Nations Unies

CCPR/C/125/D/2948/2017

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

31 mai 2019

Original : français

Comité des droits de l’homme

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2948/2017*,**,***

Communication présentée par :

H. S. et consorts (représentés par un conseil,Alain Vallières)

Au nom de :

Les auteurs

État partie :

Canada

Date de la communication :

26 janvier 2017 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application des articles 92 et 97du règlement intérieur du Comité, communiquéeà l’État partie le 7 février 2017 (non publiée sous forme de document)

Date de la décision :

14 mars 2019

Objet :

Expulsion du Canada vers l’Inde

Question(s) de procédure :

Non-épuisement des recours internes ; griefs insuffisamment étayés ; incompatibilité avec le Pacte

Question(s) de fond :

Droit à la vie ; risque d’être soumis à la torture ou à un traitement cruel, inhumain ou dégradant ; liberté et sécurité de la personne ; privation de liberté ; droit à la vie privée et à la famille ; droits des enfants ; non-discrimination

Article(s) du Pacte :

2, 6, 7, 9, 10, 17, 23, 24 et 26

Article(s) du Protocole facultatif :

2, 3 et 5 (par. 2 b))

1.1Les auteurs de la communication, reçue le 31 janvier 2017, sont M. H. S., né en 1978, et Mme A. K., née en 1984, de nationalité indienne. Les deux auteurs agissent en leur nom propre et au nom de leurs enfants mineurs, J. S., né en 2009, et R. K., née en 2010, tous deux citoyens canadiens. Les parents, s’étant vu refuser l’asile au Canada, ont reçu l’ordre de quitter le pays. Leur retour vers l’Inde était prévu le 19 février 2017. Ils allèguent que le Canada violerait les obligations qui lui sont imposées par les articles 2, 6, 7, 9, 10, 17, 23, 24 et 26 du Pacte, s’il renvoyait les auteurs adultes en Inde. Le Protocole facultatif se rapportant au Pacte est entré en vigueur pour l’État partie le 19 mai 1976. Les auteurs sont représentés par un conseil, Alain Vallières.

1.2Le 7 février 2017, le Comité des droits de l’homme a prié le Canada de surseoir au renvoi des auteurs adultes tant que leur requête serait à l’examen. Le Canada a fait droit à cette demande et les auteurs demeurent, pour le moment, au Canada. Le 4 août 2017, l’État partie a demandé la levée des mesures provisoires à l’égard de la communication. Le 19 décembre 2017, le Comité a décidé, agissant par l’intermédiaire du Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, de ne pas accéder à cette demande.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1De 1997 à 1999, M. H. S. a travaillé en Malaisie. En 1999, il est retourné en Inde pour obtenir un nouveau passeport, après avoir égaré le sien. En janvier 2000, la police est intervenue au domicile familial afin de l’interroger au sujet de militants politiques et de son rôle supposé de médiateur entre militants indiens et pakistanais. M. H. S. a été torturé à cette occasion, pour qu’il fournisse des informations, et a dû payer un pot-de-vin pour obtenir sa libération.

2.2S’étant réfugié chez sa sœur, dans une autre localité, M. H. S. a été informé qu’il était toujours recherché par la police. Il a donc pris la décision de fuir vers la Malaisie, muni d’un faux passeport. Sa famille, restée en Inde, a continué d’être harcelée par la police jusqu’au paiement d’un pot-de-vin en 2005.

2.3En 2006, M. H. S. est revenu en Inde pour se marier avec Mme A. K. Pendant son séjour en Inde, il a cherché à recouvrer une créance d’un dénommé R. S. C’est dans ce contexte qu’il a interrogé le père de ce dernier, lequel est mort quelques jours plus tard. Le frère du dénommé R. S. a tenu M. H. S. pour responsable de la mort de son père et, en représailles, l’a dénoncé aux autorités indiennes comme passeur, qui plus est en possession d’un faux passeport.

