Nations Unies

CCPR/C/120/D/2435/2014

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

19 septembre 2017

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2435/2014 * , **

Communication présentée par :

Fakhridin Ashirov (représenté par un conseil, Valeryan Vakhitov)

Au nom de :

L’auteur

État partie :

Kirghizistan

Date de la communication :

7 mai 2012(date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 24 juin 2014(non publiée sous forme de document)

Date des constatations:

28juillet 2017

Objet :

Détention arbitraire et torture de l’auteurà la suite de troubles ethniques

Question(s) de procédure :

Griefs non étayés

Question(s) de fond :

Torture; procès équitable ; procès équitable− assistance d’un avocat ; arrestation arbitraire −détention ; discrimination fondée sur l’origine ethnique

Article(s) du Pacte :

7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3), 9(par. 1, 3 et 4), 14(par. 1 et 3 e) et g)) et 26

Article(s) du Protocole facultatif  :

2

1.L’auteur de la communication est Fakhridin Ashirov, d’origine ethnique ouzbèke et de nationalité kirghize, né en 1989. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient de l’article 7, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, des paragraphes 1, 3 et 4 de l’article 9, des paragraphes 1 et 3 e) et g) de l’article 14 et de l’article 26 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Kirghizistan le 7 janvier 1995. L’auteur est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 29 octobre 2010, l’auteur a été condamné à une peine de réclusion à perpétuité et à la confiscation de ses biens par le Tribunal de district de Karasu à raison de l’organisation d’émeutes, d’actes de vandalisme, de l’utilisation illégale d’armes à feu et du meurtre d’au moins deux personnes dans l’exercice de leurs fonctions officielles. Le 27 décembre 2010, la Cour régionale d’Och a ramené la peine à vingt-cinq années de prison. Ce dernier jugement a été confirmé par la Cour suprême, le 12 mai 2012. Au cours de la procédure pénale devant les tribunaux nationaux, l’auteur a soutenu que, lors de l’enquête préliminaire, on l’avait forcé à s’avouer coupable. Il souligne que les poursuites pénales engagées contre lui sont liées aux événements qui se sont produits à Och en juin 2010.

2.2Le 22 juin 2010, vers midi, quatre policiers armés ont pénétré dans la maison du père de l’auteur et l’ont fouillée dans le but d’y trouver des armes. Aucune arme n’a été découverte au cours de cette opération et le père de l’auteur a été conduit à un poste de police dans la région d’Och. On l’a forcé à appeler son fils pour l’informer qu’il était recherché par la police et qu’il devait se rendre au village de Kashkar Kyshtak, où la police pourrait l’appréhender.

2.3Le même jour, à la suite de l’appel téléphonique de son père, l’auteur s’est rendu au village convenu où il a été arrêté par quatre policiers qui l’ont conduit à un poste de police dans la région d’Och. Là, on l’a emmené dans l’un des bureaux du deuxième étage du bâtiment. Le père de l’auteur se trouvait dans un autre bureau au même étage. Peu après, il a entendu son fils crier de douleur. Il a ensuite été informé que son fils était impliqué dans le meurtre du chef des services de police de Karasu. Puis il a été libéré et a attendu son fils à l’extérieur du bâtiment.

2.4Toujours le même jour, entre 15 et 16 heures, l’auteur a été emmené hors du poste de police. Son père a vu qu’il était soutenu par deux policiers, parce qu’il n’était pas capable de se déplacer seul, et a remarqué que son visage et ses vêtements étaient couverts de sang. Quatorze heures plus tard, l’auteur a enfin été inscrit sur le registre du poste de police. Le 23 juin 2010, le Tribunal municipal d’Och a décidé de placer l’auteur en détention provisoire. Le 24 juin 2010, le conseil de l’auteur, qui avait été désigné par l’enquêteur chargé de l’affaire, a téléphoné au père de l’auteur pour l’informer qu’il représentait son fils.

