Nations Unies

CCPR/C/127/D/2912/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

16 janvier 2020

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Décision adoptée par le Comité en vertu du Protocole facultatif, concernant la communication no 2912/2016 * , ** , ***

Communication présentée par :

K. K. et consorts (représentés par un conseil, Ireneusz C. Kamiński)

Victime(s) présumée(s) :

Les auteurs et leurs proches décédés

État partie :

Fédération de Russie

Date de la communication :

27 octobre 2016 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 92 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 28 décembre 2016 (non publiée sous forme de document)

Date de la décision :

5 novembre 2019

Objet :

Absence d’enquête effective sur l’exécution de proches des auteurs − prisonniers de guerre − par les autorités soviétiques

Question(s) de procédure :

Recevabilité ratione temporis; fondement des griefs

Question(s) de fond :

Droit à la vie ; exécution extrajudiciaire; recours utile ; peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant

Article(s) du Pacte :

2 (par.3) lu conjointement avec 6, 7, 14, 17 et 19

Article(s) du Protocole facultatif :

1 et 2

1.Les auteurs de la communication sont K. K., née en 1940, I. E., née en 1936, W. W.‑J., née en 1940, W. R., née en 1938, G. E., né en 1935, A. T., né en 1933, et J. L. W., né en 1930. Les auteurs sont tous de nationalité polonaise. Ils sont représentés par un conseil, Ireneusz C. Kamiński, de l’Institut d’études juridiques de l’Académie polonaise des sciences. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour la Fédération de Russie le 1er janvier 1992.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1En septembre 1939, les troupes soviétiques ont envahi l’est de la Pologne et environ 250 000 soldats, gardes frontière, policiers, gardiens de prison, employés d’État et autres fonctionnaires polonais ont été arrêtés. Certains d’entre eux ont été remis en liberté, tandis que d’autres ont été envoyés dans des camps d’internement spéciaux créés par le Commissariat du peuple aux affaires intérieures (NKVD) à Kozelsk, Ostashkov et Starobilsk.

2.2Au début de mars 1940, Lavrenti Beria, chef du NKVD, a soumis à Joseph Staline, Secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique, une proposition visant à approuver l’exécution des prisonniers de guerre polonais au motif qu’ils étaient des ennemis de l’État soviétique. Il était précisé dans cette proposition que les camps de prisonniers de guerre accueillaient 14 736 anciens militaires et policiers, dont plus de 97 % étaient de nationalité polonaise, et que 10 685 autres ressortissants polonais étaient détenus dans les prisons des districts de l’ouest de l’Ukraine et du Bélarus. Le 5 mars 1940, le Politburo du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique a approuvé la proposition et ordonné l’exécution des prisonniers de guerre détenus. Chaque cas devait être examiné par une troïka du NKVD sans que les détenus ne soient cités à comparaître ni que les chefs d’accusation ne leur soient communiqués, et sans que les conclusions de l’enquête ou que les actes d’accusation ne leur soient notifiés.

2.3D’avril à mai 1940, 21 857 personnes ont été exécutées. Seuls 395 détenus ont été remis en liberté. Les prisonniers du camp de Kozelsk ont été exécutés près de Smolensk, dans un lieu connu sous le nom de forêt de Katyn ; les détenus du camp de Starobilsk ont été abattus dans la prison du NKVD de Kharkiv et leurs corps enterrés près du village de Pyatikhatki ; les policiers détenus à Ostashkov ont été exécutés dans la prison du NKVD de Kalinine (actuellement Tver) et enterrés à Mednoïe.

2.4Les auteurs affirment que leurs proches − dont le nom suit − ont été tués en 1940 :

•M. A., né en 1903, père de K. K. et de I. E., a été fait prisonnier après le 20 septembre 1939, exécuté à Tver et enterré à Mednoïe ;

•W. W., né en 1909, père de W. W.-J., a été fait prisonnier le 19 ou le 20 septembre 1939, exécuté le 30 avril 1940 et enterré à Katyn ;

•S. R., né en 1883, grand-père de W. R., a été fait prisonnier vers le 20 septembre 1939 et enterré à Katyn ;

•S. E., né en 1900, père de G. E., aurait été exécuté à Kharkiv et enterré à Pyatikhatki ;

•S. T., né en 1900, père de A. T., a été arrêté le 17 septembre 1939, exécuté à Tver et enterré à Mednoïe ;

•A. W., né en 1897, père de J. L. W., a été arrêté en octobre 1939, exécuté à Tver et enterré à Mednoïe.

2.5En 1942 et 1943, à mesure de sa progression sur le territoire de l’Union soviétique, l’armée allemande a découvert des charniers près de la forêt de Katyn. Une commission internationale composée de 12 experts légistes a été créée et a réalisé des travaux d’exhumation d’avril à juin 1943. Les restes de 4 243 officiers polonais ont été exhumés, dont 2 730 ont été identifiés. Parmi les personnes identifiées se trouvaient S. R. et W. W., des proches de deux des auteurs. La commission a conclu que les autorités soviétiques étaient responsables du massacre. Celles-ci ont cependant nié toute responsabilité dans ces exécutions et, en 1943, le NKVD a créé une Commission extraordinaire de l’État, présidée par Nikolaï Burdenko, qui a conclu, le 22 janvier 1944, que les prisonniers polonais avaient été exécutés par les Allemands à l’automne 1941.