2.4M. H. S. a été arrêté le 27 octobre 2006 et interrogé à nouveau, lors de sa détention, sur son appartenance à des mouvements politiques. Il a été libéré le 9 décembre 2006 et a regagné la Malaisie. Sa femme l’y a rejoint en juillet 2007, mais a dû retourner en Inde en mars 2008 pour y suivre des traitements médicaux. M. H. S. ne s’étant pas présenté devant la juridiction indienne pour les faits ayant conduit à son arrestation, il a été déclaré « proclaimed offender », selon les termes de la loi indienne, et a de ce fait été recherché par la police. Son épouse elle-même a reçu des menaces.

2.5Plus tard, le frère de M. H. S. a été arrêté et torturé en raison de ses liens avec ce dernier. Il est porté disparu depuis 2010.

2.6Le 9 novembre 2008, les auteurs sont arrivés à Toronto, au Canada, et y ont demandé l’asile.

2.7Le 10 juin 2013, puis les 28 avril et 24 novembre 2014, les auteurs ont été entendus par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Leur demande a été rejetée le 23 janvier 2015. Le 9 février 2016, ils ont déposé une demande d’examen des risques avant renvoi, qui a été rejetée le 4 août 2016. Ils ont par la suite reçu un ordre leur enjoignant de quitter le Canada.

2.8Le 13 octobre 2016, les auteurs ont déposé une demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire, notamment au regard de l’intérêt supérieur des enfants, tous les deux citoyens canadiens. Aucune réponse n’avait encore été communiquée au moment de la soumission de la communication initiale, le délai de réponse habituel s’échelonnant entre trente et quarante-deux mois. Néanmoins, cette procédure n’empêche pas leur expulsion.

2.9Les auteurs indiquent que, s’ils disposaient effectivement de la possibilité de demander un contrôle judiciaire des décisions de rejet de leur demande d’asile à la Cour fédérale du Canada, leur conseil de l’époque leur avait recommandé de ne pas engager un tel recours. Le fait qu’ils étaient entrés illégalement au Canada risquait en effet de refaire surface et d’inciter les autorités à engager une procédure d’expulsion.

2.10Les autorités canadiennes ont pris contact avec les autorités indiennes afin d’obtenir, pour les auteurs, des documents de voyage nécessaires en vue de leur expulsion. Elles ont notamment obtenu pour les deux enfants des visas touristiques valides pendant cent quatre‑vingts jours. Le départ des auteurs pour l’Inde était prévu pour le 19 février 2017.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs avancent en premier lieu que leurs droits découlant des articles 6 et 7 du Pacte se trouveraient violés dans le cas de leur expulsion par le Canada. En effet, au vu des accusations qui pèsent contre lui, M. H. S. risquerait d’être arrêté dès son arrivée, et craint d’être victime d’une exécution extrajudiciaire, en raison de ses supposées activités politiques. Les auteurs mentionnent la situation générale des droits de l’homme en Inde. Ils rappellent également que le frère de M. H. S. est lui-même porté disparu. Sur le fondement de l’article 6 du Pacte, les auteurs ajoutent que leur enfant J. S. est asthmatique et risquerait de subir des crises dans l’éventualité de son expulsion vers l’Inde, en raison de la mauvaise qualité de l’air et de l’absence de soins dans ce pays.

3.2Les auteurs invoquent en deuxième lieu une violation, en cas d’expulsion, de l’article 9 du Pacte à l’égard de M. H. S., ainsi que de l’article 10 quant aux circonstances et conditions de sa détention en cas d’arrestation.

3.3Les auteurs avancent qu’une expulsion du Canada, laquelle obligerait les enfants à suivre leurs parents dans un pays qu’ils ne connaissent pas et dont ils n’ont pas la nationalité, constituerait une ingérence dans leur vie privée et familiale, en violation de l’article 17 du Pacte. En outre, ceux-ci ne disposant à l’heure actuelle que d’un visa touristique indien limité à cent quatre-vingts jours, ils risqueraient de se retrouver dans une situation de précarité quant à leur statut, au terme de ce délai. Ils devraient alors soit se séparer de leurs parents pour retourner au Canada, soit rester illégalement sur le territoire indien. Les auteurs affirment que la séparation familiale qui pourrait résulter indirectement de la mesure d’expulsion risquerait de causer aux enfants un dommage irréparable. À ce titre, les auteurs arguent du fait que les autorités canadiennes n’ont pas pris en compte dans leurs décisions l’intérêt supérieur des enfants. Cette expulsion serait dès lors arbitraire, en violation de l’article 17, paragraphe 1, et de l’article 23, paragraphe 1, du Pacte.