2.5Vers le 28 ou le 29 juin 2010, le conseil désigné d’office a de nouveau appelé le père de l’auteur pour lui demander d’aller voir l’agent chargé de l’enquête. Au cours de cette rencontre, l’enquêteur a demandé au père de verser la somme de 10 000 dollars des États−Unis pour la libération de son fils. Devant le refus du père, l’enquêteur lui a ensuite demandé 5 000 dollars. Il lui a proposé de prendre le temps de la réflexion et a déclaré que, s’il versait la somme demandée, son fils serait seulement inculpé de participation aux émeutes. Trois ou quatre jours plus tard, l’enquêteur a téléphoné au père de l’auteur pour savoir s’il était parvenu à rassembler la somme demandée. Le père avait réussi à trouver 1 000 dollars et l’enquêteur lui a demandé de payer cette somme.

2.6Vers le 10 juillet 2010, l’auteur a téléphoné à son père et lui a dit qu’il avait été soumis à des mauvais traitements et torturé sans discontinuer, qu’on lui avait notamment injecté de force des substances dont il ignorait la nature et qu’on l’avait contraint à prendre des médicaments dont il ignorait également la nature. Lors des interrogatoires, on lui avait placé un sac en plastique sur la tête et on lui avait demandé de s’avouer coupable. En outre, on l’avait contraint à s’asseoir, à moitié nu, sur une chaise trouée et, alors qu’il était dans cette position, on avait frappé ses organes génitaux à coup de bouteilles en plastique remplies d’eau. L’auteur s’est aussi plaint de ce qu’un objet tranchant avait été introduit sous les ongles de ses mains et de ses pieds. De plus, il passait ses nuits menotté à un radiateur.

2.7Le 4 août 2010, alors qu’on le conduisait à une séance d’identification, l’auteur a de nouveau été roué de coups. Selon lui, les coups ont été méthodiquement portés à l’abdomen et à la tête. Au cours de la séance, comme il refusait de se déclarer coupable, il a encore été battu violemment, à tel point qu’il a perdu connaissance et a dû être transporté à l’hôpital. Il a néanmoins été ramené le jour même au centre de détention provisoire no 5, où ses codétenus ont insisté pour qu’il soit conduit à l’infirmerie. L’auteur a passé une dizaine de jours à l’infirmerie du centre de détention provisoire de la police.

2.8Toujours le 4 août 2010,l’auteur a reçu la visite de son conseil actuel, le conseil nommé par l’enquêteur ne s’étant pas acquitté de sa mission. Le nouveau conseil a remarqué que l’auteur avait des ecchymoses sur le dos, un hématome sous un œil et des ecchymoses rouges sous les lèvres, sur les deux bras et à l’arrière de la tête. À la demande de son conseil, l’auteur a été examiné par un médecin du centre de détention no 5, qui a noté dans son dossier médical toutes les blessures susmentionnées.

2.9À une date non précisée, l’auteur a été soumis à un examen médico-légal lors duquel il a été établi que, selon son dossier médical, l’auteur avait été examiné le 4 août 2010 par un membre du personnel médical qui avait constaté qu’il présentait des ecchymoses sur le dos, un hématome sous un œil et des ecchymoses rouges sous les lèvres, sur les deux bras et à l’arrière de la tête.

2.10Plus tard au cours du mois d’août 2010, le père de l’auteur lui a rendu visite au centre de détention no 5. Lors de cette rencontre, l’auteur a dit à son père qu’il avait été torturé et lui a montré qu’il portait une blessure profonde sur le torse et des traces de brûlures sur les hanches et les cuisses, que l’ongle de l’un de ses gros orteils manquait et qu’il avait des ecchymoses sous d’autres ongles des pieds.

