Nations Unies

CCPR/C/124/D/2892/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

18 décembre 2018

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no2892/2016 * , ** , ***

Communication présentée par:

Marat Abdiev (représenté par un conseil, Rysbek Adamaliev)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie:

Kirghizistan

Date de la communication :

23 juin 2016 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 15 juin 2016 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

17 octobre 2018

Objet :

Extorsion d’aveux par la torture par des policiers ; absence d’enquête effective sur lesallégations de torture

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes ; fondement des griefs

Question(s) de fond:

Torture ; torture − enquête diligente et impartiale ; extorsion d’aveux

Article(s) du Pacte:

2 (par. 3), 7 et 14 (par. 3 g))

Article(s) du Protocole facultatif :

3 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est Marat Abdiev, de nationalité kazakhe, né en 1976. Il purge actuellement une peine d’emprisonnement au Kirghizistan. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient de l’article 7, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, et du paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Kirghizistan le 7 janvier 1995. L’auteur est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 15 février 2012, vers midi, l’auteur a été arrêté à son domicile par la police qui le soupçonnait de meurtre et de vol de voiture. Il a été frappé par des policiers lors de son arrestation et conduit dans les locaux du service principal de la sûreté chargé des enquêtes pénales à Bichkek. Il y a été roué de coups par plusieurs policiers pendant trois à quatre minutes, alors qu’il était au sol. Ils l’ont frappé à la tête et sur les parties molles du corps avec leurs poings et leurs pieds. L’auteur a ensuite parlé à un officier supérieur, qui a ordonné son transfert au Département des affaires intérieures du district Pervomaïsky à Bichkek. L’auteur affirme que les policiers l’ont menacé en lui disant que le sort de ses enfants était entre leurs mains.

2.2Plus tard dans la journée, dans les locaux du Département des affaires intérieures, un policier en civil a menacé l’auteur de le violer avec une matraque et a commencé à lui baisser le pantalon tout en le frappant à la tête. Après avoir résisté dix à quinze minutes, l’auteur a été laissé seul dans l’un des bureaux. Chaque fois que des policiers passaient dans le bureau, ils le frappaient à la tête. Un peu plus tard, des policiers sont arrivés munis de deux sacs en plastique qu’ils ont placés sur la tête de l’auteur. Celui‑ci a résisté et a été frappé sur les côtes gauches. Il a réussi à mordre les sacs en plastique alors qu’il suffoquait. L’un des agents a suggéré de le soumettre à des décharges électriques. L’auteur a alors demandé à rencontrer l’enquêteur et a de nouveau été roué de coups, notamment à la tête. Vers 23 h 30, l’auteur a pu parler à l’enquêteur. Celui-ci lui a dit qu’il pouvait échanger des aveux contre des documents fonciers que la police avait saisis au cours de la perquisition effectuée à son domicile. L’auteur a signé des aveux. Vers 0 h 30 le lendemain, il a été conduit au centre de détention provisoire du Service des affaires intérieures du district Pervomaïsky. Le jour suivant, il a été transféré dans les locaux de détention temporaire (IVS) du Département principal des affaires intérieures à Bichkek.

2.3Le 17 avril 2012, la mère de l’auteur a déposé plainte auprès du bureau du Procureur du district Pervomaïsky à Bichkek au sujet des actes de torture que les policiers auraient infligés à son fils et de la perquisition illégale que la police aurait effectuée à leur domicile, au cours de laquelle la somme de 47 500 dollars des États-Unis aurait disparu. Le 25 avril, le bureau du Procureur a refusé d’ouvrir une action pénale liée à une enquête sur les allégations de la mère de l’auteur, au motif que les preuves étaient insuffisantes. Le Procureur a interrogé les policiers qui avaient procédé à la perquisition et à l’arrestation de l’auteur, qui ont nié être pour quelque chose dans la disparition de l’argent. Il a aussi demandé à l’IVS du Département principal des affaires intérieures et au centre de détention provisoire (SIZO)no 1 de Bichkek de lui transmettre les informations figurant dans les dossiers médicaux. Selon ces documents, l’auteur ne s’était plaint d’aucune lésion corporelle. L’enquêteur n’a pas demandé un examen médico-légal de l’auteur et a clos l’enquête sur la base des témoignages des policiers.

