Nations Unies

CCPR/C/128/D/2893/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

3 novembre 2020

Original : français

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2893/2016 * , **

Communication présentée par :

Malika Bendjael et Merouane Bendjael (représentés par un conseil, Nassera Dutour, du Collectif des familles de disparu(e)s en Algérie)

Victime(s) présumée(s) :

Les auteurs et Mourad Bendjael (fils de Malika Bendjael et frère de Merouane Bendjael)

État partie :

Algérie

Date de la communication :

8 avril 2016 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 12 décembre 2016 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

27 mars 2020

Objet :

Disparition forcée

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Droit à un recours utile ; peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant ; liberté et sécurité de la personne ; dignité humaine ; reconnaissance de la personnalité juridique ; immixtion illégale dans le domicile ; liberté de réunion

Article(s) du Pacte :

2 (par. 2 et 3), 6, 7, 9, 10, 14, 16, 17 et 21

Article(s) du Protocole facultatif :

2, 3 et 5 (par. 2)

1.Les auteurs de la communication sont Malika Bendjael et Merouane Bendjael, de nationalité algérienne. Ils font valoir que Mourad Bendjael, fils de la première et frère du second, né le 12 août 1967, également de nationalité algérienne, est victime d’une disparition forcée imputable à l’État partie, en violation du paragraphe 3 de l’article 2 ainsi que des articles 6, 7, 9, 10 et 16 du Pacte. Les auteurs soutiennent par ailleurs être victimes d’une violation de leurs droits, en vertu des paragraphes 2 et 3 de l’article 2 ainsi que des articles 7, 14, 17 et 21 du Pacte à l’égard de Malika Bendjael, et des paragraphes 2 et 3 de l’article 2 ainsi que des articles 7, 9, 10, 17 et 21 à l’égard de Merouane Bendjael. Le Pacte et le Protocole facultatif s’y rapportant sont entrés en vigueur pour l’État partie le 12 décembre 1989. Les auteurs sont représentés par un conseil, Nassera Dutour, du Collectif des familles de disparu(e)s en Algérie.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Le 4 mai 1994, vers 11 heures, Mourad Bendjael et son ami A. B. ont été arrêtés à Alger par des agents du Département du renseignement et de la sécurité. Ces agents étaient habillés en civil, cagoulés et armés, et sont arrivés à bord d’une voiture bâchée. Ils ont forcé les deux jeunes hommes à monter dans leur voiture en les menaçant avec leurs armes, sans présenter de document ou de mandat d’arrêt officiels, et sans expliquer les motifs de leur intervention. Des passants ont été témoins de la scène.

2.2Le 6 mai 1994 à 2 heures du matin, une vingtaine d’agents du Département du renseignement et de la sécurité, habillés en civil et armés, se sont déployés dans le quartier d’Alger Centre. Ils se sont présentés en tant qu’agents de police au domicile de la famille Bendjael, prétendant qu’ils cherchaient Mourad Bendjael alors même que celui-ci avait été arrêté deux jours plus tôt par leur service. Sans présenter de mandat, ils ont procédé à une perquisition, renversant tout sur leur passage. Ils ont interrogé tous les membres de la famille et ont procédé à l’arrestation des deux autres fils de Malika Bendjael, Karim et Merouane. Le 12 mai 1994, les agents sont revenus au domicile de la famille Bendjael pour une nouvelle perquisition. Ils étaient accompagnés de Merouane, qui portait la veste de son frère disparu. Le 7 juin 1994, A. B. a été relâché ; il a informé Malika Bendjael qu’après leur arrestation, son fils et lui avaient été amenés à la caserne de Châteauneuf, située à Ben Aknoun. Il a également indiqué qu’ils avaient subi des tortures.

2.3Merouane Bendjael a été retenu à la caserne de Châteauneuf, où il a subi des tortures pendant quatre jours. À son arrivée, il a pu apercevoir son frère Mourad Bendjael, gisant sur le sol, attaché à un tuyau dans le renfoncement d’un couloir. Il était très affaibli et couvert de contusions, ayant manifestement été victime de torture. Pendant les quatre jours de sa détention à la caserne, Merouane a pu voir son frère Mourad chaque fois qu’il passait dans le couloir pour être conduit à la salle de torture par des agents. Mourad Bendjael se trouvait toujours à la même place et dans le même état. Il n’a jamais pu lui parler.

2.4Une quinzaine de jours après son arrestation, Merouane Bendjael s’est retrouvé dans le bureau de l’officier M. avec son frère Mourad, qui était méconnaissable en raison des tortures qu’il avait subies. L’officier a appuyé un pistolet sur la tempe de Merouane et a menacé de le tuer si Mourad persistait à refuser de parler. Il a appuyé sur la gâchette, mais le pistolet n’était pas chargé. Le 12 juin 1994, Merouane a été présenté au parquet du tribunal de Sidi M’Hamed, à Alger ; il a été mis sous mandat de dépôt et transféré à la prison de Serkadji. Karim, le troisième frère, a été libéré le 12 juin 1994 sans même avoir été jugé.

2.5Le 21 juin 1994, l’avocat de la famille Bendjael a présenté une plainte au Procureur général de la cour d’Alger. À sa grande surprise, à la suite de cette plainte, la famille a reçu une convocation en date du 28 mai 1994 du tribunal d’El Harrach, convoquant Mourad Bendjael à une audience le 7 juin 1994, pour tentative d’évasion. Le 17 novembre 1994, Malika Bendjael a été convoquée par la brigade de la gendarmerie de Bab Jdid dans le cadre d’une enquête sur son fils. Elle s’y est rendue, mais l’entretien n’a donné aucun résultat et n’a donné lieu à aucune suite. Malika Bendjael a reçu de nouvelles convocations pour Mourad le 23 novembre 1995 et le 25 décembre 1995.