2.11Lors de la première audience, le 29 septembre 2010, l’auteur et d’autres coprévenus ont dit au président du tribunal que leurs aveux avaient été extorqués par la torture et la contrainte et ne devraient pas être retenus comme éléments de preuve. Au cours d’une suspension d’audience, les policiers qui escortaient les prévenus au tribunal se sont mis à les frapper de nouveau en exigeant des aveux. L’auteur affirme qu’il n’y a eu aucune réaction du tribunal et que ces actes n’ont donné lieu à aucune enquête.

2.12L’auteur et son conseil se sont plaints à maintes reprises auprès des services du procureur, ycompris auprès du Bureau du Procureur général, et ont demandé qu’une enquête efficace soit ouverte sur les allégations de torture de l’auteur et que des poursuites pénales soient engagées. Toutes les plaintes ont cependant été rejetées. L’auteur affirme également que son procès a été entaché d’un certain nombre d’irrégularités procédurales. Le procès ne s’est en effet pas déroulé dans une salle d’audience ordinaire mais dans des locaux de la ville d’Och appartenant au Ministère de l’intérieur. En outre, ni le père de l’auteur ni aucun membre de sa famille n’ont pu assister aux audiences, car un groupe de personnes dont l’identité n’est pas précisée a menacé, et même agressé, les proches des prévenus.

2.13L’auteur et ses coprévenus ont tous affirmé qu’ils avaient été torturés et que leurs aveux leur avaient été extorqués, mais le tribunal a ignoré leurs griefs. L’auteur affirme également qu’il n’a pas été autorisé à faire citer un témoin qui pouvait attester que, pendant les émeutes, l’auteur se trouvait près de la frontière entre le Kirghizistan et l’Ouzbékistan.

2.14Selon l’auteur, c’est en raison de son origine ouzbèke qu’il a été pris pour cible. Tous les agents chargés de l’enquête et des audiences étaient d’ethnie kirghize.

2.15Le 12 mai 2011, la Cour suprême a rejeté le recours formé par l’auteur. Celui-ci affirme donc qu’il a épuisé tous les recours internes disponibles et utiles.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que les autorités de l’État partie l’ont torturé pour lui extorquer des aveux, puis n’ont pas ouvert d’enquête sur ses griefs de mauvais traitements et de torture, et que ces faits sont constitutifs d’une violation des droits qu’il tient de l’article 7, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte.

3.2L’auteur affirme en outre que son arrestation et sa détention provisoire, ainsi que le fait que le juge qui a ordonné sa détention n’ait pas examiné la légalité de son arrestation, sont contraires aux paragraphes 1, 3 et 4 de l’article 9 du Pacte.

3.3L’auteur affirme que sa cause n’a pas été entendue équitablement et publiquement, en violation des droits qu’il tient du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte. Il affirme aussi qu’il y a eu violation du paragraphe 3 e) de l’article 14 du Pacte, puisqu’il n’a pas été autorisé à faire citer un témoin à décharge important. En outre, les aveux qui lui ont été extorqués par la torture ont été utilisés comme preuves à charge, en violation du paragraphe 3 g) de l’article 14.

3.4L’auteur affirme qu’il a été injustement pris pour cible en raison de son origine ethnique, en violation de l’article 26 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Les 6 février et 8 juillet 2015, l’État partie a fait part de ses observations sur la recevabilité et sur le fond de la communication. Il indique notamment qu’au cours des événements de juin 2010, le 13 de ce mois, le chef de la police du district de Karasu et son chauffeur ont été tués par des personnes dont on ignorait alors l’identité. À l’issue de l’enquête, plusieurs individus ont été appréhendés, parmi lesquels l’auteur. Celui-ci a été arrêté le 22 juin 2010.

4.2L’auteur a été inculpé sur le fondement de différents articles du Code pénal du Kirghizistan et il a été condamné, le 26 octobre 2010, à la réclusion à perpétuité. Le 27 décembre 2010, la condamnation et la peine prononcées contre lui ont été partiellement modifiées, sa peine étant ramenée à vingt-cinq ans de prison par la Cour régionale d’Och. À la suite d’un recours examiné par la Cour suprême du Kirghizistan, la condamnation de l’auteur à vingt-cinq années de prison a été confirmée le 12 mai 2011.

