Nations Unies

CCPR/C/128/D/2682/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

16 juin 2020

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Décision adoptée par le Comité en vertu du Protocole facultatif, concernant la communication no 2682/2015 * , **

Communication présentée par :

P. E. E. P.

Victime(s) présumée(s):

L’auteur

État partie :

Estonie

Date de la communication :

27 mars 2013 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 20 novembre 2015 (non publiée sous forme de document)

Date de la déci sion :

13 mars 2020

Objet :

Expropriation ; procès équitable ; discrimination

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes ; défaut manifeste de fondement ; incompatibilité avec les dispositions du Pacte

Question(s) de fond :

Droits de propriété ; procès équitable ; discrimination fondée sur l’origine nationale, ethnique ou sociale

Article(s) du Pacte :

2, 14 (par. 1) et 26

Article(s) du Protocole facultatif :

2, 3 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est P. E. E. P., de nationalité allemande, né en 1927. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient des articles 2, 14 (par. 1) et 26 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’Estonie le 21 janvier 1992. L’auteur n’est pas représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur, P. E. E. P., est le fils et l’un des héritiers légitimes de M. P., lequel était propriétaire d’un immeuble résidentiel contenant plusieurs appartements à Tallinn. En 1941, la famille de l’auteur a quitté l’Estonie pour s’installer en Allemagne et les biens ont été illégalement nationalisés par les autorités soviétiques. Lorsque l’Estonie a retrouvé son indépendance en 1991, une réforme de la propriété a été introduite ; elle était régie par la loi sur les principes de la réforme de la propriété. Cette loi avait pour objectif de restituer les biens confisqués aux anciens propriétaires ou à leurs héritiers légitimes, ou de leur fournir une indemnisation. En 1992, l’auteur et son frère ont demandé restitution du bien que feu leur père possédait à Tallinn, et celui-ci leur a été rendu le 28 avril 1994, en application d’une décision datée du 25 octobre 1993 de la Commission municipale de Tallinn pour la restitution des biens illégalement expropriés et l’indemnisation (ci-après la Commission municipale).

2.2Le 8 novembre 1999, la Commission municipale a annulé l’ordonnance du 28 avril 1994 sur le fondement de l’article 7 (par. 3) de la loi sur les principes de la réforme de la propriété, au motif que le père de l’auteur avait quitté l’Estonie dans le cadre d’un accord passé entre le Troisième Reich et l’Union des Républiques socialistes soviétiques le 10 janvier 1941. Le 28 août 2000, elle a annulé cette décision car elle n’a pu établir que le père de l’auteur avait quitté l’Estonie dans le cadre d’un tel accord.

2.3Le 20 mars 2001, le tribunal administratif de Tallinn a déclaré illégale la décision rendue en 1994 par la Commission municipale et a renvoyé l’affaire devant cette dernière. Le 25 juin 2001, la Commission municipale a établi que le père de l’auteur avait quitté l’Estonie sur la base de l’accord bilatéral susmentionné, que la loi sur les principes de la réforme de la propriété ne pouvait s’appliquer aux personnes dont l’indemnisation devait se régler sur la base d’accords internationaux. L’auteur a fait appel de cette décision. Le 4 mars 2010, le tribunal administratif de Tallinn a annulé la décision rendue le 25 juin 2001 par la Commission municipale. Ensuite, en application d’une décision rendue le 9 juin 2010 par cette dernière, l’auteur et l’héritier légitime de son frère défunt ont recouvré la propriété du bien concerné.

2.4Toutefois, le 31 août 2010, la Commission municipale a annulé sa précédente décision. Elle a fondé cette nouvelle décision sur de nouvelles informations fournies par un expert, qui avait été engagé par la Chancellerie municipale de Tallinn afin qu’il effectue des recherches dans les archives situées en Allemagne et vérifie que les personnes qui, au titre de la loi estonienne sur les principes de la réforme de la propriété, avaient demandé restitution de leurs biens confisqués n’avaient pas déjà été indemnisées pour lesdits biens. Sur la base des informations provenant des archives allemandes, la Commission municipale a établi qu’en 1953, le père de l’auteur avait déjà demandé une indemnisation en République fédérale d’Allemagne pour le bien concerné, conformément aux dispositions pertinentes de la loi sur la péréquation des charges (en allemand Lastenausgleichsgesetz ou LAG, ci-après la loi allemande sur la péréquation). Il est ressorti du dossier qu’entre 1961 et 1970, le père de l’auteur avait reçu des paiements pour un total de 60 000 marks allemands. Les dispositions pertinentes de la loi estonienne sur les principes de la réforme de la propriété empêchant toute restitution ou indemnisation dans le cas de biens pour lesquels une réparation a déjà été fournie, l’auteur et l’héritier légitime de son frère défunt ont une nouvelle fois perdu leur bien.

