Nations Unies

CCPR/C/122/D/2398/2014*

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

28 juin 2018

Original : français

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2398/2014 * * , ** *

Communication p résentée par :

Arab Millis (représenté par Nassera Dutour du Collectif des familles de disparu(e)s en Algérie)

Au nom de :

L’auteur et Mohamed Millis (fils de l’auteur)

État partie :

Algérie

Date de la communication :

10 mars 2014 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application des articles 92 et 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 16 août 2013 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

6 avril 2018

Objet :

Disparition forcée

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Droit à un recours utile ; peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant ; liberté et sécurité de la personne ; dignité humaine ; reconnaissance de la personnalité juridique ; liberté de réunion

Article(s) du Pacte :

2 (par. 2 et 3), 6, 7, 9, 10, 14, 16 et 21

Article(s) du Protocole facultatif :

2, 3, et 5 (par. 2)

1.1L’auteur de la communication datée du 10 mars 2014 est Arab Millis, de nationalité algérienne. Il fait valoir que son fils, Mohamed Millis, né le 7 mars 1964, de nationalité algérienne également, est victime d’une disparition forcée imputable à l’État partie, en violation des articles 2 (par. 2 et 3), 6, 7, 9, 10 et 16 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. L’auteur soutient, quant à lui, être victime de violations des articles 2 (par. 2), 7 lu conjointement avec l’article 2 (par. 3) et 21 du Pacte. Le Pacte et le Protocole facultatif s’y rapportant sont entrés en vigueur pour l’État partie le 12 décembre 1989. Il est représenté par Nassera Dutour du Collectif des familles de disparu(e)s en Algérie.

1.2Le 25 juillet 2014, l’État partie a demandé à ce que la recevabilité de la communication soit examinée séparément du fond. Le 3 octobre 2014, le Comité a informé l’État partie ainsi que l’auteur de la décision du Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires d’examiner conjointement la question de la recevabilité avec le fond de la communication.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Pendant la période du conflit des années 1990 en Algérie, l’auteur était gérant d’un café au centre-ville de la commune de Birkhadem (wilaya d’Alger). Il affirme que les policiers du commissariat de la ville faisaient alors irruption deux fois par semaine dans son établissement, ordonnant la fermeture des portes et fouillant toutes les personnes présentes, prétendant rechercher des terroristes.

2.2Le 9 septembre 1993, aux alentours de 14 heures, l’auteur était en compagnie de son fils, Mohamed Millis, lorsque deux policiers armés et en tenue officielle, A. G. (aujourd’hui retraité) et A. B. (aujourd’hui décédé), ont ordonné à Mohamed Millis de présenter ses papiers d’identité. Les policiers lui ont ensuite ordonné de les suivre, sans aucune explication ou présentation d’un mandat d’arrestation. Ils l’ont embarqué dans un véhicule officiel pour l’emmener au commissariat de Birkhadem. La scène s’est déroulée devant deux témoins, A. C. et S. M. Ces derniers, par crainte de représailles, n’ont osé déclarer leur qualité de témoins à la mairie de Birkhadem que le 16 avril 2000. L’auteur a, quant à lui, suivi la voiture de police et a vu les policiers empoigner son fils et entrer dans le commissariat. Il a tenté de pénétrer à son tour à l’intérieur du commissariat pour obtenir des explications. Les deux policiers l’en auraient empêché, l’auraient menacé et auraient par la suite nié être au courant de l’arrestation de Mohamed Millis.

2.3Le frère de Mohamed Millis s’est à son tour rendu au commissariat avec un ami. Les policiers ont déclaré que Mohamed Millis n’était pas mentionné dans les registres. L’auteur s’est rendu de nouveau au commissariat en compagnie des deux témoins, A. C. et S. M., et a été confronté aux mêmes comportements, quoiqu’un policier lui aurait demandé de revenir avec un livret de famille. Il affirme n’avoir jamais cessé de chercher son fils, se présentant à de nombreuses reprises au commissariat et à la gendarmerie où il aurait fréquemment été interrogé pendant des heures. Il estime que son fils est toujours vivant et détenu au secret dans un endroit inconnu, sans contact avec l’extérieur et sans aucun contrôle sur ses conditions de détention. L’état de santé de son épouse se serait fortement dégradé du fait du choc.

2.4L’auteur a déposé une première plainte, restée sans effet, à la brigade de gendarmerie. Il a par la suite effectué de nombreuses plaintes administratives et judiciaires. En ce qui concerne les recours juridictionnels, l’auteur a adressé le 28 mai 1998 une requête au Procureur de la République près le tribunal d’Alger et au Procureur de la République près le tribunal de Bir Mourad Raïs. Le 18 février 2006, il a écrit de nouveau au Procureur de la République près le tribunal de Bir Mourad Raïs. Ses requêtes étant demeurées sans réponses, il a envoyé le 9 août 2006 et le 27 juillet 2007 une nouvelle plainte au Procureur de la République près le tribunal de Bir Mourad Raïs. Le 23 juillet 2008, ce dernier a, en réponse, dressé un procès-verbal enjoignant à l’auteur de suivre la procédure d’indemnisation fixée dans la Charte pour la paix et la réconciliation nationale de 2005, sans apporter d’éléments de réponse quant à la disparition de Mohamed Millis. L’indemnisation étant conditionnée par l’obtention d’un jugement de décès, l’auteur, refusant de renoncer à la vérité sur le sort de son fils, n’a pas souhaité entamer ladite procédure. Le 6 août 2008 et le 20 octobre 2011, il a envoyé de nouvelles plaintes au Procureur de la République près le tribunal de Bir Mourad Raïs. En dépit de ces plaintes, aucune enquête n’a été diligentée et les recours effectués sont demeurés vains.

