Nations Unies

CCPR/C/126/D/2495/2014

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

16 août 2019

Français

Original : anglais

Comité des droits de l ’ homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no2495/2014 * , **

Communication présentée par :

Mikhail Zhuravlev (représenté par un conseil, Pavel Levinov)

Victime(s) Présumée(s) :

L’auteur

État partie :

Bélarus

Date de la communication :

14 juin 2014 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité (devenu l’article 92), communiquée à l’État partie le 22 décembre 2014 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

25 juillet 2019

Objet :

Imposition d’une amende pour distribution de journaux étrangers ; absence de procès équitable

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes ; défaut de coopération de l’État partie

Question(s) de fond :

Liberté d’expression ; procès équitable

Article(s) du Pacte :

2 (par. 1), 5 (par. 1), 14 (par. 1) et 19 (par. 2)

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est Mikhail Zhuravlev, de nationalité bélarussienne, né en 1951. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient des articles 2 (par. 1), 5 (par. 1), 14 (par. 1) et 19 (par. 2) du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 30 décembre 1992. L’auteur est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 6 octobre 2012, l’auteur distribuait des exemplaires du journal Vitebskiy Kourier dans les boîtes aux lettres des bâtiments du Prospekt Pobedy de Vitebsk. Le journal, enregistré en Fédération de Russie, était interdit au Bélarus. L’auteur était en possession de 241 exemplaires du journal lorsqu’il a été appréhendé par plusieurs policiers et conduit à un poste de police. Les policiers ont confisqué les journaux et enregistré qu’une infraction administrative avait été commise à l’article 22.9 (par. 2) du Code des infractions administratives, qui interdit la distribution illégale de documents imprimés.

2.2Le 22 octobre 2012, le tribunal de district de Pervomayskiy a constaté que l’auteur avait enfreint les dispositions de l’article 17 (par. 5) de la loi du 17 juillet 2008 sur les médias, qui prévoit que les produits de médias enregistrés à l’étranger ne peuvent être diffusés au Bélarus qu’après avoir obtenu l’autorisation de l’Agence nationale de régulation des médias. Le Vitebskiy Kurier n’ayant pas reçu cette autorisation, le tribunal a déclaré l’auteur coupable d’une infraction administrative visée à l’article 22.9 (par. 2) du Code des infractions administratives et lui a infligé une amende de 2 500 000 anciens roubles bélarussiens (environ 294 dollars des États-Unis), soit 1,5 fois le montant de son allocation mensuelle de retraite.

2.3Le 30 octobre 2012, l’auteur a fait appel devant le tribunal régional de Vitebsk,arguant que le tribunal de district n’avait pas respecté la Constitution et le Pacte (art. 19), qui garantissent le droit à la liberté d’expression, d’autant plus que rien ne prouvait que le journal distribué par l’auteur représentait un danger pour la sécurité nationale, l’ordre public ou des droits et libertés d’autrui. Le 14 novembre 2012, le tribunal régional de Vitebsk, considérant que les arguments de l’auteur étaient dénués de fondement, a confirmé la décision du tribunal de district.

2.4L’auteur a formé un recours contre ces deux décisions de justice auprès du Président du tribunal régional de Vitebsk, du Président de la Cour suprême du Bélarus et du Procureur général du Bélarus, au titre de la procédure de contrôle, en faisant valoir les mêmes arguments. Les 18 décembre 2012, 20 mars 2013 et 20 mai 2013, ces trois instances ont confirmé la décision du tribunal de district. L’auteur affirme qu’il a ainsi épuisé tous les recours internes.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur fait valoir que l’État partie a fait primer l’application de sa législation interne sur l’exécution des obligations internationales qui lui incombent au titre du Pacte, en violation de l’article 2 (par. 1) du Pacte.

3.2L’auteur affirme que sa condamnation administrative et les restrictions imposées à sa liberté de répandre des informations constituaient une restriction à sa liberté d’expression, plus large que celle autorisée par le Pacte, et donc une violation de l’article 5 (par. 1) de celui-ci.

3.3L’auteur dénonce une violation du droit à la liberté d’expression qu’il tient de l’article 19 (par. 2) du Pacte, parce qu’il a été condamné à une amende pour avoir distribué des journaux qui ne constituaient pas une menace pour la sécurité nationale, l’ordre public ou les droits et libertés d’autrui. Il demande à titre de réparation une indemnisation pour dommages matériels et moraux.