2.5L’auteur a fait appel de cette décision devant le tribunal administratif de Tallinn qui a jugé, le 4 mars 2011, que l’indemnisation précédemment versée au père de l’auteur ne constituait pas une indemnisation au sens de la section 17 (par. 5) de la loi estonienne sur les principes de la réforme de la propriété. Le Gouvernement municipal de Tallinn, en sa qualité de successeur légal de la Commission municipale, a contesté cette décision. Le 15 juin 2011, la cour d’appel de Tallinn a annulé la décision du tribunal administratif de Tallinn et rejeté la demande de l’auteur. Elle a confirmé les conclusions de la Commission municipale, à savoir que le père de l’auteur avait déjà été indemnisé pour le bien concerné. Dans son raisonnement, la cour d’appel de Tallinn a suivi de près l’interprétation qu’avait faite la Cour suprême d’Estonie de la loi sur les principes de la réforme de la propriété, à savoir que les personnes dont les demandes concernent un bien pour lequel une réparation a déjà été fournie sont exclues du mécanisme d’indemnisation prévu par cette loi. La cour d’appel de Tallinn a donc conclu que les demandeurs qui avaient déjà reçu une indemnisation de la part de la République fédérale d’Allemagne ne pouvaient plus légitimement s’attendre à une nouvelle réparation dans le pays dans lequel était sis le bien concerné.

2.6Le 19 décembre 2011, l’auteur a déposé un recours en cassation devant la Cour suprême d’Estonie, qui l’a jugé irrecevable parce qu’insuffisamment étayé.

2.7Le 6 novembre 2012, la Cour suprême d’Estonie a rejeté la demande de l’auteur aux fins de la réouverture de son dossier, au motif qu’aucun fait nouveau n’était apparu qui justifiait un nouveau procès.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur soutient que les autorités nationales n’auraient pas dû considérer les paiements que son père avait reçus de la République fédérale d’Allemagne en vertu de la loi allemande sur la péréquation comme une indemnisation au sens de la section 17 (par. 5) de la loi estonienne sur les principes de la réforme de la propriété. Il attribue cette erreur à une interprétation arbitraire et injuste de ces deux lois. Dans ce contexte, il soutient que l’objectif général de la loi allemande sur la péréquation était de fournir une subvention d’intégration aux personnes déplacées et non une indemnisation complète. Ainsi, la valeur réelle du bien servait seulement de base pour calculer le montant de l’indemnisation mais le montant versé était très éloigné de cette valeur réelle. En outre, il était expressément dit dans le préambule de la loi allemande sur la péréquation que les personnes qui acceptaient des paiements dans le cadre de cette loi ne renonçaient pas à faire valoir leur droit depropriété pour le bien concerné. L’auteur soutient que la décision par laquelle les autorités de l’État ont rejeté sa demande de restitution du bien de feu son père ou d’indemnisation pour ce bien découle de la procédure inique devant le tribunal administratif de Tallinn et crée une discrimination à son égard, fondée sur son origine germano-balte. Sur ce point, il allègue que les personnes vivant en Estonie ont principalement pu bénéficier des mécanisme d’indemnisation, tandis que celles vivant à l’étranger en ont été empêchées. Il reconnaît que dans certains cas isolés, des biens appartenant à des Germano-Baltes ont effectivement été restitués, mais il soutient que, dans la majorité des cas, l’Estonie a refusé les demandes soumises par ces personnes. Il affirme donc que l’État partie n’a respecté ni son droit à un procès équitable ni l’interdiction de la discrimination, en violation des articles 2, 14 (par. 1) et 26 du Pacte.

3.2Il se plaint en outre de la longueur de la procédure au niveau national qui, de 1991 au 15 juin 2011, a duré vingt ans, en violation de l’article 14 (par. 1) du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une note verbale datée du 18 janvier 2016, l’État partie a demandé au Comité de déclarer la communication irrecevable au regard des articles 2, 3 et 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif, pour défaut de fondement des griefs, incompatibilité ratione materiae avec les dispositions du Pacte et non‑épuisement des recours internes.