4.3Pour ce qui est des griefs de torture avancés par l’auteur, l’État partie fait valoir que, le 5 août 2010, le conseil de l’auteur a déposé auprès du bureau du procureur une plainte concernant des actes de torture qu’auraient infligés des policiers d’Och. Un examen médical a donc été ordonné. Le 12 août 2010, le médecin qui a procédé à cet examen a conclu que, si l’on pouvait constater la présence de blessures sur le corps de l’intéressé, celles-ci « ne correspondaient pas aux périodes et aux circonstances » décrites par l’auteur. Le bureau du procureur a donc refusé d’engager des poursuites pénales sur le fondement des griefs de torture de l’auteur.

4.4Le 23 septembre 2010, le tribunal municipal d’Och a ordonné que l’auteur soit soumis à un nouvel examen médical. Lors de ce second examen, dont les conclusions ont été rendues le 29 novembre 2011, la présence de blessures sans gravité a été à nouveau constatée sur le corps de l’auteur, sans qu’il soit possible de déterminer précisément la date à laquelle elles avaient été infligées. Le bureau du procureur a donc de nouveau décidé de ne pas engager de poursuites pénales sur le fondement des griefs de torture de l’auteur.

4.5En outre, l’auteur et d’autres coprévenus se sont plaints d’avoir été frappés, le 29 septembre 2010 au cours d’une suspension d’audience, par des agents de l’unité spéciale de la police « Sher », qui relève du Ministère de l’intérieur du Kirghizistan. Le service de médecine légale de la région d’Och a examiné l’auteur et ses coprévenus et rendu, le 4 octobre 2010, des conclusions dans lesquelles il constatait l’absence de toute trace de blessure sur l’ensemble des prévenus. Selon le dossier médical concernant l’auteur, son état de santé a été jugé « satisfaisant ».

4.6 C’est uniquement dans le but de garantir la sécurité des prévenus et de leurs proches que les audiences du tribunal se sont tenues dans les locaux de l’unité militaire no 703 du Ministère de l’intérieur du Kirghizistan. Ce jour-là, à savoir le 29 septembre 2010, l’audience s’est achevée à 17 h 30 ; elle a repris le 30 septembre. Il a été établi que, le 29 septembre 2010, les agents de l’unité « Sher » avaient empêché plusieurs proches des victimes d’agresser les prévenus.

4.7Au cours de l’audience du 30 septembre 2010, l’un des conseils des prévenus, T. A., s’est plaint au juge de ce que, la veille, ses clients avaient été roués de coup par des agents de l’unité militaire no 703. Cette plainte a déclenché la colère des proches des victimes, qui ont tenté d’agresser T. A. Pour éviter une confrontation, l’audience a été reportée au 19 octobre 2010.

4.8Les plaintes qui avaient découlé de ce qui se serait produit le 29 septembre 2010 ont néanmoins été examinées par le bureau du procureur. Le 10 octobre 2010, celui-ci a décidé de ne pas ouvrir d’enquête pénale, ces allégations n’étant pas suffisamment étayées.

4.9En outre, il a été établi qu’aucune violation du Code de procédure pénale du Kirghizistan n’avait été commise au cours des audiences. Il convient de noter, toutefois, que la torture est un crime qu’il est difficile de prouver et qu’avec le temps, en particulier, il devient impossible de déterminer avec précision la date des faits allégués et les blessures qui auraient été infligées. À cela il convient d’ajouter les difficultés liées aux témoins supposés des actes de torture, qui en principe partagent leur cellule avec d’autres détenus, et refusent de donner des témoignages qui mettent en cause des membres des forces de l’ordre.

