Nations Unies

CCPR/C/124/D/2783/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

13 août 2019

Original : français

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2783/2016 * , **

Communication présentée par :

Karim Meïssa Wade (représenté par des conseils, Michel Boyon, Mohamed Seydou Diagne et Ciré Clédor Ly)

Au nom de :

L’auteur

État partie :

Sénégal

Date de la communication  :

31 mai 2016 (date de la lettre initiale)

Références  :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité (article 92 du nouveau règlement), communiquée à l’État partie le 6 juillet 2015 (non publiée sous forme de document)

Date de s constatations :

23octobre 2018

Objet :

Procédure pénale pour détournement de fonds publics 

Question(s) de procédure :

Autre procédure internationale d’enquête ou de règlement ; abus du droit de plainte ; incompétence ratione materiae ;griefs non étayés

Question(s) de fond  :

Droit de faire examiner la déclaration de culpabilité et la condamnation par une juridiction supérieure

Article(s) du Pacte :

14 (par. 5)

Article(s) du Protocole facultatif :

3 et 5 (par. 2 a))

1.1L’auteur de la communication est Karim Meïssa Wade, de nationalité sénégalaise, né le 1er septembre 1968. Il prétend être victime d’une violation de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte par le Sénégal. Le Pacte et le Protocole facultatif s’y rapportant sont entrés en vigueur le 13 février 1978 pour l’État partie. L’auteur est représenté par des conseils, Michel Boyon, Mohamed Seydou Diagne et Ciré Clédor Ly.

1.2L’auteur ainsi que l’État partie ont présenté huit soumissions au Comité. Le 16novembre 2016, le Comité a informé l’État partie et l’auteur de son refus d’examiner la question de la recevabilité de la communication séparément de celle du fond, en vertu de l’article 97, paragraphe 3,de son règlement intérieur.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur a exercé les fonctions de Ministre d’État, de Ministre de la coopération internationale, de l’aménagement du territoire, des transports aériens et des infrastructures ainsi que de Ministre de l’énergie du Sénégal,entre 2009 et 2012. Quelques mois après l’élection présidentielle remportée en mars 2012 par l’opposant au Président sortant, l’État partie a engagé des poursuites contre l’auteur dans le cadre de la lutte contre la corruption et de la promotion de la bonne gouvernance. L’auteur prétend que lesdites poursuites se sont avérées sélectives et visaient des responsables et militants de la nouvelle opposition ainsi que des membres de la famille de l’ancien Président de la République.

2.2L’auteur prétend que la gestion des affaires publiques dont il était responsable a fait l’objet d’audits et d’inspections par les plus prestigieux organes de contrôle du Sénégal, parmi lesquels l’Inspection générale d’État, la Cour des comptes et l’Autorité de régulation des marchés publics. Aucun de ces organes n’aurait soulevé la moindre accusation ou le moindre reproche à l’encontre de l’auteur.

2.3Le 27 novembre 2012, l’État partie a déposé une plainte contre l’auteur auprès des tribunaux français pour « biens mal acquis ». Le 27 mai 2014, le Procureur de la République financier siégeant à Paris a classé l’affaire sans suite pour « infraction insuffisamment caractérisée », après une enquête – qualifiée de minutieuse par l’auteur – du parquet national financier et de l’Office central pour la répression de la grande délinquance financière.

2.4Parallèlement, l’État partie a engagé des poursuites contre l’auteur sur son propre territoire, devant la Cour de répression de l’enrichissement illicite, juridiction d’exception, qui a ouvert une enquête préliminaire le 2 octobre 2012. Àl’issue de cette enquête, le 8 mars 2013, l’auteur a été inculpé et placé en détention provisoire le 17 avril 2013. En vertu de l’article10 de la loi no81-54 du 10 juillet 1981 créant une Cour de répression de l’enrichissement illicite, l’instruction préparatoire n’est pas censée excéder six mois à compter de la saisine de la Commission d’instruction. L’auteur prétend en conséquence que l’instruction aurait dû prendre fin le 16 octobre 2013. Or, il a été de nouveau inculpé pour les mêmes faits, à cette même date, et maintenu en détention provisoire.

2.5Le 22 novembre 2013, l’auteur a formé devant la Cour suprême un pourvoi en annulation pour incompétence, contre la décision de la Commission d’instruction de la Cour de répression de l’enrichissement illiciteayant prononcé son inculpation. Selon l’auteur, la Cour suprême n’a donné aucune suite à ce recours. Il a également saisi le Conseil constitutionnel aux fins de déclarer non conforme la loi no81-54, lequel a rejeté sa requête dans une décision du 3 mars 2014.

2.6L’auteur a été renvoyé le 16 avril 2014 devant la formation de jugement de la Cour de répression de l’enrichissement illicite. Le procès s’est ouvert le 31 juillet 2014, et le 23 mars 2015, l’auteur a été relaxé pour le chef de corruption mais condamné pour enrichissement illicite, au motif qu’il n’aurait pas prouvé l’origine licite de son patrimoine. Il a été condamné à une peine d’emprisonnement ferme de six ans, à une amende d’environ 200 millions d’euros et à des dommages et intérêts au profit de l’État d’environ 15 millions d’euros.Tous ses biens ont en outre été confisqués,certains appartenant même à des tierces personnes mais dont la propriété lui aurait été arbitrairement attribuéepar des experts, sans aucune possibilité de convoquer des contre-expertises devant la Cour de répression de l’enrichissement illicite. L’auteur prétend également que ladite Cour a été réactivée par le biais de deux décrets présidentiels du 5 mai et du 6 juillet 2012, dans le seul but de le condamner et de l’évincer de la vie politique, alors même que la Cour n’avait rendu en tout et pour tout que deux décisions depuis son établissement.

2.7De plus, l’auteur a formé un pourvoi en cassation devant la Cour suprême, invoquant le fait que les décisions de la Cour de répression de l’enrichissement illicite ne pouvaient faire l’objet d’un examen par une juridiction supérieure. Son pourvoi a été rejeté par un arrêt du 20 août 2015 de la Cour suprême.

