Nations Unies

CCPR/C/129/D/3106/2018-3122/2018

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

18 décembre 2020

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant les communications nos 3106/2018, 3107/2018, 3108/2018, 3109/2018, 3110/2018, 3111/2018, 3112/2018, 3113/2018, 3114/2018, 3115/2018, 3116/2018, 3117/2018, 3118/2018, 3119/2018, 3120/2018, 3121/2018 et 3122/2018 * , **

Communication s présentée s par :

A. G., I. Y., I. O., S. U., B. K., Y. C., T. M., H.A., S. M., M. K., R. K., A.K., B. D., G. C., A.D., E. A. et M.B.

Victime(s) présumée(s) :

Les auteurs et les membres de leur famille

État partie :

Angola

Date d es communication s :

19 janvier 2018 (date des lettres initiales)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 9 février 2018 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

21 juillet 2020

Objet :

Expulsion vers la Turquie

Question(s) de procédure :

Non-épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Risque d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ; non‑refoulement

Article(s) du Pacte :

7, 13 et 14

Article(s) du Protocole facultatif :

2

1.1Les auteurs des 17 communications et les membres de leur famille au nom desquels ils présentent l’affaire sont de nationalité turque :

a)A. G., né en 1978, qui présente la communication en son nom propre et au nom de sa femme, E. G., née en 1977, et de leurs trois enfants, O. Y. (2003), A. E. (2006) et E. Y ; (2010), nés en Turquie. Ils se sont installés en Angola en 2014, après avoir vécu en Afrique du Sud de 2010 à 2014 ;

b)I.Y., né en 1991, qui présente la communication en son nom propre et au nom de sa femme, N.K., née en 1991, et de leur fille, S.S.Y. (2017), née en Angola. Ils se sont installés en Angola en octobre 2012 ;

c)I.O., né en 1987, qui présente la communication en son nom propre et au nom de sa femme, B.O., née en 1990, et de leur fils, H.E.O. (2016), né en Angola. Ils se sont installés en Angola en 2015, après avoir vécu au Yémen de 2005 à 2015 ;

d)S.U., née en 1990. Elle s’est installée en Angola en septembre 2013 ;

e)B.K., né en 1984, qui présente la communication en son nom propre et au nom de sa femme, B.K., née en 1985, et de leur fille, C.I.K. (2013), née en Turquie. Ils se sont installés en Angola en août 2015 ;

f)Y.C., né en 1989. Il s’est installé en Angola en août 2015 ;

g)T.M., né en 1989, qui présente la communication en son nom propre et au nom de sa femme, E.M., née en 1991, et de leur fils, I.C.M. (2017), né en Angola. Ils se sont installés en Angola en décembre 2015, après avoir vécu en Afrique du Sud et en Zambie de 2012 à 2015 ;

h)H.A., né en 1978, qui présente la communication en son nom propre et au nom de sa femme, A.A., née en 1980, et de leurs enfants, Y.S.A. (2010) et M.F.A. (2005), nés en Turquie. Ils se sont installés en Angola en octobre 2012 ;

i)S.M., née en 1989, qui présente la communication en son nom propre et au nom de son mari, P.M., né en 1990 au Turkménistan (nationalité turkmène), et de leur fille, N.E.M. (2015), née en Turquie. Ils se sont installés en Angola en août 2014, après les études de S. M. au Cambodge ;

j)M.K., née en 1990. Elle a quitté la Turquie en 2012 pour enseigner les mathématiques au Malawi. Elle s’est installée en Angola en janvier 2016, après avoir vécu au Malawi de 2012 à 2015 ;

k)R.K., né en 1982, qui présente la communication en son nom propre et au nom de sa femme, N.T.K., née en 1981, et de leur fille, Z.K. (2016), née en Turquie. Ils se sont installés en Angola en janvier 2016, après avoir vécu en Afrique du Sud et en Zambie de 2008 à 2015 ;

l)A.K., né en 1959, qui présente la communication en son nom propre et au nom de sa femme, S.K., née en 1964. Ils se sont installés en Angola en août 2016 ;

