Nations Unies

CCPR/C/126/D/2531/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

20 novembre 2019

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2531/2015 * , ** , ***

Communication présentée par :

Nimo Mohamed Aden et Liban Muhammed Hassan (représentés par un conseil, Eddie Omar Rosenberg Khawaja)

Victime(s) présumée(s) :

Les auteurs

État partie :

Danemark

Date de la communication :

15 septembre 2014 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 16 janvier 2015(non publiée sous forme de document)

Date de s constatations :

25 juillet 2019

Objet :

Droit à la vie privée et à la vie familiale

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Regroupement familial

Article(s) du Pacte :

17, 23 et 26

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5 (par. 2 b))

1.Les auteurs de la communication sont Nimo Mohamed Aden, de nationalité somalienne, née le 1er janvier 1990 en Somalie et résidant au Kenya, et Liban Muhammed Hassan, de nationalité danoise, né le 17 octobre 1984 en Somalie. Ils affirment que l’État partie a violé les droits qu’ils tiennent des articles 17, 23 et 26 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 23 mars 1976. Les auteurs sont représentés par un conseil.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Les auteurs ont été présentés l’un à l’autre début 2012 par le frère de Mme Aden et ont engagé une relation par téléphone. Au fil de leurs conversations, ils ont décidé de se marier. Ils se sont rencontrés en personne pour la première fois le 6 juin 2012 à Nairobi, où leur mariage a été célébré trois jours plus tard, le 9 juin 2012. M. Hassan est rentré au Danemark et Mme Aden est restée au Kenya. Le 13 décembre 2012, ils ont déposé une demande de regroupement familial au Danemark auprès de l’ambassade du Danemark au Kenya, pays où résidait Mme Aden.

2.2Le 6 février 2013, le Service danois de l’immigration a refusé d’accorder un permis de séjour à Mme Aden, en se fondant sur l’article 9 8) de la loi sur les étrangers, au motif que les auteurs étaient cousins et donc considérés comme des parents proches au sens de cet article de la loi, et qu’en vertu de la présomption visée dans cette même disposition, il était présumé peu vraisemblable que le mariage ait été contracté de leur propre gré par les deux parties. Le Service de l’immigration a estimé qu’il n’avait pas été avancé de raison exceptionnelle qui justifierait d’accorder malgré tout un permis de séjour à Mme Aden. Le Service de l’immigration a estimé qu’il n’y avait pas lieu de supposer qu’il existait un lien profond de longue date entre les auteurs puisqu’ils n’avaient pas vécu ensemble avant ni même après leur mariage, en dehors des trois visites que M. Hassan avait rendues à son épouse au Kenya pendant les vacances. Le Service de l’immigration a en outre considéré que la déclaration des auteurs selon laquelle ils s’étaient mariés de leur propre gré et le fait que Mme Aden soit enceinte ne pouvaient pas mener à une conclusion différente.

2.3Le 18 février 2013, les auteurs ont adressé une nouvelle lettre au Service de l’immigration dans laquelle ils déclaraient que l’un et l’autre s’étaient mariés volontairement et que leur mariage n’était pas un mariage forcé. Le Service de l’immigration a considéré la lettre comme un recours contre sa décision et l’a transmise à la Commission des recours en matière d’immigration. Le 25 juillet 2013, les auteurs ont eu leur premier enfant, qui a la nationalité danoise.

2.4Le 13 août 2013, les auteurs ont décidé de déposer une nouvelle demande de regroupement familial auprès de l’Ambassade du Danemark au Kenya, en faisant valoir que leur mariage durait depuis plus d’un an. Le 15 octobre 2013, le Service de l’immigration a rejeté cette nouvelle demande, en se fondant sur l’article 9 8) de la loi sur les étrangers, pour les mêmes raisons qui avaient motivé le premier refus.

2.5Le 13 novembre 2013, la Commission des recours en matière d’immigration a tenu une audience afin d’examiner le recours daté du 18 février 2013. Au cours de cette audience, bien que M. Hassan ait fait une déclaration, Mme Aden n’a pas été entendue et aucun autre témoin n’a été appelé. Le même jour, la Commission a confirmé la décision du 6 février 2013 par laquelle le Service de l’immigration avait refusé d’accorder un permis de séjour à Mme Aden, considérant, d’une part, que le fait que les intéressés se soient mariés de leur propre gré demeurait sujet à caution étant donné qu’ils étaient cousins et, d’autre part, qu’il n’existait pas de raison exceptionnelle qui justifierait de s’écarter de l’appréciation qu’avait faite le Service de l’immigration. La Commission a estimé qu’il n’existait pas entre les intéressés de lien profond et de longue date antérieur au mariage puisqu’ils avaient seulement eu des contacts téléphoniques avant de décider de se marier et que le mariage avait été célébré trois jours seulement après leur première rencontre le 6 juin 2012 à Nairobi. La Commission a expliqué que la présomption pouvait être renversée si le mariage était suivi d’une cohabitation d’une durée significative. Elle a cependant considéré que, dans le cas des auteurs, la déclaration dans laquelle ils affirmaient s’être mariés de leur propre gré et par amour, leurs conversations téléphoniques quotidiennes, les trois visites rendues par M. Hassan à son épouse au Kenya après le mariage et le fait qu’ils avaient un enfant ne suffisaient pas à renverser la présomption.

2.6M. Hassan a décidé de porter l’affaire devant les tribunaux danois afin d’obtenir un contrôle juridictionnel de la décision de la Commission des recours en matière d’immigration. Comme il manquait de moyens financiers, il a présenté une demande d’aide juridictionnelle auprès du Bureau d’aide juridictionnelle du Département des affaires civiles le 19 décembre 2013. Sa demande a été rejetée le 13 mars 2014. Le Département des affaires civiles a estimé qu’il n’y avait pas de motifs raisonnables de croire que les tribunaux rendraient une décision différente et statueraient en faveur des auteurs.