3.4Les auteurs soutiennent par ailleurs que l’expulsion de la famille violerait aussi l’article 24 du Pacte à l’égard des enfants, en ne leur offrant pas la protection requise par cette disposition. Les auteurs avancent en particulier les risques pesant sur la santé des enfants, notamment en raison des moins bonnes conditions d’hygiène des enfants en Inde de même que de l’accès réduit aux soins. Les auteurs considèrent de plus que l’éducation des enfants, dans un système et une langue qu’ils ne connaissent pas, ne serait pas assurée dans les mêmes conditions qu’au Canada.

3.5Les auteurs affirment aussi que l’article 26 du Pacte serait violé à l’égard des enfants, en cas d’expulsion, en ce que cette dernière caractériserait une discrimination basée sur la nationalité de leurs parents.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Le 4 août 2017, l’État partie a soumis ses observations portant sur la recevabilité et le fond de la communication.

4.2Selon l’État partie, les allégations indiquant que M. H. S. ferait face à un risque de torture ou de mort aux mains des autorités indiennes, que le renvoi des auteurs adultes mettrait leurs enfants dans une situation instable, ces derniers ayant grandi à l’étranger et ne parlant pas le pendjabi, et que J. S. a besoin de soins médicaux qu’il ne pourrait obtenir en Inde, devraient être déclarées irrecevables conformément aux articles 2 et 5 du Protocole facultatif et à l’article 96 du règlement intérieur du Comité pour trois motifs.

4.3En premier lieu, les auteurs adultes n’ont pas épuisé tous les recours internes qui étaient à leur disposition, puisqu’ils n’ont pas déposé de demande d’autorisation et de contrôle judiciaire tant pour la décision négative de la Section de la protection des réfugiés que pour la décision négative d’examen des risques avant renvoi, bien que ces options fussent à leur disposition. Le Canada soutient que si les auteurs adultes étaient insatisfaits de ces deux décisions ou étaient d’avis que les décideurs n’avaient pas convenablement étudié les difficultés auxquelles ils feraient face advenant un renvoi en Inde, ils auraient dû se pourvoir du recours interne que le Canada leur offrait pour étayer leur grief. Cependant, les auteurs adultes ne l’ont pas fait. Comme le Comité l’a reconnu à maintes reprises, un État partie ne peut généralement pas être tenu responsable des erreurs ou omissions d’un conseiller juridique indépendant. De plus, les auteurs ont par la suite déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision négative de leur demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire, mais, au moment de la soumission de la présente communication, aucune décision n’avait été rendue. Subsidiairement, leurs griefs fondés sur l’article 24, paragraphe 1, du Pacte sont irrecevables, en raison du non‑épuisement des voies de recours internes.

4.4En deuxième lieu, les allégations des auteurs concernant la violation des articles 2, 6, 9, 10 et 24 du Pacte sont irrecevables au motif qu’elles sont incompatibles, ratione materiae, avec les dispositions desdits articles, qui n’ont pas d’application extraterritoriale. L’article 2 du Pacte ne confère pas de droit indépendant à réparation, les allégations relatives à cet article ne peuvent donc en elles-mêmes, sans relation avec un article du Pacte conférant un droit à l’auteur d’une communication, fonder un grief dans une communication présentée en vertu du Protocole facultatif. Les droits de J. S. en vertu de l’article 6 du Pacte n’ont pas été violés, car ce dernier ne faisait pas l’objet d’une mesure de renvoi. À titre subsidiaire, même si le Canada était responsable du renvoi de J. S., le Pacte n’impose pas au Canada l’obligation de s’abstenir d’expulser une personne qui ferait face, dans son pays d’origine, à des conditions moins favorables qu’au Canada. Les articles 9 et 10 du Pacte n’impliquant aucune obligation de non-refoulement, la responsabilité du Canada au sens du Pacte n’est donc pas engagée. Les droits des enfants des auteurs en vertu de l’article 24 du Pacte n’ont pas été violés, car lesdits enfants ne font pas l’objet d’une mesure de renvoi. À titre subsidiaire, même si le Canada était responsable du renvoi de ces derniers, l’article 24 du Pacte n’impose pas d’obligation de non-refoulement pour l’État partie ordonnant un tel renvoi.