2.6En 1999, Malika Bendjael a reçu une déclaration du Chef de la gendarmerie de Bab Jdid indiquant que le dossier de Mourad Bendjael avait été transmis au Procureur du tribunal d’Alger le 22 mai 1999. En 2004, elle a reçu une convocation de la gendarmerie de Bab Jdid en date du 17 novembre 2004. Le 31 août 2006, elle a demandé un constat de disparition au Chef de la brigade territoriale de la Gendarmerie nationale dans le cadre des dispositions prévues par les textes d’application de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Elle a reçu ce constat daté du 20 septembre 2006, délivré par la gendarmerie de Blida. Le 29 octobre 2006, elle a de nouveau déposé plainte auprès du Procureur de la cour d’Alger. Par suite de cette plainte, elle a été convoquée à plusieurs reprises par la gendarmerie au cours des années 2006 et 2007. Chaque fois, les gendarmes lui ont demandé de réaliser des démarches pour obtenir les indemnisations prévues dans le cadre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. La famille Bendjael a de nouveau reçu une convocation pour Mourad en date du 25 avril 2009, puis une autre en date du 2 mai 2009.

2.7Fin 2011, la sœur de Mourad Bendjael a découvert le nom de son frère dans les registres du cimetière d’El Alia, à Alger. Il y était mentionné que Mourad avait 19 ans au moment du décès, alors qu’en réalité il était âgé de 27 ans le jour de son arrestation. Mourad aurait été abattu par des groupes armés à Kouba et aurait été enterré dans une tombe réservée aux terroristes. Elle a obtenu un acte de décès à la mairie de Kouba stipulant que son décès avait été déclaré par un employé à la morgue de Saint-Eugène, à Alger. Selon l’employé en question, le corps de Mourad aurait été amené à la morgue le 7 juin 1994 par la police du Service central de répression du banditisme et aurait été enterré le 15 août 1994 au cimetière d’El Alia.

2.8Devant le caractère contradictoire de ces informations, Malika Bendjael a déposé plainte le 8 avril 2013 auprès du Procureur du tribunal de Sidi M’Hamed, demandant l’ouverture d’une enquête. Le 3 octobre 2013, elle a déposé une demande d’exhumation de corps auprès de la cour d’Alger. Par suite de cette demande, elle a été convoquée par le Procureur de la République du tribunal de Sidi M’Hamed le 3 novembre 2013 ainsi que les 13 janvier et 20 février 2014. Lors du dernier entretien, le Procureur l’a informée qu’il ne donnerait pas suite à la demande d’exhumation de corps et a tenté de la convaincre d’entreprendre les démarches d’indemnisation prévues par les textes d’application de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Le 26 avril 2014, elle a été convoquée à la gendarmerie de Bab Jdid, où le Chef de la brigade l’a informée qu’il avait reçu un document de la Direction générale de la gendarmerie déclarant que Mourad Bendjael avait trouvé la mort dans un groupe armé en 2006. Malika Bendjael a demandé une copie de ce document, mais le Chef de brigade lui a dit ne pas pouvoir la lui donner.

2.9Concomitamment à ses sollicitations aux autorités judiciaires, Malika Bendjael a sollicité le soutien de diverses instances non juridictionnelles. Elle a envoyé plusieurs courriers et a déposé un dossier auprès de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme. Le 8 avril 2003, elle a adressé une requête conjointe au Président de la République, au Chef du gouvernement, au Ministre de l’intérieur, au Ministre de la justice et, de nouveau, à la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme. Le 12 août 2004, elle s’est adressée de nouveau aux autorités précitées. Elle a écrit au Conseiller des droits de l’homme auprès de la présidence de la République et a encore une fois écrit à la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme, au Chef du gouvernement et au Ministre de la justice. La famille Bendjael a reçu un procès-verbal de la police en date du 19 août 2009 lui demandant de suivre la procédure d’indemnisation de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale.

2.10Par ailleurs, Malika Bendjael précise avoir souvent été arrêtée et violentée lors de manifestations pacifiques auxquelles elle participait à l’appel de l’association SOS Disparus. Les auteurs ont tous deux été interpellés et malmenés à plusieurs reprises lors de rassemblements des familles de disparus, notamment le 8 mars 2008, lors de la Journée internationale des femmes.

2.11Malgré tous les efforts des auteurs, aucune enquête n’a été ouverte pour analyser les contradictions importantes entre l’information reprise dans les registres officiels, les déclarations des autorités et les constats des témoins, notamment d’A. B. et de Merouane Bendjael. Les auteurs soulignent qu’il leur est aujourd’hui impossible légalement de recourir à une instance judiciaire, après la promulgation de l’ordonnance no 06-01 du 27 février 2006 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Les recours internes, qui étaient d’ailleurs inutiles et inefficaces, sont donc devenus totalement indisponibles. La Charte pour la paix et la réconciliation nationale stipule que « les actes répréhensibles d’agents de l’État, qui ont été sanctionnés par la justice chaque fois qu’ils ont été établis, ne sauraient servir de prétexte pour jeter le discrédit sur l’ensemble des forces de l’ordre qui ont accompli leur devoir, avec l’appui des citoyens et au service de la Patrie ».