2.8L’auteur s’appuie sur un certain nombre de déclarations de représentants d’organisations nationales et internationales de défense des droits de l’homme, prétendant que la Cour de répression de l’enrichissement illicite ne garantissait pas les droits des personnes inculpées.

2.9Avant sa condamnation par la Cour de répression de l’enrichissement illicitele23 mars 2015, l’auteur avait entrepris plusieurs démarches afin de voir sa situation résolue. Ainsi, le 24 décembre 2012, il avait déposé avec d’autres anciens ministres une requête devant la Cour de justice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest(CEDEAO). Estimant dans son arrêt du 22 février 2013 que l’État partie avait violé le droit à la présomption d’innocence, cette dernière avait ordonné la levée de la mesure de restriction de sortie du territoire national des requérants, y compris l’auteur.

2.10Le 31 mars 2014, l’auteur avait déposé une requête au secrétariat du Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire. Il rappelle les conclusions du Groupe de travail qui,dans son avis no 4/2015 du 20 avril 2015 (A/HRC/WGAD/2015/4), a conclu à la détention arbitraire de l’auteur, en soulignant le non-respect des règles de procédure de l’État partie quant aux délais de détention provisoire. Le 29 novembre 2015, le Groupe de travail a rejeté la demande de révision sollicitée par l’État partie.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme avoir épuisé les recours internes, rappelant que la législation sénégalaise ne lui permettait pas de faire appel de sa déclaration de culpabilité prononcée par la Cour de répression de l’enrichissement illicite le 23 mars 2015. Il a toutefois formé un pourvoi en cassation devant la Cour suprême du Sénégal, invoquant une violation de l’article14, paragraphe 5, du Pacte, qui a été rejeté par un arrêt du 20 août 2015. Il rappelle que le pourvoi en cassation ne permet d’examiner que les questions de compétence et de violation de la loi, et qu’il exclut tout nouvel examen de la déclaration de culpabilité et de la condamnation. La Cour suprême ayant considéré que la Cour de répression de l’enrichissement illiciteétait compétente pour juger l’auteur, l’arrêt de cette dernière est devenu définitif. En s’appuyant sur un certain nombre de décisions du Comité, l’auteur lui demande donc de déclarer que les voies de recours internes ont été épuisées.

Violation de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte

3.2L’auteur invoque une violation de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte, la loi de procédure relative à la Cour de répression de l’enrichissement illicite ne permettant pas de faire réexaminer la décision de culpabilité et la condamnation par une juridiction supérieure.

3.3L’auteur expose les éléments de la législation de l’État partie contraires à l’article 14, paragraphe 5, du Pacte. Ainsi, l’article 17 de la loi no81-54 dispose que les arrêts de la Cour sont prononcés en audience publique, et sont susceptibles d’un pourvoi en cassation du condamné ou du ministère public, dans les conditions prévues par l’ordonnance no60-17 du 3septembre 1960 portant loi organique sur la Cour suprême. L’auteur soutient qu’en 1981, déjà, la loi était contraire aux dispositions du Pacte. À ce jour, la loi organique no2008-35 du 7août 2008 portant création de la Cour suprême dispose en son article 2 que la Cour suprême ne connaît pas du fond des affaires, sauf dispositions législatives contraires. Afin de rendre sa législation conforme à ses obligations internationales, l’État partie a promulgué la loi no2008-50 du 23 septembre 2008 modifiant le Code de procédure pénale, pour y introduire le droit d’appel en matière criminelle. L’auteur prétend que cette mise en conformité n’a jamais été étendue à la loi no 81-54. Il souligne également que même la législation relative au jugement des crimes contre l’humanité par les Chambres africaines extraordinaires intègre un dispositif d’appel aux fins de réexamen de la culpabilité et de la peine prononcées.

3.4L’auteur prétend qu’il avait largement soulevé parmi les moyens de cassation la violation de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte, et que la Cour suprême a dénaturé son argumentation en l’assimilant à une critique de l’impartialité et de l’indépendance des magistrats de la Cour de répression de l’enrichissement illicite. Enfin,en ce qui concerne la décision prise le 3 mars 2014 par le Conseil constitutionnel, l’auteur souligne que ce dernier a constaté l’absence de recours mais jugé que l’absence de recours en appel n’induisait pas nécessairement l’absence de recours utile ou effectif, et que l’absence de double degré de juridiction n’était pas, dès lors, nécessairement contraire à la Constitution.

3.5L’auteur invoque un certain nombre de déclarations publiques selon lesquelles la Cour de répression de l’enrichissement illicite ne respecterait pas les droits des personnes inculpées. Quant aux autorités judiciaires, il cite le Premier Président de la Cour suprême,lequel a déclaré le 15 janvier 2014 que l’État partie devait revoir ses normes afin de garantir le droit à un procès équitable, notamment le droit de recours aux fins de réexamen des décisions de culpabilité et peines prononcées.En ce qui concerne les autorités politiques, il renvoie à une entrevuedu Président Macky Sall qui, le 7 juin 2015, a reconnu l’absence d’appel des décisions de la Cour de répression de l’enrichissement illicite, tout en considérant que le pourvoi en cassation constituait un recours en appel. Le Ministre de la justice en fonction au moment de la rédaction de la présente communication, Sidiki Kaba, et sa prédécesseure, Aminata Touré, auraient publiquement déclaré, le 5 novembre 2015 et le 19octobre 2015 respectivement, que l’absence de droit d’appel au sein de la Cour de répression de l’enrichissement illicite n’était pas conforme aux droits fondamentaux conférés par la République.

3.6L’auteur cite ensuite le paragraphe 47 de l’observation générale no32 (2007) du Comité sur le droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable et, en se fondant sur un certain nombre de décisions du Comité, rappelle la position constante de ce dernierselon laquelle une violation existe dès lors que l’État a manqué à son obligation de faire examiner une déclaration de culpabilité et de peine. Ilrappelle que l’article 14, paragraphe 5, du Pacte trouve également son équivalent dans tous les systèmes régionaux de protection des droits de l’homme.