4.2Avant tout, l’État partie soutient que les griefs de l’auteur portent principalement sur le fait que sa demande de restitution ou d’indemnisation concernant le bien de feu son père aurait été rejetée en raison d’une interprétation arbitraire de la législation applicable et d’une discrimination à son égard, fondée sur son origine ethnique. L’État partie soutient cependant que les droits de la propriété ne sont pas protégés par le Pacte et que la communication devrait dès lors être déclarée irrecevable parce qu’incompatible ratione materiae avec les dispositions du Pacte, en application de l’article 3 du Protocole facultatif.

4.3L’État partie soutient également que, devant les juridictions nationales, l’auteur n’a soulevé ni la question de l’iniquité alléguée de son procès ni celle de la discrimination fondée sur son origine ethnique. Il ajoute que, dans le cadre des recours internes, l’auteur a uniquement contesté l’interprétation de la loi estonienne sur les principes de la réforme de la propriété, et que la procédure au niveau national a donc été consacrée au seul examen de ses droits de propriété. Il précise que l’article 12 de la Constitution estonienne interdit la discrimination et que l’auteur n’a saisi aucune juridiction nationale pour qu’elle statue sur sa plainte à ce sujet. En conséquence, les griefs de l’auteur concernant l’iniquité du procès et la discrimination dont il aurait fait l’objet devraient être déclarés irrecevables pour non‑épuisement des recours internes.

4.4L’État partie soutient en outre que l’auteur n’a pas expliqué en quoi la procédure au niveau national avait constitué une inégalité ou une iniquité de traitement dans son cas précis. Il affirme que l’auteur désapprouve surtout la façon dont les circonstances précises de l’affaire le concernant ont été appréciées, en particulier la façon dont les juridictions internes ont appliqué et interprété la législation nationale applicable. Cependant, le fait que la cour d’appel de Tallinn n’ait pas donné raison à l’auteur ne signifie pas que son appréciation, manifestement, a été arbitraire ou entachée d’erreurs ou a représenté un déni de justice. L’État partie souligne que le droit à un procès équitable garantit seulement que la procédure sera équitable et non que son issue sera favorable. Il ajoute que la cour d’appel de Tallinn a minutieusement examiné l’affaire et longuement expliqué les raisons l’ayant amenée à conclure que le paiement versé au père de l’auteur en Allemagne devait être considéré comme une indemnisation au sens de la loi estonienne sur les principes de la réforme de la propriété. Pour ce faire, la cour d’appel avait analysé en détail la loi allemande sur la péréquation, notamment ses objectifs généraux, les types d’indemnisation prévus par ses dispositions, les méthodes de calcul du montant des indemnités, son application dans le cas de l’auteur et son rapport avec la loi estonienne sur les principes de la réforme de la propriété. En outre, l’État partie note que l’auteur a eu la possibilité de fournir, oralement et par écrit, des éléments de preuve pour étayer ses griefs à l’audience, y compris celle de fournir des avis d’expert sur l’objectif général et l’interprétation de la loi allemande sur la péréquation. En réponse à l’argument de l’auteur, selon lequel la cour d’appel de Tallinn n’aurait pas fait référence à la pratique d’autres États européens dans le cadre de demandes similaires de restitution, l’État partie souligne que le droit à un procès équitable oblige effectivement les tribunaux à motiver leurs décisions. Cependant, rien dans l’article 14 du Pacte n’oblige les juridictions internes à suivre un certain raisonnement proposé par les parties au procès. En conséquence, les arguments de l’auteur devraient être déclarés irrecevables pour défaut de fondement.

4.5L’État partie répète que, bien que l’auteur conteste l’appréciation que la cour d’appel de Tallinn a faite des faits et éléments de preuve, il n’explique pas pourquoi et en quoi cette appréciation serait arbitraire ou constituerait de toute autre façon un déni de justice. Faute d’éléments permettant d’établir une telle faute ou un manque d’impartialité de la part des juridictions internes, le Comité n’est pas en mesure de remettre en cause l’appréciation que ces dernières ont faite des faits et éléments de preuve.

4.6Dans une nouvelle note verbale datée du 15 juillet 2016, l’État partie a réitéré sa position, à savoir que le Comité devrait déclarer la communication irrecevable au regard des articles 2, 3 et 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif. Il a ajouté que, si le Comité devait examiner la communication au fond, lui-même était d’avis qu’il n’y avait pas eu violation des droits que l’auteur tenait de l’article 14, lu seul ou conjointement avec l’article 26 du Pacte.

