Nations Unies

CCPR/C/127/D/2522/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

19 février 2020

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2522/2015*,**,***

Communication présentée par :

Khalilzhan Khudayberdiev (non représenté par un conseil)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

Kirghizistan

Date de la communication :

2 septembre 2014 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 8 janvier 2015 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

8 novembre 2019

Objet :

Déni du droit à un procès équitable ; discrimination fondée sur l’origine ethnique

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Procès équitable ; présomption d’innocence ; discrimination fondée sur l’origine ethnique

Article(s) du Pacte :

2 (par. 1), 14 (par. 1, 2 et 3 d) et e)), 17 (par. 1) et 27

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est Khalilzhan Khudayberdiev, de nationalité kirghize, né en 1952. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient des articles 2 (par. 1), 14 (par. 1, 2 et 3 d) et e)), 17 (par. 1) et 27 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 7 janvier 1995. L’auteur n’est pas représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur est d’appartenance ethnique ouzbèke, originaire de la ville d’Och, au Kirghizistan. Il a fondé et dirigé la chaîne de télévision Och TV et y a travaillé pendant dix‑neuf ans. En mai et juin 2010, la communauté ouzbèke a été victime de nombreuses agressions dans les villes et régions d’Och et de Djalalabad, au sud du Kirghizistan. L’auteur a été accusé d’avoir organisé ces événements et d’y avoir participé.

2.2L’auteur se trouvait à Och pendant la période durant laquelle ces événements se sont produits. Sa chaîne de télévision a retransmis des images d’un rassemblement public qui avait eu lieu le 15 mai 2010 devant l’Université de l’amitié des peuples A. Batyrov de Djalalabad. Le rassemblement avait été filmé par un opérateur vidéo travaillant en freelance pour la chaîne. Le chef de la communauté ouzbèke locale, K. Batyrov, et le gouverneur de la région, M. Asanov, étaient présents à ce rassemblement et ont prononcé des allocutions appelant à l’unité interethnique. L’émission a été diffusée une seule fois, le 16 mai 2010 au soir. Ces images ont par la suite été considérées par les tribunaux comme le facteur déclenchant des heurts interethniques survenus ultérieurement.

2.3L’auteur a reçu à plusieurs occasions, en mai et juin 2010, des menaces d’inconnus qu’il soupçonne d’être des nationalistes kirghizes. Le 9 juillet 2010, il a été arrêté puis relâché par des agents du Service national de sécurité qui ont menacé de l’incarcérer. Début juillet, la société de l’auteur, Och TV, a été saisie par le maire d’Och, M. Kochbaiev. Craignant pour sa vie et sa sécurité et celles de sa famille, l’auteur est parti pour la Fédération de Russie en juillet 2010. En novembre 2010, l’auteur et sa famille ont quitté la Fédération de Russie pour les États-Unis d’Amérique, où ils ont obtenu l’asile.

2.4L’auteur se réfère au rapport de la Commission internationale d’enquête indépendante sur les événements survenus en juin 2010 dans le sud du Kirghizistan. Dans ce rapport, la Commission dit avoir constaté que les enquêtes pénales et les procès concernant les événements de juin avaient été entachés par des violations des droits à un procès équitable garantis par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, que la minorité ethnique ouzbèke avait été spécialement visée par les poursuites et que les avocats représentant les prévenus d’origine ethnique ouzbèke avaient fait l’objet de mesures d’ingérence et d’intimidation illicites. En 2013 et 2014, le Comité des droits de l’homme et le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale dans ses observations finales concernant les cinquième à septième rapports périodiques du Kirghizistan (CCPR/C/KGZ/CO/5-7), se sont dits préoccupés par les graves violations des droits des personnes d’origine ethnique ouzbèke commises lors des enquêtes et des procès menés à la suite des événements de juin 2010.

2.5Le 16 juin 2011, le Parlement kirghize a adopté une résolution basée sur les conclusions de sa propre enquête sur les événements survenus dans le sud du Kirghizistan en 2010. Au paragraphe 7 de cette résolution, le nom de l’auteur figure parmi ceux des organisateurs de ces événements et l’auteur est présenté comme un membre des mouvements nationalistes et séparatistes. De plus, le paragraphe 21 prévoit la confiscation de tous les biens appartenant aux dirigeants et organisateurs des événements de 2010 et aux personnes y ayant participé.