3.7L’auteur demande au Comité : a)de constater la recevabilité de la communication ; b)de constater la violation par l’État partie de son droit de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité et la condamnation dont il a fait l’objet ; c)de constater la violation de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte par la mise en œuvre de la loi no81-54 ; d)de demander à l’État partie d’annuler sans délai la déclaration de culpabilité, ainsi que les mesures de confiscation et d’amende ; et e)de demander à l’État partie de prendre toutes les mesures pour procéder à sa libération immédiate et sans délai.

Observations des parties sur la recevabilité

Question examinée par le Groupe de travail sur la détention arbitraire (art. 5, par. 2 a), du Protocole facultatif)

L’État partie

4.1L’État partie souligne que l’auteur a introduit le 24 juin 2014 une procédure devant le Groupe de travail sur la détention arbitraire, au sein de laquelle il invoquait l’absence de procédure d’appel contre les décisions prises par la Commission d’instruction de la Cour de répression de l’enrichissement illicite. Il estime que le Groupe de travail n’a pas respecté ses propres règles de procédure, soulignant que de nouvelles méthodes de travail ont été appliquées dans le cadre de l’avis no 4/2015 du 20 avril 2015, méthodes qui n’ont pourtant été adoptées formellement que le 4 août 2015 et le 12 juillet 2016. Selon l’État partie, ces faits laissent apparaître un déni de justice à son encontre, puisque ses arguments ont été rejetés par le Groupe de travail au motif de leur soumission après les délais, sur la base d’une règle procédurale inapplicable.

L’auteur

4.2Concernant la saisine du Groupe de travail sur la détention arbitraire, l’auteur rappelle que celle-ci est intervenue en mars 2014, soit avant l’arrêt de condamnation prononcé le 23mars 2015, et qu’il n’a pas soulevé devant le Groupe de travail la violation de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte. Il a en revanche invoqué, parmi d’autres griefs,l’absence de toute voie de recours contre les décisions de la Commission d’instruction de la Cour de répression de l’enrichissement illicite. Il souligne également que la jurisprudence du Comité établit que les procédures de saisine des rapporteurs spéciaux des groupes de travail ne constituent pas une saisine concurrente d’un mécanisme international.

4.3L’auteur souligne que le Comité peut, au regard de l’article 5, paragraphe 2 a), du Protocole facultatif, examiner des plaintes préalablement soumises à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, dès lors que l’objet et les motifs sont en réalité distincts.

Question examinée par la Cour de justice de la CEDEAO (art. 3 et art. 5, par. 2 a), du Protocole facultatif, et art. 96 du règlement intérieur du Comité)

L’État partie

5.1L’État partie fait valoir que l’auteur a saisi la Cour de justice de la CEDEAO le 24 décembre 2012 pour violation des droits de l’homme, en particulier du droit d’appel en cas de décision de condamnation. Il soutient que la Cour, par son arrêt du 22 février 2013, a statué sur ce point et rejeté la demande de l’auteur considérée comme inopérante, la Cour refusant d’apprécier les lois internes et décisions rendues par les États. Cet arrêt consacrerait donc la fin de la procédure internationale d’enquête ou de règlement lancée par l’auteur. L’État partie rejette l’argument selon lequel, l’arrêt de la Cour de répression de l’enrichissement illicite n’ayant été rendu qu’en mars 2015, l’arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO ne porterait ni sur les mêmes faits, ni sur les mêmes droits ou le même objet. L’État partie soutient également que, suite à sa mise en détention provisoire, l’auteur a déposé un second recours devant la Cour de justice de la CEDEAO, dans lequel il soulevait de nouveau l’absence de recours à l’encontre des jugements prononcés par la Cour de répression de l’enrichissement illicite. Par un arrêt rendu le 19 juillet 2013, la Cour de justice de la CEDEAO a confirmé la légalité de la détention de l’auteur.

L’auteur

5.2L’auteur prétend quant à lui que l’arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO est intervenu le 22 février 2013, alors que la déclaration de culpabilité et la condamnation prononcées par la Cour de répression de l’enrichissement illicitesont intervenues le 23 mars 2015. La requête déposée par l’auteur le 24 décembre 2012 devant la Cour de justice de la CEDEAO visait exclusivement à mettre en cause l’absence de procès équitable. Il souligne également que l’arrêt du 22 février 2013 de la Cour ne porte ni sur les mêmes faits ni sur les mêmes droits substantiels, et encore moins sur le même objet que la communication soumise au Comité. À l’époque, l’auteur n’avait pas encore été victime d’une violation de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte.

Abus du droit de plainte (art. 96 du règlement intérieur du Comité)

L’État partie

6.1En se fondant sur l’article 96 c) du règlement intérieur du Comité, l’État partie estime que l’auteur aurait dû présenter sa communication devant le Comité au plus tard le 21 février 2016. L’auteur n’ayant fourni aucune explication justifiant le dépassement du délai, l’État partie invite le Comité à conclure à l’irrecevabilité de la communication pour abus du droit de plainte.

6.2L’État partie souligne également que l’auteur a, dans un premier temps, soutenu l’incompétence de la Cour de répression de l’enrichissement illicite au profit de la Haute Cour de justice, juridiction dont les décisions ne sont pas susceptibles de recours. Se prévaloir ensuite de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte et exiger l’examen de la décision de la Cour de répression de l’enrichissement illicite par une juridiction supérieure relèverait de la mauvaise foi procédurale de l’auteur. Il s’agirait d’un abus de droit ratione materiae entraînant l’irrecevabilité de la communication.

L’auteur

6.3L’auteur soutient en premier lieu que l’abus du droit de plainte n’est pas une cause d’irrecevabilité ratione temporis et renvoie en cela au texte de l’article 96 c) du règlement intérieur du Comité. Il souligne que le Protocole facultatif ne fixe aucun délai pour la présentation des communications.

