Nations Unies

CCPR/C/124/D/2251/2013

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

10 décembre 2018

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2251/2013 * , **

Communication présentée par :

Liubou Pranevich (représentée par un conseil, Raman Kisliak)

Au nom de :

Liubou Pranevich

État partie:

Bélarus

Date de la communication:

16 juin 2010 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 13 juin 2013 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

15 octobre 2018

Objet :

Imposition d’une sanction administrative pour avoir participé à une manifestation publique non autorisée

Question(s) de procédure :

Fondement des griefs ; défaut de coopération de l’État partie

Question(s) de fond :

Détention arbitraire ; procès inéquitable ; liberté d’expression

Article(s) du Pacte :

9 (par. 1), 14 (par. 1) et 19 (par. 2)

Article(s) du Protocole facultatif :

2

1.L’auteure de la communication est Liubou Pranevich, de nationalité bélarussienne, née en 1982. Elle affirme que l’État partie a violé les droits qu’elle tient des articles 9 (par. 1), 14 (par. 1) et 19 (par. 2) du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Bélarus le 30 décembre 1992. L’auteure est représentée par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteure

2.1L’auteure est journaliste et membre de l’Association des journalistes du Bélarus depuis le 26 septembre 2006. L’Association a fondé et publie le magazine Abazhur, qui a été officiellement enregistré par la Commission nationale de la presse le 12 décembre 2000.

2.2Le 19 août 2007, à 15 heures, l’auteure s’est rendue à une manifestation publique qui se tenait dans les locaux du bar Vektor, loués par le parti politique dénommé Front populaire du Bélarus. Il s’agissait d’une réunion dont l’objet était de rencontrer Pavel Severinets, célèbre journaliste, publiciste et militant, et de débattre de son nouveau livre. L’auteure y participait dans le but d’interviewer Pavel Severinets et d’écrire un article sur lui pour Abazhur.

2.3Vers 16 heures, des policiers ont fait irruption dans la salle, interrompu la réunion et arrêté 28 personnes, dont l’auteure de la communication à l’examen. L’auteure a alors été conduite au Département des affaires intérieures de l’administration du district Moskovsky de Brest. Là, elle a expliqué qu’elle était journaliste et a montré son passeport et un document attestant sa qualité de journaliste. Plus tard, elle a été interrogée par un policier qui a établi un rapport administratif la concernant. Il lui était reproché d’avoir commis une infraction administrative définie à l’article 23.34 (première partie) du Code des infractions administratives (non-respect de la procédure établie aux fins de l’organisation ou de la tenue d’une manifestation publique). Selon l’auteure, 15 des 28 personnes qui ont assisté à la présentation du livre le 19 août 2007 ont fait l’objet de mesures de poursuite analogues. L’auteure a été libérée à 19 heures le jour même.

2.4Les 3 et 4 septembre 2007, l’affaire concernant l’auteure a été examinée par le tribunal du district Moskovsky de Brest. Le policier qui avait pris l’initiative d’engager une procédure administrative contre l’auteure a déclaré devant le tribunal que, même si c’était la première fois que l’auteure avait attiré l’attention de la police, les journalistes ne cessaient d’écrire des articles contenant de fausses informations sur la police et il était possible que l’auteure ait fait de même. L’auteure fait observer que cette déclaration n’a pas été transcrite dans le procès-verbal de l’audience. Le 10 septembre 2007, elle a adressé une plainte à ce sujet au tribunal du district Moskovsky.

2.5Le 4 septembre 2007, le tribunal du district Moskovsky a reconnu l’auteure coupable d’une infraction administrative sur le fondement de l’article 23.34 (première partie) du Code des infractions administratives et lui a donné un avertissement en guise de sanction administrative. Le tribunal a établi que l’auteure, tout comme les 27 autres personnes, avait participé à une manifestation publique non autorisée (la réunion de présentation du livre).