2.6Le 3 mars 1959, Alexandre Chélépine, Président du Comité pour la sécurité de l’État (KGB), qui avait succédé au NKVD, a proposé au Secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique, Nikita Khrouchtchev, de détruire les dossiers et autres documents concernant l’exécution des prisonniers de guerre polonais, à l’exception des rapports des réunions de la troïka du NKVD au cours desquelles les détenus avaient été condamnés à être fusillés et des documents concernant la mise à exécution de ces décisions.

2.7Le 13 avril 1990, l’agence de presse soviétique TASS a annoncé publiquement que Beria et ses subordonnés étaient directement responsables des exécutions commises dans la forêt de Katyn et que les autorités soviétiques regrettaient profondément la tragédie de Katyn.

2.8Le 22 mars 1990, le Bureau du Procureur de Kharkiv a ouvert une enquête pénale en rapport avec la découverte dans le parc boisé de la ville de fosses communes contenant les restes de citoyens polonais. Le 20 août 1990, une enquête pénale a été ouverte contre Beria et d’autres agents du NKVD qui avaient le rang d’officier dans l’armée. Le 27 septembre 1990, l’enquête a été reprise par le parquet militaire principal de l’Union soviétique, qui a ouvert l’enquête no 159.

2.9Au cours de l’été et de l’automne 1991, des experts polonais et russes ont exhumé des cadavres des fosses communes de Kharkiv, Mednoïe et Katyn. Ils ont également examiné les documents d’archives relatifs au massacre de Katyn, interrogé au moins 40 témoins et ordonné des examens médico-légaux. Vingt-deux corps ont été identifiés grâce aux plaques d’identité militaires.

2.10Le 17 mars 1992, une commission d’experts russes a été créée pour évaluer les conclusions à tirer des documents et des éléments de preuve recueillis dans le cadre de l’enquête no 159. Le 13 juin 1993, le chef des procureurs chargés de l’enquête a demandé qu’une décision procédurale soit prise pour clore l’enquête au motif que les auteurs des faits étaient tous décédés. Il a proposé que Staline et ses collaborateurs du Politburo soient considérés comme coupables de crimes contre la paix, de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre et de génocide contre des citoyens polonais en application des alinéas a) et b) de l’article 6 du Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg. Il a également laissé entendre que les membres de la commission dirigée par Burdenko étaient coupables d’abus de pouvoir et a soutenu que ceux qui avaient exécuté les ordres illégaux auraient dû être condamnés à de lourdes peines, dont la peine de mort. La requête a été rejetée par le procureur militaire principal.

2.11Le Gouvernement de la Fédération de Russie a reconnu dans plusieurs décisions que les citoyens polonais qui avaient été fusillés à la suite de la décision du Politburo du 5 mars 1940 avaient été victimes de répression politique. La décision no 1247 adoptée le 19 octobre 1996 prévoit la création de monuments commémoratifs sur les sites des charniers où ont été enterrés les citoyens soviétiques et polonais qui avaient été victimes de la répression totalitaire, à Katyn et Mednoïe.

2.12Le 21 septembre 2004, le procureur militaire principal a mis fin à l’enquête no 159 au motif que les auteurs des faits étaient tous décédés. Cette décision a été classifiée parce qu’elle contenait des secrets d’État, au même titre que 116 volumes du dossier d’enquête (sur un total de 183 volumes). La décision a été annoncée le 11 mars 2005 par le procureur militaire principal, qui a déclaré qu’il avait été établi que, sur les 14 542 prisonniers qui avaient été recensés sur le territoire de l’ex‑Union soviétique, 1 803 étaient décédés. Il a été considéré que ce massacre ne constituait pas un génocide et qu’étant donné que les hauts fonctionnaires coupables des faits étaient décédés, il n’y avait aucune raison d’examiner cette affaire sur le plan judiciaire.

2.13La plupart des auteurs se sont adressés à plusieurs reprises à différentes autorités russes pour obtenir des informations sur l’enquête pénale sur le massacre de Katyn. Le 21 avril 1998, O.W., mère de W.W.-J., a reçu une réponse à la demande de réhabilitation de son mari, W.W., qu’elle avait adressée au parquet militaire principal. Il y était précisé que W.W. avait été détenu en tant que prisonnier de guerre dans le camp de Kozelsk, puis exécuté avec d’autres prisonniers en 1940, mais que la question de sa réhabilitation ne pourrait être examinée qu’au terme de l’enquête no 159. Le 18 janvier 2006, le parquet militaire principal a rejeté la demande de réhabilitation vu qu’il était impossible d’établir pour quels motifs juridiques W.W. avait été condamné à mort.

