérieurement pour expliciter le contenu des obligations de coopération et de sauvetage. Plus précisément, se fondant sur le vaste ensemble de règles conventionnelles et autres citées dans l’observation générale no 36, les auteurs affirmaient que les obligations de coordination et de coopération s’imposant aux États participant à des opérations de recherche et de sauvetage se trouvaient renforcées. Dans la présente décision, le Comité renvoie à un ensemble de règles obsolète et donne donc, des obligations des États, une interprétation qui n’est pas juridiquement convaincante.

4.Troisièmement − et ce point est lié aux précédents − la majorité axe son raisonnement sur le fait que les auteurs n’ont pas épuisé les recours internes à Malte. Or, dans leur lettre initiale, les auteurs expliquaient avoir, en 2013, tenté d’obtenir des autorités maltaises des informations sur le sort des membres de leur famille. Ils admettent qu’ils n’ont pas officiellement saisi ces autorités au civil ou au pénal mais, étant donné le nombre des décès, Malte ne pouvait ignorer la tragédie. Dans ces circonstances et étant donné qu’ils ont tenté d’obtenir auprès de Malte des informations sur les membres de leur famille, les auteurs font valoir que l’État était tenu d’enquêter d’office et que, par ailleurs, l’obligation d’épuiser les recours internes ne doit pas s’appliquer dans ce contexte exceptionnel. Dans sa réponse au Comité, Malte ne mentionne aucune tentative d’enquêter sur ce qui s’est produit dans sa région de recherche et de sauvetage (par. 4.2 et 4.3) mais souligne que le naufrage a eu lieu en haute mer (par. 4.3) où il n’exerçait pas sa juridiction.

5.Dans sa réponse (par. 6.8), la majorité des membres du Comité fait droit à l’argument de l’État partie selon lequel les recours internes n’ont pas été épuisés − ce que ne contestent pas les auteurs − mais ne répond pas à leur argument, à savoir que, dans ces circonstances exceptionnelles, la condition d’épuisement de ces recours ne s’appliquait pas. De ce fait, le Comité n’a pas examiné la question de savoir si Malte devait d’office ouvrir une enquête et, plus généralement, la question de la portée et du contenu de l’obligation de diligence d’un État partie lorsque des vies humaines sont perdues en mer parce qu’il ne s’est pas dûment et efficacement acquitté de ses obligations de coopérer et de coordonner les opérations de recherche et de sauvetage.

6.Je considère que la présente communication, dirigée contre Malte, et la communication dirigée contre l’Italie auraient dû être examinées conjointement, comme le demandaient les auteurs. Il serait ainsi apparu plus clairement que les autorités maltaises n’ont pas d’office réagi promptement pour remédier aux carences de Malte s’agissant de protéger des personnes en péril en mer. En l’espèce, non seulement l’État partie n’a pas protégé la vie en mer conformément à l’article 6 du Pacte, mais son système interne n’a pas réagi d’office, promptement et efficacement.