6.4L’auteur soutient en deuxième lieu que le délai de cinq ans après l’épuisement des voies de recours internes, prévu par l’article 96 c) du règlement intérieur du Comité, a été respecté. La seule voie de recours disponible pour l’auteur consistait en effet en un recours devant la Cour suprême. Cette dernière s’est prononcée par arrêt le20 août 2015, sans aucune réponse à son grief de violation de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte.

6.5En dernier lieu, l’auteur soutient que des circonstances particulières font obstacle à la qualification d’abus du droit de plainte. Il rappelle que la violation alléguée n’existait pas le 22 février 2013, celle-ci s’étant matérialisée par la déclaration de culpabilité et lacondamnation du 23 mars 2015, par l’arrêt de la Cour de répression de l’enrichissement illicite. Il renvoie également à la formulation exacte de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte, qui utilise la terminologie « toute personne déclarée coupable ». Également, l’auteur souligne qu’au titre de l’article 96 f) du règlement intérieur du Comité, il n’aurait pu matériellement saisir le Comité antérieurement sous peine d’irrecevabilité pour non-épuisement des recours internes. Enfin, à supposer que le délai de troisans ait couru, son point de départ devrait être la déclaration de culpabilité et la condamnation du 23 mars 2015.

Plainte insuffisamment étayée (art. 3 du Protocole facultatif)

L’État partie

7.1L’État partie, en se référant à la jurisprudence du Comité pour non-étaiement des allégations dans le cadre d’une violation de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte, rappelle que celui-ci a toujours déclaré irrecevable toute communication qui n’étayait pas suffisamment ses allégations. Il prétend que les allégations de l’auteur quant à une violation de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte créent une confusion en laissant entendre que ledit article imposerait aux États parties l’obligation de mettre en place une juridiction d’appel, alors qu’il n’en est rien. Il souligne que le Comité a toujours considéré que les États parties n’avaient pas l’obligation de se doter d’un système octroyant automatiquement le droit d’interjeter appel. L’État partie prétend que la seule exigence tirée dudit article concerne l’examen par une juridiction supérieure, terminologie exacte retenue par ledit article, et non une juridiction d’appel.

L’auteur

7.2L’auteur souligne qu’il appartient au défendeur excipant de l’irrecevabilité d’une plainte de démontrer les raisons précises pour lesquelles la plainte ne serait pas recevable. Il soutient que la communication est suffisamment étayée au regard de la non-conformité au Pacte de la loi no 81-54sur la Cour de répression de l’enrichissement illicite, de la loi organique no 2008-35 sur la Cour suprême et du Code de procédure pénale de l’État partie. Il rappelle que les dispositions de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte sont applicables devant toutes les juridictions de l’État partie à l’exception de la Cour de répression de l’enrichissement illicite, et que la loi no 81-54 déroge au droit commun.

7.3Quant à la loi organique no2008-35, l’auteur a suffisamment étayé ses allégations selon lesquelles la Cour suprême ne peut examiner que les questions de droit, et non les faits. Il cite l’article 2 de ladite loi, selon lequel « la Cour suprême ne connaît pas du fond des affaires, sauf dispositions législatives contraires », et rappelle l’exigence d’un réexamen en fait et en droit énoncéepar l’observation générale no32 du Comité.

7.4L’auteur soutient également que la plainte est suffisamment étayée au regard de l’arrêt de la Cour de répression de l’enrichissement illicitedaté du 23 mars 2015 et de celui de la Cour suprême daté du 20 août 2015. Il rappelle que la loi no81-54 n’a jamais été mise en conformité avec les dispositions du Pacte. Il appartient au Comité de décider si la Cour suprême, dans le cadre de cette plainte, pouvait être considérée comme une juridiction supérieure au sens de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte. L’auteur souligne le consensus doctrinal selon lequel les cours de cassation ne connaissent que des moyens de droit, contrôlent les jugements et arrêts sans examiner le fond des litiges, et ne sauraient constituer un troisième degré de juridiction. Dans son arrêt du 20 août 2015, la Cour suprême a exercé un contrôle si minimal qu’il ne saurait être conforme aux exigences de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte, la Cour ayant déclaré que les éléments de preuve et de fait avaient été soumis à l’appréciation souveraine des juges de la Cour de répression de l’enrichissement illiciteet qu’ils ne sauraient être discutés devant elle.

7.5L’auteur ajoute, comme preuve de ce que les autorités de l’État partie ont conscience de la non-conformité au Pacte de la législation actuelle, que le Gouvernement a élaboré début 2014 un projet de loi portant réforme de la Cour de répression de l’enrichissement illicite, visant en particulier à corriger les manquements actuels au regard de l’article 14, paragraphe5, du Pacte. Enfin, l’auteur souligne qu’il a soumis 37 annexes constitutives de preuves concrètes et tangibles ayant suffisamment étayé la communication.

Observations des parties sur le fond

Contexte factuel et condamnation de l’auteur pour corruption

L’État partie

8.1L’auteur a en effet exercé les fonctions de ministre de 2009 à 2012. L’élection présidentielle de 2012 a marqué un désir de la population de renforcer et d’intensifier la lutte contre la corruption. Le Gouvernement a ainsi pris un certain nombre de mesures, parmi lesquelles la réactivation de la Cour de répression de l’enrichissement illicite. La fortune personnelle de l’auteur aurait été évaluée à 1,1 milliard d’euros, ce qui a suscité de vives interrogations dans la société civile et interpelé la justice. L’État partie souligne que toutes les considérations politiques développées par l’auteur sont inopérantes dans le cadre d’une plainte fondée sur l’article 14, paragraphe 5, du Pacte.

8.2Le 2 octobre 2012, le Procureur spécial près la Cour de répression de l’enrichissement illicite a ouvert une enquête préliminaire sur le fondement de l’article 5 de la loi no81-54. Du fait de la fortune personnelle et du train de vie de l’auteur, sans proportion avec ses revenus légaux, le Procureur spécial a saisi le commandant de la Section de recherche de la Gendarmerie nationale pour ouverture d’une enquête. L’État partie rappelle la définition retenue par l’article 3 de la loi no81-53,selon lequel l’enrichissement illicite est constitué lorsqu’une personne se trouve dans l’impossibilité de justifier de l’origine licite des ressources relatives à son patrimoine et à son train de vie.