2.6Le 28 octobre 2011, le tribunal municipal de Djalalabad a condamné l’auteur par contumace à vingt ans d’emprisonnement, avec confiscation de ses biens, pour séparatisme, organisation de désordres de masse et meurtre, entre autres chefs d’inculpation. L’auteur n’a pas été informé de son procès et a appris le verdict par les médias.

2.7Le tribunal de première instance l’a reconnu coupable de tous les chefs d’inculpation mais n’a pas pu prouver qu’il avait personnellement commis ces crimes. Le tribunal n’a pas pu établir que l’auteur se trouvait physiquement là où les crimes avaient eu lieu, à savoir la région de Djalalabad, car il avait passé les mois de mai et juin 2010 à Och.

2.8Le 31 octobre 2011, l’auteur a fait appel de la décision du tribunal de première instance auprès du tribunal régional de Djalalabad. Le 31 janvier 2012, la juridiction d’appel a confirmé le jugement de première instance.

2.9Le 24 mars 2014, l’auteur a saisi la Cour suprême du Kirghizistan au titre de la procédure de contrôle. Le 13 mai 2014, la Cour suprême a rejeté le pourvoi de l’auteur et confirmé les décisions des juridictions inférieures.

2.10L’auteur dit qu’il a épuisé tous les recours internes utiles dont il disposait.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que la résolution du Parlement kirghize du 16 juin 2011 l’a privé de toute possibilité de procès équitable et de la présomption d’innocence. Il dit que cette résolution a lourdement pesé sur l’issue du procès, ce qui a porté atteinte aux droits qu’il tient de l’article 14 (par. 2), et a par conséquent constitué une violation de son droit, garanti à l’article 14 (par. 1), à ce que sa cause soit entendue équitablement par un tribunal impartial.

3.2L’auteur se plaint de ne pas avoir été informé de son procès et d’avoir été condamné par contumace, ce qui constitue une violation de ses droits à être présent au procès et à interroger les témoins à charge, garantis à l’article 14 (par. 3 d) et e)) du Pacte.

3.3L’auteur allègue une violation des articles 2 (par. 1) et 27 du Pacte, considérant que le jugement le concernant était de nature discriminatoire et avait à voir avec son origine ethnique ouzbèke.

3.4L’auteur affirme que l’État partie a violé ses droits au titre de l’article 17 (par. 1) parce que sa maison et son entreprise ont été illégalement saisis par l’État partie.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une note verbale datée du 15 juillet 2015, l’État partie confirme que l’auteur a épuisé tous les recours internes disponibles. L’État partie indique qu’avec la révolution du 7 avril 2010, de nombreux sympathisants de l’ex-Président Bakiev avaient cherché à profiter de la fragilité de la situation pour revenir au pouvoir et que les menaces de séparatisme et de nationalisme s’étaient sensiblement amplifiées. Il fait observer que la diffusion répétée des images du rassemblement du 15 mai 2010 à Djalalabad a favorisé le déclenchement d’un conflit plus vaste. Ce rassemblement s’était déroulé entièrement en ouzbek et les participants étaient tous d’origine ethnique ouzbèke. Au cours du rassemblement, le chef de la communauté ouzbèke locale, K. Batyrov, avait déclaré que la population ouzbèke attendait depuis longtemps un tel moment et qu’il était temps qu’elle participe activement à la vie politique du pays. Il a également déclaré que si le gouvernement provisoire n’était pas en mesure de rétablir l’ordre dans le pays et de mériter la confiance du peuple, ils le renverseraient. L’émission a été diffusée plusieurs fois par la chaîne de télévision de l’auteur et a aussi été partagée pour diffusion par une autre chaîne, Mezon-TV, ce qui a constitué un puissant détonateur à un moment où la tension et l’instabilité régnaient dans le pays. L’État partie se réfère au rapport de la Commission internationale indépendante d’enquête sur les événements survenus dans le sud du Kirghizistan en juin 2010, qui a conclu que le ton des discours prononcés lors du rassemblement dénotait une frustration intense et avait incité les Ouzbeks à exprimer des aspirations plus audacieuses. L’État partie se réfère également aux événements de Teyit, la ville d’origine de l’ancien Président Bakiev, où la maison de celui-ci a selon lui été incendiée par des sympathisants de M. Batyrov. L’État partie prétend qu’au lendemain de l’incident de Teyit,le discours de M. Batyrov a été considéré par de nombreux Kirghizes comme un acte d’agression contre eux et contre l’État kirghize. L’auteur comprenait donc très bien les conséquences de ses actes et savait qu’ils pouvaient entraîner la mobilisation de la jeunesse ouzbèke autour des chefs séparatistes.