m)B.D., né en 1987, qui présente la communication en son nom propre et au nom de sa femme, G.B.D., née en 1990, et de leur fille, A.N.D. (2017), née en Angola. Ils se sont installés en Angola en 2014, après avoir vécu aux États-Unis d’Amérique et en Afrique du Sud de 2012 à 2014 ;

n)G.C., né en 1991. Il s’est installé en Angola en juillet 2015 ;

o)A.D., née en 1987. Elle s’est installée en Angola en octobre 2016, après avoir vécu au Kenya et à Madagascar de 2008 à 2016 ;

p)E.A., né en 1985, qui présente la communication en son nom propre et au nom de sa femme, F.A., née en 1985, et de leur fils, F.A.A. (2016), né en Turquie. Ils se sont installés en Angola en mars 2012 ;

q)M.B., né en 1984, qui présente la communication en son nom propre et au nom de sa femme, B.B., née en 1989, et de leurs deux enfants, E.B.B. (2016) et M.S.B. (2014), nés en Turquie. Ils se sont installés en Angola en janvier 2011.

1.2Les auteurs affirment que leur renvoi en Turquie constituerait une violation des droits qu’ils tiennent des articles 7, 13 et 14 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’Angola le 10 avril 1992. Les auteurs ne sont pas représentés par un conseil.

1.3Le 9 février 2018, conformément à l’article 92 de son règlement intérieur (désormais art.94), le Comité, agissant par l’intermédiaire de ses Rapporteurs spéciaux chargés des nouvelles communications et des mesures provisoires, a demandé à l’État partie de ne pas extrader les auteurs et les membres de leur famille vers la Turquie tant que leurs communications seraient à l’examen.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Les auteurs, qui sont des adeptes des enseignements de FethullahGülen, se sont installés en Angola entre 2011 et 2016 après avoir obtenu des postes d’enseignant au ColégioEsperança Internacional, l’une des centaines d’écoles financées par le mouvement Gülen dans le monde et inspirées par les idéaux de celui-ci. L’école, qui a fonctionné de nombreuses années sans problème, est devenue l’un des meilleurs établissements scolaires d’Angola et l’un des plus renommés.

2.2Cependant, depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016, le Gouvernement turc fait pression sur les gouvernements du monde entier pour qu’ils ferment les écoles internationales turques liées au mouvement Gülen et expulsent les enseignants et autres ressortissants turcs vivant sur leur territoire et considérés comme des adeptes du mouvement. Le Gouvernement angolais n’a pas été à l’abri des pressions turques.

2.3Le 3 octobre 2016, après plusieurs visites de représentants de l’État turc, le Président angolais a pris un décret ordonnant la fermeture duColégioEsperança Internacional et l’expulsion de tous les ressortissants turcs ayant un lien avec l’établissement. Le décret lui‑même n’a été présenté ni aux demandeurs d’asile concernés vivant en Angola ni au personnel du bureau du Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés(HCR) dans le pays.Le 5octobre 2016, trois membres du Ministère de l’intérieur se sont rendus dans l’établissement pour informer le directeur et son adjoint que l’école devait fermer suite à une décision du Président angolais. Les agents de l’État n’ont alors présenté aucun document écrit.

2.4Le 10 février 2017, le ColégioEsperança Internacional a été officiellement fermé par le Ministère de l’éducation. Plusieurs policiers sont entrés dans l’école et ont poussé sans ménagement tous les enseignants turcs et les membres de leur famille présents − dont des enfants − dans deux véhicules, un bus équipé de vitres teintées et de barreaux et un fourgon de police. Les auteurs présents à l’école ce jour-là et les membres de leur famille ont fait l’objet de menaces et d’invectives de la part des policiers, qui les « ont traités comme de vulgaires criminels ». Après un trajet d’environ vingt minutes, les auteurs ont été ramenés à l’école. À leur arrivée, les policiers les ont informés qu’ils ne seraient pas expulsés ce jour-là, mais qu’ils disposeraient de cinq jours pour quitter le pays avec leur famille. Ils leur ont également retiré leurs passeports et ne leur ont donné aucune information ni aucune explication sur les raisons pour lesquelles on leur ordonnait de quitter le pays.