8.3Le 15 mars 2013, après clôture de l’enquête le 8 mars 2013, le Procureur spécial a mis l’auteur en demeure de justifier dans un délai d’un mois l’origine licite de son patrimoine. Le 17 avril 2013, l’auteur a été inculpé et placé en détention provisoire en même temps que cinq autres justiciables, sur la base des articles 10 et 11 de la loi no81-54. L’auteur a saisi la Cour suprême, qui a renvoyé la cause au Conseil constitutionnel aux fins de se prononcer sur la constitutionnalité de la loi no81-54. Ce dernier a conclu le 3 mars 2014 à la pleine conformité de la loi.

8.4Le 16 avril 2014, l’auteur a été renvoyé devant la Cour de répression de l’enrichissement illicite pour y être jugé relativement à son enrichissement d’un patrimoine estimé à 117037993117 francs CFA (environ 178 millions d’euros), de 2000 à 2012, sans qu’il ait pu en prouver l’origine licite. Le procès a débuté le 31 juillet 2014. L’auteur a soulevé un déclinatoire de compétence, qui a été rejeté le 18 août 2014 par la Cour de répression de l’enrichissement illicite, dans un arrêt contre lequel l’auteur a formé un pourvoi en cassation devant la Cour suprême. L’auteur a également introduit une demande de mise en liberté refusée par la Cour de répression de l’enrichissement illicitedans un arrêt daté du 29 décembre 2014, contre lequel l’auteur a également formé un pourvoi en cassation devant la Cour suprême, rejeté le 30 mars 2015.

8.5L’auteur a été condamné le 23 mars 2015 par la Cour de répression de l’enrichissement illicite, dans un arrêt contre lequel il a formé un pourvoi en cassation devant la Cour suprême. Dans son arrêt longuement motivé du 20 août 2015, la Cour suprême s’est prononcée sur la demande de mise en liberté provisoire de l’auteur, l’impartialité des juges de la Cour de répression de l’enrichissement illicite, la régularité de sa composition,la violation du droit à un procès équitable, la méconnaissance de la présomption d’innocence, les mesures conservatoires prononcées à l’encontre des sociétés de l’auteur, la confiscation de la totalité des biens de l’auteur et la recevabilité de la constitution de partie civile de l’État partie. La Cour a rejeté les diverses demandes de l’auteur.

8.6L’auteur a bénéficié d’une grâce prononcée par décret présidentiel le 24 juin 2016, qui le dispense de l’exécution des peines d’emprisonnement restant à subir. Il jouit d’un régime de liberté totale, qui n’est soumis à aucune condition. Une éventuelle contrainte par corps supposerait que l’auteur décide de se soustraire à la décision de justice le concernant. Il ne s’agirait pas d’une nouvelle peine d’emprisonnement et, en tout état de cause, la contrainte par corps ne se décide pas arbitrairement ;elle doit suivre une procédure judiciaire.

L’auteur

8.7L’auteur souligne queles observations de l’État partie sur le fond ne sont pas fondées et ne visentqu’à salir son honneur et sa réputation. Il précise : a) qu’il n’a jamais été condamné pour corruption ni dans l’État partie ni ailleurs, l’arrêt du 23 mars 2015 de la Cour de répression de l’enrichissement illicite l’ayant relaxé du chef de délit de corruption ; b) que le parquet national financier français a classé sans suite la plainte de l’État partie à son encontre ; c) que la justice française a refusé d’exécuter l’arrêt du 23 mars 2015 de la Cour de répression de l’enrichissement illicite ; d) que la Cour de répression de l’enrichissement illicite a statué selon des règles contraires aux exigences du droit international,comme l’ont souligné des figures de la défense des droits de l’homme et du milieu judiciaire de l’État partie ; e) que la justice de l’État partie a été instrumentalisée à des fins politiques ; f) qu’il a été arbitrairement détenu, ainsi que l’a reconnu le Groupe de travail sur la détention arbitraire dansson avis no 4/2015à la publication duquel l’État partie a violemment réagi ; g) que la Cour de justice de la CEDEAO a constaté la violation de ses droits ; et h) que la Banque mondiale a conclu qu’aucune activité illicite ne pouvait lui être attribuée.

8.8Quant à l’allégation selon laquelle son patrimoine serait évalué à 1,1 milliard d’euros, l’auteur prétend que des biens lui ont faussement été attribués et qu’ils ont été lourdement surestimés par des experts sans que le principe du contradictoire ait été respecté, les magistrats de la Cour de répression de l’enrichissement illicite ayant systématiquement rejeté les demandes de contre-expertise formulées par l’auteur.

8.9Au sujet de la grâce présidentielle du 24 juin 2016, l’auteur souligne que celle-ci ne concerne que l’exécution des peines d’emprisonnement, et non les peines pécuniaires. Qui plus est, les articles 681 à 700 du Code de procédure pénale prévoient des délais de contrainte par corps très longs en cas de condamnation au profit de l’État à des amendes, restitutions, et dommages et intérêts. Or, les autorités de l’État ont expressément et publiquement exprimé leur volonté de recouvrer les sommes dues par l’auteur et de mettre en œuvre la contrainte par corps. Enfin, le décret graciant l’auteur ne lui a jamais été notifié. Il a été remis en liberté sans que soit effectuée la moindre des formalités nécessaires à la libération d’un détenu.

Conformité de la Cour de répression de l’enrichissement illicite et de la Cour suprême au cadre juridique national et international pertinent

L’État partie

9.1La Cour de répression de l’enrichissement illicite instituée par la loi no81-54 est une juridiction spécialisée créée pour instruire les affaires relatives àune catégorie de personnes bien déterminée, dans le cadre de faits d’enrichissement illicite, et sanctionner ces personnes le cas échéant. L’État partie soutient que d’autres États ont institué des juridictions spéciales pour connaître de la responsabilité pénale des membres du Gouvernement, à l’instar de la Cour de justice de la République, en France, et que le Pacte ne s’oppose pas à l’existence de telles juridictions. Il rappelle que le Conseil constitutionnel a, dans sa décision du 3 mars 2014, consacré la constitutionnalité de la loi précédemment citée.