2.12Selon les auteurs, l’ordonnance no 06-01 interdit sous peine de poursuites pénales le recours à la justice, ce qui dispense les victimes de la nécessité d’épuiser les voies de recours internes. Cette ordonnance interdit en effet toute plainte pour disparition ou autre crime, son article 45 disposant qu’« [a]ucune poursuite ne peut être engagée, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues, pour des actions menées en vue de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la Nation et de la préservation des institutions de la République algérienne démocratique et populaire ». En vertu de cette disposition, toute dénonciation ou plainte doit être déclarée irrecevable par l’autorité judiciaire compétente. De plus, l’article 46 de la même ordonnance prévoit ce qui suit : « Est puni d’un emprisonnement de trois (3) ans à cinq (5) ans et d’une amende de 250 000 à 500 000 [dinars algériens], quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’État, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international. Les poursuites pénales sont engagées d’office par le ministère public. En cas de récidive, la peine prévue au présent article est portée au double. ».

2.13Merouane Bendjael n’a pas pu porter plainte devant les juridictions nationales pour dénoncer sa détention arbitraire ou pour obtenir une indemnisation en raison d’une détention injustifiée. Il n’a pas entamé de procédures à sa sortie de prison, car il avait trop peur d’y retourner et ne voulait pas prendre de risques. Par ailleurs, la loi no 01‑08 du 26 juin 2001, qui a introduit dans le Code de procédure pénale une procédure pour l’obtention d’une indemnisation dans ce genre de cas, stipule qu’une telle requête doit être présentée dans les six mois à compter de la décision de non‑lieu, de relaxe ou d’acquittement devenue définitive. Merouane Bendjael n’a donc pas pu bénéficier de cette disposition, qui est entrée en vigueur deux ans après son acquittement. En raison des tortures qu’il a subies, Merouane Bendjael se sent menacé et craint d’entreprendre des démarches qui l’exposeraient de nouveau aux menaces et aux représailles des autorités. Il explique n’avoir pas évoqué les tortures et mauvais traitements à sa sortie de prison car aucun recours juridique n’était disponible sur cette question.

2.14Les auteurs indiquent que le cas de Mourad Bendjael a également été soumis au Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires le 12 septembre 2007.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs allèguent que Mourad Bendjael est victime d’une disparition conformément à la définition des disparitions forcées en vertu de l’article 2 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. En dépit du fait qu’aucune disposition du Pacte ne fait expressément mention des disparitions forcées, la pratique implique des violations du droit à la vie, du droit de ne pas être soumis à la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, et du droit à la liberté et à la sécurité de la personne. En l’espèce, les auteurs invoquent une violation par l’État partie des paragraphes 2 et 3 de l’article 2 ainsi que des articles 6, 7, 9, 10, 14, 16, 17 et 21 du Pacte.

3.2Les auteurs estiment que l’ordonnance no 06-01 constitue un manquement à l’obligation générale de l’État partie consacrée au paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, en ce sens que ladite disposition implique également une obligation négative pour les États parties de ne pas adopter de mesures contraires au Pacte. En adoptant ladite ordonnance, en particulier son article 45, l’État partie aurait donc pris une mesure d’ordre législatif privant d’effet les droits reconnus dans le Pacte, particulièrement le droit d’avoir accès à un recours effectif contre des violations des droits de l’homme. Depuis la promulgation de cette ordonnance, les auteurs ont été empêchés d’ester en justice. Ils estiment que le manquement à l’obligation fixée par le paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, par action ou par omission, peut engager la responsabilité internationale de l’État partie. Ils affirment qu’en dépit de toutes leurs démarches après l’entrée en vigueur de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et de ses textes d’application, leurs plaintes sont demeurées inefficaces. Ils estiment en conséquence être victimes de cette disposition législative contraire au paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte.

3.3Les auteurs ajoutent que les dispositions de l’ordonnance no 06-01 sont contraires au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, car elles ont pour effet d’empêcher l’engagement dans le futur de toute poursuite pénale à l’encontre des auteurs présumés de disparitions forcées, lorsque ces personnes sont des agents de l’État. Cette ordonnance interdit aussi, sous peine d’emprisonnement, le recours à la justice pour faire la lumière sur le sort des victimes. Malgré les nombreuses démarches administratives et judiciaires entreprises par Malika Bendjael avant l’adoption de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, aucune enquête effective et approfondie n’a été dûment menée par les autorités algériennes sur la disparition de son fils. Enfin, le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte impose l’octroi d’une réparation aux personnes dont les droits reconnus par le Pacte ont été violés. Les articles 27 à 39 de l’ordonnance no 06-01 ne prévoient qu’une simple indemnisation financière conditionnée à l’établissement d’un jugement de décès établi après une enquête infructueuse, l’article 38 excluant toute autre forme de réparation. Or, en pratique, aucune enquête n’est diligentée sur le sort du disparu ni sur les auteurs de la disparition. Les auteurs rappellent que le Comité a estimé que le droit à un recours utile comportait nécessairement le droit à une réparation adéquate et le droit à la vérité, et a recommandé à l’État partie de s’engager à garantir que les disparus et/ou leurs familles disposent d’un recours utile et que bonne suite y est donnée, tout en veillant au respect du droit à indemnisation et à la réparation la plus complète possible. L’État partie a donc violé le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte non seulement à l’égard de Malika Bendjael et de Mourad Bendjael, mais aussi à l’égard de Merouane Bendjael, qui ne dispose d’aucune démarche judiciaire disponible et efficace lui permettant d’obtenir réparation pour sa détention arbitraire et les tortures subies.

3.4Les auteurs rappellent l’évolution de la jurisprudence du Comité en matière de disparitions forcées et estiment que le seul risque pour une personne de perdre la vie dans le contexte d’une telle disparition est suffisant pour conclure à une violation directe de l’article 6 du Pacte. Vu les faits entourant la disparition de Mourad Bendjael, ils estiment que les chances de le retrouver s’amenuisent de jour en jour. Les circonstances de sa disparition ainsi que les informations obtenues auprès des autorités algériennes laissent penser qu’il a perdu la vie en détention. Ils estiment en conséquence que l’État partie a failli à son obligation de protéger le droit à la vie de Mourad Bendjael et de prendre des mesures pour enquêter sur ce qui lui était arrivé, en violation du paragraphe 3 de l’article 2 lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte.