4.5En troisième lieu, le Canada maintient que les auteurs n’ont pas suffisamment étayé leurs griefs relatifs aux articles 6, 7, 17, 23, 24 et 26 du Pacte, rendant ainsi leur communication irrecevable au titre de l’article 3 du Protocole facultatif et de l’article 96 du règlement intérieur du Comité. Les allégations et éléments de preuve soumis par les auteurs ont déjà été examinés par les autorités canadiennes compétentes et impartiales, ces dernières ont toutes conclu que les auteurs n’étaient pas crédibles concernant les problèmes potentiels et allégués qu’ils pourraient avoir en Inde. En particulier, le Canada souligne que, comme l’a conclu le Commissaire de la Section de la protection des réfugiés, les auteurs adultes ne sont pas venus au Canada dans une situation de personnes en danger, compte tenu du fait qu’ils auraient pu rester en Malaisie pendant environ une année de plus, grâce au permis de travail de M. H. S. De plus, ils n’ont demandé l’asile au Canada qu’après avoir été confrontés à des agents frontaliers, qui ont déterminé qu’ils n’étaient pas des « visiteurs authentiques ».

4.6Les autorités canadiennes qui ont évalué les risques encourus par les auteurs adultes ont déterminé que les craintes de ces derniers n’étaient pas fondées, en raison de l’absence totale de preuves crédibles ou objectives en soutien des allégations suivantes : a) la police indienne estimerait que M. H. S. est un collaborateur de mouvements politiques, et l’aurait questionné et torturé deux fois ; b) M. H. S. serait arrêté dès son arrivé en Inde ; et c) tous les individus déclarés « proclaimed offenders » risqueraient d’être torturés ou de subir de mauvais traitements. Le Canada soutient également que le fait que M. H. S. fasse l’objet d’accusations criminelles n’implique pas nécessairement qu’il soit exposé à un risque prévisible, réel et personnel de préjudice irréparable. Selon le Code pénal indien, aucune disposition légale ne prévoit la possibilité d’une condamnation à mort. Les auteurs n’ont soumis aucune preuve crédible ou objective que tous les individus déclarés « proclaimed offenders » ou accusés de fraude (et non pas de terrorisme) risquent d’être torturés ou de subir de mauvais traitements. Les auteurs basent leurs allégations de risques sur des rapports généraux sur le pays, sans démontrer que M. H. S. fait effectivement face à un risque réel et personnel. L’État partie affirme aussi que M. H. S. aurait une possibilité de refuge intérieur en Inde. Les allégations des auteurs de même que leurs éléments de preuve, qui ont déjà été examinés par les autorités canadiennes, sont trop faibles pour engendrer une obligation de non-refoulement.

4.7Quant aux allégations de violation des articles 17 et 23 du Pacte, le renvoi des auteurs adultes ne constituerait pas une immixtion, car il ne séparerait pas leur famille, et toute séparation potentielle en Inde n’engagerait pas la responsabilité du Canada. L’État partie rappelle aussi que le Comité a confirmé que les articles 17 et 23 du Pacte confèrent une discrétion aux États parties, dans les cas où le renvoi affecterait la vie de famille de l’individu. L’immixtion dans les relations familiales qui résulterait d’un renvoi, selon le Comité, ne peut être considérée ni comme illégale ni comme arbitraire, dès lors que l’arrêté d’expulsion a été pris en vertu de la loi et conformément à l’intérêt légitime de l’État, et que toute l’attention voulue a été portée au cours de la procédure aux liens familiaux de l’intéressé. Le Canada fait aussi valoir que l’intérêt supérieur des enfants a été convenablement étudié dans le contexte de la demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire et de la décision y afférente. Les auteurs n’ont pas démontré de violation de l’article 26 du Pacte, car les auteurs mineurs ne font pas l’objet d’une mesure de renvoi, et le fait d’avoir des parents ayant un statut d’immigration précaire ne constitue pas un motif de discrimination selon ledit article. Selon l’État partie, chacun de ces motifs est suffisant en soi pour établir l’irrecevabilité de la communication.