9.2La Cour de répression de l’enrichissement illiciteest devenue effective en 1983.Depuis lors, elle a été saisie de deux affaires et a prononcé une condamnation. La loi instituant la Cour n’a jamais fait l’objet d’une abrogation. Pour lutter contre le fléau de la corruption, le décret no2012-502 du 10 mai 2012 portant nomination des magistrats composant la Cour a été adopté. Si l’auteur a été condamné, l’État partie souligne que trois autres personnes l’ont également été. Il ne s’agit donc pas d’une juridiction créée aux seules fins de poursuivre l’auteur. Sur le plan procédural, elle est saisie par un arrêt de renvoi de la Commission d’instruction, elle-même saisie pour instruction par le Procureur spécial. Elle rend ensuite un arrêt qui, conformément à l’article 17 de la loi no81-54, est susceptible d’un recours devant la Cour suprême.

9.3La Cour suprême a été créée par l’ordonnance no60-17 du 3 septembre 1960 et instituée le 1er novembre 1960.Dans l’architecture judiciaire sénégalaise, la Cour suprêmeconstitue donc la juridiction supérieure par rapport à la Cour de répression de l’enrichissement illicite. Le contrôle de la Cour suprême porte sur tous les aspects du jugement, y compris la déclaration de culpabilité et la condamnation.

9.4Quant au cadre juridique international, l’État partie souligne que la lutte contre la corruption participe d’une obligation internationale et rappelle qu’il a ratifié divers instruments internationaux et régionaux dans ce cadre. Ces instrumentsimpliquent tous l’obligation pour l’État partie de prendre les mesures nécessaires afin de définir l’enrichissement illicite et de lutter contre ce dernier.

9.5L’État partie souligne que les décisions de la Cour de justice de la CEDEAO ne sont elles-mêmes susceptibles d’aucun recours. Il invoque également l’article 2 du Protocole no7 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme) et son rapport explicatif, en particulier son paragraphe 18 selon lequel : « [l’examen par une juridiction supérieure] peut se limiter, selon les cas, à l’application de la loi, tel le recours en cassation. D’autres pays connaissent l’appel, qui permet de porter devant une juridiction supérieure aussi bien les faits que les points de droit. Cet article laisse à la législation interne le soin de déterminer les modalités de l’exercice de ce droit, y compris les motifs pour lesquels il peut être exercé. ».

L’auteur

9.6Au paragraphe 24 de sa décision no 1-C-2014, le Conseil constitutionnel reconnaît lui-même l’impossibilité pour l’auteur d’exercer l’appel permettant à une juridiction d’examiner la déclaration de culpabilité et la condamnation. Dans le cadre du droit pénal de l’État partie, seule la procédure d’appel permet, en matière criminelle, correctionnelle et contraventionnelle (lorsqu’il y a peine de prison), d’examiner la déclaration de culpabilité et la condamnation.

9.7L’auteur attire l’attention du Comité sur le fait que l’État partie, sous prétexte de lutter contre l’enrichissement illicite, a adopté une législation pénale impliquant des règles de procédure spéciales, différentes de celles du droit commun applicables à tous les citoyens. La loi no81-54 non seulement permet à la Cour de répression de l’enrichissement illicite de procéder par renversement de la charge de la preuve, mais dénie délibérément aux personnes jugées le droit de faire examiner leur déclaration de culpabilité et leur condamnation par une juridiction supérieure. En phase d’instruction, l’appel n’est possible que par le seul ministère public,pas par la personne poursuivie, et il n’est pas prévu lorsque la Cour de répression de l’enrichissement illicite statue sur le fond.

9.8Quant à la Cour suprême, l’auteur rappelle que l’article 2 de la loi organique no2008-35 disposeque la Cour suprême statuant sur les pourvois en cassation ne connaît pas du fond des affaires, sauf dispositions législatives contraires. Il souligne qu’il n’y a ni comparution personnelle des parties, ni débats,ni questions posées sur les faits auxquelles il faut répondre. Seuls les avocats peuvent présenter des observations orales très brèves pour éclaircir certains points de leurs conclusions écrites. L’ordre juridique de l’État partie offre certes un recours contre les décisions de la Cour de répression de l’enrichissement illicite, mais la Cour suprême n’a pas compétence pour se prononcer sur la décision de culpabilité et la condamnation.

9.9À supposer même que la Cour de répression de l’enrichissement illicite soit une juridiction spécialisée non destinée à juger des citoyens ordinaires, celle-ci n’a condamné que l’auteur parmi les deux cents personnalités politiques et hauts responsables ayant exercé sous la précédente présidence.

9.10L’auteur souligne que la Convention européenne des droits de l’homme ne s’applique pas à l’État partie. Il s’étonne que l’État partie ne fasse en revanche nullement mention des dispositions de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et des Directives et principes sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples.

Violation de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte

L’État partie

10.1L’État partie n’a jamais empêché l’auteur d’user de son droit de recours à une juridiction supérieure (voir par.8.4 et 8.5), à ne pas confondre avec le double degré de juridiction. L’auteur a forméun pourvoi en cassation contre l’arrêt du 18 août 2014,puis celui du 23 mars 2015rendus par la Courde répression de l’enrichissement illicite. Il a donc exercé son droit à un recours effectif, qui ne doit pas être confondu avec le double degré de juridiction.

10.2L’État partie soutient que l’instruction de dix-huit mois a été minutieuse et les faits, vérifiés et recoupés. La phase de jugement devant la Cour de répression de l’enrichissement illicite, de juillet 2014 à février 2015, a permis de réexaminer la totalité des faits, d’en débattre de manière contradictoire et d’entendre des témoins. L’ensemble des droits de la défense a été systématiquement respecté durant toute la procédure.