4.2S’agissant de l’enquête parlementaire menée sur les événements de mai et juin 2010 et de la résolution du Parlement en date du 16 juin 2011, l’État partie explique que le pouvoir législatif peut discuter des conclusions des travaux de ses commissions d’enquête mais que les débats parlementaires ne sauraient être interprétés comme une ingérence dans l’indépendance du pouvoir judiciaire, les décisions définitives étant toujours prises par les tribunaux.

4.3L’auteur dénonce des violations des articles 2, 14 et 17 du Pacte, or la Constitution du Kirghizistan proscrit toute forme de discrimination, interdit la privation arbitraire de logement, garantit l’égalité devant la loi et prévoit l’examen des décisions judiciaires par une juridiction supérieure.

4.4L’auteur et d’autres personnes se sont entendus avec le Président du centre culturel national ouzbek de la région de Djalalabad, K. Batyrov. En violation de la loi relative aux médias, s’appuyant sur les chaînes de télévision Och TV et Mezon TV, ils ont activement soutenu M. Batyrov dans sa tentative de s’emparer du pouvoir par la force et d’inciter à la haine interethnique et interrégionale, à la destruction de biens, à l’émeute et au meurtre.

4.5Le 17 mai 2010, près d’un millier d’habitants se sont rassemblés à Djalalabad et ont exigé des autorités qu’elles mettent immédiatement fin aux agissements criminels de K. Batyrov. Le 19 mai 2010, une foule d’environ 2 000 manifestants s’est rassemblée dans le district de Suzak (région de Djalalabad) avec les mêmes revendications. Les manifestants se sont ensuite dirigés vers l’Université de l’amitié des peuples et ont pris part à des pogromes et à des émeutes. Alors qu’ils s’approchaient de l’université, ils ont été accueillis par des tirs venant de sympathisants de M. Batyrov qui se trouvaient à l’intérieur de l’université. Ces heurts ont fait 74 blessés, dont trois sont par la suite décédés. L’État partie considère que les actes de M. Batyrov et de ses complices ont provoqué une escalade dans les conflits interethniques au sein de la population des régions d’Och et de Djalalabad.

4.6Entre le 10 et le 13 juin 2010, de violents heurts se sont produits entre des membres des communautés ouzbèke et kirghize de ces régions, au cours desquels 638 personnes ont été blessées et 76 autres tuées. Le Bureau du procureur de la région de Djalalabad a ouvert une action pénale contre plusieurs individus, dont l’auteur, les accusant de tentative de prise du pouvoir par la violence, d’incitation à la haine ethnique et interrégionale dans l’intention de porter atteinte à l’intégrité territoriale du Kirghizistan, d’émeutes et de meurtres. Au cours de l’enquête préliminaire, ni les accusés ni leurs représentants n’ont demandé d’actes d’enquête supplémentaires. L’État partie signale qu’un coaccusé au même procès était représenté par un avocat et que l’avocat avait été engagé par la famille de l’accusé. En ce qui concerne l’auteur, l’État partie dit que la protection de ses droits tout au long de l’enquête préliminaire et du procès a été pleinement assurée par une avocate, Mme O. Au procès, l’avocate ne s’est plainte d’aucune violation des droits de l’auteur. Les décisions du tribunal ont été rendues publiques et largement diffusées dans les médias, de sorte que l’auteur a été régulièrement informé du déroulement de la procédure. L’auteur a fait appel de la décision du tribunal de première instance auprès du tribunal régional de Djalalabad mais a été débouté de son action le 31 janvier 2012.