2.4Le 7 mai 2012, le bureau du Procureur de la ville de Bichkek a annulé la décision du Procureur du 25 avril 2012 et ordonné au bureau du Procureur du district Pervomaïsky de procéder à un complément d’enquête. Le 6 juin, après une enquête complémentaire, le bureau du Procureur du district Pervomaïsky a refusé d’ouvrir une action pénale au motif que l’auteur faisait l’objet d’une procédure pénale devant le tribunal du district Pervomaïsky à Bichkek. Le 8 juin, le Procureur du district Pervomaïsky a annulé cette décision et ordonné un complément d’enquête. Le 18 juin, le bureau du Procureur du district Pervomaïsky a une nouvelle fois refusé d’ouvrir une action pénale, après avoir interrogé l’un des deux témoins présents durant la perquisition au domicile de l’auteur au sujet de la somme d’argent qui aurait disparu. Les allégations de torture n’ont donné lieu à aucune enquête complémentaire. Le 9 juillet, le bureau du Procureur du district Pervomaïsky a annulé la décision du 18 juin. Le 18 juillet, l’enquête a de nouveau abouti à un refus d’ouvrir une action pénale, sans aucun complément d’enquête sur les allégations de torture. Cette décision a été annulée par le bureau du Procureur de Bichkek le 20 juillet.

2.5Le 30 juillet 2012, le bureau du Procureur de Bichkek a décidé de ne pas ouvrir d’action pénale sur la base des nouvelles informations recueillies. Il a demandé à voir les résultats de l’examen médico‑légal, qui indiquaient que l’auteur ne présentait aucune lésion. Le Procureur a également interrogé le médecin généraliste du SIZO no 1, qui a déclaré que, le 18 février 2012, lors de son admission, l’auteur présentait des hématomes sur les épaules. Le Procureur était également en possession du certificat médical no 927 délivré par l’hôpital no 4 de la ville de Bichkek, où il était fait mention d’hématomes. Interrogé sur la nature des hématomes, l’auteur a expliqué au médecin qu’il s’était blessé en faisant du sport avant son arrestation et qu’il avait signé cette déclaration figurant dans les dossiers du SIZO. Le service médical du SIZO n’a reçu aucune plainte de la part de l’auteur. D’après l’auteur, les policiers lui avaient ordonné avant l’examen de dire qu’il s’était blessé en faisant du sport.

2.6Le 3 août 2012, l’auteur a déposé plainte auprès du bureau du Procureur général contre les policiers qu’il accusait de l’avoir torturé. Le 8 août, dans une lettre adressée à la mère de l’auteur, le bureau du Procureur général a informé l’auteur que la décision du 30 juillet 2012 de ne pas ouvrir d’action pénale avait été annulée et que l’affaire était renvoyée devant le bureau du Procureur de Bichkek pour complément d’enquête.

2.7Le 9 septembre 2012, le bureau du Procureur de Bichkek a refusé d’ouvrir une action pénale. Le Procureur s’est référé à la poursuite pénale engagée contre l’auteur pour justifier la déclaration des policiers selon laquelle ils n’avaient pas commis d’abus de pouvoir durant l’interrogatoire. Le Procureur a interrogé l’auteur mais pas les témoins désignés par la mère de celui‑ci, à savoir les compagnons de cellule de l’auteur au SIZO no 1, qui avaient vu ses lésions. Le Procureur est arrivé à la conclusion qu’aucun élément de preuve n’appuyait les allégations de torture formulées par l’auteur. Le bureau du Procureur général a annulé cette décision le 12 décembre 2012.