2.5Les auteurs qui se trouvaient à l’école le 10février 2017 ont été informés qu’ils pourraient séjourner dans les dortoirs de l’établissement jusqu’à leur départ. Toutefois, après avoir contacté de hauts fonctionnaires de police dont les enfants étaient scolarisés dans l’établissement, les policiers les ont autorisés à quitter les locaux de l’école.

2.6L’établissement est resté fermé du 10 février au 20 mars 2017 et un homme d’affaires angolais en est devenu propriétaire gratuitement. Cette opération s’est inscrite dans le cadre d’un accord provisoire par lequel les autorités angolaises ont autorisé les responsables à rouvrir l’école et les enseignants à continuer de travailler jusqu’à ce que la nouvelle direction de l’établissement recrute des remplaçants à l’étranger. En février 2017, les auteurs avaient toutefois déposé une demande de protection internationale au bureau du HCR à Luanda. En raison de la suspension des procédures d’asile et du risque élevé de refoulement, les auteurs et leur famille se sont vu délivrer des lettres de protection, dont des copies ont été transmises au Gouvernement angolais.

2.7Toutefois, les autorités ont continué à faire pression sur les auteurs pour les contraindre à quitter le pays. En mai 2017, le nouveau directeur angolais de l’école a demandé aux auteurs d’organiser leur départ. On leur a dit que cette instruction avait été donnée par le Service angolais des migrations et des étrangers. Les demandeurs d’asile turcs ont été divisés en groupes et une liste indiquant les familles ou les personnes qui devaient partir en premier a été établie.

2.8Bien que des lettres de protection aient été délivrées aux auteurs et que plusieurs réunions aient été organisées entre les autorités angolaises et l’ancien représentant du HCR et ancien représentant par intérim en Angola, l’État partie a maintenu sa position selon laquelle les demandeurs d’asile turcs devaient se conformer au décret présidentiel sans que leurs demandes d’asile soient examinées. Selon ce décret, les enseignants turcs et les membres de leur famille devaient être expulsés au nom de la sécurité de l’État. Ils n’ont toutefois pas été inculpés, et n’ont été informés d’aucune allégation formulée contre eux. L’État partie les a de fait placés dans une situation précaire, en leur permettant de travailler pour l’école, tout en maintenant en vigueur le décret présidentiel qui leur ordonne de quitter le pays. En conséquence, les auteurs se trouvent dans une situation de flou juridique, n’ayant ni la possibilité d’accéder à la procédure d’asile en Angola ni le droit de séjourner légalement dans le pays puisque que l’État partie n’a pas renouvelé leurs visas de travail, et qu’ils risquent en permanence d’être refoulés.

2.9Le statut et le traitement des demandeurs d’asile et des réfugiés en Angola sont régis par la loi sur le droit d’asile et le statut de réfugié (loi no 10/15) adoptée le 17 juin 2015. Celle-ci prévoit que les dossiers des demandeurs d’asile sont transmis au Conseil national pour les réfugiés. Or, près de deux ans après l’adoption de la loi no 10/15, le Conseil national pour les réfugiés n’a toujours pas été créé. Comme l’a indiqué le Rapporteur spécial sur les droits de l’homme des migrants à l’issue de sa mission en Angola, depuis la promulgation de la loi no 10/15 de juin 2015 sur l’asile, l’ancien système de détermination du statut de réfugié a été supprimé. Or, l’État n’a pas encore adopté le règlement nécessaire à la mise en place d’un nouveau système de détermination du statut de réfugié. Le vide juridique que cela crée depuis juin 2015 est extrêmement préjudiciable aux demandeurs d’asile, qui ne bénéficient d’aucun autre statut et ne se voient délivrer aucun document (A/HRC/35/25/Add.1, par. 41). Depuis l’adoption de cette nouvelle loi, aucune demande d’asile n’a été traitée. Bien qu’ils soient demandeurs d’asile, les auteurs et les membres de leur famille, qui ne souhaitent pas retourner en Turquie de crainte d’y être persécutés et torturés ou soumis à d’autres traitements inhumains ou cruels, ne peuvent pas recourir au système d’asile angolais pour obtenir une protection.