2.14Les auteurs ont engagé deux procédures en Russie : une procédure en réhabilitation de leurs proches qui avaient été exécutés, conformément aux dispositions de la loi de 1991 sur la réhabilitation ; et une procédure relative à la décision de clore l’enquête. Le 21 février 2008, ils ont déposé une demande de réhabilitation de leurs proches auprès du parquet militaire principal. Le 13 mars 2008, celui-ci a refusé d’examiner leurs requêtes sur le fond. Il a informé les auteurs que l’enquête commune menée par les organes judiciaires polonais, ukrainien, bélarussien et russe n’avait pas permis de mettre la main sur les dossiers pénaux et les autres documents sur la base desquels il avait été décidé d’exécuter les victimes en 1940 et qu’il était devenu impossible de les retrouver. En l’absence de tels dossiers, il n’était pas possible de décider si la loi sur la réhabilitation serait applicable aux proches des auteurs, qui avaient été exécutés. Les recours formés par les auteurs devant le tribunal du district Khamovniky de Moscou puis devant le tribunal municipal de Moscou ont été rejetés respectivement les 24 octobre et 25 novembre 2008.

2.15Le 4 mai 2008, les auteurs ont saisi le tribunal du district Khamovniky de Moscou d’un recours contre la décision du procureur militaire principal de clore l’enquête sur le massacre de Katyn. Ils ont demandé au tribunal de déclarer que cette décision était contraire à la loi et de leur accorder le statut de victimes dans l’affaire pénale sur le massacre de Katyn. Le tribunal du district Khamovniky les a déboutés le 5 juin 2008. Les auteurs ont fait appel de cette décision devant la Chambre pénale du tribunal municipal de Moscou qui, le 7 juillet 2008, a confirmé la décision du tribunal de district. Le 20 août 2008, les auteurs ont saisi le tribunal militaire régional de Moscou d’un recours qui a été rejeté le 14 octobre 2008. Le 29 janvier 2009, le recours en annulation formé par les auteurs devant la Chambre militaire de la Cour suprême de la Fédération de Russie a été rejeté. Dans le cadre de la procédure de clôture de l’enquête, les autorités ont estimé qu’il n’existait aucune preuve que les proches des auteurs avaient été exécutés après leur sortie des camps, puisque leurs restes ne faisaient pas partie des 22 corps identifiés en 1991. Dans ces conditions, il n’y avait aucune raison d’accorder aux auteurs la qualité de victime dans le cadre de l’enquête et de leur donner accès aux documents relatifs à la procédure et à l’enquête. Se référant à la lettre du parquet militaire principal en date du 21 avril 1998, les tribunaux saisis ont déclaré que l’exécution de W. W. avait été confirmée dans le cadre d’une affaire pénale en cours et qu’elle ne pouvait l’être dans le rapport d’enquête final.

2.16Après avoir épuisé les voies de recours internes, les auteurs ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme. Le 16 avril 2012, la Cour a rendu son arrêt. Elle a estimé qu’elle n’était pas compétente ratione temporis pour connaître des griefs soulevés par les auteurs au titre de l’article 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (enquête effective sur le massacre) mais a considéré qu’il y avait eu violation de l’article 3 de la Convention en ce qui concerne les droits de quatre des auteurs (traitement dégradant et inhumain). L’affaire a ensuite été renvoyée devant la Grande Chambre de la Cour, qui a rendu son arrêt le 21 octobre 2013. La Grande Chambre a estimé qu’elle n’était pas compétente ratione temporis pour examiner la requête au titre de l’article 2 et qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 3 de la Convention.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment que l’enquête russe sur le massacre de Katyn ne remplissait pas les conditions de base d’une enquête efficace, en violation des droits qu’ils tiennent de l’article 2 (par. 3), lu conjointement avec l’article 6 du Pacte. Ils allèguent notamment : qu’étant donné qu’on ne leur a pas accordé la qualité de victime pendant l’enquête, ils n’ont pas pu participer à la procédure ; que l’on n’a pas recueilli leur témoignage ; que les mesures de base en matière de preuve, telles que les exhumations, n’ont pas été mises en œuvre ; et que la qualification juridique du massacre n’était pas appropriée. Les auteurs font valoir que la communication est recevable ratione temporis au motif que les autorités russes avaient l’obligation continue d’enquêter sur le massacre et que le non-respect de cette obligation procédurale a eu lieu après la ratification.

3.2Les auteurs soutiennent en outre que le traitement que les autorités russes leur ont réservé était contraire aux droits que leur confère l’article 7 du Pacte. Ils font observer qu’au cours de la procédure judiciaire, les tribunaux saisis ont considéré que le sort de leurs proches n’avait pas été établi, alors que le parquet militaire, en 1998, avait informé l’une des auteurs que son parent avait été exécuté (voir par. 2.13 ci-dessus), et alors que l’enquête menée en 1943 avait permis d’identifier deux proches des auteurs (par. 2.5 ci-dessus). Les auteurs affirment que leurs proches, présumés décédés, ont acquis le statut de personnes « disparues » après que les autorités de l’État partie ont rendu leurs décisions. Ils soutiennent que ces déclarations des autorités russes, qui entrent en contradiction avec des faits historiques et des déclarations antérieures, doivent être considérées comme ayant fait naître chez eux un fort sentiment de douleur, d’angoisse et de stress qui va au-delà du désarroi affectif normalement engendré par l’exécution d’un proche parent.

3.3Les auteurs font observer également que les faits présentés peuvent être interprétés comme une violation des articles 14, 17 et 19 du Pacte.

