Nations Unies

CCPR/C/125/D/2524/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

17 mai 2019

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2524/2015 * , **

Communication présentée par :

Madina Magomadova (non représentée par un conseil)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteure et son frère, Shamsy Magomadov

État partie :

Fédération de Russie

Date de la communication :

16 mai 2014 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 12 janvier 2015 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

19 mars 2019

Objet :

Détention et mauvais traitements infligés à l’auteure

Question(s) de procédure :

Griefs non étayés

Question(s) de fond :

Torture, arrestation/détention arbitraires, droit à un recours, droit à la vie

Article(s) du Pacte :

2 (par. 3), 6 (par. 1), 7 et 9 (par. 1 et 5)

Article(s) du Protocole facultatif :

5 (par. 2b))

1.L’auteure est Madina Magomadova, de nationalité russe, née en 1954. Elle présente la communication en son nom propre et au nom de son frère, Shamsy Magomadov, de nationalité russe, né en 1957. Elle affirme que l’État partie a violé les droits qu’elle tient de l’article 7 et les droits que son frère tient des articles 6 et 9 (par. 1) et 5)) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour la Fédération de Russie le 1er janvier 1992. L’auteure n’est pas représentée par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteure

2.1Le 9 janvier 1995, le frère de l’auteure a été arrêté dans la ville de Grozny (République tchétchène) par des soldats russes. De 1995 à 2004, l’auteure et sa mère ont interrogé divers représentants des forces de l’ordre et d’autres autorités publiques afin de savoir ce qu’il était advenu de Shamsy Magomadov, sans succès.

2.2L’auteure a appris en 1995 que son frère avait été incarcéré à la prison no 5, à Stavropol (Fédération de Russie). La Commission de recherche et d’échange, établie au quartier général de l’armée fédérale, à Grozny, a informé l’auteure que son frère avait été condamné à quatorze ans de prison, mais n’était jamais arrivé jusqu’à l’établissement où il était censé purger sa peine. Le 13 janvier 1997, l’auteure a reçu une lettre du parquet interrégional du Caucase l’informant qu’une procédure pénale avait été ouverte concernant l’arrestation et la détention illégales de ressortissants tchétchènes. Le 10 mars 1997, le parquet interrégional du Caucase a fait savoir à l’auteure que son frère avait été arrêté à Grozny le 9 janvier 1995 par l’armée fédérale, puis avait été incarcéré à Mozdok (Ossétie du Nord-Alanie) jusqu’au 3 février 1995, date à laquelle il avait été libéré.

2.3Le 4 juillet 2000, l’auteure a reçu une réponse du service des enquêtes pénales de la police de la région de Tcheliabinsk l’informant que son frère n’était pas détenu dans l’une des prisons de cette région de la Fédération de Russie. Le 12 octobre 2004, l’auteure a reçu une lettre de la Douma d’État (Parlement) de la Fédération de Russie indiquant que sa demande de renseignements avait été transmise au Ministère de la justice de la Fédération de Russie.

2.4Le 2 juillet 2010, l’auteure a demandé au parquet de Grozny de rouvrir l’enquête sur le meurtre présumé de son frère. Le 15 mai 2011, le parquet a rejeté la demande au motif que l’action publique était prescrite depuis janvier 2010.

2.5L’auteure a fait appel de la décision du parquet de Grozny. Le 9 septembre 2011, le tribunal du district Staropromyslovsky de Grozny a confirmé cette décision. L’auteure soutenait qu’elle pensait que l’enquête pénale avait été ouverte en 1995, lorsqu’elle avait signalé la disparition de son frère au parquet. Elle a contesté la décision du tribunal devant la Cour suprême de la République tchétchène, qui l’a déboutée le 19 octobre 2011.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure affirme que, compte tenu des circonstances de la détention et de la disparition de son frère, il existe des motifs raisonnables de croire que celui-ci a été exécuté intentionnellement et illégalement par des soldats russes, en violation du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte.

3.2L’auteure soutient que son frère a été détenu et enlevé sur un territoire placé sous le contrôle effectif de l’État partie et que l’on ignore encore ce qu’il est advenu de lui. Elle dénonce une violation des paragraphes 1 et 5 de l’article 9 du Pacte.