2.8Le 28 décembre 2012, après avoir procédé à un complément d’enquête, le bureau du Procureur du district Pervomaïsky a décidé une nouvelle fois de ne pas ouvrir d’action pénale. Le Procureur s’est référé à un certificat médical établi par l’hôpital no 4 de Bichkek en date du 17 février 2012 selon lequel l’auteur avait été examiné par un médecin, qui avait constaté qu’il présentait des hématomes. Il a joint à sa décision une réponse aux demandes de renseignements qu’il avait adressées au SIZO no 1, selon laquelle il était impossible de retrouver les compagnons de cellule de l’auteur.

2.9Le 30 septembre 2013, le nouveau conseil de l’auteur a saisi le tribunal du district Pervomaïsky d’une demande d’annulation de la décision du bureau du Procureur du district Pervomaïsky en date du 28 décembre 2012 au motif que cette décision était illégale et injustifiée. Le 16 novembre 2013, le tribunal a estimé que les instructions données par le bureau du Procureur général en date du 12 décembre 2012 n’avaient pas été suivies. En particulier, les compagnons de cellule de l’auteur au SIZO no 1 n’avaient pas été retrouvés, et le chef et les agents du centre de détention temporaire du Département principal des affaires intérieures, où l’auteur avait été détenu du 16 au 18 février 2012, n’avaient pas été interrogés au sujet des lésions attestées par le certificat médical no 927 du 17 février 2012. Le tribunal a annulé la décision du bureau du Procureur et a renvoyé l’affaire pour complément d’enquête.

2.10Le 7 décembre 2013, le bureau du Procureur du district Pervomaïsky a une nouvelle fois refusé d’ouvrir une action pénale et a inclus dans sa décision les informations recueillies précédemment par les différents procureurs. Il a conclu que l’auteur avait forgé ses griefs de toutes pièces dans le but d’échapper à toute responsabilité.

2.11Le 25 février 2014, le conseil a fait appel de la décision du 7 décembre 2013 devant le tribunal du district Pervomaïsky de Bichkek. Le tribunal a rejeté l’appel le 14 mars au motif que la décision du Procureur était fondée sur une enquête approfondie et que les allégations de l’auteur ne pouvaient pas être confirmées. Le 26 mars, l’avocat a déposé un recours en annulation devant le tribunal municipal de Bichkek, qui l’a débouté le 13 mai. Le 19 mai, le conseil de l’auteur a saisi la Cour suprême au titre de la procédure de contrôle. Il a été débouté le 15 juillet.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que les droits qu’il tient de l’article 7 du Pacte ont été violés en ce que les policiers l’ont roué de coups à plusieurs reprises, ont exercé sur lui des pressions psychologiques en faisant allusion à ses enfants, l’ont menacé de viol et ont commencé à l’étouffer avec des sacs en plastique.

3.2L’auteur fait valoir que, pendant plus de deux ans, il a essayé en vain d’obtenir l’ouverture d’une action pénale contre les policiers qui l’avaient torturé. Il affirme que l’État partie n’a pas enquêté efficacement sur ses allégations, en violation du paragraphe 3 de l’article 2 lu conjointement avec l’article 7 du Pacte.

3.3Enfin, l’auteur soutient qu’il a été contraint, par la torture, de s’avouer coupable, en violation du paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte.