Observations de l’État partie

4.1Dans une note verbale du 23 mai 2018, l’État partie conteste la recevabilité de la communication. Se référant à l’article premier du Protocole facultatif se rapportant au Pacte, il fait valoir qu’en tant que successeur de l’Union soviétique, il est partie au Pacte depuis le 23 mars 1976. Les événements de la forêt de Katyn se sont produits en 1940, près de trente-six ans avant l’entrée en vigueur du Pacte pour l’État partie et plus de vingt-six ans avant l’adoption de cet instrument en 1966.

4.2L’État partie considère que les auteurs ne relèvent pas de la juridiction de l’État partie et, partant, qu’ils ne peuvent pas soumettre une communication au Comité, comme le prévoit l’article premier du Protocole facultatif.

4.3Renvoyant à la conclusion de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Janowiec et autres c. Russie, selon laquelle la Cour est incompétente ratione temporis, l’État partie fait valoir que le laps de temps écoulé entre le décès présumé des proches des auteurs et la date d’entrée en vigueur du Pacte à son égard est non seulement beaucoup plus long que les délais qui entraînent des obligations de procédure au regard de l’article 6 du Pacte mais est aussi trop long en valeur absolue pour établir un lien réel entre le décès des proches des auteurs et l’entrée en vigueur du Pacte pour l’État partie.

4.4En outre, l’État partie nie qu’une obligation de procédure lui incombe au titre de l’article 6 du Pacte, étant donné que l’enquête relative au massacre de Katyn a été menée en signe de bonne volonté politique de sa part et ne saurait donc être appréciée à l’aune des exigences procédurales de l’article 6. Seuls les événements qui se sont produits après l’adoption du Pacte pourraient donner lieu à des obligations procédurales ; une enquête menée cinquante ans après les événements de 1940, alors que les victimes étaient décédées depuis longtemps et que les documents les plus importants avaient été détruits, n’avait aucune chance d’être efficace et elle ne pouvait certainement pas l’être soixante-dix ans après les faits.

4.5L’État partie affirme que, puisque aucune violation de l’élément matériel de l’article 6 ne lui est imputable, on ne saurait examiner s’il est responsable d’une éventuelle violation de l’élément procédural de l’article 6.

4.6L’État partie signale que l’enquête préliminaire menée dans l’affaire du massacre de Katyn n’avait pas pour objectif d’élucider les circonstances du décès des proches des auteurs, mais visait à établir la responsabilité des agents du NKVD qui étaient responsables de la mort de prisonniers des camps du NKVD, survenue plusieurs décennies auparavant. Le dossier pénal a été ouvert puis classé. À cette époque, la prescription pour les crimes commis était acquise. L’État partie n’a pas ouvert d’instruction pénale sur l’exécution des proches des auteurs en raison du manque d’éléments suffisants pour établir leur décès, les restes des victimes n’ayant pas été retrouvés. Les auteurs n’ont pas demandé aux autorités soviétiques ni à celles de l’État partie d’ouvrir une instruction pénale concernant le décès de leurs proches. Lorsqu’ils ont examiné les griefs soulevés par les auteurs, les tribunaux nationaux ont estimé que les éléments de preuve étaient insuffisants pour conclure que les proches en question étaient décédés en raison d’un abus de pouvoir de la part d’agents du NKVD. L’État partie conclut qu’aucune obligation positive ne saurait lui être imposée au titre de l’article 6 du Pacte parce que le décès des proches des auteurs n’a pas été établi et que la prescription des crimes en question est acquise.

4.7Compte tenu de ce qui précède, les autorités chargées de l’enquête n’avaient aucune raison d’accorder aux auteurs la qualité de victime au sens de l’article 42 du Code de procédure pénale, et de leur donner accès aux dossiers d’enquête.

4.8L’État partie conclut que le grief soulevé par les auteurs au titre de l’article 6 du Pacte devrait être déclaré irrecevable pour défaut de fondement au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

4.9L’État partie répond à l’allégation des auteurs qui affirment que pendant et après l’enquête sur l’affaire du massacre de Katyn, les autorités les ont traités de manière humiliante et inhumaine, en violation de l’article 7 du Pacte. L’État partie soutient que, pour se prévaloir d’une violation de cet article, deux éléments sont nécessaires : les auteurs auraient dû ignorer pendant un certain temps le sort réservé à leurs proches ; et les mesures prises par l’État partie auraient dû aggraver leurs souffrances pendant cette période. En ce qui concerne le premier élément, bien que le sort des proches des auteurs n’ait pas pu être déterminé avec certitude aux fins d’une procédure pénale ou d’une procédure en réhabilitation, rien ne permettait de penser qu’au 1er janvier 1992 (date d’adoption du Protocole facultatif par l’État partie), ces personnes auraient pu être en vie, compte tenu de leur date de naissance et de l’absence de nouvelles de leur part depuis la Seconde Guerre mondiale. L’élément principal faisant défaut, aucune question ne peut être soulevée au titre de l’article 7 du Pacte.

