Nations Unies

CCPR/C/124/D/3075/2017

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

20 décembre 2018

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Décision adoptée par le Comité en vertu du Protocole facultatif, concernant la communication no 3075/2017 * , **

Communication présentée par :

G. G. (représenté par des conseils, Ara Ghazaryan et Araks Melkonyan)

Au nom de :

G. G.

État partie :

Arménie

Date de la communication :

28 décembre 2016 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 6 décembre 2017 (non publiée sous forme de document)

Date de la décision:

2 novembre 2018

Objet :

Couverture par les médias d’une manifestation pacifique

Question(s) de procédure :

Non-épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Liberté d’expression ; détention arbitraire ; droit à un recours utile

Article(s) du Pacte :

2 (par. 3), 9 (par. 1 et 2) et 19 (par. 2)

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est G. G., de nationalité arménienne, né en 1989. Il se dit victime d’une violation par l’État partie des droits qu’il tient du paragraphe 3 de l’article 2, des paragraphes 1 et 2 de l’article 9 et du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 23 juin 1993. L’auteur est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur est un journaliste indépendant dont le travail est diffusé à la télévision publique arménienne. Au cours de l’été 2015, plusieurs manifestations pacifiques ont été organisées en Arménie pour protester contre la décision prise par le Gouvernement d’augmenter les tarifs de l’électricité.

2.2Le 18 juin 2015, à Erevan, un sit-in pacifique organisé par le mouvement citoyen « Non au vol » a débuté sur la place de la Liberté. Le soir du 22 juin, un grand cortège pacifique s’est spontanément formé ; les manifestants ont quitté la place de la Liberté et emprunté l’avenue Baghramyan en direction du palais présidentiel, où ils voulaient déposer une pétition. La police a toutefois bloqué l’avenue, les empêchant d’atteindre le palais. Les manifestants ont alors décidé de tenir un sit-in sur l’avenue Baghramyan ; ce sit-in, auquel ont participé environ 500 manifestants, a duré toute la nuit.

2.3L’auteur avait entendu dire que des policiers étaient présents en nombre sur l’avenue Baghramyan et que les forces de l’ordre étaient équipées de véhicules blindés, de canons à eau et de barbelés. Il indique qu’en sa qualité de journaliste il portait un badge de presse quand il s’est rendu avenue Baghramyan le 23 juin pour couvrir le sit-in.

2.4Le 23 juin 2015, vers 5 heures du matin, la police a commencé à disperser les manifestants violemment, en faisant un usage excessif de la force et en utilisant des canons à eau. Selon l’auteur, environ 240 manifestants ont alors été arrêtés.

2.5L’auteur affirme qu’il a tenté de quitter les lieux mais qu’il en a été empêché par plusieurs policiers, qui s’en sont pris physiquement à lui et ont essayé de lui arracher son appareil photo. Pour éviter que l’appareil ne soit endommagé, l’auteur l’a remis aux policiers. Il affirme que des policiers l’ont menotté et frappé à la tête et lui ont cassé ses lunettes. Ils l’ont emmené jusqu’à un véhicule de police stationné avenue Machtots, sans lui donner les raisons de son arrestation.

2.6Le 23 juin, vers 7 heures du matin, l’auteur a été transféré au poste de police du district de Malatia, à Erevan, où il est resté environ une heure avant d’être libéré. Le même jour, les policiers lui ont rendu son appareil photo, en lui demandant d’effacer plusieurs photographies des manifestations.

2.7L’auteur affirme que, les 22 et 23 juin, les policiers s’en sont pris physiquement à 13 journalistes et ont entravé le travail de 11 autres. Du matériel technique et des cartes mémoire appartenant à une dizaine de journalistes ont été endommagés ou volés. À cet égard, l’auteur renvoie aux nombreux rapports d’organisations internationales, d’organisations non gouvernementales et d’autres acteurs.