4.8L’État partie note que M. H. S. fait actuellement face à des accusations criminelles au Canada pour avoir proféré des menaces de mort ou de lésions corporelles à l’encontre d’une personne le 21 mai 2016, contrevenant ainsi à l’article 264.1 (1), alinéa a), du Code criminel canadien. Si M. H. S. devait être reconnu coupable de ces accusations, il serait passible d’une peine d’emprisonnement maximale de cinq ans et deviendrait par le fait même inadmissible à un statut au Canada pour motif de criminalité.

4.9Si le Comité devait cependant conclure que cette communication est recevable, le Canada fait valoir, à titre subsidiaire, qu’elle devrait être rejetée sur le fond, puisqu’elle est dénuée de fondement. Elle ne révèle en effet aucune violation des articles 2, 6, 7, 9, 10, 17, 23, 24 et 26 du Pacte.

4.10L’État partie a demandé au Comité de lever les mesures provisoires dans la présente communication, car les auteurs adultes n’ont pas établi prima facie le bien-fondé de leur communication. Il n’existe par ailleurs aucune raison sérieuse de croire que leur renvoi en Inde les exposerait personnellement à un risque réel et imminent de préjudice irréparable. Dans l’éventualité où le Comité déciderait de maintenir la demande de mesures provisoires, le Canada prie le Comité de se prononcer sur la recevabilité et le fond de la communication des auteurs dans les plus brefs délais.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie

5.1Dans leurs commentaires datés du 6 décembre 2017, les auteurs soutiennent que les arguments de l’État partie concernant la levée des mesures provisoires ne reposent sur aucune règle de droit. Ils allèguent que les arguments avancés par l’État partie tendent à démontrer que la demande n’est pas irrecevable prima facie, puisqu’il évoque des questions relatives au fond de la demande des auteurs adultes. Ils ajoutent qu’aucune démonstration n’est faite quant aux enfants, de sorte que même si le Comité décidait que la plainte des parents est irrecevable prima facie, ce que les auteurs réfutent, la question de la situation des enfants, en cas de retour en Inde, resterait valable.

5.2Les auteurs soutiennent que l’éloignement des enfants vers un pays dont ils n’ont pas la nationalité et dans lequel il n’est pas certain que leurs droits fondamentaux soient garantis justifie que le Comité maintienne des mesures provisoires, afin d’éviter des dommages irréparables. Le non-respect de mesures provisoires, en particulier par une action irréparable, sape la protection des droits consacrés par le Pacte. Ils soutiennent également qu’il est préférable de garantir la scolarité des enfants et leur santé, et de ne pas les exposer aux risques qui découleraient d’un renvoi vers un pays dont ils n’ont pas la nationalité. En ce qui concerne les auteurs adultes, ceux-ci soutiennent que même si leur situation a été étudiée par les autorités canadiennes, le Comité doit vérifier la procédure. En effet, s’il appartient généralement aux autorités nationales d’évaluer les éléments de preuve, le Comité peut toutefois vérifier si cette évaluation était manifestement arbitraire et représentait un déni de justice. Ils ajoutent que le renvoi porterait atteinte à la vie familiale et justifie donc l’application de mesures provisoires.

5.3Les auteurs allèguent que les autorités canadiennes n’ont pas étudié le fond de la demande, se contentant d’étudier la crédibilité de M. H. S. La demande des auteurs n’a pas été convenablement étudiée en ce sens que l’agent chargé de l’examen des risques avant renvoi n’a pas procédé à l’évaluation de la situation des auteurs, sous prétexte que les faits présentés avaient été étudiés par le Commissaire de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. De plus, le Canada ne peut affirmer qu’il ne sait pas que les personnes détenues font face à de hauts risques de mauvais traitements. Il est également à noter que l’ensemble des arguments du Canada ne porte que sur la demande présentée par les auteurs adultes, sans tenir compte de la présence des enfants. À cet égard, il est rappelé que les auteurs avaient déposé devant les autorités canadiennes une demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire afin de faire valoir les droits des enfants, qui n’avaient jusqu’alors jamais été étudiés. Alors que la réponse à cette demande n’était pas prévue avant 2019 ou 2020, la demande a été rejetée le 8 mars 2017. Une demande de contrôle judiciaire a été déposée devant la Cour fédérale pour contester cette décision déraisonnable. Une entente hors cour a été conclue le 7 novembre 2017 entre les auteurs et l’État partie, qui a accepté d’étudier à nouveau la demande avant la tenue d’une audience devant la Cour. Ce faisant, l’État partie a reconnu que l’étude du dossier avait été inadéquate.