2.5En ce qui concerne les recours non juridictionnels, l’auteur a envoyé le 28 mai 1998 : a) une plainte au Président de la République et au Ministre de la justice ; b) une plainte au Président de l’Observatoire national des droits de l’homme (ONDH) ; et c) un courrier au Médiateur de la République, qui lui a répondu le 22 juin 1998. La Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme (CNCPPDH) l’a informé par courrier, le 31 décembre 1999, que « d’après les informations envoyées par les services de la sécurité nationale, le concerné n’était pas recherché ni arrêté par ses services, et c’est la gendarmerie nationale qui a mené une enquête sur cette affaire ». Le 21 juin 2000, à la suite d’une lettre de l’ONDH du 14 juin 2000 mentionnant que l’institution n’avait trouvé aucune trace de Mohamed Millis au commissariat de police de Birkhadem, l’auteur a déposé une nouvelle plainte auprès du Président de l’ONDH, rappelant qu’il avait été témoin de l’arrestation par deux policiers du commissariat de Birkhadem, et mentionnant l’identité de ces derniers. Il a été convoqué le 1er août 2004 par la CNCPPDH. Le 31 mai 2005, l’auteur a contacté le Président de la Fédération internationale des droits de l’homme et le Secrétaire général du Parti des travailleurs. Le 11 février 2006, il a écrit au Ministre de la justice, au Président de la République, au Ministre de l’intérieur et des collectivités locales, au Chef du Gouvernement et au Président de l’ONDH. À l’exception d’une réponse lacunaire de l’ONDH, il n’a reçu aucun retour. Le 9 août 2006, il a envoyé un courrier au commandant de la division régionale de la gendarmerie à Birkhadem ainsi qu’à Kamel Rezzak Bara, conseiller aux droits de l’homme à la présidence de la République. Le 27 juillet 2007, l’auteur a relancé le Ministre de la justice, le Chef du Gouvernement, Kamel Rezzak Bara, le commandant de la division régionale de gendarmerie à Birkhadem, le Président de la République et le Ministre de l’intérieur et des collectivités locales. Par deux courriers en date du 27 février 2008 et du 6 juillet 2008, l’auteur a été convoqué par la police judiciaire de Birkhadem « pour les besoins d’une enquête ». En dépit de ces convocations, l’auteur n’a jamais été informé de ce qu’une enquête sérieuse et approfondie aurait été diligentée. Le 6 août 2008, l’auteur a écrit de nouveau au Ministre de la justice et, le 20 octobre 2011, au Président de la République, au Ministre de la justice, au Ministre de l’intérieur et des collectivités locales et au Président de la CNCPPDH, sans obtenir de réponse. La dernière réponse qu’il ait reçue est venue du wali rattaché à la daïra de Bir Mourad Raïs le 8 février 2009, l’invitant à effectuer les démarches prévues par la Charte pour la paix et la réconciliation nationale.

2.6En parallèle à ces nombreuses plaintes, l’auteur est membre fondateur de SOS Disparus et participe régulièrement aux réunions et aux rassemblements hebdomadaires de l’association. Il affirme que, le 11 août 2010, au cours d’un rassemblement, il aurait violemment été arrêté par la police ; il était alors âgé de 82 ans. Le 1er juin 2013, participant à un rassemblement de l’association, il affirme avoir été arrêté à 9 h 30 (il était alors âgé de 85 ans ) et conduit de force au commissariat de Salembier (El Madania) où il aurait été retenu jusqu’à 16 heures. Son épouse de 77 ans aurait également été arrêtée ce même jour.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur allègue que son fils est victime d’une disparition forcée imputable à l’État partie, en violation des articles 2 (par. 2 et 3), 6, 7, 9, 10 et 16 du Pacte. Il soutient également que, lus conjointement et à la lumière de l’ensemble du dispositif de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, les articles 27 à 39, 45 et 46 de l’ordonnance no 06-01 du 27 février 2006 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale représentent un véritable déni du caractère forcé de la disparition, engendrant à son égard de multiples violations du Pacte, notamment des articles 2, 7, 14, 19 et 21.