3.4L’auteur demande au Comité de constater une violation des droits qu’il tient de l’article 7, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, et du paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte, d’inviter instamment l’État partie à enquêter efficacement sur ses allégations et à sanctionner les policiers qui l’ont torturé, et à lui offrir un recours, sous la forme notamment d’une indemnisation appropriée ; il demande en outre au Comité d’engager instamment l’État partie à mettre en place des garanties pour prévenir la torture et à instituer un mécanisme indépendant chargé d’enquêter sur les allégations de torture.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une note verbale datée du 18 août 2017, l’État partie a présenté ses observations sur la communication. Il indique que l’auteur a été arrêté le 15 février 2012 parce qu’il était soupçonné de meurtre. Le 14 mars, l’auteur a été inculpé de meurtre et de possession illégale d’une voiture, respectivement sur le fondement des articles 97 et 172 du Code pénal. Le 15 mars 2012, le dossier pénal de l’auteur a été soumis au tribunal du district Pervomaïsky. Par jugement du 8 mai 2013, ce tribunal a condamné l’auteur à dix‑huit ans d’emprisonnement. La peine a été confirmée par le tribunal municipal de Bichkek le 21 mai 2014. Dans le même temps, la loi d’amnistie adoptée à l’occasion du soixante-cinquième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme a été appliquée à l’auteur, et le reliquat de sa peine a été réduit d’un cinquième. La culpabilité de l’auteur avait été établie sur la base d’examens médico‑légaux, traçologiques et psychiatriques, de dépositions de témoins, des preuves recueillies, et des premiers aveux de l’auteur. La culpabilité de l’auteur était aussi étayée par la reconstitution de la situation et des faits ainsi que par la vérification sur place de ses déclarations. Au cours du procès, aucune preuve ni aucun fait n’a été déclaré irrecevable et n’a permis de douter de la culpabilité de l’auteur.

4.2Les allégations de torture formulées par l’auteur ont été examinées à maintes reprises par le bureau du Procureur et n’ont pas pu être confirmées. Son grief selon lequel la décision du Procureur en date du 7 décembre 2013 de refuser d’ouvrir une action pénale était illégale et injustifiée a été rejeté par la décision du tribunal du district Pervomaïsky en date du 14 mars 2014. Les conclusions du tribunal du district Pervomaïsky ont été confirmées respectivement par le tribunal municipal de Bichkek le 13 mai 2014 et par la Cour suprême le 15 juillet 2014.

4.3En ce qui concerne la demande d’indemnisation présentée par l’auteur au titre des actes de torture qu’il a subis, l’État partie fait valoir que les demandes de réparation du dommage moral sont examinées par les juridictions nationales de droit commun, qui évaluent le montant de l’indemnisation en fonction de la nature du préjudice physique ou moral subi. L’auteur n’a pas saisi les juridictions internes d’une demande d’indemnisation.

4.4L’État partie note également que, selon l’article 96 du règlement intérieur du Comité, la communication doit être présentée par le particulier lui-même, ou par son représentant lorsque l’intéressé est dans l’incapacité de la présenter en personne. Selon la législation nationale, les personnes qui purgent une peine d’emprisonnement doivent présenter une procuration signée par le directeur de la prison. Cela n’a pas été le cas en l’espèce.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Le 19 octobre 2017, l’auteur a présenté ses commentaires sur les observations de l’État partie. Il fait valoir que les observations de l’État partie concernant son procès et les preuves de sa culpabilité sont dénuées de pertinence en ce qui concerne l’objet de la communication ; l’auteur ne demande pas au Comité d’examiner les faits et les éléments de preuve ni d’établir son innocence.

5.2La deuxième partie des observations de l’État partie n’apporte aucune réponse concernant l’efficacité de l’enquête sur les allégations de torture formulées par l’auteur. L’auteur répète ses allégations selon lesquelles l’enquête n’a pas été efficace, soulignant que, sur une période de deux ans, il s’est heurté à huit reprises au refus d’ouvrir une action pénale contre les policiers. Aucune décision du Procureur de procéder à un complément d’enquête n’a été appliquée. L’État partie n’a mené aucune enquête approfondie sur les allégations de l’auteur concernant la violation de l’article 7 et du paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte. Dans sa communication, l’auteur a mentionné les noms des policiers qui l’ont torturé pour le faire avouer. Les procureurs se sont contentés d’interroger des personnes qui avaient un intérêt à dissimuler les actes de torture. Le bureau du Procureur n’a même pas ordonné d’examen médico-légal au début de l’enquête. Il n’a pas réussi à retrouver les témoins désignés par l’auteur et sa mère. Dans les décisions ultérieures, les procureurs ont signalé que, selon un certificat médical daté du 17 février 2012, l’auteur présentait des hématomes et pouvait être placé dans un IVS. Bien qu’il ait été expressément mentionné que l’auteur présentait des lésions, l’enquête a été close parce que le chef de l’IVS − un organe qui relève exclusivement du Ministère de l’intérieur − avait déclaré qu’aucune plainte n’avait été déposée par l’auteur. Sans avoir dûment vérifié les allégations de l’auteur, les procureurs ont affirmé que les poursuites pénales engagées contre lui montraient par elles‑mêmes que les policiers n’avaient commis aucun abus de pouvoir. Elles démontraient également que la plainte déposée par la mère de l’auteur était une tentative d’échapper à toute responsabilité.