5.4Les auteurs soutiennent qu’une expulsion représenterait une immixtion dans les relations familiales. Ils maintiennent que la décision d’un État d’expulser un père de famille ayant deux enfants mineurs contraint cette famille à choisir de l’accompagner ou de rester sur le territoire de l’État, et qu’une telle décision doit, de ce fait, être considérée comme une ingérence dans la famille. La séparation entre une personne et le reste de sa famille, dans le cadre d’une expulsion, peut être considérée comme une immixtion arbitraire dans la famille si les effets de la séparation sont disproportionnés par rapport aux objectifs. Se référant à la jurisprudence du Comité selon laquelle l’immixtion dans les relations familiales qui résulte inévitablement d’une expulsion ne peut être considérée illégale ou arbitraire, dès lors que l’arrêté d’expulsion a été pris en vertu de la loi et conformément à l’intérêt légitime de l’État, et que toute l’attention voulue a été portée au cours de la procédure aux liens familiaux de l’intéressé, les auteurs affirment que, dans leur cas, l’État partie a lui-même admis que l’étude de la situation familiale n’avait pas été convenablement réalisée à ce jour. Tout renvoi des parents constituerait une atteinte à la vie familiale. Dans le cas d’une famille dont une partie doit quitter le territoire d’un État alors que l’autre a le droit de rester, les critères établissant si l’immixtion dans la vie de famille des intéressés est objectivement justifiée ou non doivent tenir compte, d’une part, de l’importance des motifs avancés par l’État pour expulser l’intéressé et, d’autre part, de la situation de détresse dans laquelle la famille et ses membres se trouveraient suite à l’expulsion. Or, les effets catastrophiques sur la vie de la famille et la famille ont déjà été démontrés dans les observations déposées par les auteurs.

5.5Dans le cas d’une expulsion imminente, le moment que le Comité doit prendre en considération pour se prononcer sur l’existence d’une atteinte aux droits de la famille est celui où il examine l’affaire. L’expulsion par un État des parents d’un enfant mineur ayant la nationalité dudit État doit être justifiée par d’autres éléments que la simple mise en œuvre d’une loi sur l’immigration, pour que cette expulsion ne soit pas considérée comme arbitraire. La seule raison avancée par l’État partie est la bonne application de la loi, sans démonstration ou analyse tendant à prouver que l’éloignement serait en l’occurrence justifié. Dans ce contexte, le Comité ne devrait pas, selon les auteurs, conclure que la demande doit être rejetée sommairement à cette étape ou que les mesures provisoires doivent être annulées. Si la famille devait être renvoyée en Inde, les dommages causés ne pourraient être réparés par la suite. Ils soutiennent donc que les mesures provisoires devraient rester en place.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle les auteurs doivent se prévaloir de tous les recours judiciaires internes pour satisfaire à la condition énoncée au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, pour autant que de tels recours semblent être utiles en l’espèce et soient de facto ouverts aux auteurs.