2.8Le 2 juillet 2015, le Service des enquêtes spéciales a ouvert une enquête pénale sur les allégations selon lesquelles les policiers auraient outrepassé leurs pouvoirs au cours de l’opération spéciale qui avait été menée pour disperser la manifestation et le sit-in qui s’étaient déroulés avenue Baghramyan le 23 juin 2015 et les jours suivants. L’auteur fait remarquer que l’enquête visait les violences commises par des policiers contre des manifestants et des journalistes sur les lieux de la manifestation et dans les postes de police. Il ajoute que, dans le cadre de cette enquête, le Service aurait aussi à se pencher sur les actes illégaux commis par des policiers pour empêcher les journalistes de s’acquitter de leurs obligations professionnelles, et notamment prêter attention aux informations selon lesquelles du matériel, notamment des appareils photo, des cartes mémoire et des appareils d’enregistrement, aurait été détruit.

2.9L’auteur affirme qu’il a été entendu deux fois par le Service des enquêtes spéciales en tant que témoin, le 26 août 2015 puis le 1er octobre 2015, date à laquelle il a été reconnu comme victime. Depuis, il n’a reçu aucune information de la part de ce service sur les mesures de procédure ou d’enquête prises dans le cadre de l’affaire. L’auteur relève que le droit interne ne prévoit aucun recours administratif dans le cadre d’une procédure pénale.

2.10L’auteur indique que, le 5 avril 2017, en réponse aux questions du Comité pour la protection de la liberté d’expression sur la progression de l’enquête, le Service des enquêtes spéciales a fait savoir que 22 représentants des médias s’étaient vu reconnaître le statut de victime au cours de l’enquête et que, pour quatre d’entre eux, l’enquête pénale était terminée et l’affaire avait été renvoyée au tribunal. Le Service des enquêtes spéciales a déclaré que l’enquête concernant l’auteur était toujours en cours.

2.11L’auteur dénonce les dispositions du Code de procédure pénale, affirmant qu’elles ne prévoient pas de recours en cas d’inaction des services d’enquête. En application du paragraphe 1 de l’article 290 du Code de procédure pénale, seuls des « actes » et des « décisions » peuvent être portés à la connaissance d’un procureur de rang supérieur, et le fait de ne pas enquêter ne figure donc pas expressément dans les motifs de contestation.

2.12L’auteur relève que, si la Cour constitutionnelle d’Arménie s’est prononcée, dans sa décision 844, sur la portée du paragraphe 1 de l’article 290 du Code de procédure pénale en ce qui concerne le droit d’exercer un recours contre l’inaction des services d’enquête, elle n’a pas précisé le sens du terme « inaction ».

2.13En outre, l’auteur affirme que la procédure avant jugement n’était pas publique et que les mis en cause et les victimes ont bénéficié de droits très limités s’agissant de la régularité de la procédure. Il fait observer que le Code de procédure pénale est vague en ce qui concerne la durée maximale des enquêtes : si son article 197 limite la durée de l’enquête préliminaire à deux mois, avec possibilité de prorogation, il ne précise pas combien de prorogations sont possibles. Selon l’auteur, la durée de l’enquête en cours a été prolongée au moins 10 fois. L’auteur affirme à ce propos n’avoir jamais été informé des raisons de ces prorogations.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que les droits qu’il tient des paragraphes 1 et 2 de l’article 9 du Pacte ont été violés car, le 23 juin 2015, il a été arrêté et détenu par la police de manière illégale, arbitraire et injustifiée et n’a pas été informé des raisons de son arrestation et de sa détention. Pendant sa garde à vue, on l’a frappé à la tête et on lui a pris son appareil photo. L’auteur renvoie à la jurisprudence du Comité et soutient que l’État partie a l’obligation de prendre des mesures appropriées face aux violences exercées à l’égard de journalistes, de prévenir l’usage injustifié de la force de la part des forces de l’ordre et d’apporter réparation aux victimes.