2.7Le 7 juillet 2014, M. Hassan a fait appel de la décision du Département des affaires civiles devant la Commission d’autorisation des recours, qui a confirmé la décision de refus de l’aide juridictionnelle, pour les mêmes motifs que ceux qu’avait avancés le Département des affaires civiles.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment que le rejet de leur demande de regroupement familial constitue une immixtion illégale de l’État partie dans leur droit à la vie familiale protégé par les articles 17 et 23 du Pacte. Ils arguent que l’application à leur situation de la présomption énoncée à l’article 9 8) de la loi sur les étrangers revient à un renversement de la charge de la preuve. Ils prétendent qu’ils n’ont pas pu contester effectivement et renverser la présomption, puisqu’il n’a pas été donné à Mme Aden la possibilité de faire une déclaration devant la Commission des recours en matière d’immigration. Ainsi, les auteurs affirment que les autorités chargées des questions d’immigration ont conclu que leur mariage était un mariage forcé sans avoir mené d’investigations approfondies et en faisant peser la charge de la preuve sur eux seuls, ce qui constitue une violation des articles 17 et 23 du Pacte.

3.2Les auteurs affirment également que les droits qu’ils tiennent de l’article 26 du Pacte ont été violés parce que l’application de la présomption énoncée à l’article 9 8) a eu pour eux des effets négatifs disproportionnés et différents de ceux qu’elle peut avoir pour des époux d’une autre origine ethnique que la leur.

3.3Les auteurs affirment qu’ils ont épuisé tous les recours internes disponibles, puisque la décision du 13 novembre 2013 de la Commission des recours en matière d’immigration ne peut pas faire l’objet d’un nouveau recours administratif. Ils affirment que le contrôle juridictionnel de la décision de la Commission n’est ni accessible ni utile étant donné que tant le Département des affaires civiles que la Commission d’autorisation des recours ont rejeté leur demande d’aide juridictionnelle parce qu’ils estimaient que les tribunaux ne rendraient pas une décision différente de celle à laquelle était parvenue la Commission des recours en matière d’immigration.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans ses observations sur la recevabilité de la communication communiquées le 13 mars 2015, l’État partie dit que la communication devrait être considérée comme irrecevable au regard du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif pour non‑épuisement des recours internes.

4.2L’État partie fait valoir que conformément à l’article 63 de la Constitution du Danemark et à la jurisprudence des juridictions danoises, les décisions par lesquelles la Commission des recours en matière d’immigration rejette des demandes de permis de séjour présentées au titre de l’article 9 1) i) en se fondant sur l’article 9 8) de la loi sur les étrangers peuvent faire l’objet d’un recours devant les tribunaux. L’État partie soutient par conséquent que les auteurs avaient la possibilité de porter la décision de la Commission des recours en matière d’immigration du 13 novembre 2013 devant la justice, qui aurait pu examiner si cette décision était conforme à la législation en vigueur, y compris aux obligations internationales du Danemark. La saisine des juridictions internes aurait pu constituer un recours utile pour les auteurs en l’espèce. Par conséquent, l’État partie considère que, parce qu’ils n’ont pas porté la décision de la Commission devant les tribunaux, les auteurs n’ont pas épuisé tous les recours internes qui leur étaient ouverts.

4.3L’État partie fait observer en outre que ni l’avis rendu par le Département des affaires civiles dans sa décision du 13 mars 2014 refusant l’aide juridictionnelle, selon lequel il n’y avait aucune chance qu’un examen par les tribunaux des allégations des auteurs aboutisse à une décision qui leur soit favorable, ni la décision de la Commission d’autorisation des recours du 7 juillet 2014 n’ont d’incidence sur le droit que les auteurs tiennent de l’article 63 de la Constitution de contester en justice les décisions de la Commission des recours en matière d’immigration, et que les auteurs n’ont donc pas épuisé les recours internes disponibles.

4.4Dans de nouvelles observations sur la recevabilité et le fond en date du 6 novembre 2015, l’État partie réaffirme que les auteurs n’ont pas épuisé tous les recours internes disponibles et que la communication devrait être considérée comme irrecevable au regard du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif. Si le Comité devait conclure qu’il n’y a pas lieu de considérer que la communication est irrecevable au regard du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, l’État partie affirme que les auteurs n’ont pas démontré, aux fins de la recevabilité de leur communication, l’existence de violations des articles 17, 23 et 26 du Pacte et que la communication devrait donc être jugée irrecevable car manifestement infondée. À titre subsidiaire, l’État partie soutient que les plaintes des auteurs sont sans fondement parce qu’il n’a pas été établi que la décision du 13 novembre 2013 de la Commission des recours en matière d’immigration était contraire aux articles 17, 23 et 26 du Pacte.

4.5Selon l’État partie, le fait que les auteurs se soient vu refuser l’aide juridictionnelle n’est pas pertinent au regard de la recevabilité de la communication. L’État partie fait observer que les auteurs n’ont pas bénéficié de l’aide juridictionnelle parce que ni le Département des affaires civiles ni la Commission d’autorisation des recours, laquelle est un organe quasi judiciaire indépendant, n’ont estimé que les auteurs avaient un motif raisonnable de croire qu’un contrôle judiciaire de leur affaire ait des chances raisonnables de succès. L’État partie estime en outre que les frais de justice liés à une action civile en réparation d’un préjudice non pécuniaire (500 couronnes danoises) ne sont pas de nature à empêcher les auteurs d’engager une procédure de contrôle juridictionnel. L’État partie fait également observer que rien n’empêche les auteurs d’engager une procédure devant les tribunaux sans être représentés. Il ajoute qu’il est possible de demander à bénéficier de l’assistance juridique (conseils formulés verbalement) prévue à l’article 323 2) de la loi sur l’administration de la justice.

4.6En ce qui concerne les griefs de violation des articles 17 et 23, l’État partie note que la « règle de la présomption » énoncée à l’article 9 8) de la loi sur les étrangers s’applique aux auteurs en raison de leur lien de parenté. Il fait observer qu’au cours de la procédure, les auteurs ne sont pas parvenus à démontrer que le mariage avait été contracté au gré des deux parties. Au contraire, l’État partie souligne que plusieurs éléments ont confirmé la présomption selon laquelle le mariage n’avait pas été contracté au gré des deux parties.