2.10Le retard injustifié et important pris dans la mise en œuvre de la loi no 10/15 empêche les demandeurs d’asile et les réfugiés, y compris les enfants, d’accéder à des services tels que l’éducation et les soins de santé. De plus, le refus des autorités de délivrer des pièces d’identité aux demandeurs d’asile et aux réfugiés a exacerbé les problèmes socioéconomiques auxquels ceux-ci se heurtent en Angola. De surcroît, étant donné que la loi no 10/15 n’a pas été mise en œuvre, même les personnes qui répondent aux critères du regroupement familial ne peuvent pas être reconnues comme réfugiés. Il en résulte inévitablement que, faute de pièces d’identité officielles, les demandeurs d’asile et les réfugiés risquent d’être refoulés, en violation de l’article 33 de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, puisqu’ils n’ont aucune preuve qu’ils cherchent à obtenir l’asile en Angola. Bien que la loi no 10/15 ne soit pas encore en vigueur, l’article 29 (par. 4) de la loi sur le statut juridique des étrangers offre toutefois des garanties contre l’expulsion de réfugiés vers un pays où ceux‑ci risqueraient d’être persécutés pour des raisons politiques, raciales ou religieuses ou dans lequel leur vie pourrait être mise en danger(A/HRC/35/25/Add.1, par. 33).

Teneur de la plainte

3.1L’arrêté d’expulsion pris par l’État partie, qui vise tous les ressortissants turcs ayant un lien avec le ColégioEsperança Internacional, notamment les auteurs, expose ceux-ci ainsi que les membres de leur famille au risque d’être renvoyés de force en Turquie où, en raison de leurs liens manifestes avec le mouvement Gülen, ils seraient sans aucun doute victimes de violations de leurs droits constitutives des actes prohibés par l’article 7 du Pacte. Cette conclusion se fonde sur le sort effectivement réservé en Turquie aux personnes ayant un lien réel ou supposé avec le mouvement Gülen, situation dont le Rapporteur spécial sur la question de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants a également rendu compte à l’issue d’une visite effectuée en Turquie entre le 27 novembre et le 2 décembre 2016(voir A/HRC/37/50/Add.1).

3.2Les auteurs se plaignent que la Turquie viole le droit à un procès équitable et au respect de la légalité en traitant comme elle le fait les personnes ayant un lien réel ou supposé avec le mouvement Gülen, qui sont accusées de terrorisme. S’ils sont renvoyés en Turquie, ils risquent fort d’être victimes de violations des droits consacrés par l’article 14 du Pacte et donc de subir le même sort que les milliers de personnes qui ont été arrêtées, inculpées ou tout simplement licenciées uniquement parce qu’elles s’étaient identifiées au mouvement Gülen. Le refus des autorités turques d’accorder le droit à un procès équitable aux personnes apparemment liées au mouvement Gülen et le traitement qu’elles réservent à celles-ci exposent indéniablement les auteurs à un risque de préjudice irréparable, puisque, dans de telles conditions, il est d’autant plus probable que les auteurs seront arbitrairement privés de liberté et soumis à un traitement proscrit par l’article 7 du Pacte.

3.3Enfin, les auteurs dénoncent une violation de l’article 13 du Pacte en ce sens qu’ils doivent se voir accorder le droit de contester un arrêté d’expulsion et de faire examiner leur dossier par une autorité compétente avant d’être expulsés. Étant donné que l’arrêté d’expulsion pris par le Président angolais n’a pas été rendu public et n’a pas été présenté officiellement et formellement aux auteurs, ceux-ci n’ont jamais eu l’occasion de faire valoir des arguments qui militent contre l’expulsion. Selon le paragraphe 15 de l’observation générale no 31 (2004) du Comité, l’expulsion ne peut être arbitraire et il faut non seulement que l’autorité soit indépendante et impartiale, mais aussi que l’État veille à ce que toute personne dispose de recours utiles pour établir le bien-fondé des allégations de violations des droits garantis par le Pacte.En refusant que les auteurs prennent connaissance de l’arrêté d’expulsion en question et en ne leur expliquant pas les raisons pour lesquelles cette mesure a été prise, l’État partie manque donc aux obligations qui lui incombent au titre de l’article13 du Pacte.