3.5Les auteurs rappellent les circonstances entourant la disparition de Mourad Bendjael, à savoir l’absence totale d’informations sur sa détention, son état de santé lorsque son frère l’a vu à la caserne de Châteauneuf, et l’absence de communication avec sa famille et le monde extérieur, et considèrent en conséquence que Mourad Bendjael a été soumis à des traitements cruels, inhumains ou dégradants. Ils rappellent également qu’une détention arbitraire prolongée augmente le risque de torture et de traitements cruels, inhumains ou dégradants. Se référant à la jurisprudence du Comité, les auteurs soulignent aussi que l’angoisse, l’incertitude et la détresse provoquées par la disparition de Mourad Bendjael constituent une forme de traitement cruel, inhumain ou dégradant pour sa famille. Ils considèrent par ailleurs que Merouane Bendjael a été victime de traitement cruel, inhumain et dégradant et de torture, sans avoir eu accès à un recours accessible et utile. En conséquence, les auteurs allèguent que l’État partie est responsable d’une violation de l’article 7 du Pacte à l’égard de Mourad Bendjael et de Merouane Bendjael, ainsi que d’une violation de l’article 7 lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte à l’égard de Mourad Bendjael et de sa famille.

3.6Prenant en compte le fait que Mourad Bendjael a été détenu au secret sans avoir accès à un avocat et sans être informé des motifs de son arrestation ou des charges retenues contre lui, que sa détention n’a pas été mentionnée dans les registres de garde à vue, et qu’il n’y a aucune trace officielle de sa localisation ou de son sort, les auteurs affirment qu’il a été privé de son droit à la liberté et à la sécurité de sa personne, et que les enquêtes n’ont pas eu le caractère effectif requis. Ils estiment en conséquence que Mourad Bendjael a été privé des garanties énoncées à l’article 9 du Pacte, notamment l’accès à un recours utile, impliquant une violation dudit article lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 à son égard.

3.7Merouane Bendjael rappelle qu’il a lui aussi subi une détention arbitraire : il a en effet été arrêté le 6 mai 1994 sans mandat judiciaire, et son maintien en détention au secret a duré trente-‑cinq jours, au cours desquels il a été privé de tout contact avec le monde extérieur, ainsi que de tout accès à un avocat. Deux ans et demi se sont par ailleurs écoulés avant qu’il soit traduit devant un juge. Il a finalement été acquitté à la suite d’un recours en cassation après avoir purgé sa peine en prison, mais n’a reçu aucune réparation pour cette détention illégale, en violation du paragraphe 5 de l’article 9 du Pacte. Merouane Bendjael n’a donc pas eu accès à un recours accessible et utile, en violation du paragraphe 3 de l’article 2 lu conjointement avec l’article 9 du Pacte.

3.8Rappelant les dispositions de l’article 10 du Pacte, les auteurs affirment qu’en l’absence d’enquête de la part des autorités algériennes, Mourad Bendjael a été privé de liberté et n’a pas été traité avec humanité et dignité, ce qui constitue une violation de l’article 10 du Pacte à son égard. Ils considèrent que le même article a été violé à l’égard de Merouane Bendjael, lequel a été maintenu en détention secrète, puis en garde à vue, pour être finalement condamné à cinq ans de prison sans aucun élément sérieux à sa charge.

3.9Rappelant les dispositions de l’article 14 du Pacte ainsi que le paragraphe 9 de l’observation générale no 32 (2007) du Comité, Malika Bendjael affirme que toutes les démarches engagées auprès des autorités judiciaires sont demeurées infructueuses. En outre, la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et l’article 45 de l’ordonnance no 06‑01 font obstacle à toute action judiciaire à l’encontre d’agents de l’État, empêchant Malika Bendjael de faire entendre sa cause. L’État partie a donc violé l’article 14 du Pacte à son égard.

3.10Les auteurs rappellent ensuite les dispositions de l’article 16 du Pacte et la jurisprudence constante du Comité selon laquelle la soustraction intentionnelle d’une personne à la protection de la loi pour une période prolongée peut constituer un refus de reconnaissance de sa personnalité juridique, si la victime était entre les mains des autorités de l’État lors de sa dernière apparition, et si les efforts de ses proches pour avoir accès à des recours utiles, y compris devant les cours de justice, sont systématiquement empêchés. Ils renvoient à cet effet aux observations finales du Comité sur le deuxième rapport périodique de l’Algérie au titre de l’article 40 du Pacte, dans lesquelles le Comité a établi que les personnes disparues toujours en vie et détenues au secret voient leur droit à la reconnaissance de leur personnalité juridique, tel que consacré par l’article 16 du Pacte, violé. Ils soutiennent en conséquence qu’en maintenant Mourad Bendjael en détention sans en informer officiellement sa famille et ses proches, les autorités algériennes ont soustrait ce dernier à la protection de la loi et l’ont privé de son droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique et à un recours utile, en violation de l’article 16 du Pacte, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2.

3.11Rappelant que l’article 17 du Pacte protège les individus de toute immixtion arbitraire ou illégale dans leur vie privée, leur domicile ou leur correspondance et s’appuyant sur la jurisprudence du Comité, les auteurs soutiennent que les circonstances de la perquisition brutale et sans mandat de leur domicile par les forces de sécurité militaire, deux jours après l’arrestation de Mourad Bendjael, associées à l’absence de recours accessible et utile, sont constitutives d’une violation par l’État partie de l’article 17 du Pacte, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, à leur égard.