10.3L’auteur a formé un pourvoi en cassation contre l’arrêt de condamnation du 23 mars 2015 de la Cour de répression de l’enrichissement illicite. L’État partie prétend que l’auteur a soumis à la Cour suprême une requête de 97 pages invoquant une violation de la loi, un défaut de motifs, un défaut de base légale et une dénaturation. Dans ces conditions, l’État partie soutient que l’auteur avait nécessairement conscience et connaissance de ce que la Cour suprême disposait des prérogatives relatives au réexamen, aux fins d’annulation,de la décision de culpabilité et dela condamnation.

10.4L’État partie soutient que la Cour suprême a apporté une réponse appropriée à chacun des griefs soulevés par l’auteur en vérifiant les éléments de preuve et l’application correcte de la loi. L’examen par la Cour suprême n’était pas un contrôle purement formel, limité à la censure de l’arbitraire ou du déni de justice, et l’arrêt de la Cour est longuement et minutieusement motivé. Elle a vérifié si les règles du procès équitable avaient été respectées, si les éléments de preuve avaient été légalement recueillis, si la déclaration de culpabilité et la condamnation étaient légalement fondées et si la loi au sens strict du terme avait été correctement appliquée.

L’auteur

10.5L’auteur réfute la déclaration de l’État partie selon laquelle il aurait usé de son droit de recours à une juridiction supérieure conformément à l’article 14, paragraphe 5, du Pacte. Le pourvoi en cassation concerne seulement les décisions rendues en dernier ressort et ne porte que sur l’examen du droit, non des faits, alors que seul l’examen des faits permet d’établir une imputabilité dictant la culpabilité et la condamnation. La Cour suprême, seule juridiction pouvant connaître des décisions de la Cour de répression de l’enrichissement illicite, n’a pas même le pouvoir de procéder à une évaluation des éléments de preuve ou de connaître des faits qui ont conduit à la décision ; le constat de violation de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte s’impose donc.

10.6L’auteur considère la violation de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte à la lumière des articles 367, 482, 484, 497 et 503 à 505 du Code de procédure pénale, qui consacrent le droit à un recours devant une juridiction supérieure en matière délictuelle et criminelle.

10.7En réponse à l’argumentation de l’État partie selon laquelle l’arrêt de la Cour suprême du 20 août 2015 serait longuement motivé, l’auteur souligne que les motivations ne portent en rien sur l’examen de la déclaration de culpabilité et de la condamnation.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

11.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif.

11.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément aux dispositions de l’article 5, paragraphe 2 a), du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Le Comité note que dans l’avis no 4/2015, adopté le 20 avril 2015, le Groupe de travail sur la détention arbitraire a jugé arbitraire la détention de Karim Meïssa Wade. Il note également l’argument de l’État partie selon lequel cet avis serait entaché de vice de forme. Le Comité souligne qu’il ne lui appartient pas d’examiner la validité des avis du Groupe de travail. Par ailleurs, il rappelle que si le Comité a l’obligation de s’assurer, conformément à l’article 5, paragraphe 2 a), du Protocole facultatif, de l’absence de litispendance internationale, rien ne l’empêche de connaître de communications qui portent sur des affaires préalablement traitées par un autre organe de protection, y compris si ce dernier a adopté une décision sur le fond, à moins que l’État partie ait fait une réserve explicite interdisant les recours successifs. Le Groupe de travail ayant achevé l’examen de l’affaire avant que la présente communication soit soumise au Comité, ce dernier ne s’interrogera pas sur la question de savoir si l’examen d’un cas par le Groupe de travail constitue une procédure devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement au sens de l’article 5, paragraphe 2 a), du Protocole facultatif. L’examen du cas de l’auteur par le Groupe de travail ne constitue pas, en conséquence, un obstacle à la recevabilité de la communication.

11.3Le Comité prend également note de ce que l’auteur a saisi la Cour de justice de la CEDEAO, laquelle a rendu deux arrêts les 22 février et 19 juillet 2013. Il prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’arrêt du 22 février 2013 concernerait le même auteur et les mêmes faits ayant conduit à la violation alléguée de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte. Le Comité note cependant que cet arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO est intervenu plus de deux années avant les arrêts rendus par les juridictions de l’État partie, le 23 mars 2015 pour la Cour de répression de l’enrichissement illicite et le 20 août 2015 pour la Cour suprême. Il est d’avis que si l’auteur et les faits pouvaient en effet être similaires, l’objet de la requête ne saurait l’être, la violation alléguée de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte ne pouvant en effet avoir été constituée au 22 février 2013. Il rappelle également qu’en tout état de cause, si le Comité a l’obligation de s’assurer conformément à l’article 5, paragraphe 2 a), du Protocole facultatif de l’absence de litispendance internationale, rien ne l’empêche de connaître de communications qui portent sur des affaires préalablement traitées par un autre organe de protection, y compris si ce dernier a adopté une décision sur le fond, à moins que l’État partie ait fait une réserve explicite interdisant les recours successifs (voir par. 11.2). Les arrêts de la Cour de justice de la CEDEAO ne constituent pas, en conséquence, un obstacle à la recevabilité de la communication.

11.4Le Comité note que l’auteur dit avoir épuisé toutes les voies de recours internes disponibles et utiles. En l’absence d’objection de la part de l’État partie, il estime que les conditions énoncées à l’article 5, paragraphe 2 b), du Protocole facultatif sont remplies.