2.6Le 10 septembre 2007, l’auteure a fait appel de la décision du tribunal du district Moskovsky auprès du tribunal régional de Brest, lequel l’a déboutée le 4 octobre 2007. Le 1er avril 2008, elle a soumis au Président de la Cour suprême une demande de réexamen des décisions antérieures au titre de la procédure de contrôle. Le 17 mai 2008, le Vice‑Président de la Cour suprême a estimé que rien ne justifiait la mise en œuvre de cette procédure. L’auteure affirme qu’elle a donc épuisé toutes les voies de recours internes qui lui étaient ouvertes.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure se dit victime d’une violation par l’État partie des droits qu’elle tient de l’article 9 (par. 1) du Pacte. Elle affirme que sa détention en tant que journaliste était arbitraire et illégale. Elle se réfère à l’article 39 de la loi sur les médias du 13 janvier 1995, qui dispose qu’un journaliste a le droit d’être présent lors d’événements sociaux d’importance et d’écrire sur de tels événements dans l’exercice de ses fonctions. Aucune autorisation préalable des autorités de l’État partie n’est exigée dans ce cas. L’auteure ajoute que la déclaration faite par le policier devant le tribunal du district Moskovsky (voir plus haut, par. 2.4) confirme que son arrestation était arbitraire et que la véritable raison en était son activité professionnelle.

3.2L’auteure se dit aussi victime d’une violation par l’État partie des droits qu’elle tient de l’article 14 (par. 1) du Pacte. Elle affirme que les tribunaux de l’État partie n’étaient pas impartiaux et qu’elle a été victime d’un déni de justice. Elle ajoute qu’elle a demandé que l’organisateur de la manifestation publique du 19 août 2007 (qui était alors en détention) soit cité comme témoin, mais que sa demande a été rejetée par le tribunal du district Moskovsky sans aucun motif. Selon elle, l’organisateur aurait pu confirmer qu’elle suivait cet événement dans le cadre de ses activités professionnelles et que son entretien avec Pavel Severinets avait été préalablement convenu avec l’intéressé.

3.3L’auteure affirme en outre qu’elle est victime d’une violation par l’État partie des droits qu’elle tient de l’article 19 (par. 2) du Pacte parce que les décisions rendues par les autorités et les tribunaux de l’État partie ont constitué une violation du droit de rechercher, de recevoir et de diffuser des informations. Elle affirme que ni la police ni les tribunaux n’ont fourni d’éléments démontrant que l’intervention de la police et les mesures prises ensuite à son égard pouvaient être considérées comme nécessaires dans une société démocratique.

Absence de coopération de l’État partie

4.Par des notes verbales en date du 13 juin 2013 et du 6 mars 2014, le Comité a demandé à l’État partie de lui communiquer des informations et de lui faire part de ses observations concernant la recevabilité et le fond de la communication à l’examen. Le Comité note qu’il n’a pas reçu les informations demandées. Il regrette que l’État partie n’ait apporté aucune information sur la recevabilité ou le fond des griefs de l’auteure. Il rappelle que le paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif fait obligation aux États parties d’examiner de bonne foi toutes les allégations portées contre eux et de communiquer au Comité toutes les informations dont ils disposent. En l’absence de réponse de l’État partie, il y a lieu d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteure, pour autant qu’elles aient été suffisamment étayées.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

5.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

5.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

5.3Le Comité note que l’auteure affirme que tous les recours internes utiles et disponibles ont été épuisés. En l’absence d’objection de la part de l’État partie à ce sujet, il considère que les conditions énoncées au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif sont réunies.

5.4Le Comité prend également note de l’affirmation de l’auteure selon laquelle les droits qu’elle tient de l’article 14 (par. 1) du Pacte ont été violés étant donné que les tribunaux de l’État partie n’étaient pas été impartiaux et qu’elle a été victime d’un déni de justice ; sa demande tendant à faire entendre l’organisateur de la manifestation publique (qui était alors en détention) en tant que témoin a été rejetée par le tribunal du district Moskovsky sans aucun motif. Il constate que l’État partie n’a pas répondu à ces allégations. Toutefois, en l’absence de tout complément d’information, d’explication ou de preuve à ce sujet, le Comité estime que ces allégations ne sont pas suffisamment étayées aux fins de la recevabilité et déclare donc cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