3.12Enfin, les auteurs rappellent que l’article 46 de l’ordonnance no 06-01 interdit l’expression collective des familles de disparus et des défenseurs des droits de l’homme, y compris lorsqu’il s’agit de réunions ou de manifestations politiques, en violation du droit à la liberté de réunion pacifique énoncé à l’article 21 du Pacte. Ils affirment donc avoir été victimes d’une violation de leur droit à la liberté de réunion pacifique.

3.13Les auteurs demandent au Comité de constater que l’État partie a violé le paragraphe 3 de l’article 2 ainsi que les articles 6, 7, 9, 10 et 16 du Pacte à l’égard de Mourad Bendjael ; les paragraphes 2 et 3 de l’article 2 ainsi que les articles 7, 14, 17 et 21 du Pacte à l’égard de Malika Bendjael ; et les paragraphes 2 et 3 de l’article 2 ainsi que les articles 7, 9, 10, 17 et 21 du Pacte à l’égard de Merouane Bendjael. De plus, ils lui demandent de prier instamment l’État partie de respecter ses engagements internationaux et de donner effet aux droits reconnus par le Pacte et par l’ensemble des conventions internationales de protection des droits de l’homme ratifiées par l’Algérie. Ils demandent également au Comité de prier l’État partie d’ordonner des enquêtes indépendantes et impartiales en vue : a) de retrouver Mourad Bendjael et de respecter son engagement aux termes du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte ; b) de déférer les auteurs matériels et intellectuels de cette disparition forcée devant les autorités civiles compétentes pour qu’ils fassent l’objet de poursuites conformément au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte ; et c) de garantir à Mourad Bendjael, s’il est encore en vie, ainsi qu’aux auteurs de la plainte, l’accès à une réparation adéquate, effective et rapide du préjudice subi, conformément au paragraphe 3 de l’article 2 et à l’article 9 du Pacte, incluant une indemnisation appropriée et proportionnée à la gravité de la violation, une réadaptation pleine et entière, et des garanties de non‑répétition. En ce qui concerne Merouane Bendjael, les auteurs demandent au Comité d’ordonner à l’État partie de lui offrir une réparation adéquate, effective et rapide du préjudice subi, conformément au paragraphe 3 de l’article 2 et à l’article 9 du Pacte. Ils demandent enfin au Comité d’enjoindre aux autorités algériennes d’abroger les articles 27 à 39, 45 et 46 de l’ordonnance no 06-01.

Observations de l’État partie

4.Le 3 avril 2017, sans en joindre une copie, l’État partie a invité le Comité à se référer au Mémorandum de référence du Gouvernement algérien sur le traitement de la question des disparitions à la lumière de la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie

5.1Le 15 mars 2018, les auteurs ont soumis des commentaires sur les observations de l’État partie sur la recevabilité. Ils soulignent que ces observations s’adressent au Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires et ne répondent pas à la présente plainte. En ce sens, ils soulignent que les observations ne font nullement mention de la recevabilité de la communication, des spécificités de l’affaire, ou des recours introduits par la famille de la victime, démontrant le manque de sérieux et le mépris des autorités algériennes pour la procédure en cours devant le Comité. Ils soulignent également le caractère obsolète de ces observations, qui datent de juillet 2009.

5.2Rappelant qu’aucun recours n’a abouti à l’ouverture d’une enquête diligente ou à des poursuites pénales, et que les autorités algériennes n’ont apporté aucun élément tangible laissant penser que des recherches effectives avaient été engagées pour retrouver Mourad Bendjael et identifier les responsables de sa disparition, les auteurs concluent que les voies de recours internes ont été épuisées et que la requête doit être considérée comme recevable par le Comité.

5.3En se référant à la jurisprudence du Comité selon laquelle la Charte pour la paix et la réconciliation nationale ne peut être opposée aux individus soumettant une communication individuelle, les auteurs rappellent que les dispositions de la Charte ne représentent en rien une prise en charge adéquate du dossier des disparus, qui supposerait le respect du droit à la vérité, à la justice et à la réparation pleine et entière.

Défaut de coopération de l’État partie

6.Le Comité rappelle que le 3 avril 2017, l’État partie a contesté la recevabilité de la communication en faisant référence au Mémorandum de référence du Gouvernement algérien sur le traitement de la question des disparitions à la lumière de la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Le 12 décembre 2016 ainsi que les 8 octobre et 12 décembre 2018, l’État partie a été invité à présenter ses observations sur le fond de la communication. Le Comité note qu’il n’a reçu aucune réponse et regrette l’absence de collaboration de l’État partie quant au partage de ses observations sur la présente plainte. Conformément au paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif, l’État partie est tenu d’enquêter de bonne foi sur toutes les allégations de violations du Pacte portées contre lui et ses représentants, et de transmettre au Comité les renseignements qu’il détient.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Le Comité note que la disparition a été signalée au Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires. Toutefois, il rappelle que les procédures ou mécanismes extraconventionnels du Conseil des droits de l’homme dont les mandats consistent, d’une part, à examiner la situation des droits de l’homme dans un pays ou un territoire, ou des phénomènes de grande ampleur de violation des droits de l’homme dans le monde, et, d’autre part, à faire rapport publiquement à ce sujet, ne relèvent généralement pas d’une procédure internationale d’enquête ou de règlement au sens du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif. En conséquence, le Comité estime que l’examen du cas de Mourad Bendjael par le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires ne rend pas la communication irrecevable en vertu de cette disposition.