4.7L’État partie rejette l’allégation de l’auteur selon laquelle il aurait été victime de discrimination en raison de son origine ethnique ouzbèke. Il fait observer qu’à la suite des événements de mai et juin 2010, 139 personnes ont été inculpées, dont 46 % étaient d’origine ethnique kirghize et 51 % d’origine ouzbèke, les 3 % restant appartenant à d’autres groupes ethniques.

4.8En ce qui concerne le grief de l’auteur selon lequel l’État partie a confisqué illégalement son entreprise en application du verdict le condamnant à vingt ans d’emprisonnement avec confiscation de ses biens, verdict qui a été confirmé par le tribunal régional, l’État partie dit que la peine a été mise à exécution par les autorités conformément à la loi une fois la décision devenue exécutoire. Le transfert à M. Kochbaiev de la majorité des parts de la société de l’auteur a été contesté par le parquet auprès des juridictions locales. Le 15 avril 2014, la société et l’ensemble de ses actifs ont été transférés au fonds d’administration des biens publics. L’auteur n’a pas contesté ce transfert ; il n’a donc pas épuisé les recours internes dont il disposait.

4.9Enfin, la législation kirghize permet la réouverture d’une affaire pénale sur la base de nouveaux éléments de preuve. L’auteur n’ayant pas saisi les tribunaux pour demander la réouverture de la procédure sur la base de nouveaux éléments de preuve, l’État partie considère qu’il n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Le 14 septembre 2015, l’auteur a fait part de ses commentaires sur les observations de l’État partie. Il rejette les allégations de l’État partie selon lesquelles sa chaîne de télévision aurait diffusé à plusieurs reprises les images du rassemblement du 15 mai 2010, répétant qu’elle les a diffusées une fois seulement, le 16 mai 2010. Il nie également que le rassemblement ait eu lieu en ouzbek et n’ait réuni que des Ouzbeks de souche. Il fait observer qu’au cours du rassemblement, le gouverneur de la région de Djalalabad, qui est d’origine ethnique kirghize, a prononcé un discours en kirghize. Il dit qu’en retransmettant des images du rassemblement le 16 mai 2010, sa chaîne de télévision, comme n’importe quel média, ne cherchait qu’à informer les téléspectateurs des événements qui se produisaient alors dans le pays. Il fait observer que si les autorités n’étaient pas satisfaites des activités de sa chaîne, elles auraient dû, au lieu de le poursuivre, prendre les mesures prévues par la loi sur les médias.

5.2L’auteur conteste d’autre part l’affirmation de l’État partie disant qu’il n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles. Il fait observer qu’il s’est pourvu contre sa condamnation devant la Cour suprême du Kirghizistan et que la décision de cette dernière n’est pas susceptible d’appel. L’auteur affirme qu’après que cette décision a été rendue, sa chaîne de télévision a été saisie par le maire d’Och, et il ajoute que lui et sa famille ont reçu des menaces. Il affirme que l’État partie a engagé une action pénale contre lui parce qu’il voulait nationaliser Och TV, qui constituait un puissant outil médiatique et une source d’information indépendante pour la population locale. Il dit qu’à partir de 1999, les pouvoirs publics ont tenté à plusieurs reprises de mettre fin aux activités de sa chaîne de télévision.

Observations complémentaires de l’État partie

6.1Dans une note verbale en date du 31 mars 2017, l’État partie a fait part d’observations complémentaires. Il dit qu’entre 2000 et le 13 juin 2010, l’auteur et un groupe d’autres personnes ont organisé activement des événements anticonstitutionnels visant à inciter à la haine ethnique, à diffuser des idées affirmant la supériorité et l’exclusivité du peuple ouzbek, à bafouer la dignité des autres groupes ethniques, à provoquer des émeutes et à porter atteinte à l’intégrité territoriale du Kirghizistan par la sécession des territoires méridionaux. Pour parvenir à ces fins, ils ont largement utilisé les médias financés par K. Batyrov. Par exemple, le 15 mars 2010, le journal de la diaspora ouzbèke au Kirghizistan (« Diydor ») a publié un article du rédacteur en chef intitulé « De la difficulté d’être ouzbek ». L’article visait à propager des idées incitant à la haine interethnique entre les communautés ouzbèke et kirghize. En avril et mai 2010, M. Batyrov et ses complices ont d’autre part régulièrement invité les membres de la communauté ouzbèke à se réunir à l’Université de l’amitié des peuples à Djalalabad, où ils leur procuraient des armes automatiques et tenaient des meetings et des rassemblements.