5.3En ce qui concerne la demande d’indemnisation, l’auteur fait valoir que la législation nationale ne permet à une victime présumée d’actes de torture d’engager une action civile en réparation que lorsque les auteurs des faits ont été reconnus coupables par une juridiction pénale. Étant donné que l’enquête n’a pas été menée correctement en l’espèce, il n’a pas été ouvert d’action pénale, et l’auteur ne peut pas agir au civil. De plus, l’État partie n’a donné aucun exemple de cas dans lesquels les tribunaux ont accordé une indemnisation pour dommage moral.

5.4Enfin, l’auteur soutient que le Comité n’exige pas la signature du directeur d’un établissement pénitentiaire ; il suffit que l’auteur signe une procuration.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité prend note de l’affirmation de l’auteur, qui soutient que tous les recours internes ont été épuisés. Il prend également note de l’observation de l’État partie selon laquelle les recours internes n’ont pas été épuisés en ce qui concerne l’indemnisation pour les actes de torture qu’aurait subis l’auteur. Le Comité relève que les autorités nationales ont nié que des actes de torture avaient été commis et ont refusé d’ouvrir une action pénale contre les policiers. On ne voit donc pas bien pour quels motifs l’auteur aurait pu intenter une action civile en réparation, dont l’issue dépend de celle de la procédure pénale engagée contre les auteurs. En l’absence d’autre objection de l’État partie concernant l’épuisement des recours internes par l’auteur, le Comité considère que les conditions énoncées au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif sont remplies.

6.4En ce qui concerne le grief que l’auteur tire du paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte, le Comité fait observer que cet article s’applique à la détermination du bien-fondé d’une accusation en matière pénale. L’auteur n’a fourni aucun détail concernant son procès, n’a joint aucune copie du jugement rendu dans cette affaire et ne s’est pas plaint de ce que la procédure pénale engagée en l’espèce était entachée d’arbitraire. En se fondant sur les informations versées au dossier, le Comité ne peut pas déterminer dans quelle mesure les aveux qui auraient été extorqués à l’auteur par la torture ont été pris en compte par le tribunal dans le jugement final. C’est la raison pour laquelle le Comité considère que cette partie de la communication n’est pas suffisamment étayée et qu’elle est irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.5Le Comité considère que le grief que l’auteur tire de l’article 7 lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte est suffisamment étayé aux fins de la recevabilité et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité prend note des allégations de l’auteur qui affirme avoir été torturé par des policiers depuis son arrestation, le 17 février 2012, et jusqu’à ce qu’il signe des aveux tard dans la nuit. À cet égard, le Comité note que les copies des documents d’enquête versées au dossier renvoient au certificat médical établi par l’hôpital no 4 en date du 17 février 2012, dans lequel il est constaté que l’auteur présente des hématomes. La même information ressort du dossier médical du SIZO no 1, où l’auteur a été détenu.

7.3Le Comité rappelle qu’un État partie est responsable de la sécurité de toute personne placée en détention et que, lorsqu’une personne en détention présente des lésions, il incombe à l’État partie de produire des éléments de preuve exonérant l’État de toute responsabilité. Le Comité a affirmé à plusieurs reprises qu’en pareil cas la charge de la preuve ne saurait incomber à l’auteur de la communication uniquement, d’autant que l’État partie est souvent le seul à disposer des renseignements voulus.