11.5Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel en vertu de l’article 96 c) de son règlement intérieur, la présentation de la communication par l’auteur serait constitutive d’un abus du droit de plainte ratione temporis, l’auteur disposant d’un délai de trois années après l’achèvement d’une autre procédure internationale de règlement pour soumettre sa plainte au Comité (voir par. 6.1). Il renvoie à ses conclusions du paragraphe 11.3 et rappelle que si les faits et l’auteur étaient similaires dans le cadre de l’arrêt rendu le 22 février 2013 par la Cour de justice de la CEDEAO, l’objet ne saurait en revanche être similaire, la violation alléguée de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte s’étant matérialisée le 20 août 2015. Le délai de trois années soulevé par l’État partie afin de contester la recevabilité de la communication doit en conséquence être écarté. Le Comité souligne également qu’en tout état de cause, le Protocole facultatif ne soumet pas la présentation des communications à un quelconque délai et que le laps de temps écoulé entre la violation alléguée et la soumission ne constitue pas en soi un abus du droit de présenter des communications, hormis dans des cas exceptionnels. Le laps de temps écoulé entre l’arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO et la soumission de la communication devant le Comité ne constitue pas, en conséquence, un obstacle à sa recevabilité.

11.6Concernant l’allégation d’incompétence ratione materiae soulevée par l’État partie, selon lequel l’auteur invoquerait un droit de double degré de juridiction sortant du champ d’application de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte, le Comité considère qu’il s’agit là d’une question qui ne saurait être examinée au stade de la recevabilité ; il examinera donc ladite allégation au fond.

11.7Le Comité prend note, enfin, de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteur n’aurait pas suffisamment étayé sa plainte. Il constate toutefois que l’auteur a, au cours de ses différentes soumissions, apporté suffisamment d’éléments de preuve étayant ses prétentions aux fins de la recevabilité de la communication, puisqu’il a suffisamment montré en quoi les textes de loi ainsi que la décision de la Cour suprême du 20 août 2015 étaient contraires aux dispositions de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte.

11.8Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé les griefs qu’il tire de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte et qu’il n’existe pas d’obstacle à leur recevabilité. Il procède donc à l’examen de la communication sur le fond, concernant les violations alléguées dudit article.

Examen au fond

12.1Le Comité a examiné la communication à la lumière de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties, conformément à l’article 5, paragraphe 1, du Protocole facultatif.

12.2Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel le droit d’appel n’est pas consacré expressément par le Pacte. Le Comité souligne qu’il appartient à chaque État partie d’organiser son système judiciaire comme il l’entend et n’attache pas d’importance à la forme particulière et au système retenu, dès lors que la loi de l’État partie fixe des modalités permettant à toute personne déclarée coupable d’une infraction de voir sa déclaration de culpabilité et sa condamnation réexaminées par une juridiction supérieure. Le Comité rappelle cependant que si le Pacte n’exige pas un nouveau procès sur les faits de la cause, une procédure permettant une révision effective et substantielle de la déclaration de culpabilité est en revanche exigée et doit permettre d’évaluer les éléments de preuve et de fait, et non se borner à une révision limitée aux aspects de droit.

12.3Le Comité note en l’espèce que la Cour de répression de l’enrichissement illicite, juridiction qui a déclaré la culpabilité de l’auteur et l’a condamné, statue publiquement et contradictoirement en premier et dernier ressort, et que ses décisions sont selon l’article 17 de la loi no 81-54 susceptibles d’un pourvoi en cassation du condamné ou du ministère public, dans les conditions prévues par l’ordonnance no 60-17 du 3 septembre 1960 portant loi organique sur la Cour suprême. Il note également que les décisions de la Commission d’instruction de la Cour de répression de l’enrichissement illicite ne sont, en vertu de l’article 13 de la même loi, susceptibles d’aucun recours. Il note l’article 2 de la loi organique no 2008-35, disposant que la Cour suprême ne connaît pas du fond des affaires, sauf dispositions législatives contraires. Il prend également note de la réforme du Code de procédure pénale en date du 23 septembre 2008 par la loi no 2008-50, qui introduit le droit d’appel en matière criminelle, en sus d’un pourvoi en cassation, et relève que ladite réforme ne s’applique pas aux décisions de la Cour de répression de l’enrichissement illicite.

12.4Le Comité note également les arguments de l’État partie selon lesquels : a) l’instruction par la Commission d’instruction de la Cour de répression de l’enrichissement illicite a été minutieuse ; b) le jugement de ladite Cour a permis de réexaminer la totalité des faits ; et c) l’examen par la Cour suprême ne s’est pas borné à un contrôle purement formel. Le Comité, après examen minutieux de la décision du 20 août 2015 de la Cour suprême, constate toutefois que cette dernière a renvoyé aux constatations factuelles de la Cour de répression de l’enrichissement illicite et écarté tous les moyens et arguments de l’auteur visant à discuter des éléments de preuve et de fait soumis à l’appréciation souveraine des juges de la Cour de répression de l’enrichissement illicite, et ce, conformément à l’article 2 de la loi organique no 2008-35, ce qui la restreint à un rôle d’examen des seuls points de droit. Il ressort de la lecture de l’arrêt du 20 août 2015 que la Cour suprême n’a pas procédé à l’évaluation des éléments de preuve et de fait utilisés par la Cour de répression de l’enrichissement illicite. Au vu des éléments qui précèdent, le Comité ne saurait accueillir l’argument de l’État partie selon lequel le pourvoi en cassation devant la Cour suprême est constitutif d’un examen par une juridiction supérieure conforme à l’article 14, paragraphe 5, du Pacte, et rappelle son observation générale no 32 selon laquelle une révision qui concerne uniquement les aspects formels ou juridiques du verdict sans tenir aucun compte des faits n’est pas suffisante en vertu du Pacte.

12.5Le Comité reconnaît l’importance de l’objectif légitime de la lutte contre la corruption pour les États, mais souligne également que celle-ci doit s’effectuer dans le respect des règles de procédure et du droit à un procès équitable.

13.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5, paragraphe 4, du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par l’État partie de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte à l’égard de Karim Meïssa Wade.

14.En vertu de l’article 2, paragraphe 3 a), du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Cela exige que les États parties accordent une réparation intégrale aux personnes dont les droits reconnus par le Pacte ont été violés. En l’espèce, la déclaration de culpabilité et la condamnation prononcées contre l’auteur doivent être réexaminées conformément aux dispositions de l’article 14, paragraphe 5, du Pacte. L’État partie est tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir.

15.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte, et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations et à les diffuser largement dans les langues officielles.