Nations Unies

CCPR/C/124/D/2826/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

29 novembre 2018

Français

Original : anglais/français

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2826/2016 * , **

Communication présentée par :

Kuvvatali Mudorov (non représenté par un conseil)

Au nom de :

L’auteur

État partie :

Tadjikistan

Date de la communication :

28 mars 2016 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 14 octobre 2016 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

25 octobre 2018

Objet :

Nationalisation d’une société par actions ; indemnisation

Question(s) de procédure :

Aucune

Question(s) de fond :

Recours utile ; procès équitable et public ; discrimination

Article(s) du Pacte :

2 (par. 3), 14 (par. 1) et 26

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 3

1.L’auteur de la communication est Kuvvatali Mudorov, de nationalité tadjike, né en 1952. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient du paragraphe 3 de l’article 2, du paragraphe 1 de l’article 14 et de l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le Pacte). Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Tadjikistan le 4 avril 1999. L’auteur n’est pas représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1En 1996, le Centre national de réadaptation a été vendu par voie d’enchères et privatisé. Entre 1997 et 2002, l’auteur a acheté 32 480 parts de la société, ce qui lui a permis de détenir 90 % des parts.

2.2En 2004, le Gouvernement a décidé de nationaliser la société. L’auteur ayant refusé de « renoncer » à la société, le Bureau du Procureur général a saisi la justice. Le 26 mars 2004, la Haute Cour des affaires économiques du Tadjikistan a décidé d’annuler les résultats de la vente aux enchères tenue en 1997 et de déclarer caduc l’ensemble des statuts de la société. Elle a ordonné l’indemnisation de l’auteur à hauteur de 50 891 somoni (environ 17 548 dollars des États‑Unis).

2.3Même si l’indemnisation accordée à l’auteur correspondait à la somme qu’il avait versée pour acquérir des parts dans la société en question, compte tenu de l’inflation et de la hausse des prix, il aurait dû être indemnisé d’environ 10 millions de somoni. L’auteur affirme que l’arrêt rendu par la Haute Cour ne constitue ni plus ni moins qu’une « extorsion » de la part de l’État, puisque la mise aux enchères puis la privatisation de la société avaient eu lieu en vertu de la législation et de la réglementation applicables en vigueur. De surcroît, l’indemnisation ordonnée en sa faveur ne correspond pas, loin s’en faut, à la valeur réelle de la société. À une date non précisée, l’auteur a saisi la Haute Cour des affaires économiques d’un recours contre la décision rendue le 26 mars 2004. Le 25 juin 2004, il a été débouté.

2.4Entre 2004 et 2008, l’auteur a saisi la Haute Cour des affaires économiques de plusieurs recours en révision au titre de la procédure de contrôle juridictionnel ; il a également déposé des plaintes auprès du Parlement, du Cabinet du Président et du Président. En 2014 et 2015, il a demandé à cinq reprises à la Haute Cour de réexaminer l’affaire à la lumière de nouveaux éléments ; ses demandes ont été rejetées. Le 22 septembre 2015, la Haute Cour a confirmé le premier arrêt rendu.

2.5L’auteur affirme que l’action exercée contre lui par l’État (par l’intermédiaire du Bureau du Procureur général) était prescrite puisqu’elle devait être intentée dans un délai de trois ans et que la justice a été saisie sept ans après la privatisation.

2.6L’État a donc porté atteinte aux droits de propriété de l’auteur, en violation de l’ensemble de la législation et de la réglementation en vigueur, ce qui a constitué une extorsion, tandis que la justice n’a pas protégé ses droits en faisant en sorte que sa cause soit entendue équitablement par un tribunal indépendant. Selon l’auteur, la décision de la Haute Cour des affaires économiques n’a pas été exécutée. La Commission étatique de gestion des biens publics, qui est l’organisme public compétent, auquel la Haute Cour avait ordonné d’indemniser l’auteur, n’a pas versé à celui‑ci la somme requise de 50 891 somoni. L’auteur n’a donc reçu aucune indemnité à ce jour.

Teneur de la plainte

3.L’auteur affirme que l’État partie, en l’extorquant ainsi et en l’empêchant d’être jugé équitablement par un tribunal indépendant et de jouir de son droit à un recours utile, a violé les droits qu’il tient du paragraphe 3 de l’article 2, du paragraphe 1 de l’article 14 et de l’article 26 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 5 janvier 2017, l’État partie a adressé ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication. Il explique que le Procureur général a engagé une procédure dans l’intérêt du Ministre de la santé contre la Commission étatique de gestion des biens publics, l’auteur et l’entreprise Somon-1 de Douchambé pour annuler (déclarer nulles et non avenues) la mise aux enchères du Centre de réadaptation Kharangon et sa conversion en une société par actions. Il soutient que les griefs de l’auteur, qui remet en question les décisions de justice rendues en l’affaire et affirme que ses droits auraient été violés au cours de la procédure, ont été dûment pris en considération. Le 26 mars 2004, la Haute Cour des affaires économiques du Tadjikistan a annulé la mise aux enchères et ses résultats, décidant par là le retour des parties à leur situation antérieure, et a ordonné l’indemnisation de l’auteur. Le 25 juin 2004, la chambre d’appel de la Haute Cour a confirmé la décision. Les différentes requêtes que l’auteur a présentées par la suite auprès du Bureau du Procureur général ont été soigneusement examinées par celui‑ci, qui lui a adressé des réponses détaillées.