3.2Il prétend, premièrement, que les démarches juridictionnelles et non juridictionnelles qu’il a effectuées de mai 1998 à octobre 2011 satisfont à la condition d’épuisement des voies de recours internes, ces recours s’étant, qui plus est, révélés être inefficaces et inutiles. Il affirme également que, par l’effet conjoint du chapitre IV de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, adoptée par référendum le 29 septembre 2005, et de l’article 45 de l’ordonnance no 06-01 du 27 février 2006 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, il n’existe désormais plus en Algérie de recours internes efficaces, utiles et disponibles pour les familles de personnes victimes de disparitions forcées. Il rappelle à cet égard que le Comité avait déjà conclu en 2007, à l’occasion de ses observations finales (2007) sur le troisième rapport de l’État partie (CCPR/C/DZA/CO/3), que ladite ordonnance, en l’état, semblait promouvoir l’impunité et était de ce fait incompatible avec les dispositions du Pacte. Il rappelle également que l’ordonnance ne reconnaît pas le crime de disparition forcée et que les articles 27, 28, 30 et 37 de ladite ordonnance conditionnent toute indemnisation pour les « victimes de la tragédie nationale » à l’obtention d’un jugement de décès. Il estime que la Charte et ses textes d’application ont pour objectif de faire taire la question des disparus par l’octroi d’une indemnisation sans recherche de la vérité et sans que justice soit faite. Il rappelle qu’en dépit des plaintes envoyées par l’auteur aucune enquête n’a jamais été diligentée. Il ajoute que le fait que le cas de Mohamed Millis ait été soumis au Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires ne constitue pas un obstacle à la recevabilité de la communication, cette procédure ne relevant pas d’une procédure internationale d’enquête ou de règlement au sens du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif. Il estime en conséquence que sa requête est recevable.

3.3L’auteur estime que l’ordonnance no 06-01 du 27 février 2006 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale constitue un manquement à l’obligation générale consacrée à l’article 2 (par. 2) du Pacte en ce sens que ladite disposition implique également une obligation négative pour les États parties de ne pas adopter de mesures contraires au Pacte. En adoptant ladite ordonnance, en particulier son article 45, l’État partie aurait donc pris une mesure d’ordre législatif privant d’effets les droits reconnus dans le Pacte, et particulièrement le droit d’avoir accès à un recours effectif contre des violations des droits de l’homme. L’auteur estime que le manquement à l’obligation fixée par l’article 2 (par. 2) du Pacte, par action ou par omission, peut engager la responsabilité internationale de l’État partie. Il affirme qu’en dépit de toutes ses démarches après l’entrée en vigueur de la Charte et de ses textes d’application ses plaintes sont demeurées inefficaces, et ce, en dépit des informations précises qu’il avait fournies, la seule réponse en 2008 du Procureur de la République près le tribunal de Bir Mourad Raïs ayant été de suivre la procédure d’indemnisation prévue par la Charte. Il estime en conséquence être victime de cette disposition législative contraire à l’article 2 (par. 2) du Pacte.

3.4L’auteur soutient également qu’il n’existe plus en Algérie de recours internes efficaces, utiles et disponibles pour les familles de personnes victimes de disparitions forcées. Il rappelle que, depuis l’adoption de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et de ses textes d’application, en particulier les articles 45 et 46 de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, il a envoyé une quinzaine de plaintes et n’a reçu que deux réponses lui enjoignant de suivre la procédure d’indemnisation prévue par la Charte. Il rappelle que le dispositif ne prévoit qu’une simple indemnisation au profit des « victimes décédées du terrorisme » conditionnée par l’obtention d’un jugement de décès de la personne disparue sans qu’aucune enquête ne soit menée. Cette indemnisation n’est pas déterminée en fonction du préjudice subi par la victime et sa famille mais par l’âge et le statut socioprofessionnel de la personne. Il rappelle que cette réparation a été reconnue comme non pleine et entière par le Comité dans ses observations finales (2007) sur le troisième rapport périodique de l’État partie (CCPR/C/DZA/CO/3) et renvoie à l’observation générale no 20(1992) du Comité sur l’interdiction de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, et à l’observation générale no 31(2004) du Comité sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte pour appuyer le fait que ladite réparation ne respecte pas les exigences de l’article 2 (par. 3) du Pacte. Il estime que le droit à un recours utile comporte nécessairement le droit à une réparation adéquate et le droit à la vérité, et affirme, en s’appuyant sur les observations finales (2007) du Comité sur le troisième rapport périodique de l’État partie, que ladite ordonnance no 06-01, en particulier ses articles 45 et 46 déclarant irrecevables les plaintes déposées à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, constitue une atteinte au droit des victimes de disposer d’un recours effectif devant les instances nationales et internationales. Il prétend qu’en termes de conséquences la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et ses textes d’application équivalent à des mesures portant amnistie des actes commis par des agents de l’État et renvoie aux observations générales no 20 (1992) et no 31 (2007) du Comité, et à la position de ce dernier quant au caractère contraire de ces mesures avec le droit à un recours effectif reconnu à l’article 2 (par. 3) du Pacte. Il estime en conséquence que Mohamed Millis a été privé de son droit d’exercer un recours utile et que l’État algérien a failli à son obligation découlant de l’article 2 (par. 3) du Pacte.