4.7L’État partie souligne en outre que la règle de la présomption énoncée à l’article 9 8) de la loi sur les étrangers a été élaborée en tenant compte des obligations internationales du Danemark, notamment du principe de droit international généralement admis selon lequel le mariage ne peut être conclu qu’avec le libre et plein consentement des futurs époux. De plus, les autorités chargées des questions d’immigration sont tenues d’appliquer cette disposition dans le respect des obligations internationales du pays.

4.8En ce qui concerne la procédure d’évaluation menée par les autorités chargées des questions d’immigration, l’État partie indique qu’il a été procédé à une appréciation individuelle de la situation des auteurs sur la base des renseignements fournis par ceux-ci. Il signale que chacun des auteurs a eu l’occasion de soumettre des conclusions écrites, et que M. Hassan a eu la possibilité de faire une déclaration devant la Commission des recours en matière d’immigration le 13 novembre 2013.

4.9L’État partie dit qu’il n’y a pas de raison de douter de l’évaluation réalisée par la Commission des recours en matière d’immigration, qui a conclu que les auteurs n’avaient pas établi qu’ils avaient une vie familiale qui méritait d’être protégée. Par conséquent, il doit être considéré que le mariage a été contracté contre la volonté des parties, et les auteurs ne sauraient donc prétendre à la protection prévue aux articles 17 et 23 du Pacte.

4.10L’État partie prend note du grief des auteurs selon lequel il aurait dû être donné la possibilité à Mme Aden de faire une déclaration devant la Commission des recours en matière d’immigration. Il rappelle toutefois que Mme Aden a eu la possibilité de soumettre des conclusions écrites de sa propre initiative, mais que la Commission, en se basant sur sa propre évaluation, n’a pas jugé nécessaire d’obtenir davantage de renseignements auprès d’elle. Il est également souligné que la Commission ne peut convoquer pour qu’ils fassent une déclaration que les demandeurs résidant légalement au Danemark. Au vu de ces éléments, l’État partie affirme qu’il n’y a pas eu de violation des articles 17 et 23 du Pacte.

4.11En ce qui concerne l’article 26, l’État partie soutient que les auteurs n’ont pas fait l’objet de discrimination directe ou indirecte liée à l’application de l’article 9 8) de la loi sur les étrangers. Il indique que la loi sur les étrangers s’applique à tous les étrangers qui demandent un permis de séjour au Danemark au titre des dispositions générales de la loi, quelles que soient leur nationalité et leur origine ethnique. Il estime par conséquent que la règle énoncée à l’article 9 8) de la loi sur les étrangers n’affecte pas exclusivement ou de manière disproportionnée des personnes particulières en raison de leur race, couleur, sexe, langue, religion, opinion politique ou toute autre opinion, origine nationale ou sociale, fortune, naissance ou toute autre situation. L’État partie considère que les auteurs n’ont pas démontré en quoi ils avaient été victimes de discrimination indirecte.

4.12L’État partie signale en outre que la règle énoncée à l’article 9 8) de la loi sur les étrangers est fondée sur des motifs objectifs et raisonnables.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

5.1Le 6 mai 2015, les auteurs ont fait part de leurs commentaires sur les observations de l’État partie sur la recevabilité de la communication. Ils répètent les arguments qu’ils ont déjà avancés concernant la recevabilité et insistent sur le fait que pour juger de larecevabilité d’une communication au regard du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, il faut examiner si les recours internes dont l’État partie prétend qu’ils sont disponibles sont des recours utiles et si les auteurs ont effectivement la possibilité de s’en prévaloir.

5.2Les auteurs renvoient à la jurisprudence du Comité dont il ressort que le non‑épuisement des recours internes ne rend pas une communication irrecevable s’il n’y a aucune chance que le recours en question permette d’obtenir une réparation effective. À cet égard, les auteurs rappellent que le Département des affaires civiles a rejeté leur demande d’aide juridictionnelle, estimant qu’il n’existait pas de motifs raisonnables de croire que les tribunaux rendraient une décision différente. Les auteurs rappellent également qu’il a été fait appel de cette décision du Département des affaires civiles auprès de la Commission d’autorisation des recours, qui a également rejeté la demande d’aide judiciaire gratuite, pour les mêmes motifs.

5.3Les auteurs se réfèrent en outre à la jurisprudence du Comité dont il ressort que la condition de l’épuisement des recours internes ne saurait rendre une communication irrecevable si l’auteur est indigent mais n’a pas accès à l’aide judiciaire gratuite qui lui permettrait d’exercer le recours disponible en l’espèce. Les auteurs rappellent qu’ils ont demandé à bénéficier de l’aide juridictionnelle parce qu’ils remplissaient les conditions de ressources énoncées à l’article 325 de la loi sur l’administration de la justice.

5.4Le 25 janvier 2016, les auteurs ont fait part de nouveaux commentaires en réponse aux observations complémentaires de l’État partie sur la recevabilité et le fond datées du 6 novembre 2015.

5.5Sur la recevabilité, les auteurs répètent leurs commentaires du 6 mai 2015. Ils ajoutent que les affaires auxquelles l’État partie renvoie dans ses observations sur la recevabilité ne sont pas pertinentes pour l’examen de la présente communication. La plupart de ces affaires portent sur la question du manque de ressources financières pour engager une action en justice. En outre, dans l’affaire concernant les auteurs, les autorités ont affirmé, lorsque les auteurs ont cherché à bénéficier d’une aide juridictionnelle, qu’ils n’avaient pas de motifs raisonnables de croire qu’ils pourraient obtenir gain de cause devant les tribunaux. Les auteurs affirment que, selon la jurisprudence internationale, c’est à l’État partie qu’il incombe de prouver que le recours disponible a une chance raisonnable d’aboutir. Or, dans la présente affaire, selon les auteurs, l’État partie n’a en rien démontré qu’il existait une chance raisonnable que le contrôle juridictionnel débouche sur une décision favorable aux auteurs.