3.3L’indifférence manifestée par les autorités de l’État partie à l’égard de la disparition de son frère a causé à l’auteure des souffrances psychiques qui participent des traitements proscrits par l’article 7 du Pacte.

3.4L’auteure demande qu’une véritable enquête soit menée sur la disparition de son frère et qu’une indemnité lui soit versée en réparation du préjudice moral subi. Elle prie le Comité de conclure à une violation des articles du Pacte susmentionnés.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une note verbale datée du 31 mars 2015, l’État partie a contesté la recevabilité de la communication. Conformément au paragraphe 1 de l’article 402 du Code de procédure pénale de la Fédération de Russie, toute personne soupçonnée ou accusée d’une infraction, condamnée, ou acquittée, a le droit de faire appel d’une décision de justice, ce qui, en l’espèce, ouvre droit à l’introduction d’un recours contre la décision rendue par la Cour suprême de la République tchétchène le 19 octobre 2011. Conformément au paragraphe 1 de l’article 403 du Code de procédure pénale, les décisions rendues par une juridiction de cassation sont susceptibles d’appel au titre de la procédure de contrôle.

4.2Conformément à la loi fédérale no 518-FZ du 31 décembre 2014, les décisions de justice passées en force de chose jugée avant le 1er janvier 2013 pouvaient faire l’objet d’une demande de contrôle jusqu’au 1er janvier 2014. Cette nouvelle règle est entrée en vigueur le 11 janvier 2015. Depuis cette date, le contrôle d’une décision passée en force de chose jugée avant le 1er janvier 2013 relève des chapitres 47 et 48 du Code de procédure pénale et peut uniquement être demandé par les personnes qui n’ont pas déjà recouru à cette procédure. Un recours peut alors être formé soit dans le cadre de la procédure de cassation, soit dans le cadre de la procédure de contrôle. Il ressort manifestement des observations de l’auteure que celle-ci n’a pas contesté les décisions des 9 septembre et 19 octobre 2011 au titre des chapitres 47 et 48 du Code de procédure pénale. Actuellement, Mme Magomadova a donc qualité pour former un recours. En conséquence, l’État partie soutient qu’elle n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles et, partant, que la communication devrait être déclarée irrecevable.

4.3Dans une note verbale en date du 16 avril 2015, l’État partie a présenté ses observations sur le fond de la communication. Le 2 juillet 2010, les autorités ont reçu une plainte concernant une personne disparue, Shamsy Magomadov. Le Comité d’enquête de la Fédération de Russie a procédé à une évaluation préliminaire (« protsessualnaya proverka »). Il en est ressorti que Shamsy Magomadov avait disparu le 9 janvier 1995 près de l’hôtel Kavkaz, dans la ville de Grozny et que l’on ignorait alors où il se trouvait.

4.4Le frère de Shamsy Magomadov, M. M., a été interrogé dans le cadre de l’évaluation préliminaire. Il a déclaré que, à sa naissance, sa famille, y compris son frère, vivait dans le village de Shalazhi, situé dans le district d’Ourus-Martan (République tchétchène). Depuis 1982, M. M. vivait à Moscou. Le 1er janvier 1995, il avait appris par son père que son frère Shamsy était parti pour Grozny en voiture y ramener un certain M. I. S., qui vivait là-bas. Shamsy Magomadov était accompagné de M. Magomadov, un autre de ses frères. M. M. avait également appris par son père que ses deux frères n’étaient jamais revenus de ce voyage.

4.5Au cours de la première quinzaine de janvier 1995, des parents éloignés ont ramené au village le corps de M. Magomadov, qui portait des marques d’éclats d’obus. M. M. s’est rendu dans le village pour assister aux obsèques et, à l’issue de la cérémonie, il s’est mis à la recherche de Shamsy Magomadov. M. I. S. lui a dit que les deux frères l’avaient effectivement ramené à son domicile, à Grozny. Ils avaient laissé leur voiture chez lui et lui avaient dit qu’ils essaieraient de rentrer à Shalazhi par un autre moyen.