3.4En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, les auteurs rappellent que, comme ils risquaient d’être renvoyés ou expulsés de l’État partie en application du décret présidentiel et n’avaient pas la possibilité de demander l’asile aux autorités nationales, ils se sont joints aux autres enseignants pour déposer des demandes de protection internationale auprès du HCR. En février 2017, le HRC leur a délivré des lettres de protection et les a par la suite informés qu’il avait transmis leurs demandes d’asile aux autorités angolaises.

3.5Selon les auteurs, le 12 juin 2017 la représentation régionale du HCR pour l’Afrique australe a adressé une lettre au Vice-Président angolais pour solliciter la suspension du renvoi forcé de tous les demandeurs d’asile visés par l’arrêté d’expulsion. Le 26 juin 2017, la représentation régionale du HCR a adressé une nouvelle lettre au Vice-Président pour obtenir une suspension des renvois forcés et l’assurance qu’aucun refoulement n’aurait lieu. En janvier 2018, aucune suite n’avait été donnée par l’État partie à ces demandes de suspension des expulsions.

3.6Les auteurs considèrent qu’étant donné que le décret présidentiel n’a pas été annulé et compte tenu de l’existence d’un risque de refoulement imminent, il serait vain ou dangereux de leur part d’essayer de saisir la justice angolaise ou d’aller au‑delà de ce qui a déjà été tenté. Ils fondent cette affirmation sur ce que le Département d’État des États-Unis appelle « les faiblesses institutionnelles du système judiciaire » angolais, système qui est tributaire, entre autres, de facteurs tels que l’influence politique dans le processus dedécision.

3.7Les auteurs allèguent que les lenteurs persistantes et généralisées dont souffre le système judiciaire angolais entravent gravement l’accès à la justice et l’efficacité générale du pouvoir judiciaire lorsqu’il s’agit de statuer sur un litige. Constatant cette réalité, le Comité, à sa 107e session, a déclaré qu’il « pren[ait] note avec préoccupation des informations [concernant] la corruption et [le] manque d’indépendance de l’appareil judiciaire, ainsi que […] le nombre insuffisant de juges, d’avocats, de cours et de tribunaux, autant d’éléments susceptibles d’entraver l’accès à la justice » et qu’il était « aussi préoccupé par le montant prohibitif des frais de justice, qui [pouvait] empêcher certaines personnes, en particulier celles qui [étaient] défavorisées ou viv[ai]ent dans les zones rurales, d’avoir accès à la justice » (CCPR/C/AGO/CO/1, par. 20).

3.8Avant qu’un ressortissant angolais ne devienne propriétaire de l’école, deux procédures différentes avaient été engagées par les avocats de l’établissement : une première requête, datée du 10 octobre 2016, avait été adressée au Président angolais, le but étant d’obtenir la suspension d’éventuelles expulsions ou mesures d’exclusion assimilables à un refoulement ; une seconde requête, datée du 12 octobre 2016 et fondée sur le droit d’accès à l’information prévu par l’article 69 de la Constitution angolaise, avait ensuite été introduite auprès de la Cour suprême avec pour objectif d’obtenir l’autorisation de prendre connaissance de tout document concernant la fermeture de l’école et l’éventuelle expulsion des enseignants turcs et des membres de leur famille. Cependant, au mois de février 2017, au moment du transfert des droits de propriété sur l’école et de l’expiration du contrat signé avec le cabinet d’avocats chargé des démarches, aucune suite n’avait été donnée à ces procédures.

3.9Compte tenu de ce qui précède et de leur situation précaire en Angola, où ils restent sous le coup d’un arrêté d’expulsion et sont exposés à un risque de refoulement imminent, les auteurs estiment qu’il est incontestable que le recours à d’autres voies de droit internes les exposerait inéluctablement à un risque supplémentaire. En outre, il est fort probable que la saisine des autorités judiciaires ou le recours à des procédures administratives n’ait aucune chance d’aboutir compte tenu, en particulier, de l’influence du pouvoir exécutif sur le système judiciaire et de la volonté apparente du Gouvernement de méconnaître les normes internationales interdisant le refoulement, puisque l’arrêté d’expulsion reste en vigueur malgré toutes les interventions du HCR.