7.4Le Comité relève que l’État partie n’a pas contesté les allégations de l’auteur relatives à la valeur des preuves documentaires et autres. Compte tenu des informations détaillées que l’auteur a fournies à propos de la manière dont l’ont traité les policiers qui l’ont arrêté, notamment le nom de ces policiers, compte tenu également des hématomes constatés sur les épaules de l’auteur et de l’affirmation de l’auteur selon laquelle les policiers l’auraient contraint à mentir au médecin généraliste au sujet de la nature de ses blessures lors du contrôle médical effectué à l’hôpital no 4, ainsi que du fait que l’État partie n’a pas contesté ces éléments en apportant des explications suffisantes, le Comité constate qu’il y a eu violation des droits que l’auteur tient de l’article 7 du Pacte.

7.5Le Comité prend note de l’autre grief de l’auteur, qui affirme que l’enquête menée en l’espèce était inefficace. Il rappelle que les plaintes faisant état de mauvais traitements infligés en violation de l’article 7 doivent faire l’objet d’enquêtes rapides et impartiales de l’État partie afin de rendre les recours efficaces. En l’espèce, le Comité note que la mère de l’auteur a saisi le bureau du Procureur du district Pervomaïsky d’une plainte pour les actes de torture qu’aurait subis l’auteur le 17 avril 2012. L’enquête a été ouverte, et la décision de ne pas ouvrir d’action pénale a été prise par le Procureur le 25 avril, soit une semaine après la réception de la plainte. Le Comité note également, cependant, que l’enquête a été rouverte à huit reprises sur une période de deux ans, que les instructions contenues dans les décisions ordonnant la réouverture de l’enquête n’ont pas été suivies, que les témoins désignés par l’auteur et par sa mère n’ont pas été interrogés, et qu’aucun examen médico-légal n’a été effectué malgré l’existence d’un certificat médical attestant que l’auteur présentait des hématomes. Compte tenu de ces circonstances, on peut considérer que, même si elle a été ouverte sans retard, l’enquête n’a pas été menée à bien avec diligence.

7.6Pour ce qui est de l’impartialité de l’enquête, le Comité note que l’auteur affirme que seuls les policiers qui l’avaient arrêté ont été interrogés pendant l’enquête préliminaire, que le bureau du Procureur n’a pas retrouvé et interrogé ses codétenus au SIZO no 1, et qu’aucun examen médico‑légal n’a été ordonné. Le Comité constate que l’organe d’instruction n’a pas expliqué pourquoi il n’avait pas ordonné d’examen médico-légal dès le début de l’enquête. Dans l’examen médico-légal auquel renvoie la décision du bureau du Procureur de Bichkek en date du 30 juillet 2012, il n’est fait mention d’aucune date, d’aucun lieu et d’aucune conclusion. En conséquence, on ne sait pas très bien si cette enquête a effectivement été menée.

7.7Le Comité relève en outre que, d’après les informations versées au dossier, il semble que, lors des enquêtes sur les actes de torture qu’aurait subis l’auteur, les procureurs n’ont interrogé l’auteur lui-même qu’en septembre 2012. L’interrogatoire de l’auteur est mentionné pour la première fois dans la décision du bureau du Procureur de Bichkek en date du 9 septembre 2012, soit la sixième décision sur les huit dans lesquelles il est ordonné de ne pas ouvrir d’action pénale. Dans le même temps, les policiers qui auraient torturé l’auteur ont été interrogés dès le début de l’enquête. Le Comité relève également que le parquet n’a pas pu interroger les compagnons de cellule de l’auteur au SIZO no 1 au motif que ceux-ci n’ont pas pu être retrouvés. Compte tenu de l’existence de registres des personnes détenues dans les centres de détention et en l’absence d’autre explication de la part de l’État partie, le Comité ne peut accepter cette réponse comme un argument valable. Compte tenu des observations qui précèdent, le Comité conclut que l’enquête sur les allégations de torture formulées par l’auteur n’était pas impartiale. On ne peut pas dire non plus qu’elle était adéquate.