3.5L’auteur rappelle les évolutions jurisprudentielles du Comité quant aux disparitions forcées et estime que le seul risque ou danger pour la personne de perdre la vie dans le contexte de la disparition forcée est un motif suffisant pour conclure à une violation directe de l’article 6 du Pacte. Il rappelle les faits entourant la disparition de son fils Mohamed Millis et estime que les chances de le retrouver s’amenuisent de jour en jour, pensant en effet que soit son fils a perdu la vie, soit la détention au secret constitue un risque très élevé d’atteinte au droit à la vie puisque la victime se trouve à la merci de ses geôliers échappant à tout contrôle. Il estime en conséquence que l’État algérien a failli à son obligation de protéger le droit à la vie de Mohamed Millis en violation de l’article 6 du Pacte.

3.6L’auteur affirme que les circonstances entourant la disparition de Mohamed Millis, à savoir le secret le plus total sur les raisons de son arrestation, sur son lieu de détention et son état de santé, l’absence de contact avec sa famille et le monde extérieur, impliquent la qualification de détention au secret et constituent une forme de traitement inhumain ou dégradant à son égard, en violation de l’article 7 du Pacte. Il affirme également que lui-même ainsi que sa famille ont vécu dans l’angoisse et la détresse causées par la disparition de Mohamed Millis et par l’absence d’enquête approfondie et de confirmation officielle sur le sort de leur proche disparu, la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et ses textes d’application constituant en effet un obstacle au droit à la vérité des familles des disparus. Il rappelle que ce droit est protégé par l’article 24 (par. 2) de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées et reconnu par la jurisprudence du Comité. En conséquence, il estime que l’angoisse et la détresse qu’il a vécues combinées à l’impossibilité de connaître la vérité, impossibilité liée à l’existence de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et ses textes d’application, constituent une forme de torture ou de traitement inhumain ou dégradant révélant une violation de l’article 7 lu conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte à son égard ainsi qu’à l’égard de sa famille.

3.7Rappelant la garantie du droit de toute personne à la liberté et à la sécurité énoncée à l’article 9 du Pacte, interdisant les arrestations ou les détentions arbitraires, l’auteur estime que les circonstances de l’arrestation et de la détention de Mohamed Millis constituent une privation arbitraire de sa liberté et de sa sécurité. Il estime en conséquence que son fils a été privé des garanties énoncées à l’article 9 du Pacte, impliquant une violation dudit article à son égard.

3.8Rappelant les dispositions de l’article 10 du Pacte, l’auteur affirme également qu’en l’absence d’enquête de la part des autorités algériennes Mohamed Millis aurait été privé de liberté et n’aurait pas été traité avec humanité et dignité, ce qui constituerait une violation de l’article 10 du Pacte à son égard.

3.9Rappelant les dispositions de l’article 14 du Pacte ainsi que l’observation générale no 32 du Comité sur le droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable, l’auteur affirme qu’en pratique, et pour des raisons politiques, les procureurs font une application extensive de l’article 45 de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et refusent d’instruire toute plainte ayant pour objet un cas de disparition forcée, que celle-ci soit dirigée contre un agent de l’État ou contre X, ou qu’elle demande l’ouverture d’une enquête alors même que les noms des auteurs de la disparition sont connus, comme dans cette affaire.

3.10L’auteur rappelle ensuite les dispositions de l’article 16 du Pacte et la jurisprudence constante du Comité selon laquelle l’enlèvement intentionnel d’une personne de la protection de la loi pour une période prolongée peut constituer un refus de reconnaissance de sa personnalité juridique si la victime était entre les mains des autorités de l’État lors de sa dernière apparition, et si les efforts de ses proches pour avoir accès à des recours utiles, y compris devant les cours de justice, sont systématiquement empêchés. Il renvoie également aux observations finales (2007) sur le troisième rapport périodique de l’Algérie au titre de l’article 40 du Pacte (CCPR/C/DZA/CO/3). Il soutient en conséquence qu’en maintenant la détention de Mohamed Millis sans le reconnaître, les autorités algériennes ont soustrait ce dernier à la protection de la loi et l’ont privé de son droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique, en violation de l’article 16 du Pacte.

3.11Enfin, rappelant la liberté de réunion pacifique énoncée à l’article 21 du Pacte ainsi que les conditions en permettant la restriction, l’auteur rappelle que l’article 46 de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale (par. 9)interdit l’expression collective des familles de disparus et des défenseurs des droits de l’homme, y compris lorsqu’il s’agit de réunions ou de manifestations politiques. Il affirme avoir directement été victime de violations de son droit à la liberté de réunion pacifique et rappelle qu’il a été arrêté deux fois en 2010 et en 2013 pendant plusieurs heures au commissariat à l’âge de 82 et 85 ans. Il prétend qu’il lui aurait été signifié oralement qu’il n’avait pas le droit de manifester car les textes d’application de ladite Charte interdisent toute manifestation et rappelle que le Président de la CNCPPDH avait lui-même interdit en 2010 des manifestations de familles de disparus devant le siège de ladite institution. Il estime donc avoir été victime d’une violation de l’article 21 du Pacte.