3.10En conclusion, en l’absence d’une juridiction de première instance et d’une juridiction d’appel en matière de détermination du statut de réfugié, aucun mécanisme ne permet d’obtenir une protection internationale ; les tribunaux nationaux ne sont pas non plus considérés comme une option viable pour les raisons exposées ci-dessus. Les auteurs ne disposent donc d’aucun autre recours interne pouvant raisonnablement être exercé pour obtenir une suspension de l’expulsion.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Le 9 août 2018, l’État partie a soumis ses observations concernant la recevabilité et le fond. Il considère que certaines des informations communiquées par les auteurs sont inexactes et en tout état de cause exagérées, notamment l’allégation selon laquelle les requérants ne bénéficieraient d’aucune protection juridique en Angola.

4.2L’État partie soutient que le Colégio Esperança Internacional a été fermé en raison d’irrégularités commises lors de son enregistrement, comme cela a été le cas pour d’autres établissements d’enseignement qui exerçaient leurs activités de manière irrégulière. Au cours de la procédure administrative, les enseignants turcs ont été initialement invités à quitter le pays, mais après avoir été entendus, ils ont présenté une demande de protection spéciale par l’intermédiaire du HCR. Ils bénéficient actuellement d’une protection au titre de la loi sur le droit d’asile et le statut de réfugié, dans l’attente d’une décision définitive sur leurs demandes, lesquelles seront examinées par le Conseil national pour les réfugiés et, si nécessaire, par les tribunaux.

4.3L’État partie considère qu’il a agi en conformité avec les règles juridiques applicables, le Pacte et la Convention relative au statut des réfugiés. Étant donné que la procédure engagée en 2016 est toujours en cours, il soutient que les auteurs n’ont pas épuisé tous les recours internes.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Dans leurs commentaires du 17 décembre 2018, les auteurs affirment que les membres de leur famille et eux-mêmes ont pu continuer à séjourner dans l’État partie grâce aux lettres de protection délivrées par le HCR le 11 février 2017. Malgré ces lettres de protection, compte tenu de la pression exercée sur elles, cinq familles turques ont quitté l’État partie en août 2017. Les auteurs indiquent toutefois que, depuis août 2017, l’État partie n’exerce plus aucune pression sur leur famille et eux-mêmes pour les amener à quitter le pays.

5.2Les auteurs affirment également que, lors d’une réunion avec le HCR en novembre 2018, ils ont été informés de l’avancement de leur dossier : le Conseil national pour les réfugiés avait été créé et le HCR avait engagé un dialogue avec lui pour que les enseignants concernés et les membres de leur famille obtiennent le statut de réfugié.

5.3Enfin, les auteurs expriment leur souhait de vivre dans l’État partie en tant que réfugiés et de jouer un rôle dans son système éducatif. Ils affirment que la Turquie ne leur a délivré aucun document. Ils relèvent également les atteintes aux droits de la personne dont sont victimes des dizaines de milliers d’éducateurs travaillant en Turquie, atteintes qui auraient été signalées par l’Organisation des Nations Unies, l’Union européenne, Amnesty International et d’autres organisations de défense des droits de l’homme. Les auteurs estiment donc que les membres de leur famille et eux-mêmes seront en danger s’ils retournent en Turquie et, partant, demandent l’asile dans l’État partie.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité note que, d’après l’État partie, les auteurs n’ont pas épuisé les recours internes concernant les griefs qu’ils soulèvent, étant donné que leurs demandes n’ont pas encore fait l’objet d’un jugement définitif et que la procédure qu’ils ont engagée en 2016 est toujours en cours. Le Comité note également que les auteurs disent ne disposer d’aucun recours interne utile qui leur permettrait de contester le décret présidentiel ordonnant leur expulsion. À ce sujet, il observe que la loi no 10/15 sur l’asile a été promulguée en juin 2015 mais qu’elle n’est toujours pas entrée en vigueur, alors que le système précédent de détermination du statut de réfugié a été supprimé, ce qui crée un vide juridique pour ce qui est du traitement des demandes d’asile.Le Comité rappelle que, dans ses observations finales de 2019 concernant le deuxième rapport périodique de l’Angola, il a dit regretter qu’il n’existe pas de mécanisme d’application de la loi de 2015 sur le droit d’asile et le statut de réfugié et, notamment, qu’aucune procédure d’asile n’ait été instaurée(CCPR/C/AGO/CO/2, par. 39). En l’absence de toute explication ou autre information donnée par l’État partie sur cette question, le Comité conclut que celui-ci n’a pas démontré l’existence de voies de recours internes permettant de contester un arrêté d’expulsion, voies de recours qui permettraient aux auteurs de faire valoir les droits qu’ils tiennent du Pacte. Il considère donc que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ne font pas obstacle à l’examen de la communication.