4.2Il est ressorti d’un examen de la procédure de privatisation du Centre de réadaptation que celui‑ci avait été converti en une société par actions, puis privatisé, en violation de la législation en vigueur. Conformément à la législation sur la privatisation des biens publics, les structures de santé, les centres culturels et les établissements d’enseignement ne peuvent être privatisés que par décret exécutif. Le Gouvernement n’a pas publié de décret relatif à la privatisation du Centre de réadaptation. Malgré cela, en 1996, le défendeur, à savoir la Commission étatique de gestion des biens publics, a de sa propre initiative procédé à la transformation du centre de santé en une société par actions. Le 18 octobre 1996, la Commission a signé l’acte constitutif de la société par actions Kharangon. Le 28 décembre 1996, 40 % des parts de la société ont été cédées à un collectif de travailleurs (trudovoj kollectiv ).

4.3La charte de la société par actions Kharangon a été enregistrée auprès du Service d’enregistrement des actes le 18 février 1997. L’acte d’enregistrement de la charte a été délivré le jour même, et la société Kharangon a donc été dotée d’une capacité juridique à cette date. En conséquence, l’acte constitutif du 18 octobre 1996 et le contrat de cession et d’acquisition de parts de la société Kharangon (en date du 28 décembre 1996) ont été établis à l’égard d’une entité qui n’avait aucune existence juridique.

4.4Selonl’article 46 du Code civil du Tadjikistan (en vigueur à l’époque), les contrats qui ne sont pas conformes aux prescriptions de la loi applicable ne sont pas valables. La Haute Cour a donc estimé que l’acte constitutif du 18 octobre 1996 portant conversion du Centre de réadaptation Kharangon en une société par actions et le contrat de cession de bien du 24 octobre 1996 étaient nuls et non avenus.

4.5Pendant l’organisation et le déroulement de la mise aux enchères des parts restantes de la société, l’organisme public mis en cause (la Commission étatique de gestion des biens publics) s’est également rendu coupable d’autres violations de la loi. En effet, conformément à l’article 26 du règlement no 513 du 16 décembre 1997 portant établissement de la procédure applicable à la tenue des ventes aux enchères et des appels d’offres, un avis de vente de biens publics doit être publié au plus tard trente jours avant la mise aux enchères dans la langue officielle de l’État et en russe. Le 27 mai 1998, le journal Sadoy Mardum a publié une annonce en russe concernant la cession des parts de la société par actions Kharangon, qui devait avoir lieu le 27 juin 1998. La vente aux enchères a en fait eu lieu le 22 juin 1998. Trente pour cent des parts de la société ont été adjugés à l’auteur même de la communication, et 10 % à l’entreprise Somon-1 de Douchanbé. Des violations semblables ont été commises au cours de la vente aux enchères du 27 avril 2002, au cours de laquelle les 20 % restants des parts de la société ont été adjugés, cette fois encore, à l’auteur.

4.6Les 22 juin 1998 et 27 avril 2002, la Haute Cour des affaires économiques a annulé la vente des parts de la société Kharangon pour non‑respect des prescriptions de la législation en la matière. Elle a ainsi décidé le retour des parties à leur situation antérieure et ordonné à la Commission étatique de gestion des biens publics de recouvrer la somme de 50 891,30 somoni au bénéfice de l’auteur et la somme de 8 484,85 somoni au bénéfice de l’entreprise Somon‑1 de Douchanbé.

4.7L’État partie fait observer que la procédure tenue par la Haute Cour des affaires économiques s’est déroulée selon le principe de l’égalité des parties. La Haute Cour n’a pas le droit de réserver un traitement préférentiel à l’une des parties, ni de porter atteinte aux droits de l’une quelconque des parties. Il ressort également des éléments de l’affaire qu’au cours de l’examen des griefs de l’auteur, les droits procéduraux de celui‑ci ont été strictement respectés puisqu’il a assisté aux audiences, présenté différentes requêtes, présenté ses arguments et produit des preuves devant la Haute Cour, participé à l’examen des preuves et directement pris part aux débats pendant les audiences.