6.4Le Comité note que les auteurs ont été entendus par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, qui a rejeté leur demande d’asile. Ils ont aussi déposé une demande d’examen des risques avant renvoi, rejetée le 4 août 2016. Le 13 octobre 2016, les auteurs ont déposé une demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire, notamment au regard de l’intérêt supérieur des enfants, tous deux citoyens canadiens, laquelle a été rejetée le 8 mars 2017. Cette décision de l’État partie a incité les auteurs à déposer une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale (voir par. 4.3 et 5.3). Néanmoins, les auteurs ont admis que s’ils disposaient effectivement de la possibilité de demander un contrôle judiciaire des décisions de rejet de leur demande d’asile à la Cour fédérale du Canada, leur conseil de l’époque leur avait recommandé de ne pas engager un tel recours, car ce dernier aurait pu inciter les autorités à engager une procédure d’expulsion à leur encontre, en raison de leur entrée illégale au Canada. Dans ce contexte, le Comité note que l’État partie considère que les auteurs adultes n’ont pas épuisé tous les recours internes qui étaient à leur disposition, puisqu’ils n’ont pas déposé de demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision négative de la Section de la protection des réfugiés ou de la décision négative d’examen des risques avant renvoi, bien que ces options fussent à leur disposition. Selon l’État partie, il s’agit d’une voie de recours utile qui devrait être considérée comme un recours effectif dans les circonstances de l’espèce. Comme le Comité l’a reconnu à maintes reprises, un État partie ne peut généralement pas être tenu responsable des erreurs ou omissions d’un conseiller juridique indépendant. En conséquence, le Comité considère que les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif font obstacle à l’examen de la présente communication.

7.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide :

a)Que la communication est irrecevable au titre de l’article 5, paragraphe 2 b), du Protocole facultatif ;

b)Que la présente décision sera communiquée aux auteurs et à l’État partie.

Annexe

Opinion conjointe (dissidente) de José Manuel Santos Paiset Gentian Zyberi

1.Nous regrettons de ne pas pouvoir nous rallier à la décision adoptée par le Comité de considérer cette communication irrecevable (voir par. 7 de la décision), les autorités canadiennes n’ayant pas suffisamment pris en considération l’intérêt supérieur des enfants en cette affaire.

2.Les auteurs de la communication sont M. H. S. et Mme A. K., de nationalité indienne, arrivés au Canada en 2008. Ils agissent en leur nom propre et au nom de leurs enfants mineurs, J. S., né en 2009, et R. K., née en 2010, tous deux citoyens canadiens (voir par. 1.1).

3.La demande d’asile des auteurs adultes a été rejetée en 2015, ainsi que leur demande d’examen des risques avant renvoi, rejetée en 2016 (voir par. 2.7). Ayant reçu l’ordre de quitter le Canada, ils l’auraient sans doute déjà fait si le Comité n’avait pas prié le Canada de surseoir à leur renvoi, tant que leur requête restait à l’examen (voir par. 1.2).

4.Pour l’État partie, l’expulsion des auteurs adultes semble une décision prise, et le problème des enfants, citoyens canadiens, n’a pas, en conséquence, été dûment pris en compte. Les autorités canadiennes ont, en effet, pris contact avec les autorités indiennes afin d’obtenir, pour les auteurs, des documents de voyage nécessaires en vue de leur expulsion, ayant également obtenu pour les enfants des visas touristiques valides pendant cent quatre‑vingts jours (voir par. 2.10).

5.Toutefois, en octobre 2016, les auteurs adultes ont déposé une demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire, notamment au regard de l’intérêt supérieur des enfants. Cette procédure, s’échelonnant normalement entre trente et quarante‑deux mois, n’empêcherait cependant pas l’expulsion (voir par. 2.8). Curieusement, cette demande a été rapidement rejetée, en mars 2017.

6.Une demande de contrôle judiciaire a donc été déposée par les auteurs devant la Cour fédérale, demande toujours pendante, comme le Canada le reconnaît (voir par. 4.3, 5.3 et 6.4). À cet égard, une entente hors cour a été conclue en novembre 2017 entre les auteurs et l’État partie, qui a accepté d’étudier à nouveau la demande avant la tenue d’une audience devant la Cour (voir par. 5.3). Il semble donc que le Canada soit disposé à poursuivre l’étude de cette affaire.

7.Il est vrai que, si les auteurs disposaient effectivement de la possibilité de demander un contrôle judiciaire des décisions de rejet de leur demande d’asile à la Cour fédérale du Canada, leur conseil de l’époque leur avait recommandé de ne pas engager un tel recours (voir par. 2.9).