3.12L’auteur demande au Comité : a) de constater que l’Algérie a violé les articles 2 (par. 2 et 3), 6, 7, 9, 10 et 16 du Pacte à l’égard de Mohamed Millis, et l’article 2 (par. 2), l’article 7 lu conjointement avec l’article 2 (par. 3), et l’article 21 du Pacte à l’égard de l’auteur et de sa famille ; b) de prier instamment l’État partie de respecter ses engagements internationaux et de donner effet aux droits reconnus dans le Pacte, ainsi qu’aux droits reconnus dans l’ensemble des conventions internationales de protection des droits de l’homme ratifiées par l’Algérie. Il demande également au Comité de prier l’État partie d’ordonner des enquêtes indépendantes et impartiales en vue : a) de retrouver Mohamed Millis et de respecter son engagement aux termes de l’article 2 (par. 3) du Pacte ; b) de déférer les auteurs de cette disparition forcée devant les autorités civiles compétentes pour faire l’objet de poursuites conformément à l’article 2 (par. 3) du Pacte ; et c) d’offrir à Mohamed Millis, s’il est encore en vie, ainsi qu’à sa famille une réparation adéquate, effective et rapide du préjudice subi, conformément aux articles 2 (par. 3) et 9 du Pacte. Il précise que cette réparation devrait être appropriée et proportionnée à la gravité de la violation, impliquer une réparation pleine et entière, et comprendre des garanties de non-répétition sous la forme notamment de la mise en place d’une commission indépendante chargée de faire la lumière sur le sort des personnes disparues et de toutes les victimes du conflit des années 1990 en Algérie. Il demande enfin au Comité d’enjoindre aux autorités algériennes d’abroger les articles 27 à 39, 45 et 46 de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale.

Observations de l’État partie

4.1Le 25 juillet 2014, l’État partie a demandé à ce que la recevabilité de la communication soit examinée séparément du fond et a renvoyé, sans en joindre une copie, au mémorandum et au mémoire additif portant réponse du Gouvernement algérien concernant l’irrecevabilité des communications introduites devant le Comité en rapport avec la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Le Comité ayant refusé d’examiner la recevabilité séparément du fond, l’État partie a, le 9 mars 2015, invité le Comité à se référer au mémorandum de référence sur l’irrecevabilité des communications introduites devant le Comité en rapport avec la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale en guise d’observations se rapportant au fond des allégations.

4.2L’État partie considère que les communications, qui mettent en cause la responsabilité d’agents de l’État ou d’autres personnes agissant sous l’autorité des pouvoirs publics dans la survenance de cas de disparitions forcées pendant la période de 1993 à 1998, doivent être examinées « selon une approche globale ». L’État partie considère que les communications de ce genre devraient être replacées dans le contexte plus général de la situation sociopolitique et des conditions de sécurité dans le pays à une période où le Gouvernement s’employait à lutter contre une forme de terrorisme dont l’objectif était de provoquer « l’effondrement de l’État républicain ». C’est dans ce contexte, et conformément aux articles 87 et 91 de la Constitution algérienne, que le Gouvernement algérien a pris des mesures de sauvegarde et a notifié la proclamation de l’état d’urgence au Secrétariat de l’Organisation des Nations Unies, conformément au paragraphe 3 de l’article 4 du Pacte.

4.3L’État partie fournit des explications sur le contexte de la période de survenance des faits (1993-1998). Ces explications standard sont systématiquement répétées par l’État partie à l’occasion de toutes les communications concernant des cas de disparitions forcées.

Observations supplémentaires de l’État partie

5.1Le 27 octobre 2014, l’État partie avait également transmis au Comité un mémoire additif au mémorandum principal, dans lequel il s’interrogeait sur la finalité de la série de communications individuelles présentée au Comité depuis le début de l’année 2009, qui, aux yeux de l’État partie, relevait plutôt d’un détournement de la procédure visant à saisir le Comité d’une question historique globale, dont les causes et les circonstances échappent au Comité. L’État partie remarque que toutes ces communications « individuelles » s’arrêtent sur le contexte général dans lequel sont survenues les disparitions. L’État partie note que les plaintes portent exclusivement sur les agissements des forces de l’ordre, sans jamais évoquer ceux des divers groupes armés qui ont adopté des techniques criminelles de dissimulation pour en faire endosser la responsabilité aux forces armées.

5.2L’État partie indique qu’il ne se prononcera pas sur les questions de fond relatives auxdites communications avant qu’il ne soit statué sur la question de leur recevabilité. Il ajoute que l’obligation de tout organe juridictionnel ou quasi juridictionnel est d’abord de traiter les questions préjudicielles avant de débattre du fond. Il considère que la décision d’examiner de manière conjointe et concomitante les questions de recevabilité et celles se rapportant au fond dans le cas d’espèce, outre qu’elle n’a pas été concertée, préjudicie gravement à un traitement approprié des communications soumises, tant dans leur nature globale que par rapport à leurs particularités intrinsèques. Se référant au règlement intérieur du Comité, l’État partie note que les sections relatives à l’examen par le Comité de la recevabilité de la communication et celles relatives à l’examen au fond sont distinctes et que ces questions pourraient dès lors être examinées séparément. S’agissant particulièrement de l’épuisement des recours internes, l’État partie souligne que les plaintes ou demandes d’informations formulées par l’auteur n’ont pas été présentées par des voies qui auraient permis leur examen par les autorités judiciaires internes.