4.7L’État partie conteste aussi les arguments que l’auteur avance au sujet de la longueur excessive de la procédure interne et affirme que ce dernier n’a pas soulevé cette question devant les juridictions nationales. Il évoque sa jurisprudence selon laquelle, en cas de violation des droits fondamentaux d’une personne, la partie lésée a le droit de saisir le tribunal administratif pour demander réparation, comme le prévoit l’article 25 de la Constitution. L’auteur ne s’étant pas prévalu de cette possibilité et n’ayant invoqué aucune circonstance précise susceptible de l’en dispenser, sa communication devrait être déclarée irrecevable pour non-épuisement des recours internes.

4.8L’État partie soutient en outre que les griefs de l’auteur quant à la longueur excessive de la procédure ne sont pas fondés. Il conteste pour commencer la date de début de la procédure et soutient que les décisions relatives aux droits et obligations de caractère civil, dont il est question à l’article 14 du Pacte, concernent uniquement les procédures judiciaires. C’est en 2000 que la demande de l’auteur concernant la restitution de son bien a pour la première fois fait l’objet d’une procédure judiciaire. Cependant, des procédures différentes, par leur nature (procédures administrative et civile) et par les parties concernées, se sont succédé. L’État partie considère dès lors que seule la procédure visée par la présente communication devrait être prise en compte pour déterminer la longueur totale. Celle-ci a débuté lorsque l’auteur a saisi le tribunal administratif de Tallinn afin qu’il réexamine la décision du 31 août 2010 de la Commission municipale. Le tribunal administratif de Tallinn a rendu son jugement le 4 mars 2011. La cour d’appel de Tallinn a annulé ce jugement et a rejeté la demande de l’auteur le 15 juin 2011. Le 19 décembre 2011, la Cour suprême d’Estonie a rejeté le recours en cassation de l’auteur, mettant ainsi un terme à la procédure interne. Par conséquent, selon l’État partie, la procédure n’a duré qu’un an environ et ne saurait donc être considérée comme déraisonnablement longue.

4.9Ensuite, l’État partie souligne que la réforme de la propriété en Estonie a soulevé des points juridiques et politiques complexes, difficiles à résoudre et plus encore à mettre en application, compte tenu surtout des difficultés liées au temps écoulé, lesquelles contribuaient également à l’allongement de certaines procédures. Pour l’affaire concernant l’auteur, l’État partie a dû recueillir des données dans les archives en Allemagne, ce qui a pris un certain temps. Sur ce point, l’État partie estime que l’auteur est lui-même également responsable de la longueur de la procédure : celle-ci aurait été moins fastidieuse s’il avait de son plein gré informé les autorités de l’indemnisation que son père avait reçue en Allemagne.

4.10S’agissant de la discrimination alléguée, l’État partie maintient que ce grief est infondé et non étayé par des éléments de preuve, dans la mesure où l’auteur n’a pas démontré que les Germano-Baltes étaient traités différemment ou moins bien que tout autre groupe de personnes ayant demandé une indemnisation ou une restitution dans le cadre de la loi estonienne sur les principes de la réforme de la propriété. Sur ce point, l’État partie explique que la disposition de cette loi que l’auteur conteste s’applique à toute personne, sans distinction, pour quelque motif que ce soit. L’élément déterminant dans l’application de la loi attaquée est la question de savoir si la personne qui demande l’indemnisation a déjà reçu réparation pour le même bien, de la part de l’État partie ou d’autres pays. L’État partie mentionne plusieurs affaires dans lesquelles des juridictions nationales ont annulé des décisions de refus d’indemnisation rendues par la Commission municipale, au motif qu’il n’était pas suffisamment établi qu’une réparation avait déjà été accordée en Allemagne pour le bien confisqué. Compte tenu de ce qui précède, l’État partie conclut que les faits de l’affaire ne font apparaître aucune violation des articles 2, 14 (par. 1) ou 26 du Pacte.