6.2L’État partie ajoute qu’entre le 12 et le 16 mai 2010, M. Batyrov a organisé avec ses complices des rassemblements illicites dans les régions de Djalalabad et d’Och, au cours desquels il a lancé publiquement des appels incitant à la haine interethnique, à l’émeute, au séparatisme et à l’anarchie. Toutes ces manifestations ont été filmées par l’opérateur vidéo personnel de M. Batyrov, M. E. L’État partie dit que, pour assurer une large diffusion de ces rassemblements, les enregistrements vidéo ont été retransmis plusieurs fois sur deux chaînes de télévision − Och TV et Mezon TV −, ce qui a provoqué les protestations de la population kirghize de la région de Djalalabad. L’État partie décrit de nouveau les événements qui se sont produits entre le 17 mai et le 13 juin 2010, tels qu’ils sont décrits dans ses observations précédentes.

6.3L’État partie observe que l’auteur a fui le Kirghizistan après les événements de juin 2010. Le 19 juillet 2010, il était officiellement recherché par la police de la région de Djalalabad. L’article 259 (par. 2) du Code de procédure pénale autorisant le jugement par contumace lorsque l’intéressé ne se présente pas devant le tribunal et ne se trouve pas sur le territoire kirghize, l’auteur et ses coaccusés ont été jugés en leur absence. L’auteur était toutefois représenté par un avocat commis d’office, M. G., qui a ensuite fait appel du verdict en son nom. L’État partie nie que l’avocat de l’auteur ou d’autres parties à la procédure aient fait l’objet de quelconques mesures d’intimidation.

6.4Selon l’État partie, le rapport de la Commission internationale d’enquête indépendante sur les événements survenus en juin 2010 dans le sud du Kirghizistan présente de façon partiale la partie ouzbèke au conflit comme étant la victime. Les procédures pénales ont montré que, dans le conflit, les groupes ouzbeks n’avaient pas eu à se défendre mais avaient au contraire été les agresseurs. Le Jogorkou Kenech (Parlement kirghize) a en outre considéré, le 26 mai 2011, que le rapport de la Commission n’était juridiquement pas valable parce qu’il était partial et dénué d’objectivité et, de ce fait, suscitait la haine interethnique et présentait une menace pour la sécurité nationale du Kirghizistan.

6.5L’État partie répète que, puisque la législation kirghize autorise la réouverture de la procédure pénale sur la base de nouveaux éléments de preuve et que l’auteur n’a pas saisi les tribunaux à cette fin, la communication qu’il a soumise au Comité devrait être jugée irrecevable pour non-épuisement des recours internes disponibles.

Observations complémentaires

De l’auteur

7.Le 2 juin 2017, l’auteur a répété qu’il avait épuisé tous les recours internes disponibles car la décision du 13 mai 2014 de la Cour suprême du Kirghizistan était définitive et non susceptible d’appel. À la même date, l’auteur a soumis la copie d’une lettre du Ministère de l’intérieur de la Fédération de Russie l’informant qu’il faisait l’objet d’un mandat international d’arrêt et de renvoi au Kirghizistan. L’auteur dit qu’il est probablement recherché dans tous les pays de la Communauté d’États indépendants, qui ont tous signé la Convention sur l’entraide judiciaire et les relations juridiques en matière civile, familiale et pénale. L’auteur dit qu’il sera arrêté s’il se rend dans l’un ou l’autre de ces pays et demande que sa communication soit examinée rapidement.

De l’État partie

8.Le 10 janvier 2018, l’État partie a réitéré ses observations du 31 mars 2017.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

9.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

9.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

9.3Le Comité prend note de l’affirmation de l’État partie selon laquelle l’auteur n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles puisqu’il n’a pas demandé la réouverture de la procédure sur la base de nouveaux éléments. Le Comité prend note, dans le même temps, de l’observation de l’État partie en date du 15 juillet 2015 confirmant que l’auteur a épuisé tous les recours internes disponibles. Le Comité relève que l’auteur dit également avoir épuisé tous les recours internes dont il disposait car la décision du 13 mai 2014 de la Cour suprême était définitive et non susceptible d’appel. On ne voit pas très bien, d’après les observations de l’État partie, sur la base de quels nouveaux éléments l’auteur aurait pu demander la réouverture de la procédure. En l’absence d’autres objections de la part de l’État partie concernant l’épuisement des recours internes, le Comité considère qu’il n’est pas empêché par les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif d’examiner la présente communication.