4.10L’État partie s’appuie sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et fait valoir qu’il n’existait pas de « facteurs particuliers » susceptibles de conférer aux souffrances des auteurs « une dimension et un caractère distincts du désarroi affectif que l’on peut considérer comme inévitable pour les proches parents d’une personne victime de violations graves des droits de l’homme ». S’agissant du premier facteur − la proximité de la parenté − cinq des auteurs sont nés après l’arrestation de leurs proches. Le deuxième facteur − la mesure dans laquelle le parent a été témoin des événements en question − faisait défaut, car aucun des auteurs n’a été personnellement témoin des événements qui ont causé la mort de leurs proches. Le troisième facteur − la participation du parent aux tentatives d’obtention de renseignements sur le disparu − est absent puisque les auteurs n’ont pas participé à l’enquête sur le massacre de Katyn, n’ont déposé aucune requête ni fait aucune déposition. Bien que l’enquête ait été largement relayée dans les médias russes et polonais pendant quatorze ans, ce n’est qu’une fois celle-ci achevée que tout d’abord deux des auteurs, puis les autres, ont demandé à bénéficier d’un statut procédural officiel. Le quatrième facteur − la manière dont les autorités ont répondu aux enquêtes − a une portée réduite en l’espèce compte tenu des cinquante années qui se sont écoulées entre les événements de Katyn et l’ouverture de l’enquête pénale et du fait que les auteurs n’ignoraient pas le sort réservé à leurs proches. Les mesures prises par les autorités nationales étaient justifiées par le fait que la réhabilitation des prisonniers polonais était impossible en l’absence d’informations sur les charges retenues contre eux. Les autorités n’étaient pas tenues de retrouver les auteurs et de leur accorder le statut de victime en l’absence d’éléments suffisants, le niveau de preuve exigé en droit pénal n’étant pas atteint pour établir un lien de causalité entre les événements de Katyn et le décès de leurs proches. La réponse des autorités aux demandes des auteurs n’a été en rien humiliante. L’État partie conclut que le grief que les auteurs tirent de l’article 7 du Pacte est dénué de fondement.

4.11L’État partie affirme que les auteurs n’ont pas soulevé les griefs tirés des articles 17 et 19 du Pacte devant les juridictions internes et ne les ont pas étayés dans la communication soumise au Comité. Ces griefs devraient être considérés comme irrecevables au regard de l’article 2 du Protocole facultatif pour non-épuisement des recours internes.

4.12L’État partie présente ensuite un résumé détaillé des procédures engagées par les auteurs en rapport avec la réhabilitation de leurs proches et la décision de clore l’enquête et soutient que les griefs des auteurs ont été dûment examinés par les tribunaux nationaux et que leurs droits consacrés par l’article 14 du Pacte ont été respectés. Il fait valoir que l’enquête pénale menée sur le massacre de Katyn et visant un certain nombre d’agents du NKVD, accusés en vertu de l’article 193-17 du Code pénal de 1926 d’avoir commis un abus de pouvoir qui s’est traduit par la décision contraire à la loi d’exécuter 14 542 ressortissants polonais et qui a entraîné la mort de 1 803 personnes (22 corps seulement ayant été identifiés après avoir été exhumés) a pris fin en 2004 conformément à l’alinéa 4 du paragraphe 1 de l’article 24 du Code de procédure pénale (décès de la personne coupable). Les autres motifs de clôture de l’enquête sont ceux prévus à l’alinéa 2 du paragraphe 1 de l’article 24 du Code de procédure pénale (absence de corps du délit) et à l’alinéa 1 du paragraphe 1 de l’article 24 (absence de crime) et concernent respectivement d’autres personnes et l’enquête sur les preuves de génocide.

4.13En conclusion, l’État partie fait valoir que les griefs soulevés par les auteurs au titre des articles 2, 6, 7, 14, 17 et 19 du Pacte devraient être considérés comme irrecevables. Leur plainte au titre de l’article 6 devrait être déclarée irrecevable ratione temporis. L’État partie affirme qu’il n’a pas violé les droits des auteurs consacrés par le Pacte.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie

5.1Le 8 octobre 2018, les auteurs ont soumis leurs commentaires sur les observations de l’État partie. Ils font observer que ce qui, au départ, était une enquête transparente, fondée sur des faits historiques établis et sur les documents et éléments de preuve qui avaient été recueillis (listes de prisonniers de guerre décédés et de prisonniers déplacés pour être exécutés dans les camps du NKVD, travaux d’exhumation, etc.) a pris fin en 2004 dans le secret et le déni. Des personnes considérées comme ayant été exécutées en 1940 sont devenues des personnes « disparues ». Les auteurs réaffirment que les noms de leurs proches figurent sur les monuments commémoratifs érigés à proximité des lieux où ceux-ci sont enterrés à Katyn, en Russie, et à Kharkiv, en Ukraine.

5.2Les auteurs font valoir que les autorités russes ont rejeté la demande de réhabilitation présentée au nom de deux prisonniers polonais qui figuraient parmi les 22 qui avaient été identifiés en 1991. Le juge du tribunal du district Khamovniky a estimé qu’un impact de balle dans un crâne prouvait uniquement qu’une arme à feu avait été utilisée, mais non pas que la personne avait été abattue par des agents de l’État ou avait été victime de répression politique.