3.2L’auteur soutient que c’est parce qu’il couvrait la manifestation en tant que journaliste qu’il a été pris pour cible par la police. La police l’ayant empêché de s’acquitter de ses obligations professionnelles, il affirme que l’État partie a enfreint le droit à la liberté d’expression qu’il tient du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte.

3.3L’auteur soutient qu’il est essentiel que les médias et la presse soient en mesure de rendre compte des questions d’intérêt général sans être soumis à la censure ou à des restrictions et d’informer le public. Il souligne que l’État partie devrait mettre en place des mesures efficaces pour protéger ceux qui exercent leur droit à la liberté d’expression. Il soutient que si les journalistes sont particulièrement exposés aux menaces, aux actes d’intimidation et aux agressions en raison de leurs activités, les agressions dont ils sont victimes devraient faire sans délai l’objet d’enquêtes diligentes, les responsables devraient être poursuivis et les victimes devraient pouvoir bénéficier d’une réparation appropriée.

3.4L’auteur affirme que le fait pour l’État partie de ne pas mener d’enquête sur de telles allégations de violations pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte. À cet égard, ses allégations visant les actes de la police n’ont pas donné lieu à une enquête effective. L’auteur fait valoir que, même s’il a été officiellement reconnu comme victime dans le cadre de l’enquête pénale en cours, l’enquête a été retardée et aucun auteur n’a été identifié ou poursuivi.

3.5L’auteur se dit victime d’une violation du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, lu conjointement avec les paragraphes 1 et 2 de l’article 9 et le paragraphe 2 de l’article 19.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une note verbale en date du 7 février 2018, l’État partie conteste la recevabilité de la communication au motif que les recours internes n’auraient pas été épuisés.

4.2L’État partie fait observer qu’à la suite de la dispersion d’une manifestation par la police le 23 juin 2015, le Service des enquêtes spéciales a ouvert une procédure pénale au titre du paragraphe 2 de l’article 309, du paragraphe 1 de l’article 164 et du paragraphe 1 de l’article 185 du Code pénal. Dans le cadre de cette procédure pénale, 59 personnes, dont 22 journalistes, ont été reconnues comme victimes. À la suite d’une enquête exhaustive, quatre policiers ont été inculpés. L’enquête a permis d’établir l’ensemble des faits, et l’affaire a été renvoyée devant les tribunaux de district de Kentron et de Nork-Marach. L’enquête se poursuit.

4.3L’État partie indique que de nombreux policiers ont été interrogés, que des examens médico-légaux ont été pratiqués et que des indices matériels ont été relevés. Après l’examen de vidéos diffusées sur Internet, le Service des enquêtes spéciales a interrogé d’autres policiers et pris d’autres mesures de renseignement et d’enquête en vue d’établir les circonstances exactes dans lesquelles les faits se sont déroulés.

4.4L’État partie affirme que, le 1er octobre 2015, l’auteur s’est vu reconnaître le statut de victime dans le cadre de la procédure. L’auteur a été informé de tous les résultats des examens médico-légaux et des conclusions des experts. L’État partie souligne que l’auteur n’a saisi les services d’enquête d’aucune requête concernant les infractions commises par les policiers à son encontre.

4.5Pour vérifier les déclarations de l’auteur, on a interrogé des journalistes et un certain nombre de policiers, dont de hauts gradés, y compris le responsable du poste de police du district de Malatia. Ils ont déclaré que les policiers avaient libéré l’auteur dès qu’ils avaient compris qu’il était journaliste.

4.6L’État partie relève que, bien que l’auteur ait été informé de son droit de déposer une requête, il n’a jamais saisi les services d’enquête d’aucun recours concernant l’enquête ou les agissements des policiers. En ce qui concerne l’affirmation de l’auteur selon laquelle la décision rendue par la Cour constitutionnelle au sujet de la portée de l’article 290 du Code de procédure pénale fait obstacle à la mise en cause des services d’enquête pour leur inaction, l’État partie indique qu’il existe de nombreux cas où cet article a été considéré comme permettant aux victimes de contester l’inaction des enquêteurs.