3.4L’auteur avance que l’application de la législation nationale, sans égard pour les obligations que le Pacte impose à l’État partie, a aussi entraîné la violation des articles 26 et 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités. Il soutient en outre que son droit d’être entendu par un tribunal compétent, indépendant et impartial, comme le prévoit l’article 14 (par. 1) du Pacte, a été violé.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 26 mars 2015, l’État partie a soumis ses observations, dans lesquelles il relevait la violation de l’article 5 du Protocole facultatif et faisait valoir que la communication n’avait pas été présentée par l’auteur mais par un tiers agissant en son nom, et que l’auteur n’avait pas épuisé les recours internes car il n’avait pas demandé à un procureur d’engager une procédure de contrôle dans son affaire.

4.2L’État partie indique que, parce que l’auteur n’a pas respecté les dispositions du Protocole facultatif, lui-même ne communiquera plus sur la présente affaire.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Dans une lettre datée du 8 mai 2015, l’auteur a commenté les observations de l’État partie. Il soutient que, après que le tribunal régional de Vitebsk l’a débouté de son appel le 14 novembre 2012, il a formé un recours contre les décisions en question auprès du Président du tribunal régional de Vitebsk, du Président de la Cour suprême et du Procureur général, dans le cadre de la procédure de contrôle. Toutefois, ces trois institutions ont confirmé la décision du tribunal de première instance. L’auteur affirme qu’il a donc épuisé tous les recours internes disponibles, y compris dans le cadre de la procédure de contrôle.

5.2Se référant à l’argument de l’État partie concernant son conseil, l’auteur fait observer qu’il a dûment transmis sa procuration, dans laquelle il est indiqué qu’il est à la retraite et handicapé.

Défaut de coopération de l’État partie

6.1Le Comité note que l’État partie déclare que la communication a été enregistrée par le Comité en violation des dispositions du Protocole facultatif et soumise par l’auteur en violation du droit de présenter une communication et, qu’en conséquence, il ne correspondra plus avec le Comité à ce sujet.

6.2Le Comité fait observer que tout État partie au Pacte qui adhère au Protocole facultatif reconnaît que le Comité a compétence pour recevoir et examiner des communications émanant de particuliers qui se déclarent victimes d’une violation de l’un quelconque des droits énoncés dans le Pacte (préambule et article premier du Protocole facultatif). En adhérant au Protocole facultatif, les États parties s’engagent implicitement à coopérer de bonne foi avec le Comité pour lui permettre et lui donner les moyens d’examiner les communications qui lui sont soumises et, après l’examen, de faire part de ses constatations à l’État partie et aux intéressés (art. 5 (par. 1 et 4)). Pour un État partie, l’adoption d’une mesure, quelle qu’elle soit, qui empêche le Comité de prendre connaissance d’une communication et d’en mener l’examen à bonne fin, et l’empêche de faire part de ses constatations, est incompatible avec ces obligations. Il appartient au Comité de décider si une communication doit être enregistrée. En n’acceptant pas la décision du Comité concernant l’opportunité d’enregistrer une communication et en déclarant à l’avance qu’il n’acceptera pas la décision du Comité concernant la recevabilité et le fond des communications, l’État partie manque aux obligations qui lui incombent au titre de l’article premier du Protocole facultatif.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie qui fait valoir que l’auteur n’a pas demandé au Bureau du Procureur d’engager une procédure de contrôle en vue d’un réexamen des décisions judiciaires le concernant. Dans ce contexte, le Comité renvoie à sa jurisprudence et réaffirme qu’une procédure de contrôle juridictionnel de décisions devenues exécutoires ne constitue pas un recours qui doit être épuisé aux fins du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif. Dans le même temps, il prend note de l’argument de l’auteur qui affirme qu’il a bel et bien fait appel, sans succès, de ces décisions dans le cadre de la procédure de contrôle, auprès du Président du tribunal régional de Vitebsk, du Président de la Cour suprême et du Procureur général, et qu’il a fourni tous les éléments pertinents à cet égard. Le Comité constate que, en l’espèce, l’auteur a épuisé tous les recours internes disponibles, dont la procédure de contrôle, et considère donc que les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la présente communication.

7.4En ce qui concerne le grief que l’auteur tire de l’article 5 (par. 1) du Pacte, le Comité fait observer que la disposition y énoncée ne fait pas naître de droit individuel distinct. En conséquence, cette partie de la communication est incompatible avec les dispositions du Pacte et irrecevable au regard de l’article 3 du Protocole facultatif.