5.6Les auteurs contestent également les arguments de l’État partie concernant la question des frais liés à la saisine des tribunaux internes. L’État partie prétend que le refus d’accorder l’aide juridictionnelle n’a pas eu d’incidence sur la procédure car le très faible montant des frais de justice ne saurait empêcher même des personnes indigentes d’accéder au recours. Les auteurs ne contestent pas que les frais d’ouverture d’une procédure judiciaire n’excèdent pas 500 couronnes danoises, mais il appert des affaires de violation des obligations internationales et de la loi sur les étrangers que les dépens, pour la partie perdante, peuvent atteindre 25 000 à 60 000 couronnes danoises selon qu’il est, ou n’est pas, fait appel du jugement. Selon les auteurs, l’État partie ayant déjà estimé qu’ils n’avaient aucune chance d’obtenir gain de cause devant les tribunaux, il est très probable que, dans l’affaire les concernant, les frais de justice ne se limitent pas à 500 couronnes mais atteignent un montant compris entre 25 000 et 60 000 couronnes danoises.

5.7Sur le fond de la communication, les auteurs réaffirment que l’État partie a violé les droits qu’ils tiennent des articles17, 23 et 26 du Pacte. En ce qui concerne les articles17 et 23, ils arguent que lorsqu’un couple est légalement marié, sa vie familiale devrait être protégée, et que l’existence d’une vie familiale n’est pas subordonnée au fait que les époux vivent ensemble. Les auteurs réaffirment que le fait qu’ils soient cousins n’est pas le signe que leur mariage n’était pas volontaire. Ils affirment en outre que tous les éléments soulevés par l’État partie, à savoir l’âge de Mme Aden, le fait que son frère soit à l’origine de leur relation, le fait que les époux ne se soient rencontrés que trois jours avant le mariage et qu’ils ne vivent pas ensemble, qu’ils soient considérés isolément ou conjointement, ne constituent pas une preuve permettant de qualifier leur relation de mariage forcé.

5.8Les auteurs font référence à l’article 323 2) de la loi sur l’administration de la justice et à l’assistance juridique prévue à l’article 323 1), qui correspond à l’aide financière fournie par le Ministère de la justice pour obtenir une aide juridique sous la forme de conseils dispensés oralement. Cependant, les auteurs signalent que ce dispositif sert habituellement à obtenir des conseils très généraux et élémentaires sur des questions de droit familial ou des questions touchant le droit de la consommation ou le droit social. Lorsqu’une personne cherche à obtenir des conseils au sujet d’une procédure judiciaire, elle est invitée à s’adresser à un conseil pour obtenir une assistance juridique spécialisée. Il en va de même lorsque l’on cherche à obtenir des conseils sur des questions touchant des domaines de droit spécifiques.

5.9En ce qui concerne l’article 26, les auteurs affirment que la présomption de mariage forcé énoncée à l’article 9 8) de la loi sur les étrangers a des effets disproportionnés sur les conjoints d’origine ethnique non danoise et de confession musulmane, étant donné que le mariage entre cousins est une pratique plus courante dans la culture musulmane que dans d’autres cultures. Ils estiment par conséquent que l’effet de l’article 9 8) de la loi sur les étrangers constitue une discrimination indirecte puisque la disposition touche de façon disproportionnée les demandeurs et les conjoints d’origine ethnique ou nationale non danoise. Les auteurs disent que l’État partie n’a pas fourni de données statistiques pour étayer son argument selon lequel la règle s’applique à toutes les personnes qui demandent un permis de séjour, et qu’il n’a apporté aucune preuve que la règle ait jamais été appliquée dans le cas de demandeurs non musulmans. Selon les auteurs, cette différence de traitement indirecte ne peut donc être justifiée que si la règle de la présomption prévue à l’article 9 8) de la loi sur les étrangers tend à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but recherché.

5.10Les auteurs ne contestent pas que l’article98) de la loi sur les étrangers poursuive le but légitime de veiller à ce qu’un mariage forcé ne puisse pas servir à obtenir un permis de séjour. Ils contestent en revanche l’utilisation du lien de parenté entre les époux comme seul élément déterminant et estiment que cette disposition n’assure pas un juste équilibre. Il est également souligné que des moyens moins intrusifs pourraient être employés pour atteindre l’objectif d’empêcher que des permis de séjour soient accordés sur la base de mariages forcés.Les auteurs concluent que l’application de l’article98) de la loi sur les étrangers à leur mariage, qui a entraîné le rejet de leur demande de regroupement familial, constitue une discrimination indirecte contraire à l’article26 du Pacte.

Observations complémentaires de l’État partie

6.1Le 27 juin 2016, l’État partie a soumis des observations complémentaires en réponse aux commentaires des auteurs. Il indique que le fait que l’octroi d’une aide juridictionnelle soit conditionné à l’évaluation des chances de succès d’une affaire ne signifie pas qu’il a été statué sur l’affaire ou que les tribunaux sont liés par l’évaluation de la viabilité de l’affaire qui est faite pour prendre la décision administrative relative à l’aide juridictionnelle. Concernant l’argument des auteurs selon lequel l’État partie est tenu de prouver que le recours disponible dans leur affaire avait des chances raisonnables de succès, l’État partie fait valoir que les décisions par lesquelles les autorités chargées des questions d’immigration ont rejeté des demandes de regroupement familial en se fondant sur l’article98) de la loi sur les étrangers ont été contrôlées par les tribunaux, qui ont mis de côté la décision administrative et réalisé leur propre évaluation des déclarations des parties et des informations fournies, à la lumière des obligations internationales du Danemark. Enconséquence, l’État partie considère qu’il a suffisamment établi les faits suivants : les auteurs ont eu la possibilité de faire examiner par les tribunaux les décisions de la Commission des recours en matière d’immigration rejetant leurs demandes de regroupement familial ; les juridictions internes avaient les moyens d’assurer aux auteurs réparation de leurs griefs ; et cette possibilité leur offrait des chances raisonnables de succès.