5.3Les auteurs soulignent que le massacre de Katyn a constitué un crime de guerre et un crime contre l’humanité, qui sont imprescriptibles. Ils contestent donc la qualification d’abus de pouvoir retenue pour ce crime dans la décision prise en 2004 de clore l’enquête sur le massacre de Katyn, ainsi que l’argument de l’État partie selon lequel l’action pénale est prescrite.

5.4En ce qui concerne la déclaration de l’État partie selon laquelle l’enquête sur le massacre de Katyn a été menée en signe de bonne volonté politique, les auteurs font valoir que le droit russe ne fait aucune distinction entre une enquête pénale et une enquête menée en signe de bonne volonté. Le droit procédural et le droit matériel s’appliquent de la même manière, quelle que soit l’enquête. Ils ajoutent que, lorsque l’enquête a débuté dans les années 1990, des personnes impliquées dans la décision du Politburo d’exécuter les prisonniers polonais étaient encore en vie et auraient dû être poursuivies.

5.5Les auteurs insistent sur le fait que l’enquête sur le massacre de Katyn a eu lieu après la ratification du Protocole facultatif par l’État partie et que les obligations procédurales relatives au droit à la vie peuvent être séparées des obligations de fond. Le Comité est donc compétent ratione temporis pour examiner leur plainte.

5.6Les auteurs soutiennent que le critère classique utilisé par les organes internationaux pour examiner la question de la compétence ratione temporis établit une distinction entre la source du droit et la source du litige. Le droit peut être antérieur à un traité donné, alors que le litige doit survenir après la ratification de l’instrument en question. Les auteurs allèguent que le droit dont ils se prévalent en l’espèce trouve sa source dans le massacre de Katyn survenu en 1940, mais que le litige a pour origine la manière dont l’enquête a été menée alors que l’État partie avait ratifié le Protocole facultatif.

5.7En ce qui concerne le bien-fondé de leurs allégations au titre de l’article 6, les auteurs affirment que l’enquête sur le massacre de Katyn a complètement occulté des faits historiques établis et trahi des espoirs fondés sur ce qui avait été défini auparavant. Les auteurs n’auraient pas pu prévoir l’issue inattendue qu’a connue l’enquête en 2004, lorsque leurs proches sont redevenus des personnes « disparues ». L’État partie devrait donc être empêché d’alléguer que les auteurs auraient dû demander le statut de victime lorsque l’enquête était en cours.

5.8Les auteurs soutiennent que les tribunaux nationaux ont agi de manière arbitraire lorsqu’ils ont apprécié les éléments de preuve présentés par les auteurs et rejeté l’intégralité de leurs requêtes, en violation de l’article 14 du Pacte.

5.9En ce qui concerne le grief tiré de l’article 7, les auteurs ajoutent que, dans la pratique internationale, il est inédit d’attribuer à des personnes qui ont été exécutées le statut de personnes « disparues ». Après la clôture de l’enquête sur le massacre, les auteurs ont dû attendre quinze ans avant de demander la réhabilitation de leurs proches. On les alors informés que l’on ne savait rien du sort qui avait été réservé à leurs proches et que ceux‑ci avaient « disparu » en 1940. La conclusion des autorités contredit les faits historiques établis et constitue un déni du massacre de Katyn. Étant donné qu’une partie importante des dossiers d’enquête avait été classifiée, on a empêché les auteurs de connaître les circonstances des exécutions et le contexte des massacres. Le refus d’examiner les demandes de réhabilitation de leurs proches présentées par les auteurs était associé, à tout le moins implicitement, à l’idée qu’il y avait eu de bonnes raisons de procéder à leur exécution. Les auteurs affirment qu’étant âgés, ils ont été exposés à des actes qui ont généré une détresse, une angoisse et une souffrance affectives correspondant pour le moins au niveau minimum d’un traitement dégradant.

5.10Les auteurs fournissent des informations pour prouver leur attachement affectif à leurs proches. Ils ont écrit des articles et des livres sur le massacre de Katyn et leurs proches ; ils ont organisé des activités commémoratives, comme la plantation de chênes pour les victimes de Katyn, l’installation de plaques commémoratives et l’attribution du nom de leurs proches à des écoles, et ont mis sur pied le comité pour la mémoire nationale de Katyn et la fédération des familles de Katyn, entre autres actions.

5.11Les auteurs soutiennent que, dans le cadre des procédures qu’ils ont engagées dans la Fédération de Russie, ils ont fait valoir la teneur des griefs qu’ils tirent des articles 17 (protection de la réputation dans le cadre du droit au respect de la vie privée) et 19 (droit de recevoir des informations). Le droit d’avoir un bon souvenir de leurs proches faisait partie intégrante de leur demande de réhabilitation. Si elles ne sont pas réhabilitées, les personnes qui ont été exécutées pourraient encore être réputées coupables de crimes graves passibles de la peine capitale. Le droit de demander et de recevoir des informations était subsidiaire dans la procédure relative à la clôture de l’enquête sur le massacre de Katyn, à l’accès au dossier et à la décision de clore l’enquête.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité note que l’État partie affirme que le grief tiré de l’article 2 (par. 3), lu conjointement avec l’article 6 du Pacte, est irrecevable ratione temporis. Il constate également que les auteurs affirment que la violation de leurs droits se poursuit dès lors que l’État partie n’a pas enquêté efficacement sur l’exécution de leurs proches et, partant, que le grief est recevable. Le Comité rappelle qu’il n’est pas compétent ratione temporis pour examiner les allégations de violations qui se seraient produites avant l’entrée en vigueur du Pacte pour l’État partie, sauf si ces violations perdurent après l’entrée en vigueur du Pacte et du Protocole facultatif pour cet État partie.