7.8En outre, le Comité tient compte du fait, mentionné plus haut, que la législation de l’État partie subordonne l’ouverture d’une action civile en réparation pour torture à une reconnaissance de culpabilité des auteurs au pénal. En l’espèce, le fait que les autorités n’aient pas mené d’enquête efficace sur les allégations de l’auteur a privé celui-ci de la possibilité de demander réparation pour les actes de torture qu’il aurait subis.

7.9Compte tenu des observations ci-dessus, le Comité considère que l’État partie a porté atteinte aux droits que l’auteur tient du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec l’article 7 du Pacte.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des droits que l’auteur tient de l’article 7 du Pacte, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2.

9.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder pleine réparation aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En l’espèce, l’État partie est tenu, notamment, de prendre des mesures afin : a) de procéder à une véritable enquête approfondie sur les allégations de torture de l’auteur et, si les faits sont établis, de poursuivre, juger et punir les responsables ; et b) d’accorder à l’auteur une indemnisation pour les violations subies. Il est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans sa langue officielle.

Annexe

Opinion individuelle (dissidente) de José Santos Pais

1.Je regrette de ne pouvoir souscrire à la conclusion du Comité selon laquelle l’État partie a violé les droits que l’auteur tient de l’article 7 lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte (par. 8).

2.En l’espèce, plusieurs allégations de torture sont formulées, mais lorsqu’elles sont analysées dans le détail, elles font apparaître des doutes quant à la crédibilité de l’auteur. Celui-ci affirme que, le 15 février 2012, il a été arrêté par la police qui le soupçonnait de meurtre et de vol de voiture (par. 2.1). Il a par la suite été condamné à dix-huit ans d’emprisonnement (par. 4.1). Il dit avoir été battu par des policiers au moment de son arrestation et avoir été conduit au commissariat de police de Bichkek, où il a de nouveau été frappé alors qu’il était au sol. Le même jour, des policiers l’ont frappé à plusieurs reprises à la tête et sur les parties molles du corps avec leurs poings et leurs pieds (par. 2.1), lui ont placé deux sacs en plastique sur la tête et, comme il résistait, l’auteur a reçu un coup dans les côtes gauches (par. 2.2). Toutefois, l’auteur ne donne aucune description de ses blessures et ne fait mention d’aucune visite à l’hôpital ni d’aucun examen médical pratiqué dans les locaux de détention où il était détenu.

3.La mère de l’auteur a déposé plainte auprès du bureau du Procureur de district à Bichkek au sujet des actes de torture que les policiers auraient infligés à son fils le 17 avril 2012, soit deux mois après l’arrestation de celui-ci. Le Procureur a interrogé les policiers qui auraient battu l’auteur et a aussi demandé que lui soient transmises les informations figurant dans les dossiers médicaux des centres de détention où l’auteur avait séjourné. Selon ces documents, l’auteur ne s’est plaint d’aucune lésion corporelle. En conséquence, le Procureur du district a refusé d’ouvrir une action pénale, au motif que les preuves étaient insuffisantes (par. 2.3). Il convient aussi de tenir compte du fait que d’éventuelles traces de lésions corporelles, si de telles lésions avaient existé, auraient déjà disparu.

4.Il est exact que le bureau du Procureur de Bichkek a annulé la décision du Procureur à plusieurs reprises et ordonné qu’une enquête complémentaire soit menée. Le Procureur du district a continué de refuser d’ouvrir une action pénale (par. 2.4). Cependant, le 30 juillet 2012, le bureau du Procureur de Bichkek a lui aussi décidé de ne pas ouvrir d’action pénale sur la base des nouvelles informations recueillies, à savoir les résultats d’un examen médico-légal selon lequel l’auteur ne présentait aucune lésion (par. 2.5). Il convient aussi de mentionner que l’auteur ne fait référence à aucun examen médico-légal et affirme qu’aucun n’a été effectué.