4.6L’auteure a également été interrogée dans le cadre de l’évaluation préliminaire. Elle a aussi déclaré que Shamsy Magomadov et M. Magomadov avaient quitté Grozny et avaient ramené M. I. S. à son domicile, mais avaient dû rester chez des voisins pour des raisons de sécurité. Selon l’auteure, le 31 décembre 1994, les autorités avaient lancé une « première campagne militaire » en Tchétchénie. Le 2 janvier 1995, les deux frères ont tenté de quitter Grozny. En sortant de la ville, ils ont été pris pour cible par un hélicoptère militaire et ont dû retourner chez M. I. S. et y laisser leur voiture. Le 7 ou le 8 janvier 1995, ils ont décidé de faire une nouvelle tentative pour quitter la ville. En partant, ils se sont arrêtés chez une amie, Mme Goncharenko, qui habitait rue Mir. Après y avoir passé plusieurs heures, il ont finalement décidé de quitter la ville.

4.7L’auteure se trouvait chez ses parents, à Shalazhi, lorsque des personnes qu’elle ne connaissait pas ont ramené le corps de M. Magomadov. Ces personnes ignoraient comment celui-ci était décédé et ne savaient pas non plus ce qui était arrivé à Shamsy Magomadov. Les autorités ont interrogé tous les services de police de la ville et du district au sujet de ce dernier, en vain. Il semblait donc impossible de savoir où se trouvait Shamsy Magomadov.

4.8Les autorités ont refusé à plusieurs reprises d’ouvrir une enquête pénale sur le fondement du paragraphe 1), alinéa 3), de l’article 24 du Code de procédure pénale de la Fédération de Russie au motif que le délai de prescription prévu par l’article 103 (meurtre) du Code pénal en vigueur à l’époque avait expiré. Le 15 mai 2011, elles ont de nouveau rejeté une demande tendant à l’ouverture d’une enquête.

4.9Le 26 février 2015, toutefois, cette décision a été annulée et, le 27 février 2015, le département du Comité d’enquête pour la ville de Grozny a renvoyé l’affaire pour examen devant l’unité des enquêtes militaires du district militaire fédéral du Sud.

4.10L’auteure a contesté le refus d’ouvrir une enquête pénale auprès du tribunal du district Staropromyslovsky. Son recours a été rejeté, de même que l’appel qu’elle a interjeté auprès de la Cour suprême de la République tchétchène. L’auteure s’est pourvue devant la Cour suprême de la Fédération de Russie.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1L’auteure fait observer que l’État partie soutient qu’il ne saurait être tenu pour responsable d’une violation des dispositions du Pacte puisque Shamsy Magomadov a disparu dans des circonstances inexpliquées. Or, il est établi que, le 9 janvier 1995, l’intéressé a été arrêté par l’armée fédérale en République tchétchène et qu’il a été incarcéré au centre de détention temporaire de Mozdok (par. 2.1 et 2.2 ci-dessus). Une lettre du Comité international de la Croix‑Rouge datée du 12 septembre 1996 indique du reste que des représentants de la Croix-Rouge lui ont rendu visite au centre de détention. Le parquet interrégional du Caucase a en outre confirmé que Shamsy Magomadov avait été maintenu en détention jusqu’au 3 février 1995.

5.2Cependant, l’État partie nie le fait même que Shamsy Magomadov ait été détenu par les autorités fédérales. Cela étant, il ne dit pas que l’intéressé a été libéré après son arrestation ni que, le cas échéant, quelqu’un l’a vu depuis. Selon l’auteure, cela montre qu’il a disparu alors qu’il était entre les mains des autorités. Voilà vingt-trois ans que Shamsy Magomadov a disparu, et l’auteure n’a pas pu obtenir la moindre information sur ce qui lui est arrivé. Elle soutient que l’État partie n’a pas enquêté en temps voulu et a refusé d’ouvrir une information judiciaire. En ce qui concerne Shamsy Magomadov, l’État partie a donc violé le droit à la vie consacré par l’article 6 du Pacte.

5.3L’auteure réaffirme que les autorités de l’État partie ont détenu Shamsy Magomadov illégalement. L’État partie n’a donné aucune explication plausible de qui est arrivé à l’intéressé pendant et après sa détention, ce qui montre que celle-ci était arbitraire. Selon un article de presse, en 1995, Shamsy Magomadov était incarcéré dans la prison de la ville de Piatigorsk pour y purger une peine de quatorze ans (par. 2.2 ci-dessus).