7.3Le Comité prend note de ce que les auteurs estiment avoir épuisé toutes les voies de recours disponibles à l’égard de la disparition de Mourad Bendjael. Il note que, pour contester la recevabilité de la communication, l’État partie se contente de renvoyer au Mémorandum de référence du Gouvernement algérien sur le traitement de la question des disparitions à la lumière de la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. À cet égard, le Comité rappelle qu’en 2018, il avait exprimé ses préoccupations de ce qu’en dépit de ses demandes répétées, l’État partie continuait de faire systématiquement référence au document général type, dit « aide-mémoire », sans répondre spécifiquement aux allégations soumises par les auteurs de communications. En conséquence, le Comité invitait de manière urgente l’État partie à coopérer de bonne foi avec le Comité dans le cadre de la procédure de communications individuelles en cessant de se référer à l’« aide-mémoire » et en répondant de manière individuelle et spécifique aux allégations des auteurs de communications.

7.4Le Comité rappelle ensuite que l’État partie a non seulement le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l’homme portées à l’attention de ses autorités, en particulier lorsqu’il s’agit d’atteintes au droit à la vie, mais aussi celui de poursuivre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder à son jugement et de prononcer une peine à son égard. La famille de Mourad Bendjael a alerté à de nombreuses reprises les autorités compétentes de l’État partie sur sa disparition forcée. Toutefois, les autorités n’ont pas procédé à une enquête effective et approfondie à cet égard. L’État partie n’a par ailleurs apporté aucun élément permettant de conclure qu’un recours efficace et disponible est ouvert à ce jour. S’ajoute à cela le fait que l’ordonnance no 06-01 continue d’être appliquée en dépit du fait que le Comité a souligné la nécessité de sa mise en conformité avec les principes du Pacte. À cet égard, le Comité rappelle par ailleurs que dans ses observations finales sur le quatrième rapport périodique de l’État partie, il déplorait en particulier l’absence de recours efficace pour les personnes disparues et/ou leurs familles et l’absence de mesures prises en vue de faire la lumière sur les personnes disparues, de les localiser et, en cas de décès, de restituer leurs dépouilles aux familles. Dans ces circonstances, le Comité estime que rien ne s’oppose à ce qu’il examine la communication conformément au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.5Le Comité note ensuite que Merouane Bendjael allègue lui-même avoir été victime d’une détention arbitraire, au cours de laquelle il a subi des actes de torture et des traitements cruels, inhumains et dégradants, sans avoir eu accès à un recours accessible et utile afin d’obtenir réparation par suite de son acquittement. Il invoque à cet égard la loi no 01‑08 ayant modifié le Code de procédure pénale en 2001, et explique qu’il n’a pas entamé de procédures devant les juridictions internes pour dénoncer sa détention arbitraire ainsi que les actes de torture et traitements cruels, inhumains et dégradants qu’il avait subis du fait qu’il avait peur de représailles et qu’aucun recours n’était disponible à cet égard.

7.6En ce qui concerne l’épuisement des voies de recours internes par Merouane Bendjael, le Comité rappelle que l’État partie, comme il l’a souligné précédemment, a non seulement le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l’homme portées à l’attention de ses autorités, en particulier lorsqu’il s’agit d’atteintes au droit à la vie, mais aussi celui de poursuivre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder à son jugement et de prononcer une peine à son égard. À cet égard, le Comité rappelle que, dans ses observations finales sur le quatrième rapport périodique de l’Algérie, il s’inquiétait du faible nombre de poursuites et de sanctions à l’égard des agents coupables d’actes de torture et de mauvais traitements, et également des cas de détention arbitraire ne semblant pas faire l’objet d’enquêtes ou de poursuites. L’État partie n’a pas apporté d’éléments permettant de conclure qu’un recours efficace et disponible est ouvert à ce jour aux personnes se trouvant dans de telles situations, comme Merouane Bendjael. Dans ces circonstances, le Comité estime que, dans le cas présent, rien ne s’oppose à ce qu’il examine les griefs de Merouane Bendjael conformément au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.7Le Comité note que les auteurs ont également soulevé une violation des paragraphes 2 et 3 de l’article 2 du Pacte à leur égard. Rappelant sa jurisprudence selon laquelle les dispositions de l’article 2 énoncent des obligations générales à la charge des États parties et ne sauraient par elles-mêmes fonder un grief distinct au regard du Protocole facultatif du fait qu’elles ne peuvent être invoquées que conjointement avec d’autres articles substantiels du Pacte, le Comité considère que les griefs des auteurs au titre des paragraphes 2 et 3 de l’article 2 du Pacte sont irrecevables au regard de l’article 3 du Protocole facultatif.

7.8Le Comité note que les auteurs ont également soulevé une violation de l’article 21 du Pacte. Il considère toutefois que les auteurs n’ont pas suffisamment étayé leurs allégations à cet égard et note qu’ils ne semblent pas avoir effectué de démarches devant les tribunaux nationaux quant aux allégations d’atteintes à leur liberté de manifester. Par conséquent, cette partie de la communication est irrecevable au titre de l’article 2 et du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.9Le Comité estime en revanche que les auteurs ont suffisamment étayé leurs autres allégations aux fins de la recevabilité, et procède donc à l’examen au fond des griefs formulés au titre du paragraphe 3 de l’article 2, du paragraphe 1 de l’article 6 et des articles 7, 9, 10, 14, 16 et 17 du Pacte.

Examen au fond

8.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées.