6.2En ce qui concerne l’argument des auteurs relatif aux frais de justice à supporter en cas d’échec de leur action en justice, l’État partie fait valoir que les règles applicables garantissent un partage raisonnable des frais de justice. L’État partie fait valoir également que le fait que les auteurs puissent être condamnés aux dépens s’ils sont déboutés ne les empêche pas de saisir les tribunaux. L’État partie rappelle qu’il n’y a pas d’obligation légale à être représenté dans les affaires de regroupement familial ni lorsque le tribunal examine si le refus du regroupement familial est conforme aux obligations internationales du Danemark. L’État partie souligne aussi qu’il n’existe pas d’obligation d’épuiser des recours qui sont vains parce qu’ils n’ont objectivement aucune chance d’aboutir. Cependant, il ajoute que le fait que des auteurs croient de manière subjective qu’un recours interne est vain ne les dispense pas de l’obligation de l’exercer.

6.3L’État partie maintient également qu’il n’y a pas de violation des articles 17 et 23 du Pacte, les auteurs n’ayant pas démontré qu’ils se sont mariés de leur propre gré et n’ayant pas de vie familiale que le Danemark serait tenu de protéger. L’État partie réaffirme que Mme Aden a eu la possibilité de soumettre des conclusions écrites de sa propre initiative et que la Commission des recours en matière d’immigration, en se basant sur sa propre évaluation, n’a pas jugé nécessaire d’obtenir des renseignements complémentaires auprès d’elle.

6.4L’État partie rejette également l’argument des auteurs selon lequel ils ont fait l’objet de discrimination en tant que musulmans originaires de Somalie au vu des données statistiques qu’ils ont fournies. L’État partie répète que la loi sur les étrangers s’applique à tous les étrangers qui demandent l’autorisation de résider au Danemark, indépendamment de leur origine ethnique et d’autres circonstances. Il ajoute que lorsque l’article 9 8) de la loi sur les étrangers est appliqué, il est procédé, dans chaque cas, à une évaluation individuelle.

Commentaires des auteurs sur les observations complémentaires de l’État partie

7.1Le 12 juillet 2016, les auteurs ont commenté les observations complémentaires de l’État partie datées du 27 juin 2016. Ils répètent que la conclusion à laquelle étaient parvenues les autorités danoises chargées des questions d’immigration, à savoir que les auteurs n’avaient aucune chance raisonnable d’avoir gain de cause devant les tribunaux, devrait être considérée comme un élément déterminant à prendre en compte pour évaluer si les recours internes ont été épuisés. Selon les auteurs, l’État partie a conclu, dans la décision définitive rendue par la Commission d’autorisation des recours, que les tribunaux ne rendraient pas une décision favorable aux auteurs, et a ainsi ôté au recours judiciaire son utilité supposée. Les auteurs soutiennent qu’il serait déraisonnable qu’ils exercent ce recours. Ils rappellent que s’ils n’ont pas saisi les tribunaux danois, ce n’est pas parce qu’ils pensaient qu’un tel recours serait inutile, mais parce qu’ils en ont été empêchés faute de moyens financiers, l’État partie ayant estimé qu’une action en justice serait inefficace. Les auteurs répètent en outre qu’il n’y avait aucune preuve directe et évidente qu’ils auraient une chance raisonnable d’obtenir gain de cause devant les tribunaux, preuve qu’il incombe d’après eux à l’État partie d’apporter.

7.2Sur la question du coût réel d’une procédure devant les tribunaux, les auteurs estiment que l’État partie n’a pas démontré l’existence, dans la jurisprudence, d’affaires similaires à la leur dans lesquelles l’article 312 3) de la loi sur l’administration de la justice pourrait être appliqué, ou aurait été appliqué, avec pour effet de réduire le risque que l’auteur ait à acquitter les frais de justice. Les auteurs estiment que l’argument de l’État partie selon lequel il n’y a pas d’obligation légale à être représenté dans les affaires de regroupement familial est trompeur, puisque l’État partie n’a donné aucun exemple d’affaire de regroupement familial dans laquelle les demandeurs n’étaient pas représentés. Les auteurs renvoient à nouveau à la jurisprudence citée dans leurs commentaires supplémentaires du 25 janvier 2016, dans lesquels ils indiquent que les frais ne peuvent se limiter à 500 couronnes danoises et qu’il n’existe aucune affaire dans laquelle l’État partie a appuyé activement l’application des règles relatives au partage des frais de justice prévues à l’article 312 3) de la loi sur l’administration de la justice.

7.3En ce qui concerne le grief de violation de l’article 26, les auteurs affirment que les données statistiques fournies par l’État partie montrent que l’article 9 8) de la loi sur les étrangers est principalement appliqué aux demandeurs originaires de certains pays et de confession musulmane. Ils répètent aussi que l’article 9 8) est incontestablement appliqué de manière partiale à l’égard des demandeurs musulmans.

7.4Les auteurs rejettent également l’argument de l’État partie selon lequel une évaluation est basée sur des critères factuels et objectifs. Ils affirment que l’utilisation, comme seul critère déterminant dans l’évaluation, du lien de parenté entre les époux, déplaçant la charge de la preuve et obligeant les auteurs à démontrer qu’ils se sont mariés de leur propre gré, n’assure pas un juste équilibre au regard du but recherché par la loi. Les auteurs allèguent que l’État partie n’a pas démontré qu’il existait des considérations impérieuses ou très fortes sans lien avec l’origine ethnique propres à justifier la différence de traitement. À cet égard, les auteurs disent en outre que l’État partie cherche à justifier la différence de traitement par des argument partiaux et infondés relatifs au style de vie et aux pratiques religieuses de certains groupes ethniques d’origine non danoise et musulmans, extraits des travaux préparatoires de l’article 9 8) de la loi sur les étrangers.