6.4Le Comité note qu’en l’espèce, l’allégation des auteurs concernant une violation continue de leurs droits découle de l’exécution de leurs proches en 1940, soit trente-six ans avant l’entrée en vigueur du Pacte pour l’État partie (23 mars 1976). Le Comité fait observer que l’article 2 (par. 3), qui a été invoqué par les auteurs conjointement avec l’article 6 du Pacte, peut, dans certaines circonstances, donner lieu à une obligation continue d’enquêter sur des violations commises avant l’entrée en vigueur du Pacte, mais que cette obligation procédurale découle de l’obligation matérielle énoncée à l’article 6 du Pacte. Cette obligation ne peut donc s’appliquer que s’il a été établi ou reconnu qu’à première vue, l’auteur alléguant sa qualité de victime a également été victime d’une violation possible de l’article 6.

6.5Le Comité note que les faits sur lesquels les auteurs fondent le grief de violation de l’article 6 en rapport avec leurs proches se sont déroulés en 1940, soit trente-six ans avant l’entrée en vigueur du Pacte pour l’État partie et cinquante-deux ans avant l’entrée en vigueur du Protocole facultatif. De même, l’obligation découlant de l’article 6 lu conjointement avec l’article 2 (par. 3) n’existait pas avant 1976 et ne pouvait pas faire l’objet d’une communication individuelle avant 1992. Étant donné qu’un laps de temps important s’est écoulé depuis les événements de 1940 et que, dans cet intervalle, l’État partie n’a pas reconnu officiellement que les droits des proches des auteurs avaient été violés, le Comité ne peut conclure qu’en 1992, soit après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie, celui-ci avait encore une obligation continue d’enquêter sur les exécutions survenues en 1940. Le Comité note à cet égard que l’État partie soutient que ses tribunaux internes ont estimé que les éléments de preuve étaient insuffisants pour conclure que les proches des auteurs figuraient parmi les victimes des abus de pouvoir commis par des agents du NKVD, et que le tribunal a considéré que même le sort réservé à W. W., qui avait été initialement identifié comme victime, n’avait pas été confirmé au cours de l’enquête finale. À la lumière de ces observations, le Comité considère qu’il n’est pas compétent ratione temporis pour examiner le grief que les auteurs tirent de l’article 2 (par. 3), lu conjointement avec l’article 6 du Pacte, à savoir qu’aucune enquête effective n’a été menée sur l’exécution de leurs proches.

6.6Le Comité note que les auteurs affirment que le comportement des autorités de l’État partie à leur égard et le refus de réhabiliter leurs proches qui avaient été exécutés sont constitutifs d’un traitement dégradant et inhumain, contraire à l’article 7 du Pacte, et qu’à l’issue de l’enquête menée par l’État partie, leurs proches se sont vu attribuer la qualité de personnes « disparues », et non plus de personnes décédées. Le Comité constate qu’en 2008, quatre ans après la clôture de l’enquête destinée à déterminer la responsabilité pénale de Beria et d’autres agents du NKVD, lorsque la plupart des auteurs ont demandé la réhabilitation de leurs proches, il ne faisait aucun doute que ceux-ci étaient décédés car la plupart d’entre eux auraient alors été âgés de plus de 100 ans, et que les auteurs eux-mêmes ont insisté dans les procédures internes sur le fait que leurs proches avaient été exécutés lors du massacre de Katyn. Le Comité fait également observer que les auteurs ont organisé de nombreuses activités en l’honneur de leurs proches, considérant leur exécution lors du massacre de Katyn comme un fait historique établi. En conséquence, le Comité ne considère pas les proches des auteurs comme des personnes « disparues », à la suite de l’enquête menée par l’État partie sur le massacre en question.

6.7Tout en reconnaissant la tragédie et la douleur avec lesquelles les auteurs ont vécu pendant de nombreuses années après la disparition de leurs proches lors du massacre de Katyn, le Comité constate que les décisions des autorités de l’État partie, dans le contexte de l’enquête pénale, qui n’ont pas clarifié les circonstances exactes du décès de ces personnes et qui ont rejeté les demandes de réhabilitation présentées par les auteurs, ont été rendues plus de soixante ans après les exécutions en question, ce qui rend peu probable que les auteurs aient eu réellement des doutes sur le sort réservé à leurs proches décédés. En outre, d’après les renseignements versés au dossier, le Comité n’est pas en mesure de conclure que les autorités de l’État partie ont traité les auteurs d’une manière manifestement irrespectueuse ou dégradante ou cherché à leur infliger une souffrance morale. Dans ces conditions, l´État partie conclut que le grief soulevé par les auteurs au titre de l’article 7 du Pacte est irrecevable pour défaut de fondement au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.8Le Comité prend note également de l’argument de l’État partie qui fait valoir que les auteurs n’ont pas soulevé les griefs qu’ils tirent des articles 17 et 19 dans le cadre des procédures dans l’État partie et que les droits reconnus aux auteurs par l’article 14 ont été pleinement respectés. Il prend note de l’argument des auteurs qui affirment avoir soulevé, dans le cadre de ces procédures, le fond des griefs qu’ils tirent des articles 17 et 19 et maintenir les griefs qu’ils tirent de l’article 14 en ce qui concerne un certain nombre de manquements dans la procédure judiciaire à laquelle ils ont participé. Le Comité considère toutefois que les auteurs n’ont pas apporté suffisamment d’informations pour étayer les griefs qu’ils tirent des articles 14, 17 et 19, compte tenu du caractère particulier des procédures judiciaires en question. Le Comité déclare donc ces griefs irrecevables au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.9Compte tenu de ces conclusions, le Comité n’estime pas nécessaire d’examiner les autres griefs soulevés par les auteurs et les autres objections soulevées par l’État partie quant à la recevabilité de la communication.