8.2Le Comité note que l’État partie s’est contenté de faire référence à ses observations collectives et générales qui avaient été transmises antérieurement au Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires et au Comité en lien avec d’autres communications, afin de confirmer sa position selon laquelle de telles affaires ont déjà été réglées dans le cadre de la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Le Comité renvoie à sa jurisprudence et à ses observations finales sur le quatrième rapport périodique de l’Algérie, et rappelle que l’État partie ne saurait opposer les dispositions de ladite Charte à des personnes qui invoquent les dispositions du Pacte ou qui ont soumis ou pourraient soumettre des communications au Comité. Le Pacte exige de l’État partie qu’il se soucie du sort de chaque personne et qu’il traite chaque personne avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine. En l’absence des modifications recommandées par le Comité, l’ordonnance no 06‑01 contribue dans le cas présent à l’impunité et ne peut donc, en l’état, être jugée compatible avec les dispositions du Pacte.

8.3Le Comité note par ailleurs que l’État partie n’a pas répondu aux allégations des auteurs sur le fond et rappelle sa jurisprudence selon laquelle la charge de la preuve ne doit pas incomber uniquement à l’auteur d’une communication, d’autant plus que celui-ci et l’État partie n’ont pas toujours un accès égal aux éléments de preuve et que, souvent, seul l’État partie dispose des renseignements nécessaires. Conformément au paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif, l’État partie est tenu d’enquêter de bonne foi sur toutes les allégations de violations du Pacte portées contre lui et ses représentants, et de transmettre au Comité les renseignements qu’il détient. En l’absence d’explications de la part de l’État partie à ce sujet, il convient d’accorder tout le crédit voulu aux allégations des auteurs, dès lors que ces dernières sont suffisamment étayées.

8.4Le Comité rappelle que si l’expression « disparition forcée » n’apparaît expressément dans aucun article du Pacte, la disparition forcée constitue un ensemble unique et intégré d’actes représentant une violation continue de plusieurs droits consacrés par cet instrument, tels que le droit à la vie, le droit de ne pas être soumis à la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, et le droit à la liberté et à la sécurité de la personne.

8.5Le Comité note que Mourad Bendjael a été vu par son frère Merouane Bendjael et son ami A. B. pour la dernière fois à la fin mai 1994, alors qu’il était en détention à la caserne de Châteauneuf, située à Ben Aknoun. Il prend également note des nombreuses informations contradictoires sur le prétendu décès de Mourad Bendjael, ainsi que des convocations qui ont été envoyées à son nom, laissant supposer que les autorités algériennes le considéraient toujours comme vivant à une date ultérieure à son prétendu décès tel que le reflète le constat de disparition émis en son nom. Le Comité prend par ailleurs note de ce que l’État partie n’a fourni aucune information permettant de déterminer ce qu’il est advenu de Mourad Bendjael et n’a même jamais confirmé sa détention. Le Comité rappelle que, dans le cas des disparitions forcées, le fait de priver une personne de sa liberté, puis de refuser de reconnaître cette privation de liberté ou de dissimuler le sort réservé à la personne disparue revient à soustraire cette personne à la protection de la loi et fait peser sur sa vie un risque constant et grave, dont l’État est responsable. En l’espèce, le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucun élément susceptible de démontrer qu’il s’est acquitté de son obligation de protéger la vie de Mourad Bendjael. En conséquence, il conclut que l’État partie a failli à son obligation de protéger la vie de Mourad Bendjael, en violation du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte.

8.6Le Comité reconnaît par ailleurs le degré de souffrance qu’implique une détention sans contact avec le monde extérieur pendant une durée indéfinie. Il rappelle son observation générale no 20 (1992) sur l’interdiction de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, dans laquelle il recommande aux États parties de prendre des dispositions pour interdire la détention au secret. Il note en l’espèce qu’après que le frère de Mourad Bendjael − Merouane Bendjael − a pu le voir à la caserne de Châteauneuf, en mai 1994, sa famille, dont les auteurs, n’a plus jamais eu accès à la moindre information sur son sort ou son lieu de détention, et ce, malgré leurs demandes réitérées aux autorités compétentes de l’État partie. Le Comité estime donc que Mourad Bendjael, disparu le 4 mai 1994 et vu vivant fin mai 1994, aurait été détenu au secret pendant au moins ce laps de temps par les autorités algériennes. En l’absence de toute explication de la part de l’État partie, le Comité considère que la disparition de Mourad Bendjael constitue une violation de l’article 7 du Pacte à son égard.

8.7Le Comité note que Merouane Bendjael a lui aussi été détenu au secret pendant trente‑cinq jours. En l’absence de toute explication de la part de l’État partie à cet égard, le Comité considère que cette détention au secret constitue une violation de l’article 7 du Pacte à l’égard de Merouane Bendjael.

8.8Au vu de ce qui précède, le Comité n’examinera pas séparément les griefs tirés de la violation de l’article 10 du Pacte.

8.9Le Comité prend acte également de l’angoisse et de la détresse que la disparition de Mourad Bendjael, depuis plus de vingt-cinq ans, a causées aux auteurs et à leur famille. Il considère que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 7 du Pacte à l’égard des auteurs.

8.10En ce qui concerne les griefs de violation de l’article 9 du Pacte, le Comité prend note des allégations des auteurs selon lesquelles Mourad Bendjael et Merouane Bendjael ont été arrêtés arbitrairement, sans mandat, et n’ont été ni inculpés ni présentés devant une autorité judiciaire auprès de laquelle ils auraient pu contester la légalité de leur détention. L’État partie n’ayant communiqué aucune information à ce sujet, le Comité considère qu’il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations des auteurs. Le Comité conclut donc à une violation de l’article 9 du Pacte à l’égard de Mourad Bendjael et de Merouane Bendjael.