Nouvelles observations

De l’État partie

8.1Le 8 novembre 2016, en réponse aux commentaires des auteurs datés du 12 juillet 2016, l’État partie a soumis de nouvelles observations, dans lesquelles il renvoie de manière générale à ses observations du 13 mars 2015 et du 6 novembre 2015 ainsi qu’à ses observations supplémentaires du 27 juin 2016. L’État partie fait observer tout d’abord que les commentaires des auteurs datés du 12 juillet 2016 ne contiennent pas de nouveaux renseignements ou de renseignements particuliers qu’il n’ait pas déjà pris en considération dans ses précédentes observations.

8.2Concernant le grief que les auteurs tirent de l’article 26 du Pacte et leurs commentaires sur les données statistiques fournies par l’État partie, ce dernier répète que toutes les demandes de regroupement familial émanant d’époux ayant des liens de parenté ou d’autres liens étroits sont examinées à la lumière de l’article 9 8) de la loi sur les étrangers, quelles que soient la nationalité, la religion ou l’origine ethnique des intéressés.

8.3L’État partie rejette l’allégation des auteurs selon laquelle la décision prise en vertu de l’article 9 8) était fondée sur un seul critère déterminant, à savoir le lien de parenté existant entre les époux. L’État partie réaffirme que les décisions relatives à l’octroi d’un permis de résidence au Danemark sont prises en tenant compte de toutes les informations disponibles. Le couple a donc la possibilité de contester la présomption selon laquelle leur mariage aurait été contracté contre leur gré, et, si la présomption est renversée, l’article 9 8) de la loi sur les étrangers n’empêche pas l’octroi du permis de séjour malgré l’existence d’un lien de parenté entre les époux.

8.4S’agissant de l’argument des auteurs selon lequel l’État partie n’a pas démontré qu’il existait des raisons impérieuses ou très fortes sans lien avec l’origine ethnique propres à justifier la différence de traitement indirecte, l’État partie réaffirme que toute différence de traitement, lorsqu’elle existe, est fondée sur des critères factuels et objectifs. Le but de l’article 9 8) est d’aider les personnes qui risquent d’être forcées à se marier avec un proche parent ou une autre relation contre leur gré ou de subir des pressions dans ce sens, et ce but doit être considéré comme une raison impérieuse ou très forte.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

9.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

9.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

9.3Le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, il ne peut examiner une communication émanant d’un particulier sans s’être assuré que tous les recours internes ont été épuisés.

9.4Le Comité relève que l’État partie conteste la recevabilité de la communication au motif que les recours internes n’ont pas été épuisés. Il note que les auteurs n’ont épuisé que les procédures administratives et n’ont pas engagé d’action en justice pour contester la décision de la Commission des recours en matière d’immigration du 13 novembre 2013 par laquelle leur demande de regroupement familial a été rejetée. Le Comité relève également, cependant, que les auteurs prétendent que les recours judiciaires internes ne leur étaient pas ouverts ou n’étaient pas utiles dans leur cas étant donné que la demande d’aide juridictionnelle qu’ils ont présentée a été rejetée par le Bureau d’aide juridictionnelle du Département des affaires civiles et par la Commission d’autorisation des recours sur la base de la décision de la Cour suprême du 30 janvier 2007, et qu’il n’y avait pas de chance raisonnable qu’un recours en justice aboutisse.

9.5À cet égard, aux fins du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité rappelle que les recours internes doivent non seulement être disponibles, mais aussi utiles, ce qui dépend également de la nature de la violation présumée. Il rappelle aussi que les auteurs doivent utiliser toutes les voies de recours judiciaires ou administratives qui leur sont ouvertes et qui offrent des chances raisonnables d’obtenir réparation. Le Comité rappelle qu’il n’est pas nécessaire d’épuiser les recours internes s’il n’y a objectivement aucune chance de les voir aboutir : tel est le cas lorsque, en vertu de la législation interne applicable, la plainte serait immanquablement rejetée, ou lorsque la jurisprudence des juridictions nationales supérieures exclut que le plaignant ait gain de cause.

9.6En l’espèce, le Comité note que l’État partie fait valoir que le fait que les auteurs ne se soient pas vu accorder d’aide judiciaire gratuite parce qu’il n’y avait aucune chance qu’ils aient gain de cause ne suffit pas à justifier qu’ils n’exercent pas le recours qui leur est ouvert, car les tribunaux ne sont pas liés par l’évaluation réalisée par le Bureau d’aide juridictionnelle. Le Comité note également que l’État partie ne prétend pas que le tribunal aurait pu faire une interprétation différente des dispositions pertinentes de l’article 9 8) de la loi sur les étrangers sur la base desquelles la demande des auteurs a été refusée. À cet égard, l’État partie ne démontre pas suffisamment qu’il existait des motifs raisonnables de croire que les juridictions danoises parviendraient à une décision différente de celle du Service de l’immigration et qu’elles statueraient en faveur des auteurs. Le Comité, considérant la clarté du libellé de la décision du 13 mars 2014 par laquelle le Bureau d’aide juridictionnelle a rejeté la demande d’aide judiciaire gratuite des auteurs au motif qu’un recours judiciaire n’aurait pas de chances d’aboutir, conclut que l’absence de chance de succès du recours a rendu celui-ci inutile.

9.7Le Comité considère donc qu’en l’espèce, les conditions énoncées au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif sont remplies.

9.8Le Comité note que l’État partie conteste la recevabilité de la communication au motif de l’absence de fondement des griefs soulevés par les auteurs au titre des articles 17, 23 et 26 du Pacte. Le Comité considère toutefois qu’aux fins de la recevabilité, les auteurs ont correctement expliqué en quoi leur droit au regroupement familial garanti par les articles 17 et 23 du Pacte avait été violé. En ce qui concerne le grief de violation des droits garantis aux auteurs par l’article 26 du Pacte, le Comité considère que les auteurs n’ont pas suffisamment étayé l’allégation selon laquelle l’application de la présomption énoncée à l’article 9 8) avait eu pour eux des effets négatifs disproportionnés et différents de ceux qu’elle pouvait avoir pour des époux d’une autre origine ethnique que la leur. Le Comité déclare donc la communication recevable en ce qu’elle soulève des questions au regard des articles 17 et 23 et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

10.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

10.2Le Comité note que selon les auteurs, le rejet de leur demande de regroupement familial constitue une immixtion illégale de l’État partie dans leur droit à la vie familiale protégé par les articles17 et 23 du Pacte en raison de la présomption énoncée à l’article 98) de la loi sur les étrangers, qui constitue un renversement de la charge de la preuve.