9.4Rappelant sa jurisprudence dont il ressort que les dispositions de l’article 2 du Pacte énoncent des obligations générales à l’intention des États parties et ne peuvent pas être invoquées isolément dans une communication présentée en vertu du Protocole facultatif mais seulement conjointement avec d’autres articles de fond du Pacte, le Comité considère que les griefs soulevés par l’auteur au titre de l’article 2 (par. 1) sont irrecevables au regard de l’article 3 du Protocole facultatif.

9.5Le Comité note que l’auteur affirme ne pas avoir été informé de son procès et avoir été condamné par contumace, ce qui constitue une violation de ses droits à être présent au procès et à interroger les témoins à charge énoncés à l’article 14 (par. 3 d) et e)) du Pacte. Le Comité rappelle que, conformément à l’article 14 (par. 3), toute personne accusée d’une infraction pénale a droit à être présente à son procès et à se défendre elle-même ou à avoir l’assistance d’un défenseur. Cette disposition et d’autres garanties d’une procédure régulière prévues à l’article 14 ne sauraient être interprétées comme interdisant systématiquement les procès par contumace, quelles que soient les raisons de l’absence de l’accusé. Les procès par défaut sont de fait autorisés dans certains cas, dans l’intérêt de la bonne administration de la justice (par exemple, lorsque l’accusé, bien qu’ayant été informé du procès suffisamment à l’avance, décide de ne pas exercer son droit d’être présent). Le Comité a considéré par le passé qu’un procès en l’absence de l’accusé était compatible avec l’article 14, à condition que l’accusé ait été assigné en justice dans les délais et informé des chefs retenus contre lui. Pour se conformer aux conditions d’un procès équitable lorsqu’une personne est jugée en son absence, l’État partie doit démontrer que ces principes ont été respectés.

9.6Le Comité reconnaît cependant que les efforts que l’on peut raisonnablement attendre des autorités compétentes pour entrer en relation avec l’accusé doivent avoir des limites. L’État partie n’a pas nié que l’auteur ait été jugé par contumace en vertu de la loi qui autorise le jugement par défaut lorsque l’accusé ne se trouve pas au Kirghizistan et se soustrait à la justice. Le Comité note que l’auteur dit qu’il a fui le Kirghizistan pour la Fédération de Russie en juillet 2010 avec sa famille et a quitté la Fédération de Russie en novembre 2010 pour les États-Unis d’Amérique, et qu’il n’a pas été informé de son procès et a appris le verdict par les médias. Dans ces conditions, l’auteur étant parti pour deux pays différents et n’ayant pas au Kirghizistan de famille pouvant être informée de la procédure pénale intentée contre lui, le Comité considère qu’il ne serait pas raisonnable d’attendre de l’État partie qu’il entre en relation avec l’auteur après avoir cherché à le contacter dans ses résidences antérieures connues et constaté qu’il avait quitté le pays. Tous ces facteurs, considérés conjointement, conduisent le Comité à conclure que, dans ces circonstances particulières, l’auteur n’a pas suffisamment étayé ses griefs de violation de l’article 14 (par. 3 d) et e)) du Pacte et que ces griefs sont donc irrecevables au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

9.7Le Comité prend note ensuite du grief de l’auteur selon lequel l’État partie a violé les droits qu’il tient de l’article 17 (par. 1) parce que sa maison et son entreprise ont été illégalement saisis par l’État partie. Le Comité observe, cependant, que selon les informations dont il dispose ce grief n’a pas été soulevé dans le cadre de la procédure interne. Cette partie de la communication, qui soulève des questions au titre de l’article 17 (par. 1) du Pacte, est donc déclarée irrecevable pour non-épuisement des recours internes au regard de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif.