5.4Les disparitions forcées font souffrir non seulement les victimes, mais aussi les membres de leur famille, qui attendent pendant des années des nouvelles qu’elles ne recevront probablement jamais. Dans bien des cas, les proches éprouvent les mêmes sentiments que les victimes de torture elles-mêmes. Par exemple, après la disparition de Shamsy Magomadov, sa mère a été victime d’une attaque cérébrale, puis est restée alitée pendant sept ans et est morte alors qu’elle attendait des nouvelles de son fils depuis dix ans. L’auteure elle-même a souffert de l’indifférence des autorités de l’État partie quant au sort de son frère. Chacun sait qu’en Russie, il arrive que des personnes qui se trouvent aux mains des forces de l’ordre soient victimes de meurtre, de torture et de mauvais traitements.

5.5En ce qui concerne la recevabilité de la communication, l’auteure soutient que les recours prévus par le droit interne sont inefficaces. La preuve en est qu’après tant d’années, l’enquête n’est pas encore terminée. En outre, le Comité estime depuis longtemps que la règle de l’épuisement des recours internes ne s’applique pas si les délais de procédure excèdent les limites raisonnables. L’auteure ne dispose d’aucun moyen pour forcer les autorités à mener une enquête approfondie sur la disparition de son frère, et ni la procédure de cassation ni la procédure de contrôle ne permettraient de remédier à la situation.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteure n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles puisqu’elle n’a pas engagé de procédure de cassation ou de procédure de contrôle des décisions du 9 septembre et du 19 octobre 2011 (par. 4.1 et 4.2 ci-dessus). Il note que ces procédures permettent de faire examiner, sur des points de droit uniquement, les décisions de justice passées en force de chose jugée. Le renvoi d’une affaire en cassation ou devant une juridiction de contrôle relève du pouvoir discrétionnaire d’un juge unique et n’est soumis à aucun délai. Le Comité conclut, compte tenu de ces éléments, que les procédures de cassation et de contrôle s’apparentent à des recours extraordinaires. Conformément à la jurisprudence du Comité établie de longue date, il appartient donc à l’État partie de démontrer qu’il y a des chances raisonnables que ces procédures constituent des recours utiles dans les circonstances de l’espèce. En l’absence de toute explication de l’État partie quant à l’utilité du recours aux procédures de cassation et de contrôle dans des affaires semblables à l’espèce, le Comité estime que les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la recevabilité de la présente communication.

6.4Le Comité estime que l’auteure a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs de violation des droits consacrés à l’article 7 du Pacte, en ce qui la concerne, et de violation des droits consacrés à l’article 6 (par. 1) et à l’article 9 (par. 1 et 5) du Pacte, en ce qui concerne son frère ; il déclare donc ces griefs recevables et procède à leur examen quant au fond. Le Comité fait observer que les griefs présentés par l’auteure semblent également soulever des questions au regard de l’article 6 (par. 1) lu conjointement avec l’article 2 (par. 3).

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui avaient communiquées les parties.

7.2Le Comité fait observer tout d’abord que l’auteure affirme que, le 9 janvier 1995, son frère a été arrêté et incarcéré dans la ville de Grozny (République tchétchène) et a été exécuté par l’armée russe (par. 3.1 ci-dessus). Il prend note de plusieurs documents présentés par l’auteure à l’appui de ses allégations indiquant que Shamsy Magomadov a effectivement été incarcéré dans au moins un centre de détention temporaire de la ville de Mozdok (par. 5.1 ci-dessus). Parmi ces documents figurent des lettres du Ministère de l’intérieur de la Fédération de Russie et du Comité international de la Croix-Rouge attestant la détention de Shamsy Magomadov. L’État partie nie toutefois avoir jamais détenu l’intéressé et soutient que, d’après son enquête préliminaire, les forces de l’ordre n’ont rien à voir avec sa disparition (par. 4.7 et 5.2 ci-dessus).

7.3Le Comité rappelle son observation générale no 36 (2018) sur le droit à la vie, selon laquelle l’État partie a l’obligation de faire procéder à une enquête dès lors qu’est formulée une allégation de privation illégale de la vie. Les enquêtes et les poursuites concernant des privations de la vie résultant potentiellement d’actes illégaux devraient être conformes aux normes internationales applicables, notamment au Protocole du Minnesota relatif aux enquêtes sur les homicides résultant potentiellement d’actes illégaux (2016), et doivent toujours être indépendantes, impartiales, promptes, approfondies, efficaces, crédibles et transparentes.