10.3Le Comité rappelle son observation générale no 16 (1988) sur le droit à la vie privée, dans laquelle, en ce qui concerne le terme « famille », il est indiqué que l’objectif du Pacte est d’exiger qu’aux fins de l’article 17 ce terme soit interprété au sens large de manière à comprendre toutes les personnes qui composent la famille telle qu’elle est perçue dans la société de l’État partie concerné. Dans son observation générale no 19 (1990) sur la protection de la famille, le Comité note également que la notion de famille peut différer à certains égards d’un État à l’autre, et même d’une région à l’autre à l’intérieur d’un même État, et souligne que lorsque la législation et la pratique d’un État considèrent un groupe de personnes comme une famille, celle-ci doit faire l’objet de la protection visée à l’article 23.

10.4Le Comité rappelle que l’article 23 du Pacte garantit la protection de la vie familiale, ce qui comprend le droit au regroupement familial. Il rappelle aussi que le mot « famille », aux fins du Pacte, doit être entendu au sens large, pour inclure toutes les personnes qui composent la famille telle qu’elle est perçue dans la société concernée. La séparation géographique, l’infidélité ou l’absence de relations conjugales ne remettent pas automatiquement en cause le droit à la protection de la famille. Toutefois, il faut qu’il y ait un lien familial à protéger.

10.5Le Comité rappelle qu’il appartient généralement aux juridictions des États parties d’apprécier les faits et les éléments de preuve dans une affaire donnée afin de décider de l’applicabilité de la législation interne, en l’espèce de l’article 9 8) de la loi sur les étrangers, sauf s’il peut être établi que cette appréciation a été arbitraire ou manifestement entachée d’erreur, ou qu’elle a constitué un déni de justice.

10.6En l’espèce, le Comité observe qu’il n’est pas contesté que les auteurs se sont mariés légalement au Kenya ; ce qui est contesté est principalement la façon dont les auteurs auraient pu démontrer que leur relation n’était pas un mariage forcé et qu’ils s’étaient mariés librement et de leur plein gré. Le Comité note que la Commission des recours en matière d’immigration a conclu que les auteurs n’avaient pas démontré qu’il existait des raisons sérieuses de croire que leur mariage était volontaire, en conséquence de quoi ils n’ont pas pu contester effectivement et renverser la présomption de mariage forcé énoncée à l’article98) de la loi sur les étrangers. Le Comité note que la Commission a fondé son raisonnement sur le fait que les auteurs sont cousins et n’ont pas vécu ensemble avant leur mariage ni après et a conclu qu’ils n’avaient pas démontré qu’il existait un lien familial à protéger. Toutefois, le Comité rappelle que cette décision a été prise sans que MmeAden se soit vu donner la possibilité de faire une déclaration et sans qu’aucun autre témoin soit appelé devant la Commission. Lesautorités chargées des questions d’immigration n’ont donc pas évalué le lien conjugal des auteurs en se basant sur le témoignage direct de MmeAden. Le Comité observe également qu’on ne sait pas bien quels éléments les auteurs auraient pu avancer, en dehors d’une cohabitation, pour prouver l’existence de leur lien conjugal, étant donné qu’ils avaient plusieurs fois signalé aux autorités danoises qu’ils s’étaient mariés de leur propre gré, qu’ils avaient un enfant et qu’ils communiquaient fréquemment entre eux par téléphone et aussi lorsque M.Hassan rendait visite à son épouse, ce qui laisse penser que leur relation, qui dure depuis sept ans, correspond à la définition de la « famille » au sens des articles 17 et 23.

10.7Le Comité note que l’État partie fait valoir que la règle de la présomption énoncée à l’article 9 8) de la loi sur les étrangers a été établie dans le but de protéger le mariage librement et pleinement consenti. Il considère cependant, compte tenu de ce qui précède, que les autorités chargées de questions d’immigration n’ont pas évalué le lien conjugal entre les auteurs en prenant dûment en considération leur situation personnelle et le contexte culturel dans leur pays d’origine.

10.8En ce qui concerne les griefs soulevés par les auteurs au titre des articles 17 et 23, le Comité observe que l’action de l’État partie a constitué un obstacle au regroupement de la famille au Danemark. Le Comité estime que la vie en commun du mari, de la femme et de l’enfant doit être considérée comme la situation normale d’une famille. Il s’ensuit que le refus d’accorder un visa à une personne dans le pays où réside son conjoint et leurs enfants pourrait constituer une immixtion au sens de l’article 17. Le Comité considère donc que l’État partie a manqué à l’obligation qui lui incombe, en vertu des articles 17 et 23, de respecter l’unité familiale.

11.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une immixtion injustifiée dans la vie familiale et une violation par l’État partie des articles 17 et 23 du Pacte en ce qui concerne M. Hassan. Ayant conclu à une violation des articles 17 et 23 du Pacte à l’égard de M. Hassan, le Comité décide qu’il n’examinera pas séparément la plainte de son épouse.

12.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à M. Hassan un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu de réexaminer la demande de l’auteur en procédant à une évaluation des critères du regroupement familial. Il est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

13.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte, et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent-quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.

Annexe I

Opinion individuelle (dissidente) de Yuval Shany

1.Je regrette de ne pas être en mesure de m’associer aux membres du Comité qui, en l’espèce, ont conclu à une violation. Si je conviens que les faits exposés font apparaître une violation du Pacte quant au fond, j’estime que le Comité aurait dû rejeter la communication pour non-épuisement des recours internes. J’ai également des doutes quant à la compétence ratione personae  du Comité à l’égard de Nimo Mohamed Aden.