8.11Le Comité prend note également des allégations de Malika Bendjael selon lesquelles le manque d’accès aux autorités judiciaires de l’État partie dont elle a souffert constitue une violation de l’article 14 du Pacte. Le Comité rappelle son observation générale no 32, où il indique notamment qu’une situation dans laquelle les tentatives d’une personne pour saisir les tribunaux ou les cours de justice compétents sont systématiquement entravées va de jure ou de facto à l’encontre de la garantie énoncée dans la première phrase du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte. En l’espèce, le Comité note que toutes les démarches de Malika Bendjael engagées auprès des autorités judiciaires sont demeurées infructueuses. Il renvoie à ses observations finales sur le quatrième rapport périodique de l’Algérie, dans lesquelles il exprimait ses préoccupations quant aux articles 45 et 46 de l’ordonnance no 06‑01, qui portent atteinte au droit de toute personne d’avoir accès à un recours effectif contre des violations des droits de l’homme. Ce droit inclut également le droit d’accès à un tribunal, comme prévu au paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte. En conséquence, le Comité conclut que l’État partie a failli à son obligation d’assurer à Malika Bendjael l’accès à un tribunal, en violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte.

8.12Le Comité rappelle également que la soustraction délibérée d’une personne à la protection de la loi constitue un déni du droit de cette personne à la reconnaissance de sa personnalité juridique, en particulier si les efforts déployés par ses proches pour exercer leur droit à un recours effectif ont été systématiquement entravés. Dans le cas présent, le Comité note que l’État partie n’a fourni aucune explication sur le sort de Mourad Bendjael, ni sur le lieu où il se trouve, en dépit des démarches de ses proches et du fait qu’il était entre les mains des autorités de l’État partie la dernière fois qu’il a été vu. Le Comité conclut que la disparition forcée de Mourad Bendjael depuis plus de vingt-cinq ans a soustrait celui-ci à la protection de la loi et l’a privé de son droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique, en violation de l’article 16 du Pacte.

8.13En ce qui concerne le grief de violation de l’article 17 du Pacte, le Comité note que l’État partie n’a fourni aucun élément justifiant ou expliquant que des militaires soient entrés en pleine nuit, de force et sans mandat au domicile de la famille de Mourad Bendjael. Le Comité conclut que l’entrée d’agents de l’État dans la maison familiale de Mourad Bendjael dans ces conditions constituait une immixtion illégale dans son domicile, en violation de l’article 17 du Pacte.

8.14Les auteurs invoquent également une violation du paragraphe 3 de l’article 2 lu conjointement avec les articles 6, 7, 9, 16 et 17 du Pacte, qui impose aux États parties l’obligation de garantir à toute personne des recours accessibles, utiles et exécutoires pour faire valoir les droits garantis par le Pacte. Le Comité rappelle qu’il attache de l’importance à la mise en place, par les États parties, de mécanismes juridictionnels et administratifs appropriés pour examiner les plaintes faisant état de violations des droits garantis par le Pacte. Il rappelle son observation générale no 31 (2004) sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, dans laquelle il indique notamment que le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte.

8.15En l’espèce, Malika Bendjael a alerté à plusieurs reprises les autorités compétentes de la disparition de son fils sans que l’État partie procède à une enquête approfondie et rigoureuse sur cette disparition, et sans que les auteurs soient informés de l’évolution des démarches de recherche et d’enquête entreprises, ou du sort de Mourad Bendjael. En outre, l’impossibilité légale de recourir à une instance judiciaire après la promulgation de l’ordonnance no 06‑01 continue de priver Mourad Bendjael et les auteurs de tout accès à un recours utile, puisque cette ordonnance interdit le recours à la justice pour faire la lumière sur les crimes les plus graves, comme les disparitions forcées. Le Comité conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 3 de l’article 2 lu conjointement avec les articles 6, 7, 9 et 16 du Pacte à l’égard de Mourad Bendjael, et du paragraphe 3 de l’article 2 lu conjointement avec les articles 7 et 17 du Pacte à l’égard des auteurs.

9.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des articles 6, 7, 9 et 16 du Pacte, ainsi que du paragraphe 3 de l’article 2 lu conjointement avec les articles 6, 7, 9 et 16 du Pacte à l’égard de Mourad Bendjael. Il constate en outre une violation par l’État partie des articles 7 et 17 lus seuls et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte à l’égard des auteurs, et de l’article 14 du Pacte à l’égard de Malika Bendjael.

10.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteurs un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux personnes dont les droits reconnus par le Pacte ont été violés. En l’espèce, l’État partie est tenu : a) de mener une enquête rapide, efficace, exhaustive, indépendante, impartiale et transparente sur la disparition de Mourad Bendjael et de fournir aux auteurs des informations détaillées quant aux résultats de cette enquête ; b) de libérer immédiatement Mourad Bendjael s’il est toujours détenu au secret ; c)dans l’éventualité où Mourad Bendjael serait décédé, de restituer sa dépouille à sa famille dans le respect de la dignité, conformément aux normes et aux traditions culturelles des victimes ; d)de poursuivre, de juger et de punir les responsables des violations commises ; e)de fournir aux auteurs ainsi qu’à Mourad Bendjael, s’il est en vie, une pleine réparation, y compris une indemnité adéquate ; f)de fournir des mesures de satisfaction appropriées aux auteurs ; et g)d’assurer l’accès de Merouane Bendjael à une procédure de réparation du préjudice subi à la suite de son acquittement du 22 avril 1999. Nonobstant l’ordonnance no 06‑01, l’État partie devrait également veiller à ne pas entraver le droit à un recours effectif pour les victimes de crimes tels que la torture, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées. Il est en outre tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues se reproduisent à l’avenir. À cet effet, le Comité est d’avis que l’État partie devrait revoir sa législation en fonction de l’obligation qui lui est faite au paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, et en particulier abroger les dispositions de ladite ordonnance qui sont incompatibles avec le Pacte, afin que les droits consacrés par le Pacte puissent être pleinement exercés dans l’État partie.

11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte, et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre‑vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.