8.Ce fait a amené le Canada à considérer les griefs des auteurs adultes irrecevables, en raison du non-épuisement des voies de recours internes (voir par. 4.3), et a entraîné la décision d’irrecevabilité du Comité (voir par. 7).

9.Toutefois, un tel raisonnement s’appuie exclusivement sur le comportement des auteurs adultes. Qu’en est-il de leurs enfants ? Doivent-ils être victimes des choix de leurs parents ?

10.Il semble que, pour le Canada (voir par. 4.7), l’expulsion des auteurs adultes entraînerait également celle de leurs enfants, même si, contrairement à leurs parents, ils sont citoyens canadiens. En effet, bien qu’ils soient mineurs, aucune mesure ne semble avoir été prise pour garantir la possibilité pour eux de rester au Canada, notamment au moyen de la tutelle ou d’un dispositif équivalent. À cet égard, l’État partie se borne à dire que les intérêts des enfants ont été pris en compte, du fait qu’ils ne font pas, eux-mêmes, l’objet d’une mesure de renvoi (voir par. 4.4 et 4.7).

11.Cependant, l’État partie n’explique pas comment il subviendrait aux besoins des deux enfants, s’ils devaient rester au Canada après l’expulsion de leurs parents, et encore moins comment toute l’attention voulue a été portée au cours de la procédure aux liens familiaux de l’intéressé, eu égard à l’article 23 du Pacte (voir par. 4.7).

12.Une expulsion du Canada, en obligeant les enfants à suivre leurs parents dans un pays qu’ils ne connaissent pas et dont ils n’ont pas la nationalité, pourrait constituer une ingérence dans leur vie privée et familiale, en violation des articles 17 et 23 du Pacte. En outre, ne bénéficiant que d’un visa touristique indien limité à cent quatre‑vingts jours, les enfants risqueraient de se retrouver dans une situation de précarité quant à leur statut, au terme de ce délai. Ils devraient alors soit se séparer de leurs parents pour retourner au Canada, soit rester illégalement sur le territoire indien. La séparation de la famille, résultat indirect de la mesure d’expulsion, risquerait donc de causer aux enfants un dommage irréparable (voir par. 3.3) et de s’avérer arbitraire.

13.L’expulsion de la famille pourrait également entraîner une violation de l’article 24 du Pacte, notamment en ce qui concerne la santé des enfants, l’un d’eux étant asthmatique (voir par. 3.1) et requérant donc des soins de santé particuliers, et leur éducation, qui ne serait pas assurée dans les mêmes conditions qu’au Canada (voir par. 3.4). Les enfants perdraient en effet le système éducatif auquel ils sont habitués et leurs amis, et seraient soumis à un environnement qui leur est totalement étranger.

14.Cependant, d’après l’article 24, paragraphe 1, du Pacte, la protection des mineurs revient non seulement aux parents, mais également à l’État partie.

15.La séparation entre une personne et le reste de sa famille, dans le cadre d’une expulsion, peut être considérée comme une immixtion arbitraire dans la famille si les effets de la séparation sont disproportionnés par rapport aux objectifs.

16.En outre, dans le cas d’une famille dont une partie doit quitter le territoire d’un État alors que l’autre a le droit de rester, les critères établissant si l’immixtion dans la vie de famille est objectivement justifiée ou non doivent tenir compte de l’importance des motifs avancés par l’État pour expulser l’intéressé (voir à cet égard le paragraphe 4.8, où l’État partie semble tenir pour acquise la condamnation au pénal de M. H. S.) et de la situation de détresse dans laquelle la famille et ses membres se trouveraient par suite de l’expulsion (voir par. 5.4).

17.Dans le cas d’espèce, du fait qu’une procédure reste toujours pendante, que le problème de la résidence permanente des auteurs adultes n’est donc pas définitivement résolu, et qu’il y a encore la possibilité d’une procédure de réunification familiale (des enfants, qui sont citoyens canadiens, envers leurs parents), nous aurions conclu par une décision demandant au Canada de surseoir à l’exécution du renvoi des auteurs adultes, tant que leur requête reste à l’examen, en vue de préserver entretemps l’unité familiale et de respecter l’intérêt supérieur des enfants concernés.