Observations complémentaires

De l’auteur

5.1Dans une lettre datée du 21 novembre 2016, l’auteur a répondu aux observations de l’État partie. Selon lui, l’une des raisons pour lesquelles le bien concerné ne lui a pas été restitué est que certaines personnalités estoniennes de l’époque soviétique occupent encore aujourd’hui des postes importants et que, plutôt que de dédommager les parties lésées, elles ont intérêt à commercialiser les biens pour leurs propres intérêts politiques. L’auteur ajoute qu’il est vraiment regrettable que les décisions rendues par les juridictions nationales ne puissent être contestées devant la Cour européenne des droits de l’homme, dans la mesure où l’État partie a émis une réserve applicable à sa législation sur la réforme de la propriété. Il signale en outre que l’objectif général de la loi allemande sur la péréquation était de répartir équitablement la charge des préjudices subis pendant la Seconde Guerre mondiale et non d’indemniser complètement les personnes ayant subi des pertes. Il rappelle que le préambule de cette loi précisait que les bénéficiaires de paiements ne renonçaient pas à leur droit de réclamer la restitution de leurs biens et que, le cas échéant, ils seraient tenus de rembourser les montants perçus en vertu de la loi. Dans ce contexte, l’auteur soutient que les personnes qui reçoivent une indemnité suffisante ne sont jamais tenues de rembourser cette indemnité ; cet élément montre clairement que l’intention du législateur était différente pour la loi allemande sur la péréquation, une intention arbitrairement ignorée par les juridictions nationales lorsqu’elles ont conclu que les versements reçus par son père en vertu de cette loi devaient être considérés comme une indemnisation au sens de la loi estonienne sur les principes de la réforme de la propriété. En outre, il affirme que les paiements reçus par son père s’élèvent à 4 980 euros, un montant ne correspondant pas du tout à la valeur réelle, sur le marché, de l’immeuble à appartements.

5.2S’agissant du grief relatif à la longueur de la procédure interne, l’auteur soutient qu’il convient de considérer qu’elle débute au moment où il a déposé une demande de restitution de son bien, en 1991, et prend fin le 15 juin 2011, ce qui est manifestement déraisonnablement long. Il signale que le recours prévu par l’article 25 de la Constitution estonienne ne constitue pas un recours utile et que son avocat lui a recommandé de ne pas se prévaloir de ce moyen légal qui n’a aucune chance d’aboutir.

5.3Pour ce qui est de la discrimination dont il dit avoir été victime dans le cadre de la procédure interne, il soutient que la Cour suprême d’Estonie a établi en 2008 que les Germano-Baltes ne pouvaient faire l’objet de discrimination dans le cadre de la réforme de la propriété, une décision qui s’est alors opposée à l’intention du législateur d’exclure les Germano-Baltes du mécanisme d’indemnisation à l’époque. Cependant, en déclarant que les paiements effectués en vertu de la loi allemande sur la péréquation devaient être considérés comme des indemnisations au sens de la loi estonienne sur les principes de la réforme de la propriété, le législateur a inventé une moyen apparemment légal permettant à l’État partie de refuser réparation aux Germano-Baltes. Cette disposition s’appliquant à la majorité des affaires soumises par des Germano-Baltes, dans la pratique, nonobstant la décision de la Cour suprême, le résultat reste le même. L’auteur reconnaît que dans un petit nombre de cas, les autorités n’ont pu prouver que des paiements avaient été effectués en vertu de la loi allemande sur la péréquation, ce qui a effectivement, dans des cas isolés, permis aux parties lésées de recevoir une indemnisation au titre de la loi estonienne sur les principes de la réforme de la propriété. Ces cas isolés, cependant, ne prouvent toujours pas que l’État n’avait pas l’intention d’exercer une discrimination à l’égard des personnes d’origine germano-balte.

5.4L’auteur n’a pas répondu à l’observation de l’État partie selon laquelle il n’avait pas épuisé les recours internes s’agissant de la discrimination dont il dit avoir fait l’objet.

5.5Dans une lettre datée du 25 avril 2017, l’auteur a répété les arguments susmentionnés.

De l’État partie

6.Dans une note verbale datée du 20 mars 2017, l’État partie a répété que le Comité devrait déclarer la communication irrecevable pour incompatibilité avec les dispositions du Pacte, non‑épuisement des recours internes et défaut de fondement.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.3Le Comité prend note, tout d’abord, du grief de l’auteur selon lequel la longueur de la procédure civile a été incompatible avec l’exigence de délai raisonnable prévue par l’article 14 (par. 1) du Pacte. Il note la préoccupation soulevée par l’auteur quant à l’efficacité des recours existants. Il constate cependant que l’auteur ne fait pas référence à la jurisprudence et n’étaye aucunement les allégations selon lesquelles les recours existants ne seraient pas efficaces dans son cas. En revanche, le Comité constate que l’État partie a mentionné l’évolution récente de la jurisprudence nationale et affirmé qu’il aurait été possible pour l’auteur de dénoncer un préjudice devant les tribunaux administratifs. L’État partie a également cité des affaires en exemple, afin de montrer que ces recours existent et fonctionnent. Le Comité rappelle que, selon sa propre jurisprudence, les doutes de l’auteur quant à l’efficacité des recours internes ne le dispensent pas d’épuiser ces recours. En conséquence, le Comité conclut que cette partie de la communication est irrecevable au regard de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif.