2.Il n’est pas contesté que la demande des auteurs a été rejetée par le Service danois de l’immigration, que leur recours devant la Commission des recours en matière d’immigration a été rejeté et qu’ils n’ont pas engagé d’action devant les juridictions danoises. M. Hassan a toutefois tenté d’obtenir une aide financière afin de saisir la justice, mais le Département des affaires civiles a rejeté sa demande car il a estimé que son action n’avait pas de chances raisonnables d’aboutir. Le Comité a considéré que cette évaluation semblait indiquer qu’il n’existait pas de recours utile, et a relevé que l’État partie ne l’avait pas contesté (par. 9.6).

3.Comme le Comité l’a signalé, il a appliqué, dans de précédentes constatations, le principe selon lequel les recours sont inutiles « s’ils n’ont objectivement aucune chance d’aboutir : tel est le cas lorsque, en vertu de la législation interne applicable, la plainte serait immanquablement rejetée ou lorsque la jurisprudence des juridictions nationales supérieures exclut que le plaignant puisse avoir gain de cause ». Le Comité a en outre précédemment affirmé que « le simple fait de douter » qu’un recours puisse aboutir ne rend pas celui-ci inutile.

4.Manifestement, les auteurs doutaient des chances que leur recours avait d’aboutir, compte tenu de la présomption contre l’authenticité des mariages contractés entre proches parents énoncée à l’article 9 8) de la loi sur les étrangers et de l’interprétation restrictive de l’exception à la présomption qu’avait faite la Cour suprême dans la décision rendue sur cette question le 30 janvier 2007. Ces doutes étaient renforcés par l’évaluation négative faite par le Bureau d’aide juridictionnelle des chances de succès de leur recours − dans une décision qui pourtant concernait la recevabilité de la demande d’aide juridictionnelle et qui n’avait pas d’incidence juridique sur le fond de l’affaire.

5.Néanmoins, qu’un recours judiciaire ait de faibles chances d’aboutir ne veut pas dire qu’il n’a aucune chance ni qu’il soit inévitablement voué à l’échec, en particulier dans une affaire basée sur des faits (la question de l’authenticité du lien conjugal) et lorsqu’il ne semble pas exister une série de décisions de justice constituant une « jurisprudence établie » qui empêcherait immanquablement que les auteurs aient gain de cause.

6.On se souviendra à cet égard que l’obligation d’épuisement des recours internes vise à donner à un État partie la possibilité de « remédier par ses propres moyens, dans le cadre de son ordre juridique interne » à la violation présumée du droit international. En permettant aux auteurs de contourner l’ordre juridique danois et de s’adresser directement à lui, en raison de l’évaluation selon laquelle leur action avait peu de chances d’aboutir, le Comité a privé l’État partie, sans raison valable, de la possibilité de remédier à une violation du Pacte (un grief qui ne semble pas avoir été soulevé devant les organes chargées des questions d’immigration).

7.On notera également à cet égard que les frais de justice liés à la saisine du système judiciaire danois dans les affaires liées à la législation sur l’immigration sont peu élevés (500 couronnes danoises) et que, bien que les auteurs prétendent qu’en cas d’échec de leur action, ils auraient pu être contraints de s’acquitter des dépens (par. 5.6), l’État partie a établi qu’il est loisible aux tribunaux de ne pas imposer de frais si des raisons particulières le justifient (par. 6.2). Dans ces conditions, il me semble difficile de considérer la saisine des juridictions danoises, même sans aide juridictionnelle, comme inutile ou d’un coût prohibitif.

8.Enfin, je doute que les protections offertes par les articles 17 et 23 du Pacte puissent s’appliquer à Mme Aden alors qu’elle se trouvait au Kenya. Contrairement à M. Hassan, dont les droits découlant du Pacte étaient clairement concernés, puisqu’il vivait au Danemark et relevait de la juridiction de ce pays, Mme Aden a présenté une demande pour entrer sur le territoire danois aux fins de regroupement familial auprès de l’ambassade du Danemark au Kenya, et il n’est pas certain qu’une telle interaction avec les autorités danoises la place sous la juridiction du Danemark pour ce qui est de sa capacité de jouir des droits consacrés par les articles 17 et 23. Étant d’avis que l’affaire est irrecevable, je réserverai toutefois mon jugement sur ce point.

Annexe II

Opinion individuelle (partiellement dissidente) d’Andreas Zimmermann

1.Tout en souscrivant aux constatations qu’ont adoptées la majorité des membres du Comité, je me permets de me dissocier du raisonnement qui a été suivi en ce qui concerne la plainte de Nimo Mohamed Aden.

2.Ainsi qu’il l’a indiqué dans de précédentes décisions, le Comité, avant de prendre une décision sur la recevabilité d’une communication, doit examiner, au besoin d’office (sans que l’État partie ait soulevé la question), s’il a compétence pour recevoir et examiner la communication en vertu de l’article 1er du Protocole facultatif, compte tenu des dispositions du paragraphe 1 de l’article 2 du Pacte.

3.Il s’ensuit que le rejet de la plainte de Mme Aden pour non-épuisement des recours internes, même s’il répondait à une simple question de commodité, pourrait donner lieu à une interprétation erronée de l’opinion de la majorité comme impliquant que le Comité avait compétence pour recevoir et examiner la communication, y compris en ce qui concerne la plainte de Mme Aden.

4.Pourtant, Mme Aden n’a jamais eu aucune forme de lien territorial avec le Danemark et n’a jamais non plus relevé de la juridiction de l’État partie. Le simple fait de soumettre une demande de regroupement familial aux autorités danoises depuis l’étranger et le fait que son mari vivait au Danemark ne suffisent pas à la placer sous la juridiction de ce pays, même selon une interprétation large.

5.En conséquence, le Comité aurait dû rejeter la communication de Mme Aden comme ne relevant pas de la compétence que lui confère le Protocole facultatif, tout en rejetant la communication de son mari pour non-épuisement des recours internes disponibles.