4.10Le Bureau du Procureur général du Kirghizistan condamne le recours à la torture et prend toutes les mesures voulues pour prévenir de tels actes. Ainsi, les autorités procèdent à des inspections des lieux de détention. Les procureurs sont également tenus d’examiner les prévenus pour repérer les cas de torture.

4.11En vertu du Code de procédure pénale du Kirghizistan, toutes les décisions des tribunaux de première instance peuvent être contestées dans le cadre des procédures de recours existantes, y compris la procédure de contrôle devant la Cour suprême. Ces recours ont été exercés dans le cas de l’auteur et aucune violation n’a été mise en évidence. Selon l’article 96 de la Constitution du Kirghizistan, les décisions des juridictions supérieures ne sont susceptibles d’aucun recours.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Les 9 avril et 10 août 2015, l’auteur a fait part de ses commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond. Il affirme que les griefs qu’il a soulevés dans sa lettre initiale ne visent pas à demander au Comité d’infirmer la condamnation ou la peine prononcées contre lui, mais portent sur des violations précises du Pacte dont il a été victime.

5.2L’auteur réaffirme que son père lui a demandé de se présenter aux membres des forces de police qui, à ce moment-là, le détenaient illégalement. Le père de l’auteur a ensuite été relâché mais il est resté aux abords du poste de police et a vu que l’on amenait son fils hors du bâtiment. L’auteur avait été roué de coups si violents qu’il avait besoin pour marcher de l’aide de deux policiers.

5.3L’auteur affirme en outre que son père n’a pas pu assister à l’audience parce que les autorités de l’État partie n’étaient pas en mesure d’assurer la sécurité des proches des prévenus. Il y a là une violation manifeste du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, qui préconise que la cause des prévenus soit entendue « équitablement et publiquement ». Hors de la salle d’audience, les proches des prévenus ont été harcelés, insultés et même roués de coups.

5.4Pour ce qui est des événements du 4 août 2010, l’auteur affirme que, bien qu’il ait engagé un conseil privé, un avocat commis d’office lui avait été assigné, et qu’au cours de la même journée il avait été violemment battu par un enquêteur. Il s’est plaint de douleurs violentes à l’abdomen et à la poitrine résultant des coups reçus. Son conseil a demandé qu’il soit procédé à un examen médical qui a confirmé la présence chez l’intéressé de nombreuses blessures à la tête, au ventre, à la poitrine, aux yeux et dans le dos. Ces constatations ont été consignées dans son dossier médical au centre de détention provisoire.

5.5À partir du 6 août 2010, le conseil de l’auteur a déposé plusieurs plaintes portant allégation de torture. Certaines ont été transférées au Ministère de l’intérieur, l’institution même dont relevaient les agents auteurs des actes allégués. À plusieurs reprises (le 13 août 2011, par exemple), le bureau du procureur a rejeté ces plaintes sans avoir mené d’enquête véritable. Les tribunaux ont également rejeté toutes les plaintes formées par l’auteur.

5.6L’auteur affirme que, contrairement à ce que prétend l’État partie, il est très facile de prouver qu’il a été victime de torture aux mains de la police. Il fournit des copies des examens médicaux qu’il a subis et des déclarations de témoins émanant de son père et de lui-même, ainsi que d’autres documents.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité note que l’auteur affirme avoir épuisé tous les recours internes utiles qui lui étaient ouverts. L’État partie n’ayant pas formulé d’objection à cet égard, le Comité considère que les conditions énoncées au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif sont remplies.