5.3Rappelant la jurisprudence du Comité concernant l’obligation d’épuiser les recours internes, l’État partie souligne que de simples doutes sur les perspectives de succès ainsi que la crainte de retards ne dispensent pas l’auteur d’une communication d’épuiser ces recours. S’agissant du fait que la promulgation de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale rend impossible tout recours en la matière, l’État partie répond que l’absence de toute démarche de l’auteur pour soumettre ses allégations à examen a empêché les autorités algériennes de prendre position sur l’étendue et les limites de l’applicabilité des dispositions de cette charte. En outre, l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale requiert de ne déclarer irrecevables que les poursuites engagées contre des « éléments des forces de défense et de sécurité de la République » pour des actions dans lesquelles elles ont agi conformément à leurs missions républicaines, à savoir la protection des personnes et des biens, la sauvegarde de la nation et la préservation des institutions. En revanche, toute allégation d’action imputable aux forces de défense et de sécurité dont il peut être prouvé que celles-ci seraient intervenues en dehors de ce cadre est susceptible d’être instruite par les juridictions compétentes.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte. Le Comité rappelle également que la décision du Rapporteur spécial de ne pas séparer la recevabilité du fond (voir par. 1.2) n’exclut pas la possibilité d’un examen séparé de ces deux questions par le Comité.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Le Comité note que la disparition a été signalée au Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires. Toutefois, le Comité rappelle que les procédures ou mécanismes extraconventionnels du Conseil des droits de l’homme dont les mandats consistent à examiner et à faire rapport publiquement sur la situation des droits de l’homme dans un pays ou un territoire, ou sur des phénomènes de grande ampleur de violation des droits de l’homme dans le monde, ne relèvent généralement pas d’une procédure internationale d’enquête ou de règlement au sens du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif. En conséquence, le Comité estime que l’examen du cas de Mohamed Millis par le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires ne rend pas la communication irrecevable en vertu de cette disposition.

6.3Le Comité prend note des allégations de l’auteur qui estime que les voies de recours ont été épuisées. Il note que, pour contester la recevabilité de la communication, l’État partie se contente de renvoyer à son mémoire de référence sur le traitement de la question des disparitions à la lumière de la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et qu’il avait fourni, le 27 octobre 2011, un mémoire additif au mémorandum principal relatif à l’irrecevabilité des communications introduites devant le Comité des droits de l’homme en rapport avec la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Le Comité rappelle que l’État partie a non seulement le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l’homme portées à l’attention de ses autorités, en particulier lorsqu’il s’agit de disparitions forcées ou de violations du droit à la vie, mais aussi de poursuivre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder au jugement et de prononcer une peine. Le Comité prend note de ce que le Procureur de la République près le tribunal de Bir Mourad Raïs a dressé le 23 juillet 2008 un procès-verbal enjoignant à Arab Millis de suivre la procédure d’indemnisation fixée dans la Charte pour la paix et la réconciliation nationale de 2005 et de ce que le wali rattaché à la daïra de Bir Mourad Raïs a invité l’auteur, le 8 février 2009, à effectuer les mêmes démarches. Le Comité note toutefois que ledit procès-verbal n’apportait aucun élément de réponse quant à Mohamed Millis. Il prend également note de ce que, par deux courriers en date du 27 février 2008 et du 6 juillet 2008, l’auteur a été convoqué par la police judiciaire de Birkhadem « pour les besoins d’une enquête » et qu’en dépit de ces convocations l’auteur n’a jamais été informé de ce qu’une enquête sérieuse et approfondie aurait été diligentée. Il donne en conséquence foi aux faits tels que décrits par l’auteur dont il ressort qu’aucune enquête approfondie et rigoureuse n’a été menée sur la disparition de Mohamed Millis. En outre, l’État partie n’a apporté aucun élément d’explication spécifique dans ses observations en réponse au cas de Mohamed Millis qui pourrait permettre de conclure qu’un recours efficace et disponible est à ce jour ouvert. S’ajoute à cela le fait que l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale continue d’être appliquée en dépit du fait que le Comité a recommandé qu’elle soit mise en conformité avec le Pacte (voir les observations finales (2007) du Comité sur le troisième rapport périodique de l’État partie). Le Comité conclut par conséquent que le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne fait pas obstacle à la recevabilité de la présente communication.

6.4Le Comité note que l’auteur allègue de violations qui soulèvent des questions au regard des articles 2 (par. 2 et 3), 6, 7 lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3), 9, 10, 16 et 21 du Pacte.