7.4Le Comité rappelle en outre que la mort en détention crée une présomption de privation arbitraire de la vie par les autorités de l’État, présomption qui ne peut être réfutée que sur la base d’une enquête en bonne et due forme, comme indiqué plus haut (par. 7.3). Les États parties sont de surcroît tout particulièrement tenus d’enquêter sur les allégations de violation de l’article 6 chaque fois que les autorités ont ou semblent avoir utilisé des armes à feu ou une force potentiellement létale en dehors du contexte immédiat d’un conflit armé. En l’espèce, au lieu d’ouvrir rapidement une enquête, l’État partie a refusé d’enquêter après avoir mené une simple évaluation « préliminaire », et ce, bien que l’auteure ait plusieurs fois demandé l’ouverture d’une enquête et se soit plainte auprès des autorités, y compris les tribunaux. Compte tenu des circonstances décrites par l’auteure et des éléments qui établissent que Shamsy Magomadov a été détenu par les autorités de l’État partie et faute d’explication sur la décision de ne pas mener de véritable enquête, le Comité conclut que l’État partie a manqué aux obligations mises à sa charge par le paragraphe 1 de l’article 6 lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

7.5Le Comité note que, selon l’auteure, Shamsy Magomadov a été arbitrairement privé de liberté par les autorités de l’État partie, en violation des droits consacrés par le paragraphe 1 de l’article 9. Il note également que l’État partie nie avoir arrêté Shamsy Magomadov et soutient que celui-ci a simplement disparu dans les rues de Grozny. Le Comité note en outre que cette affirmation est réfutée par les éléments de preuve apportés par l’auteure, qui attestent que l’intéressé a été incarcéré à Mozdok du 9 janvier au 3 février 1995 (par. 5.1 ci-dessus). L’État partie n’a pas dit pourquoi Shamsy Magomadov avait été arrêté, de quoi il a été accusé, le cas échéant, ni si, le 3 février 1995, il avait été transféré dans un autre établissement. Le Comité rappelle son observation générale no 35 (2014) sur la liberté et la sécurité de la personne, dans laquelle il est précisé qu’il peut y avoir arrestation au sens de l’article 9 du Pacte sans que l’intéressé n’ait été soumis à une arrestation au sens de la législation nationale. Selon les dispositions dudit article, nul ne peut être privé de sa liberté si ce n’est pour des motifs et conformément à la procédure prévus par la loi. Au vu des éléments versés au dossier et en l’absence d’explications complémentaires de l’État partie, le Comité estime que les faits tels qu’ils ont été présentés font apparaître que les droits que Shamsy Magomadov tient du paragraphe 1 de l’article 9 du Pacte ont été violés.

7.6Ayant conclu à une violation des droits que Shamsy Magomadov tient du paragraphe 1 de l’article 9 du Pacte, le Comité décide de ne pas examiner séparément les griefs tirés du paragraphe 5 de l’article 9.

7.7Le Comité constate en outre que, bien que plus de vingt‑trois ans se soient écoulés depuis la disparition de Shamsy Magomadov, l’auteure ne sait toujours rien des circonstances exactes de cette disparition ni du lieu où se trouve son frère, et les autorités de l’État partie n’ont pas pu ou voulu véritablement enquêter sur ce qui s’est passé. Le Comité comprend que l’auteure, en tant que sœur de la personne disparue, soit d’autant plus inquiète et anxieuse que l’État partie refuse de reconnaître que Shamsy Magomadov a été incarcéré ou de chercher à savoir où il se trouve, et estime qu’elle est de ce fait soumise à un traitement inhumain, en violation de l’article 7 du Pacte.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits consacrés par l’article 6 (par. 1) lu seul et conjointement avec l’article 3 (par. 2) et l’article 9 (par. 1) du Pacte, en ce qui concerne Shamsy Magomadov, et des droits consacrés par l’article 7, en ce qui concerne l’auteure.

9.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteure un recours utile. Il a l’obligation d’accorder pleine réparation aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, de prendre les mesures suivantes : a) mener dans les plus brefs délais une enquête approfondie et impartiale sur la disparition de Shamsy Magomadov et le lieu où il se trouve ; b) communiquer à l’auteure toutes les informations concernant l’enquête ; c) accorder à l’auteure une indemnisation adéquate et d’autres mesures de satisfaction pour les violations commises. L’État partie est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.