6.4Le Comité prend note des griefs soulevés par l’auteur au titre de l’article 26 du Pacte, mais il considère que l’auteur n’a apporté aucune information attestant la violation par l’État partie de son droit à la protection de la loi dans des conditions d’égalité. Pour ce qui est des allégations de l’auteur portant sur des violations du paragraphe 3 e) de l’article 14 du Pacte, concernant la possibilité de faire interroger des témoins au cours du procès, le Comité rappelle qu’il appartient généralement aux juridictions des États parties au Pacte d’apprécier les faits et les éléments de preuve dans un cas d’espèce, sauf s’il peut être établi que cette appréciation a été manifestement arbitraire et a représenté un déni de justice, ou que le tribunal a manqué à son obligation d’indépendance et d’impartialité. En l’espèce, le Comité considère que l’auteur n’a pas démontré en quoi le fait que des témoins n’auraient pas été cités à comparaître révélerait une appréciation arbitraire des éléments de preuve ou représenterait un déni de justice. En l’absence de toute autre information pertinente dans le dossier, il considère donc que l’auteur n’a pas suffisamment étayé ces allégations aux fins de la recevabilité. En conséquence, il déclare cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.5Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, ses autres griefs tirés de l’article 7, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, des paragraphes 1, 3 et 4 de l’article 9 et des paragraphes 1 et 3 g) de l’article 14 du Pacte. Il déclare ces griefs recevables et procède à leur examen quant au fond.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité prend tout d’abord note de l’allégation de l’auteur qui affirme avoir été, à plusieurs reprises, victime d’actes de torture aux mains de la police. L’auteur fournit des descriptions détaillées de la manière dont la torture lui a été infligée et du moment où ces actes se sont produits, et donne même le nom de certains des auteurs présumés. En outre, il fournit des déclarations de témoins, parmi lesquels son père et son conseil, ainsi qu’un certificat médical qui corrobore les lésions alléguées. Le Comité note en outre que l’auteur et son conseil ont déposé de nombreuses plaintes auprès du bureau du procureur et se sont aussi plaints de ces actes de torture au cours de l’audience. Il note que l’État partie, alors qu’il affirme avoir mené des enquêtes sur certaines des nombreuses plaintes déposées par l’auteur, n’a pas montré que ces enquêtes avaient été ouvertes sans délai, ni qu’elles avaient été conduites efficacement. Le Comité souhaite souligner que les premières allégations de torture ont été formulées par l’auteur le 6 août 2010, immédiatement après qu’il avait obtenu l’autorisation de voir son conseil privé. Il considère que, dans les circonstances de l’espèce et, en particulier, eu égard au fait que l’État partie n’est pas en mesure d’expliquer les marques visibles de mauvais traitements qui ont été constatées à différentes reprises sur le corps de l’auteur, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de celui-ci.

7.3Quant à l’obligation qu’a l’État partie de faire procéder à une enquête en bonne et due forme sur les allégations de torture formulées par l’auteur, le Comité renvoie à sa jurisprudence, dont il ressort qu’une enquête pénale suivie de poursuites est indispensable pour remédier aux violations de droits de l’homme tels que ceux qui sont protégés par l’article 7 du Pacte. Si l’État partie soutient qu’il a diligenté une enquête, le Comité note que, selon les documents versés au dossier, les autorités de l’État partie n’ont pas fourni de renseignements montrant qu’elles auraient interrogé des témoins (notamment l’auteur lui‑même et son père), pas plus qu’elles n’ont produit les résultats des examens médicaux effectués. En conséquence, le Comité considère qu’aucune enquête efficace n’a été menée sur les allégations de torture, malgré une déclaration de témoin faite par le père de l’auteur et un certificat médical faisant état de blessures sur le corps de l’auteur. Dans les circonstances de l’espèce, et étant donné que l’État partie n’a pas fourni d’autre dossier médical, le Comité conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que l’auteur tient de l’article 7 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2.