6.5Le Comité note que l’auteur a soulevé une violation de l’article 2 (par. 2 et 3) du Pacte à son égard et à celui de Mohamed Millis. Le Comité rappelle que les dispositions de l’article 2 (par. 2) du Pacte énoncent une obligation générale à l’intention des États parties qui ne peut être invoquée isolément dans une communication. Par conséquent, cette partie de la communication est irrecevable au titre de l’article 3 du Protocole facultatif.

6.6Le Comité note que l’auteur a également consacré un paragraphe relatif à l’article 14 du Pacte. Il note toutefois que ce dernier n’allègue pas expressément que ledit article ait été violé à son égard ou à l’égard de Mohamed Millis et, par conséquent, n’examinera pas la question au fond.

6.7Le Comité note que l’auteur a également soulevé une violation de l’article 21 du Pacte. Le Comité considère que l’auteur n’a pas suffisamment étayé ses allégations relatives à la violation de l’article 21 du Pacte et note que l’auteur ne semble pas avoir effectué de démarches juridictionnelles eu égard aux allégations d’atteintes à sa liberté de manifester. Par conséquent, cette partie de la communication est irrecevable au titre des articles 2 et 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif.

6.8Le Comité estime en revanche que les allégations qui soulèvent des questions au regard des articles 6 et 7 lus seuls et conjointement avec l’article 2 (par. 3), et des articles 9, 10 et 16 du Pacte sont suffisamment étayées. Le Comité procède donc à l’examen de la communication sur le fond concernant les violations alléguées des articles 6, 7, 9, 10 et 16 du Pacte.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations soumises par les parties.

7.2Le Comité note que l’État partie s’est contenté de faire référence à ses observations collectives et générales qui avaient été transmises antérieurement au Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires et au Comité en relation avec d’autres communications, afin de confirmer sa position selon laquelle de telles affaires ont déjà été réglées dans le cadre de la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Le Comité renvoie à sa jurisprudence et rappelle que l’État partie ne saurait opposer les dispositions de ladite Charte à des personnes qui invoquent les dispositions du Pacte ou qui ont soumis ou pourraient soumettre des communications au Comité. Le Pacte exige de l’État partie qu’il se soucie du sort de chaque personne et qu’il traite chaque personne avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine. En l’absence des modifications recommandées par le Comité, l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale contribue dans le cas présent à l’impunité et ne peut donc, en l’état, être jugée compatible avec les dispositions du Pacte.

7.3Le Comité note que l’État partie n’a pas répondu aux allégations de l’auteur sur le fond et rappelle sa jurisprudence selon laquelle la règle relative à la charge de la preuve ne doit pas incomber uniquement à l’auteur d’une communication, d’autant plus que celui-ci et l’État partie n’ont pas toujours un accès égal aux éléments de preuve et que souvent seul l’État partie dispose des renseignements nécessaires. Conformément au paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif, l’État partie est tenu d’enquêter de bonne foi sur toutes les allégations de violations du Pacte portées contre lui et ses représentants, et de transmettre au Comité les renseignements qu’il détient. En l’absence d’explications de la part de l’État partie à ce sujet, il convient d’accorder tout le crédit voulu aux allégations de l’auteur dès lors que ces dernières sont suffisamment étayées.

7.4Le Comité rappelle que, si l’expression « disparition forcée » n’apparaît expressément dans aucun article du Pacte, la disparition forcée constitue un ensemble unique et intégré d’actes représentant une violation continue de plusieurs droits consacrés par cet instrument.

7.5Le Comité note que Mohamed Millis a été vu pour la dernière fois le 9 septembre 1993 après son arrestation par A. G. et A. B. alors que ces derniers entraient dans le commissariat local de Birkhadem. Il note que deux individus, en sus de l’auteur, ont été témoins de l’arrestation de Mohamed Millis. Le Comité prend note du fait que l’État partie n’a fourni aucun élément permettant de déterminer ce qu’il est advenu de Mohamed Millis et n’a même jamais confirmé sa détention. Il rappelle que, dans le cas des disparitions forcées, le fait de priver une personne de liberté puis de refuser de reconnaître cette privation de liberté ou de dissimuler le sort réservé à la personne disparue revient à soustraire cette personne à la protection de la loi et fait peser sur sa vie un risque constant et grave, dont l’État est responsable. En l’espèce, le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucun élément susceptible de démontrer qu’il s’est acquitté de son obligation de protéger la vie de Mohamed Millis. En conséquence, il conclut que l’État partie a failli à son obligation de protéger la vie de Mohamed Millis, en violation du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte.

7.6Le Comité reconnaît le degré de souffrance qu’implique une détention sans contact avec le monde extérieur pendant une durée indéfinie. Il rappelle son observation générale no 20 (1992) sur l’interdiction de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, dans laquelle il recommande aux États parties de prendre des dispositions pour interdire la détention au secret. Il note en l’espèce que l’auteur n’a jamais eu la moindre information sur le sort ou le lieu de détention de Mohamed Millis. Le Comité estime donc que Mohamed Millis, disparu le 9 septembre 1993, serait potentiellement toujours détenu au secret par les autorités algériennes. En l’absence de toute explication de la part de l’État partie, le Comité considère que cette disparition constitue une violation de l’article 7 du Pacte à l’égard de Mohamed Millis.