5.5Le Comité estime que l’auteure a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs qu’elle tire du paragraphe 1 de l’article 9 et du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte. En conséquence, il déclare la communication recevable et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

6.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

6.2Le Comité prend note du grief que l’auteure tire du paragraphe 1 de l’article 9 du Pacte, selon lequel sa détention le 19 août 2007 était arbitraire et illégale et la véritable raison en était son activité professionnelle de journaliste. Le Comité note également que l’État partie n’a pas démontré que la détention de l’auteure au motif de sa participation − en tant que journaliste − à une manifestation publique organisée par une tierce partie était légale, nécessaire et proportionnée aux fins de l’article 9 (par. 1) du Pacte. En particulier, aucun fondement juridique ne justifiait le maintien en détention de l’auteure une fois celle‑ci identifiée. Le Comité note en outre que nul ne doit être arbitrairement détenu pour avoir exercé son droit à la liberté d’expression, y compris la liberté de rechercher, de recevoir et de diffuser des informations. Dans ces circonstances, et en l’absence de toute autre information pertinente dans le dossier, il estime que les droits que l’auteure tient du paragraphe 1 de l’article 9 du Pacte ont été violés.

6.3La deuxième question qui se pose au Comité est de savoir si le fait d’empêcher l’auteure − en sa qualité de journaliste − de participer à une manifestation publique organisée par un tiers, et de la placer en détention et lui imposer une sanction administrative pour avoir participé à une telle manifestation, constitue une restriction injustifiée du droit de l’auteure à la liberté d’expression, qui est protégé par le paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte.

6.4À ce sujet, le Comité rappelle que le paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte exige des États parties qu’ils garantissent le droit à la liberté d’expression, y compris le droit de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite ou imprimée. Il renvoie à son observation générale no 34 (2011) sur la liberté d’opinion et la liberté d’expression, dans laquelle il souligne que la liberté d’opinion et la liberté d’expression sont des conditions indispensables au développement complet de l’individu. Elles sont essentielles pour toute société et constituent le fondement de toute société libre et démocratique (par. 2).

6.5Le Comité rappelle que le paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte autorise certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et être nécessaires : a) au respect des droits ou de la réputation d’autrui ; b) à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. Toute restriction à l’exercice de ces libertés doit répondre aux critères stricts de nécessité et de proportionnalité. Les restrictions doivent être appliquées exclusivement aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire. En outre, il est normalement incompatible avec le paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte de restreindre le droit des journalistes et d’autres personnes qui veulent exercer leur liberté d’expression. Le Comité rappelle également que c’est à l’État partie qu’il incombe de montrer que les restrictions imposées à l’exercice des droits reconnus à l’auteure par l’article 19 du Pacte étaient nécessaires à l’un des objectifs légitimes et proportionnées. En l’espèce, le Comité constate toutefois que ni l’État partie ni ses tribunaux n’ont expliqué en quoi les restrictions au droit à la liberté d’expression de l’auteure étaient justifiées au regard des critères de nécessité et de proportionnalité énoncés au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte.

6.6Le Comité note qu’il a déjà examiné plusieurs communications concernant les lois et pratiques de l’État partie mises en question en l’espèce. Il conclut, en l’absence de réponse de l’État partie justifiant la restriction aux fins du paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte, qu’en l’espèce, l’État partie a violé les droits que l’auteure tient du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte.

7.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des droits que l’auteure tient des articles 9 (par. 1) et 19 (par. 2) du Pacte.

8.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteure un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux personnes dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. L’État partie est donc tenu, notamment, d’octroyer à l’auteure une indemnisation adéquate. Il est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas. À cet égard, le Comité souligne à nouveau que, conformément à l’obligation mise à sa charge par le paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, l’État partie devrait revoir sa législation afin de garantir le plein exercice du droit à la liberté d’expression, y compris la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations, consacré par l’article 19 du Pacte.

9.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.