7.4En ce qui concerne les griefs que l’auteur tire du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, le Comité prend note du fait non contesté que les audiences ne se sont pas tenues dans une salle d’audience ordinaire, mais dans des installations militaires, et que les proches des prévenus, y compris ceux de l’auteur, n’ont pas été autorisés à y assister. L’État partie fait valoir dans ses observations que les audiences ont eu lieu dans des locaux appartenant à une unité militaire précisément pour garantir la sécurité des prévenus et de leurs proches. Le Comité rappelle les dispositions de son observation générale no 32 (2007) sur le droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable, selon laquelle « tous les procès en matière pénale ou concernant des droits et obligations de caractère civil doivent en principe faire l’objet d’une procédure orale et publique ». Le paragraphe 1 de l’article 14 prévoit que le huis clos total ou partiel peut être prononcé par le tribunal pendant un procès « soit dans l’intérêt des bonnes mœurs, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, soit lorsque l’intérêt de la vie privée des parties en cause l’exige, soit dans la mesure où le tribunal l’estimera absolument nécessaire lorsqu’en raison de circonstances particulières de l’affaire la publicité nuirait aux intérêts de la justice ». L’État partie affirme que les audiences ont eu lieu dans des installations militaires « uniquement dans le but de garantir la sécurité des prévenus et de leurs proches ». Il n’a toutefois pas expliqué pourquoi il était nécessaire d’empêcher les proches de l’auteur d’assister aux audiences, en fondant ce refus sur l’un des motifs figurant au paragraphe 1 de l’article 14. En l’absence d’explication pertinente de l’État partie, le Comité doit conclure que celui-ci a imposé une restriction disproportionnée au droit de l’auteur à un procès équitable et public, et, partant, que les droits que l’auteur tient du paragraphe 1 de l’article 14 ont été violés.

7.5Compte tenu des conclusions qui précèdent, le Comité n’examinera pas les griefs que l’auteur tire des paragraphes 1, 3 et 4 de l’article 9 et du paragraphe 3 g) de l’article 14 pour les mêmes faits.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que l’auteur tient de l’article 7 lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, et du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte.

9.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, de prendre les mesures voulues pour : a) annuler la condamnation de l’auteur, le libérer et, si nécessaire, mener un nouveau procès en respectant les principes du procès équitable, de la présomption d’innocence et d’autres garanties procédurales ; b) mener une enquête prompte et impartiale sur les allégations de torture formulées par l’auteur ; c) accorder à l’auteur une indemnisation adéquate. Il est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est en outre invité à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.

Annexe

Opinion individuelle (dissidente) de M. José Manuel Santos Pais

1.Je regrette de ne pouvoir souscrire pleinement au raisonnement que la majorité des membres du Comité a suivi pour parvenir à la conclusion que l’État partie a violé les droits garantis à l’auteur par l’article 7 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2. J’ai quelques hésitations à cet égard, notamment en ce qui concerne les faits tels qu’ils sont exposés au paragraphe 7.2.

2.Il est vrai que le dossier contient plusieurs allégations de torture, mais qui sont normalement formulées par l’auteur (par. 2.6, 2.7, 2.10, 2.11, 2.13 et 3.1), son conseil (par. 2.8) ou son père (par. 2.3 et 2.4). Pourtant, lorsque l’on commence à chercher des preuves plus concrètes de signes objectifs de torture, on constate qu’il n’y a qu’un certificat médical versé au dossier qui atteste de lésions corporelles (voir note de bas de page 2 (se rapportant au paragraphe 2.7)).

3. De fait, bien que l’auteur affirme avoir été roué de coups le 4 août 2010 et avoir passé en conséquence une dizaine de jours à l’infirmerie du centre de détention provisoire de la police (par. 2.7), les ecchymoses sur le dos de l’auteur, un hématome sous l’un de ses yeux et des ecchymoses rouges sous ses lèvres, sur les deux bras et à l’arrière de la tête, ne correspondent pas aux marques qu’auraient faites de tels « coups violents ».