7.7Au vu de ce qui précède, le Comité n’examinera pas séparément les griefs tirés de la violation de l’article 10 du Pacte.

7.8Le Comité prend acte également de l’angoisse et de la détresse que la disparition de Mohamed Millis cause à l’auteur. Il considère que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 7 lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte à l’égard de l’auteur.

7.9En ce qui concerne les griefs de violation de l’article 9 du Pacte, le Comité prend note des allégations de l’auteur selon lesquelles Mohamed Millis a été arrêté arbitrairement, sans mandat, et n’a pas été inculpé ni présenté devant une autorité judiciaire auprès de laquelle il aurait pu contester la légalité de sa détention. L’État partie n’ayant communiqué aucune information à ce sujet, le Comité considère qu’il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur. Le Comité conclut donc à une violation de l’article 9 du Pacte à l’égard de Mohamed Millis.

7.10Le Comité est d’avis que la soustraction délibérée d’une personne à la protection de la loi constitue un déni du droit de cette personne à la reconnaissance de sa personnalité juridique, en particulier si les efforts déployés par les proches de la victime pour exercer leur droit à un recours effectif ont été systématiquement entravés. Dans le cas présent, le Comité note que l’État partie n’a fourni aucune explication convaincante sur le sort de Mohamed Millis, ni sur le lieu où il se trouverait, en dépit des démarches de ses proches et du fait que Mohamed Millis était entre les mains des autorités de l’État lors de sa dernière apparition. Le Comité conclut que la disparition forcée de Mohamed Millis depuis plus de vingt-quatre ans a soustrait celui-ci à la protection de la loi et l’a privé de son droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique, en violation de l’article 16 du Pacte.

7.11L’auteur invoque également le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, qui impose aux États parties l’obligation de garantir à toute personne des recours accessibles, utiles et exécutoires pour faire valoir les droits garantis par le Pacte. Le Comité rappelle qu’il attache de l’importance à la mise en place, par les États parties, de mécanismes juridictionnels et administratifs appropriés pour examiner les plaintes faisant État de violations des droits garantis par le Pacte. Il rappelle son observation générale no 31 (2004) sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, dans laquelle il indique notamment que le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte. En l’espèce, la famille de Mohamed Millis a alerté les autorités compétentes de la disparition de ce dernier sans que l’État partie ne procède à une enquête approfondie et rigoureuse sur cette disparition et l’auteur comme sa famille n’ont reçu aucune information. En outre, l’impossibilité légale de recourir à une instance judiciaire après la promulgation de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale continue de priver Mohamed Millis, l’auteur et sa famille de tout accès à un recours utile puisque cette ordonnance interdit le recours à la justice pour faire la lumière sur les crimes les plus graves comme les disparitions forcées. Le Comité en conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 2 (par. 3) lu conjointement avec les articles 6, 7, 9 et 16 du Pacte à l’égard de Mohamed Millis, et de l’article 2 (par. 3) lu conjointement avec l’article 7 du Pacte à l’égard de l’auteur.

8.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte, constate que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par l’État partie des articles 6, 7, 9 et 16 du Pacte, ainsi que de l’article 2 (par. 3) lu conjointement avec les articles 6, 7, 9 et 16 du Pacte à l’égard de Mohamed Millis. Il constate en outre une violation par l’État partie de l’article 7 lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte à l’égard de l’auteur.

9.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Cela exige que les États parties accordent une réparation intégrale aux personnes dont les droits reconnus par le Pacte ont été violés. En l’espèce, l’État partie est tenu inter alia : a) de mener une enquête approfondie, rigoureuse et impartiale sur la disparition de Mohamed Millis et de fournir à l’auteur des informations détaillées quant aux résultats de cette enquête ; b) de libérer immédiatement Mohamed Millis s’il est toujours détenu au secret ; c) dans l’éventualité où Mohamed Millis serait décédé, de restituer sa dépouille à sa famille ; d) de poursuivre, de juger et de punir les responsables des violations commises ; e) d’indemniser de manière appropriée l’auteur pour les violations subies, ainsi que Mohamed Millis s’il est en vie ; et f) de fournir des mesures de satisfaction appropriées à l’auteur et à sa famille. Nonobstant l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, l’État partie devrait également veiller à ne pas entraver le droit à un recours utile pour les victimes de crimes tels que la torture, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées. Il est en outre tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir. À cet effet, le Comité est d’avis que l’État partie devrait revoir sa législation en fonction de l’obligation qui lui est faite au paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, et en particulier d’abroger les dispositions de ladite ordonnance qui sont incompatibles avec le Pacte, afin que les droits consacrés par le Pacte puissent être pleinement exercés dans l’État partie.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte, et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les constatations du Comité et à les diffuser largement dans les langues officielles.