7.4Le Comité prend note du grief que l’auteur tire de l’article 14 (par. 1) du Pacte, au sujet de l’iniquité alléguée de la procédure devant le tribunal administratif de Tallinn. Sur ce point, le Comité note que selon l’État partie, l’auteur n’a pas expliqué en quoi la procédure interne avait constitué une iniquité de traitement dans son cas précis. L’État partie a indiqué que la cour d’appel de Tallinn avait minutieusement examiné l’affaire et longuement expliqué les raisons l’ayant amenée à conclure que le paiement versé au père de l’auteur en Allemagne devait être considéré comme une indemnisation au sens de la loi estonienne sur les principes de la réforme de la propriété. En outre, l’État partie a noté que l’auteur avait eu la possibilité de fournir, oralement et par écrit, des éléments de preuve pour étayer ses griefs à l’audience, y compris celle de fournir des avis d’expert sur l’objectif général et l’interprétation de la loi allemande sur la péréquation. L’auteur n’a pas réfuté ces arguments. En outre, le Comité constate que les arguments que l’auteur fonde sur l’article 14 (par. 1) sont intiment liés au grief qu’il tire de l’article 26 du Pacte. Compte tenu de ces considérations, le Comité considère que dans sa communication, l’auteur n’étaye pas en quoi les droits qu’il tient de l’article 14 (par. 1) sont violés par l’État partie, et déclare cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

7.5Le Comité prend également note du grief que l’auteur tire de l’article 26 du Pacte, à savoir que la cour d’appel de Tallinn, dans son arrêt du 15 juin 2011, a commis une erreur d’interprétation d’une loi de 1991 relative à la restitution, qui excluait de son champ d’application les personnes dont les demandes concernaient des biens déjà restitués ou pour lesquels une indemnisation avait déjà été payée. La décision erronée du tribunal administratif de Tallinn, selon l’auteur, découle de la procédure inique devant ce tribunal et entraîne une discrimination à son égard, fondée sur son origine germano-balte.

7.6Le Comité rappelle que le droit à la propriété n’est pas protégé par le Pacte, et il se considère donc non compétent ratione materiae pour examiner des violations alléguées de ce droit, sur le fondement des articles 2 et 3 du Protocole facultatif. Cependant, la confiscation d’un bien privé ou le manquement d’un État partie à verser une indemnisation après une telle confiscation pourrait bel et bien constituer une violation du Pacte si l’acte ou l’omission en cause était fondé sur des motifs de discrimination, en violation de l’article 26 du Pacte.

7.7À cet égard, le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel, devant les juridictions nationales, l’auteur n’a soulevé ni la question de l’iniquité alléguée de son procès ni celle de la discrimination fondée sur son origine germano-balte. L’État partie affirme que, dans le cadre des recours internes, les griefs de l’auteur concernaient exclusivement ses droits de propriété et que, bien que la discrimination soit interdite par l’article 12 de la Constitution estonienne, l’auteur n’a saisi aucune juridiction nationale pour qu’elle statue sur sa plainte à ce sujet. Le Comité constate que l’auteur n’a pas répondu à cet argument et qu’il n’a en rien expliqué la raison pour laquelle il n’avait pas soulevé la question de la discrimination devant les juridictions internes. Dans ces circonstances, le Comité conclut que l’auteur n’a pas épuisé tous les recours internes qui lui étaient ouverts. Ce grief doit donc être déclaré irrecevable au regard de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif.

7.8Enfin, le Comité note que l’auteur invoque l’article 2 du Pacte. Le Comité fait observer sur ce point que l’auteur a seulement invoqué cet article dans sa toute première lettre, sans toutefois préciser quel droit garanti par cet article était concerné. Il ajoute que l’auteur n’a avancé aucun argument pour étayer une violation de cet article, en relation avec la violation alléguée de l’article 26 du Pacte. Il rappelle que l’article 2 ne peut être invoqué par des particuliers qu’en relation avec d’autres articles du Pacte et ne peut motiver en soi une communication soumise en vertu du Protocole facultatif. Dans ces conditions, il considère que l’article 2 du Protocole facultatif l’empêche d’examiner cette partie de la communication pour défaut de fondement.

8.En conséquence, le Comité décide :

a)Que la communication est irrecevable au regard des articles 2, 3 et 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteur de la communication.