9.8En ce qui concerne le grief de violation de l’article 27 du Pacte, le Comité observe que l’auteur n’a pas fourni suffisamment de renseignements pour lui permettre de considérer que les faits allégués dans la communication soulèvent des questions au regard de cette disposition. Par conséquent, le Comité considère que l’auteur n’a pas étayé ce grief et que cette partie de la communication est irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

9.9Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les autres griefs qu’il tire de l’article 14 (par. 1 et 2) du Pacte. Par conséquent, il déclare la communication recevable à cet égard et procède à son examen au fond.

Examen au fond

10.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

10.2Le Comité prend note de l’affirmation de l’auteur selon laquelle la résolution adoptée par le Parlement kirghize le 16 juin 2011 l’a privé de toute possibilité de procès équitable et de la présomption d’innocence en influant sur l’issue du procès, ce qui a constitué une violation de ses droits au titre de l’article 14 (par. 2), et par conséquent une violation de son droit à ce que sa cause soit entendue équitablement par un tribunal impartial, garanti à l’article 14 (par.1). Le Comité prend note également de l’argument de l’État partie selon lequel le pouvoir législatif peut discuter des conclusions des travaux de ses commissions d’enquête mais que les débats parlementaires ne sauraient être interprétés comme une ingérence dans l’indépendance du pouvoir judiciaire, les décisions définitives étant toujours prises par les tribunaux. Le Comité rappelle sa jurisprudence telle que consignée dans son observation générale no 32 (2007) sur le droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable, selon laquelle du fait de la présomption d’innocence, qui est indispensable à la protection des droits de l’homme, la charge de la preuve incombe à l’accusation, nul ne peut être présumé coupable tant que la culpabilité n’a pas été établie au-delà de tout doute raisonnable, l’accusé a le bénéfice du doute et les personnes accusées d’avoir commis une infraction pénale ont le droit d’être traitées selon ce principe. Le Comité observe que si le texte de la résolution parlementaire décrit l’auteur et ses coaccusés comme étant des organisateurs et auteurs des événements tragiques qui se sont produits à Och et à Djalalabad en mai et juin 2010, il recommande aussi que la Cour suprême du Kirghizistan veille à la pleine transparence des procédures pénales intentées contre les personnes accusées d’avoir commis des infractions en relation avec les événements en question et fasse en sorte que les proches des accusés et les représentants d’organisations internationales aient accès à la salle d’audience durant le procès. Le Comité observe toutefois que l’auteur n’a donné aucune indication précise quant à la manière dont la résolution − qui était un texte politique − pouvait avoir influé sur l’issue de son procès. Le Comité conclut que les faits tels que soumis par l’auteur ne lui permettent pas d’établir une violation des droits que celui-ci tient de l’article 14 (par. 2). Par conséquent, le Comité conclut également à l’absence de violation des droits de l’auteur au titre de l’article 14 (par. 1) du Pacte.

11.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les informations dont il dispose ne font pas apparaître de violation par l’État partie des dispositions de l’article 14 (par. 1 et 2) du Pacte.

Annexe

Opinion individuelle (dissidente) de Shuichi Furuya

1.Je ne suis pas en mesure de souscrire à la conclusion du Comité selon laquelle : a) le grief de violation de l’article 14 (par. 3 d)) que l’auteur tire du procès par contumace est irrecevable ; et b) la résolution du Parlement ne constitue pas une violation de l’article 14 (par. 2).

1.Procès par contumace

2.Selon l’article 14 (par. 3 d)) du Pacte, toute personne accusée d’une infraction pénale a droit à être présente au procès et à se défendre elle-même ou à avoir l’assistance d’un défenseur. Par ailleurs, comme la majorité du Comité l’a souligné, les procès au pénal en l’absence de l’accusé sont autorisés dans certaines circonstances dans l’intérêt de la bonne administration de la justice (par exemple, lorsque l’accusé, bien qu’ayant été informé du procès suffisamment à l’avance, décide de ne pas exercer son droit d’être présent).Cependant, il est important de noter que la présence de l’accusé à son procès est la règle, et le procès en l’absence de l’accusé, l’exception.