4.8En outre, en application des paragraphes 2 et 3 de l’article 270 du Code de procédure économique, les parties à un litige économique ont le droit d’introduire un recours au titre de la procédure de contrôle juridictionnel auprès de la Haute Cour des affaires économiques du Tadjikistan dans un délai de six mois à compter de l’entrée de la décision attaquée en force de chose jugée. Les recours introduits par l’auteur ont de ce fait été examinés par la Haute Cour, qui les a rejetés. L’État partie affirme par conséquent qu’en l’espèce, les actes émanant des instances judiciaires sont légaux et justifiés. Les juridictions des affaires économiques n’ont pas porté atteinte aux droits des parties au litige.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Le 28 juin 2017, l’auteur a contesté les observations de l’État partie en reprenant les principaux arguments invoqués précédemment et en faisant le compte rendu des procédures judiciaires suivies. Il dit n’avoir reçu à ce jour aucune indemnisation de l’État. Il affirme que, comme suite aux décisions de justice rendues dans l’affaire, il s’est retrouvé sans emploi et a dû se déclarer en faillite, et que cela fait maintenant treize ans qu’il vit dans la pauvreté. Il soutient, une nouvelle fois, que la somme qu’il a versée aux fins de l’acquisition de parts dans la société en cause, à savoir 50 891 somoni, devait lui être remboursée par l’État partie ; cela fait vingt ans qu’il attend que l’État lui verse cet argent. La valeur du centre est aujourd’hui plusieurs centaines de fois plus élevée, alors que le pouvoir d’achat de cette somme a chuté de manière proportionnelle.

5.2L’auteur affirme n’être pour rien dans le fait que la décision de privatiser le Centre de réadaptation a été prise par la Commission étatique de gestion des biens publics plutôt que par décret exécutif, ainsi que le prévoit la loi. Selon lui, c’est l’organisme public et ses membres qui doivent en être tenus pour responsables. L’auteur a acquis de bonne foi des parts de la société et estimait en être le propriétaire légitime jusqu’au prononcé des décisions de justice rendues en l’affaire. Il affirme que les tribunaux n’en ont pas tenu compte.

5.3En 2014 et 2015, l’auteur a introduit cinq recours devant la Haute Cour des affaires économiques sur la base de nouveaux éléments, rappelant qu’aucune décision n’avait été rendue au sujet des parts, que les parts n’avaient pas été annulées et qu’il n’avait pas été indemnisé. Il a demandé à recouvrer son droit de propriété sur le centre privatisé ou à recevoir, à titre d’indemnisation, une somme équivalente à la valeur d’acquisition des parts ou majorée en fonction de l’indexation prévue par la loi. Il affirme que, même si en 2004 la valeur réelle de ses parts était 24 fois supérieure (et s’élevait à 1 250 000 somoni), la Haute Cour a ordonné qu’il soit indemnisé seulement à hauteur de 50 890 somoni.

5.4Le 5 février 2018, l’auteur a soumis un exemplaire de la liste des travaux de construction, de rénovation et d’amélioration réalisés dans le Centre de réadaptation entre 1997 et 2014.

5.5Le 25 avril 2018, l’auteur a repris ses arguments précédents et rappelé une fois encore qu’il n’avait toujours pas reçu l’indemnisation ordonnée par la Haute Cour des affaires économiques.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité note que l’auteur dit avoir épuisé toutes les voies de recours internes utiles qui lui étaient ouvertes. En l’absence d’objection de la part de l’État partie, il estime que les conditions énoncées au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif sont remplies.

6.4Pour ce qui est du grief de violation de l’article 26 du Pacte, le Comité estime que l’argument de l’auteur selon lequel il a été privé de son droit à l’égalité devant la loi et à une égale protection de celle‑ci, sans discrimination, n’est pas suffisamment étayé aux fins de la recevabilité et le déclare donc irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.5Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs qu’il tire de l’article 14, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte. Il déclare donc cette partie de la communication recevable et procède à son examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité note que, pour l’auteur, en « l’extorquant » ainsi et en l’empêchant d’être jugé équitablement par un tribunal indépendant, l’État partie a porté atteinte aux droits qui lui sont reconnus par le paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte. Il note en outre que, d’après l’auteur, l’action exercée contre lui par le Bureau du Procureur général était prescrite, puisqu’elle aurait dû être intentée dans un délai de trois ans mais ne l’a en fait été que sept ans après la privatisation. Le Comité relève également que, bien que la Haute Cour ait ordonné l’indemnisation de l’auteur à hauteur de 50 891 somoni, à ce jour, celui‑ci n’a pas pu obtenir l’exécution de la décision. L’État partie n’a pas expliqué pourquoi, plus de quatorze ans après la décision judiciaire rendue le 26 mars 2004, l’auteur n’avait toujours pas reçu cette somme. En conséquence, étant donné que le droit d’accès à un tribunal, prévu au paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, resterait illusoire si une décision judiciaire définitive et obligatoire demeurait inopérante au détriment d’une partie, et que la mesure visant à garantir « la bonne suite donnée par les autorités compétentes à tout recours qui aura été reconnu justifié », prévue au paragraphe 3 c) de l’article 2 du Pacte, resterait également illusoire, le Comité considère qu’en n’exécutant pas la décision susmentionnée, les autorités tadjikes ont violé les droits garantis à l’auteur par le paragraphe 1 de l’article 14, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que l’auteur tient du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2.

9.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres : a) de procéder à l’exécution intégrale de la décision judiciaire rendue le 26 mars 2004 ; b) de tenir compte de tous les éléments appropriés pour actualiser cette décision au jour de son exécution, notamment du préjudice subi par l’auteur du fait du retard excessif dans l’exécution de l’indemnisation ; c) de prendre des mesures pour veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre‑vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles‑ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.