4.À cet égard, l’État affirme qu’un examen médical a été ordonné et que, le 12 août 2010, une semaine à peine après ces « coups violents », le médecin qui a procédé à l’examen a conclu que, si certaines blessures avaient été décelées sur le corps de l’auteur, elles « ne correspondaient pas aux périodes et aux circonstances » décrites par celui-ci (par. 4.3). L’État affirme également que, le 23 septembre 2010, le tribunal municipal d’Och a ordonné que l’auteur soit soumis à un nouvel examen médical. Lors de ce second examen, dont les conclusions ont été rendues le 29 novembre 2011, la présence de blessures sans gravité a été à nouveau constatée sur le corps de l’auteur, sans qu’il soit possible de déterminer précisément la date à laquelle elles avaient été infligées (par. 4.4). Et l’État affirme enfin que, l’auteur et d’autres coprévenus s’étant plaints d’avoir été frappés, le 29 septembre 2010 au cours d’une suspension d’audience, par des agents de l’unité spéciale « Sher », qui relève du Ministère de l’intérieur du Kirghizistan, le service de médecine légale de la région d’Och a examiné l’auteur et ses coprévenus et rendu, le 4 octobre 2010, des conclusions dans lesquelles il constatait l’absence de toute trace de blessure sur l’ensemble des prévenus. Selon le dossier médical de l’auteur, son état de santé a été jugé « satisfaisant » (par. 4.5). Il est vrai, cependant, que l’État n’a pas produit les résultats de ces deux derniers examens médicaux, mais l’auteur non plus.

5.Aussi, tout en comprenant la position de la majorité des membres du Comité − à savoir que, étant donné que l’État partie n’est pas en mesure d’expliquer les marques visibles de mauvais traitements qui ont été constatées à différentes reprises sur le corps de l’auteur, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de celui-ci (par. 7.2) −, je préférerais avoir des preuves plus objectives de ces « signes visibles de mauvais traitements » pour conclure à une violation des droits que l’auteur tient de l’article 7 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2.

6.Je regrette également de ne pas pouvoir souscrire au raisonnement que la majorité des membres du Comité a suivi pour parvenir à la constatation que l’État partie a violé les droits que l’auteur tient du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte (par. 7.4). À cet égard, la majorité a conclu que l’État partie n’avait pas expliqué pourquoi il était nécessaire que le tribunal de première instance empêche les proches de l’auteur d’assister aux audiences, en fondant ce refus sur l’un des motifs figurant au paragraphe 1 de l’article 14.

7.Or, c’est l’auteur lui-même qui confirme que ce n’est pas le tribunal de première instance qui a empêché son père ou d’autres membres de sa famille d’assister aux audiences. Les intéressés n’ont pas pu y assister parce qu’un groupe de personnes dont l’identité n’est pas précisée a menacé, et même agressé, les proches des prévenus (par. 2.12). L’auteur l’atteste encore en ajoutant que son père n’a pas pu assister aux audiences parce que les autorités de l’État partie n’étaient pas en mesure d’assurer la sécurité des proches des prévenus. Hors de la salle d’audience, les proches des prévenus ont été harcelés, insultés et même roués de coups (par. 5.3).

8.Ces problèmes de sécurité ont d’ailleurs été confirmés par l’État, qui a reconnu que, le 29 septembre 2010, les agents de l’unité spéciale de la police « Sher » avaient empêché plusieurs proches des victimes d’agresser les prévenus (par. 4.6) et que l’audience avait dû être reportée au 10 octobre 2010 pour éviter une confrontation, en raison de la réaction de colère des proches des victimes qui avaient tenté d’agresser l’un des conseils des prévenus (par. 4.7).

9.Il est donc difficile de comprendre, face à une situation aussi délicate, qui a posé de graves difficultés en ce qui concerne la gestion des audiences et la sécurité publique, comment la majorité du Comité est parvenue à la conclusion que l’État partie, c’est-à-dire le tribunal de première instance, a imposé une restriction disproportionnée au droit de l’auteur à un procès équitable et public, et donc aux droits que l’intéressé tient du paragraphe 1 de l’article 14, en empêchant les proches de l’auteur d’assister aux audiences − décision qu’en réalité, selon l’auteur lui-même, le tribunal n’a pas prise.