7.5En ce qui concerne le grief de violation de l’article 2 (par. 1) du Pacte, le Comité rappelle que les dispositions de cet article, qui énonce des obligations générales pour les États parties, ne peuvent pas en soi et à elles seules donner lieu à une plainte dans une communication soumise en vertu du Protocole facultatif. Il considère donc que les griefs de l’auteur à cet égard sont irrecevables au regard de l’article 3 du Protocole facultatif.

7.6En ce qui concerne les allégations relatives à l’article 14 (par. 1) du Pacte, le Comité fait observer que ces plaintes ont principalement trait à l’appréciation des éléments de preuve obtenus dans le cadre de la procédure judiciaire et à l’interprétation des lois, questions qui relèvent en principe des juridictions nationales, à moins que l’appréciation des éléments de preuve n’ait été manifestement arbitraire ou n’ait constitué un déni de justice. En l’espèce, le Comité constate que l’auteur n’a pas démontré, aux fins de la recevabilité, que la conduite de la procédure dans son affaire a été arbitraire ou a représenté un déni de justice. Le Comité considère par conséquent que cette partie de la communication n’a pas été suffisamment étayée et conclut donc qu’elle est irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

7.7Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, le dernier grief qu’il tire de l’article 19 du Pacte. Il le déclare recevable et procède à son examen au fond.

Examen au fond

8.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

8.2Le Comité prend note des allégations de l’auteur, qui soutient que les autorités ont violé les droits qu’il tient de l’article 19 du Pacte. Les éléments d’information dont le Comité est saisi montrent que l’auteur a été déclaré coupable et condamné à une amende pour avoir distribué des exemplaires d’un journal non enregistré, le Vitebskiy Kurier, en infraction à la loi du 17 juillet 2008 relative aux médias.

8.3Le Comité doit déterminer si les restrictions apportées à la liberté de l’auteur de répandre des informations sont justifiées au regard de l’un quelconque des critères énoncés à l’article 19 (par. 3) du Pacte. Il renvoie à ce sujet à son observation générale no 34 (2011) sur la liberté d’opinion et la liberté d’expression, dans laquelle il affirme notamment que la liberté d’expression est essentielle pour toute société et constitue le fondement de toute société libre et démocratique (par. 2). Il fait observer que l’article 19 (par. 3) du Pacte autorise l’application de restrictions à la liberté d’expression, y compris la liberté de répandre des informations et des idées, dans la seule mesure où ces restrictions sont fixées par la loi et sont nécessaires : a) au respect des droits ou de la réputation d’autrui ; ou b) à la sauvegarde de la sécurité nationale ou de l’ordre public, ou de la santé ou la moralité publiques. Enfin, aucune restriction de la liberté d’expression ne doit avoir une portée trop large : elle doit constituer le moyen le moins perturbateur parmi ceux qui pourraient permettre d’obtenir le résultat recherché, et doit être proportionnée à l’intérêt à protéger.

8.4Le Comité constate qu’en l’espèce l’interdiction de distribuer des documents imprimés parce qu’ils n’étaient pas enregistrés au Bélarus et l’imposition d’une amende importante à l’auteur soulèvent toutes deux des doutes sérieux quant à la nécessité et à la proportionnalité des restrictions imposées aux droits de l’auteur au titre de l’article 19 du Pacte. Le Comité relève en outre que l’État partie n’a invoqué aucun motif précis au titre duquel les restrictions imposées aux activités de l’auteur auraient été nécessaires au sens de l’article 19 (par. 3) du Pacte. L’État partie n’a pas non plus montré que les mesures choisies constituaient le moyen le moins perturbateur d’obtenir le résultat recherché ou qu’elles étaient proportionnées à l’intérêt à protéger. Le Comité considère que, dans les circonstances de l’espèce, les restrictions imposées à l’auteur, bien que fondées sur la législation interne, n’étaient pas justifiées au regard des conditions énoncées à l’article 19 (par. 3) du Pacte. Il conclut par conséquent qu’il y a eu violation des droits que l’auteur tient de l’article 19 (par. 2) du Pacte.

9.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation, par l’État partie, de l’article 19 du Pacte. L’État partie a également manqué aux obligations qui lui incombent au titre de l’article premier du Protocole facultatif.

10.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder pleine réparation aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, il est tenu, entre autres, de prendre les mesures propres à assurer le remboursement de la valeur actuelle de l’amende qui a été infligée à l’auteur et des frais de justice qu’il a engagés au titre des procédures internes. L’État partie est aussi tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que de telles violations ne se reproduisent pas.

11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est en outre invité à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans les langues officielles de l’État partie.