4.7L’État partie fait valoir que l’article 69 du Code de procédure administrative prévoit la possibilité de former un recours administratif. Cependant, la procédure pénale étant en cours, l’auteur ne peut pas encore se prévaloir de cette possibilité.

4.8L’État partie indique aussi que, compte tenu du caractère confidentiel de l’enquête et du fait que la présente communication porte principalement sur la recevabilité, il pourrait, si le Comité décidait de déclarer la communication recevable, transmettre des informations plus complètes et plus détaillées sur l’enquête.

4.9L’État partie conclut que, l’auteur n’ayant pas fait usage des procédures internes pour contester l’inaction supposée des services d’enquête, les autorités compétentes n’ont pas pu remédier, dans le cadre du droit interne, aux violations dont il est fait état. L’enquête étant toujours en cours, l’auteur dispose, via un mécanisme clairement défini par le Code de procédure pénale, d’un recours utile contre l’inaction dont il accuse les services d’enquête.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Dans une lettre en date du 4 mai 2018, l’auteur conteste les modalités de la procédure pénale en cours et affirme que l’État partie n’a pas précisé quelles mesures d’enquête et mesures opérationnelles avaient été prises ni donné les noms des policiers et des journalistes interrogés. Il conteste aussi l’argument du caractère confidentiel de la procédure et soutient que la durée de l’enquête excède des délais raisonnables.

5.2L’auteur réfute l’argument selon lequel il n’aurait pas épuisé les recours internes et soutient que la contestation des actes et des omissions des services d’enquête est, en tout état de cause, un droit et non une obligation. Il soutient enfin que l’État partie a l’obligation de mener une enquête équitable, exhaustive et diligente et que l’utilité des recours internes ne doit pas dépendre de la décision de la victime de former ou non un recours.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3En ce qui concerne les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité prend tout d’abord note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication ne serait pas recevable parce que les recours internes n’ont pas été épuisés, l’auteur n’ayant formé auprès des autorités arméniennes aucun recours concernant la conduite de l’enquête relative à son affaire avant de saisir le Comité. Les autorités compétentes de l’État partie n’auraient ainsi pas été en mesure de remédier, dans le cadre du droit interne, aux violations qui auraient eu lieu. Le Comité note aussi que l’auteur affirme que l’enquête du Service des enquêtes spéciales a excédé des délais raisonnables, qu’en tant que victime, il n’a pas été suffisamment informé de la progression de l’enquête, que, en tout état de cause, les victimes ont le droit, et non l’obligation, de contester la manière dont est menée une enquête, et que l’utilité des recours internes ne peut dépendre de la décision des victimes de former ou non un recours. Le Comité prend note du fait que l’auteur s’est vu reconnaître le statut de victime et que quatre policiers ont été inculpés.

6.4Le Comité rappelle que, selon le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, il ne peut examiner une communication sans s’être assuré que tous les recours internes disponibles ont été épuisés ; toutefois, cette règle ne s’applique pas s’il est établi que les procédures de recours ont excédé ou excéderaient des délais raisonnables ou qu’il est peu probable qu’elles donneraient satisfaction à la victime présumée. En l’espèce, les délais ne semblent pas être de nature à exonérer l’auteur de l’obligation d’épuiser les recours internes disponibles avant de soumettre une communication au Comité. De surcroît, aucun élément du dossier n’indique que le recours en question ne permettrait pas à l’auteur d’obtenir une réparation effective. Dans ces circonstances, le Comité conclut que les conditions énoncées au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne sont en l’espèce pas remplies.

7.En conséquence, le Comité décide :

a)Que la communication est irrecevable au regard du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteur de la communication.