6.4Le Comité prend note des griefs que les auteurs tirent de l’article 14 du Pacte en ce qui concerne les risques qu’ils courent, en cas de renvoi en Turquie, de faire l’objet d’un procès inéquitable, d’être inculpés sur la base de leurs liens manifestes avec le mouvement Gülen et d’être détenus arbitrairement et maltraités. Estimant toutefois que ces griefs ne sauraient être dissociés de ceux tirés de l’article 7 du Pacte, il les examinera donc au titre de cet article et non de l’article 14.

6.5Le Comité considère que les auteurs ont suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs soulevés au titre des articles 7 et 13 du Pacte. En conséquence, il déclare ces griefs recevables et procède à leur examen quant au fond.

Examen au fond

7.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité note que l’État partie n’a pas répondu aux allégations des auteurs sur le fond. En l’absence d’explications de la part de l’État partie à ce sujet, il convient d’accorder tout le crédit voulu aux allégations des auteurs dès lors que ces dernières sont suffisamment étayées.

7.3Le Comité prend note du grief des auteurs, qui affirment que leur expulsion vers la Turquie avec les membres de leur famille les exposerait à un risque de préjudice irréparable, en violation de l’article 7 du Pacte. Il prend note également de l’argument des auteurs selon lequel ils seraient persécutés par les autorités turques avec les membres de leur famille en raison de leurs liens réels ou supposés avec le mouvement Gülen.

7.4Le Comité rappelle son observation générale no 31 (2004), dans laquelle il mentionne l’obligation faite aux États parties de ne pas extrader, déplacer, expulser quelqu’un ou le transférer par d’autres moyens de leur territoire s’il existe des motifs sérieux de croire qu’il y a un risque réel de préjudice irréparable tel que celui envisagé aux articles 6 et 7 du Pacte (par. 12). Ce risque doit être personnel, et il faut des motifs sérieux de conclure à l’existence d’un risque réel de dommage irréparable. C’est pourquoi tous les faits et circonstances pertinents doivent être pris en considération, notamment la situation générale des droits de l’homme dans le pays d’origine de l’auteur. Le Comité rappelle en outre que, d’une manière générale, c’est aux organes de l’État partie qu’il appartient d’examiner les faits et les éléments de preuve dans une affaire donnée afin de déterminer l’existence d’un tel risque, sauf s’il peut être établi que l’appréciation des éléments de preuve a été arbitraire ou manifestement entachée d’erreur, ou qu’elle a constitué un déni dejustice.

7.5Le Comité note qu’en l’espèce, l’État partie n’a pas démontré que les autorités administratives ou judiciaires avaient procédé à un examen individualisé des dossiers des auteurs afin de déterminer s’il existait des motifs sérieux de croire qu’il y aurait un risque réel de préjudice irréparable tel que celui envisagé à l’article 7 du Pacte en cas d’expulsion de l’Angola des auteurs et de leur famille. Selon les observations de l’État partie, près de deux ans après l’ouverture d’une procédure contre l’expulsion des auteurs, le Conseil national pour les réfugiés n’a encore pris aucune décision. Le Comité rappelle que, dans ses observations finales de 2019 concernant le deuxième rapport périodique de l’Angola, il s’est déclaré préoccupé par les informations selon lesquelles les migrants et les demandeurs d’asile, y compris les personnes ayant besoin d’une protection internationale, seraient expulsés massivement sans que les évaluations individuelles nécessaires soient effectuées(CCPR/C/AGO/CO/2, par. 39).