5.Le Procureur a aussi interrogé le médecin généraliste du centre de détention provisoire (SIZO) no 1, qui a expliqué que, le 18 février 2012, lors de son admission et alors qu’il disait avoir été frappé de façon répétée à la tête, sur les parties molles du corps et aux côtes gauches (par. 2 ci-dessus) trois jours auparavant seulement, l’auteur ne présentait d’hématomes que sur les deux épaules mais pas à la tête. Un autre certificat médical de l’hôpital de Bichkek attestait également que l’auteur présentait des hématomes. Toutefois, lorsqu’il a été interrogé sur la nature des hématomes, l’auteur a expliqué au médecin généraliste qu’il s’était blessé en faisant du sport avant son arrestation et qu’il avait signé la déclaration figurant dans les dossiers du SIZO. En outre, le service médical du SIZO n’a reçu aucune plainte de la part de l’auteur (par. 2.5 et 2.8).

6.Il est exact que l’auteur a continué de présenter des plaintes aux autorités (par. 2.6 à 2.10), mais celles-ci ont été vues comme ayant été forgées de toutes pièces dans le but d’échapper à toute responsabilité (par. 2.10) et le tribunal de district a finalement rejeté l’appel formé par l’auteur le 14 mars 2014, considérant que la décision du Procureur était fondée sur une enquête approfondie et que les allégations de l’auteur ne pouvaient pas être confirmées (par. 2.11).

7.Au vu des preuves disponibles et des faits présentés à la fois par l’auteur et par l’État partie, il est difficile de déterminer si l’auteur a réellement subi des lésions corporelles et si les autorités de l’État partie ont manqué à leur devoir d’enquêter effectivement, même si elles ont ouvert des investigations et les ont clos à plusieurs reprises. Compte tenu du fait que, étant donné le temps écoulé, aucune trace de telles lésions n’était − et n’est − plus visible, aucune enquête pénale ne pourrait en établir l’existence. En outre, les déclarations que l’auteur a signées confirment qu’il s’était blessé en faisant du sport avant son arrestation et les comptes rendus médicaux disponibles font état d’hématomes sur les deux épaules, mais pas à la tête, alors que l’auteur y aurait reçu des coups répétés (par. 5 ci-dessus) ; ceci semble aller à l’encontre des conclusions du Comité (par. 7.3 et 7.4).

8.Conformément à la jurisprudence du Comité et au paragraphe 26 de son observation générale no 32 (2007) sur le droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable, il appartient généralement aux juridictions des États parties d’examiner les faits et les éléments de preuve ou l’application de la législation nationale dans un cas d’espèce, sauf s’il peut être établi que cette appréciation ou cette application ont été de toute évidence arbitraires, manifestement entachées d’erreur ou ont représenté un déni de justice, ou que le tribunal a par ailleurs violé son obligation d’indépendance et d’impartialité. Au vu des faits exposés dans le dossier, je ne vois rien qui confirme que l’État partie n’ait pas fait preuve de la diligence voulue en l’espèce, étant donné qu’il a toujours conclu que les allégations de l’auteur n’étaient pas fondées.

9.En l’absence de signes clairs de lésions corporelles, compte tenu des comptes rendus médicaux disponibles, qui font seulement mention d’hématomes, ainsi que des déclarations signées par l’auteur lui-même qui en expliquent l’origine, les autorités de l’État partie sont parvenus à ce qui peut être vu comme une conclusion plausible.

10.Compte tenu de ce qui précède, et contrairement aux conclusions du Comité, j’aurais conclu que les griefs de l’auteur n’étaient pas suffisamment fondés, et je n’aurais pas constaté de violation en l’espèce.