3.C’est pourquoi le Comité a insisté sur le fait qu’un procès en l’absence de l’accusé est compatible avec l’article 14 uniquement lorsque l’accusé est assigné en justice en temps voulu et informé des poursuites engagées contre lui. Il en est ainsi parce que l’exercice effectif des droits énoncés à l’article 14 présuppose que les mesures voulues soient prises pour signifier à l’accusé les poursuites dont il est l’objet (art. 14 (par. 3 a)). En cas de procès par défaut, il faut que nonobstant l’absence de l’accusé, toutes les démarches nécessaires aient été entreprises pour l’informer de la date et du lieu du procès et pour lui demander d’y assister. Si le nécessaire n’est pas fait, l’accusé ne dispose pas du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense (art. 14 (par. 3 b)) et ne peut pas se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix (art. 14 (par. 3 d)). L’accusé n’a pas non plus la possibilité d’interroger ou de faire interroger les témoins à charge et d’obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge (art. 14 (par. 3 e)).

4.Le procès par défaut étant une exception à l’article 14 (par. 3 d), il incombe à l’État partie de démontrer qu’il a pris les mesures nécessaires pour notifier à l’accusé les informations concernant le procès. Le Comité a reconnu que les efforts que l’on peut raisonnablement attendre des autorités compétentes pour se mettre en rapport avec l’accusé doivent avoir des limites. Même lorsqu’il s’avère difficile d’entrer en contact avec l’accusé, l’État partie n’en demeure pas moins obligé de démontrer qu’il a effectivement fait tout son possible pour informer l’accusé des chefs retenus contre lui et pour lui signifier les poursuites dont il est l’objet.

5.En l’espèce, cependant, l’auteur a affirmé que l’État partie n’avait pris aucune mesure pour entrer en relation avec lui avant le début du procès, et l’État partie n’a pas contesté cette allégation. En fait, l’État partie n’a fourni au Comité aucun renseignement sur les mesures prises pour informer l’auteur des chefs retenus contre lui ou lui notifier les poursuites.

6.Dans ces conditions, je dois conclure que le grief de l’auteur est recevable et que le procès ouvert sans la présence de l’auteur constitue une violation des droits que celui-ci tient de l’article 14 (par. 3 d)).

2.Résolution du Parlement

7.Selon l’observation générale no 32 du Comité, du fait de la présomption d’innocence énoncée à l’article 14 (par. 2), les personnes accusées d’avoir commis une infraction pénale doivent être traitées selon ce principe. À cet égard, l’obligation découlant de la présomption d’innocence ne s’arrête pas au seul comportement du juge et du procureur durant la procédure. Dans un cadre social plus large, le suspect ou l’accusé doit être présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été reconnu coupable par un tribunal compétent. À cette fin, ainsi qu’il est noté au paragraphe 30 de l’observation générale, toutes les autorités publiques ont le devoir de s’abstenir de faire des déclarations publiques affirmant la culpabilité de l’accusé et les médias devraient éviter de rendre compte des procès d’une façon qui porte atteinte à la présomption d’innocence.

8.Il me semble, par conséquent, que pour conclure à une violation de la présomption d’innocence, il n’importe pas de savoir si, par exemple, les déclarations faites par les autorités publiques ou les informations données par les médias pouvaient réellement influer sur l’issue du procès. Un traitement qui suggère qu’un suspect ou un accusé est coupable peut en soi constituer une violation de la présomption d’innocence.

9.La majorité des membres du Comité considère que l’auteur n’a donné aucune indication quant à la manière dont la résolution − qui était un texte politique − pouvait avoir influé sur l’issue de son procès, et conclut donc à l’absence de violation du droit de l’auteur au titre de l’article 14 (par. 2). Cependant, en l’espèce, la question essentielle n’est pas de savoir si la résolution a influé sur l’issue du procès, mais si elle a effectivement laissé entendre que l’auteur était coupable. À cet égard, il est à noter qu’au paragraphe 7 de la résolution, le nom de l’auteur est cité et celui-ci est présenté comme étant l’un des auteurs des événements pour lesquels il a fait l’objet de poursuites pénales. Même si le Parlement peut discuter des conclusions des travaux de ses commissions d’enquête, il a l’obligation, en tant qu’organe de l’État partie, de traiter l’intéresser conformément au principe de la présomption d’innocence.

10.Je dois donc conclure que l’adoption de cette résolution par le Parlement, laissant entendre que l’auteur était coupable avant qu’un tribunal compétent n’en ait décidé, constitue une violation du droit garanti à l’auteur par l’article 14 (par. 2).