7.6Le Comité rappelle que les États parties doivent accorder un poids suffisant au risque réel auquel une personne serait personnellement exposée en cas d’expulsion, et estime qu’il incombe à l’État partie d’apprécier de manière individualisée le risque auquel les auteurs et les membres de leur famille seraient exposés s’ils étaient renvoyés en Turquie. Étant donné que manifestement les conséquences de la situation personnelle et familiale des auteurs dans leur pays d’origine n’ont pas été dûment prises en considération, le Comité estime que l’État partie n’a pas évalué, à la lumière de l’article 7 du Pacte, le risque réel et prévisible auquel les auteurs seraient personnellement exposés en cas de renvoi en Turquie.

7.7Le Comité prend note du grief non contesté, soulevé par les auteurs au titre de l’article 13 du Pacte, selon lequel ils n’ont pas eu la possibilité de contester la décision d’expulsion. Il rappelle qu’aux termes de l’article 13 du Pacte : « Un étranger qui se trouve légalement sur le territoire d’un État partie au présent Pacte ne peut en être expulsé qu’en exécution d’une décision prise conformément à la loi et, à moins que des raisons impérieuses de sécurité nationale ne s’y opposent, il doit avoir la possibilité de faire valoir les raisons qui militent contre son expulsion et de faire examiner son cas par l’autorité compétente, ou par une ou plusieurs personnes spécialement désignées par ladite autorité, en se faisant représenter à cette fin ».

7.8Le Comité note tout d’abord qu’il n’est pas contesté que les auteurs se trouvaient « légalement sur le territoire » de l’État partie. Il rappelle ensuite son observation générale no 15 (1986), dans laquelle il mentionne l’obligation faite aux États parties de donner à un étranger tous les moyens d’exercer son recours contre une expulsion afin qu’il puisse en toutes circonstances être à même d’exercer effectivement ce droit (par. 10). Le Comité observe qu’en l’espèce, les auteurs n’ont pas été informés des raisons de leur expulsion et ne disposaient pas d’un recours utile pour contester cette mesure, présenter des arguments qui militent contre leur expulsion et faire examiner leur dossier par une autorité compétente. Le Comité note en outre que, même si le décret présidentiel publié le 3 octobre 2016 renvoie à la Constitution, l’État partie n’a pas démontré qu’il existait des raisons impérieuses de sécurité nationale justifiant que les auteurs soient privés d’accès à un recours.

7.9Le Comité note de surcroît que le décret présidentiel ordonne l’expulsion de tous les ressortissants turcs ayant un lien avec le ColégioEsperança Internacional. À ce propos, il rappelle son observation générale no 15 (1986), dans laquelle il souligne que l’article 13 du Pacte reconnaît à chaque étranger le droit à une décision individuelle et que, de ce fait, les lois ou décisions qui prévoiraient des mesures d’expulsion collective ou massive ne répondraient pas aux dispositions de l’article 13 (par. 10). En conséquence, le Comité considère que le décret présidentiel du 3 octobre 2016, qui vise les auteurs collectivement sans tenir compte de la situation individuelle de chacun, et l’absence d’un recours utile permettant aux auteurs de contester leur expulsion, de présenter des arguments qui militent contre cette mesure et de faire examiner leur dossier par l’autorité compétente sont constitutifs d’une violation de l’article 13 du Pacte.

8.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que le renvoi des auteurs en Turquie, s’il était mis en œuvre en l’absence d’une procédure garantissant une appréciation correcte du risque réel auquel les intéressés seraient personnellement exposés en cas d’expulsion, violerait les droits que les auteurs et les membres de leur famille tiennent des articles 7 et 13 du Pacte.

9.Conformément à l’article 2 (par. 1) du Pacte, qui dispose que les États parties s’engagent à respecter les droits reconnus dans le Pacte et à garantir ces droits à tous les individus se trouvant sur leur territoire et relevant de leur juridiction, l’État partie est tenu de réexaminer les dossiers des auteurs, compte tenu des obligations qui lui incombent au regard du Pacte, et des présentes constatations du Comité. L’État partie est prié de ne pas expulser les auteurs et les membres de leur famille tant que leur demande d’asile est en cours de réexamen. Il est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter que de nouvelles violations de cette nature se produisent, notamment en assurant, dans les meilleurs délais, la mise en œuvre de la loi sur le droit d’asile et le statut de réfugié, et en instaurant des procédures d’asile équitables et efficaces, qui garantissent une protection effective contre le refoulement(CCPR/C/AGO/CO/2, par. 40).

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles‑ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.