7.En conséquence, le Comité décide :

a)Que la communication est irrecevable au regard des articles 1 et 2 du Protocole facultatif ;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et aux auteurs.

Annexe

Opinion conjointe (partiellement dissidente) de Ilze Brands Kehris et Arif Bulkan

1.Dans la présente affaire, la majorité des membres du Comité a conclu que la communication était irrecevable dans sa totalité au regard des articles 1 et 2 du Protocole facultatif. Nous ne souscrivons pas à cette conclusion en ce qui concerne le grief au titre de l’article 7 du Pacte.

2.La décision de la majorité relative au grief tiré de l’article 7 se fonde sur deux motifs : tout d’abord, compte tenu du temps qui s’est écoulé, il ne fait aucun doute que les proches des auteurs sont décédés, en dépit des décisions des autorités de l’État partie dans le contexte des enquêtes pénales récentes ; et en second lieu, les autorités de l’État partie n’ont pas eu l’intention d’infliger aux auteurs une souffrance morale.

3.La protection de l’article 7 du Pacte ne concerne pas seulement une douleur ou une souffrance physique, mais vise aussi une angoisse et une détresse morale. S’agissant de ce dernier élément, le Comité a considéré à plusieurs reprises qu’il recouvre la pression psychologique que subissent les personnes dont de proches parents sont victimes de violations graves des droits de l’homme2. Dans ce cas, la violation de l’article 7 est constituée par l’effet sur les survivants de la violation continue lorsque s’y ajoute, de la part d’agents de l’État, un traitement qui aggrave le sentiment de perte et d’injustice générale ressenti par les proches des disparus. La question qui se pose par conséquent est celle de savoir si le traitement des auteurs par les autorités russes leur a causé des douleurs et des souffrances morales tellement intenses qu’elles sont constitutives d’un traitement inhumain et dégradant interdit par l’article 7.

4.Il est vrai que l’incertitude qui avait pu exister quant à la mort des proches des auteurs devait bien se dissiper un jour. Mais la simple acceptation de ce fait ne met pas fin à l’angoisse et à la souffrance qui ont toutes les chances de persister tant que le mensonge et la mauvaise foi continueront d’entourer les circonstances de la disparition et de la mort. Le Gouvernement de l’Union soviétique ayant refusé de reconnaître sa responsabilité, la douleur et le sentiment d’injustice des auteurs n’a connu aucun apaisement pendant une période excessivement longue.

5.La reconnaissance officielle et l’ouverture d’une enquête pénale en 1990 étaient de nature à susciter l’espoir des auteurs d’obtenir des éclaircissements sur les circonstances individuelles de l’exécution sommaire de leurs proches et d’établir la vérité historique de ce crime de guerre. Au contraire, ce qui aurait dû être une enquête conduite ouvertement et de bonne foi s’est achevée dans le secret, et les réponses apportées aux auteurs à différents stades étaient pauvres en informations, contradictoires et parfois profondément dénuées de sensibilité. Il n’est pas contesté que les auteurs se sont vu constamment refuser toute participation dans l’enquête et que leurs demandes d’informations ont été rejetées pour différents motifs, notamment parce que l’enquête était en cours et parce qu’ils n’avaient pas le « statut de victime ». Lorsqu’il a été décidé de mettre fin à l’enquête en 2004, cette décision a été classifiée comme secret d’État. En outre, il a été déclaré que le massacre lui-même ne constituait pas un génocide (par. 2.12), d’autres qualifications de crimes de guerre n’ont pas été envisagées et la procédure judiciaire engagée puis close en 2004 était limitée à des charges d’abus de pouvoir. En définitive, toute participation des auteurs à l’enquête leur a été refusée et le fait que la décision de clore celle-ci ait été classifiée, au même titre que plusieurs volumes du dossier d’enquête, a exclu toute chance pour eux de connaître la vérité. Le refus d’accorder aux proches des auteurs une réhabilitation parce que les motifs juridiques de leur exécution n’étaient pas connus, laissant ainsi entendre qu’ils auraient pu être exécutés légalement, est particulièrement offensant et choquant (par. 2.13).

6.La présomption de certitude de la mort, qui a beaucoup influencé la majorité lorsqu’elle a conclu à l’irrecevabilité de la communication, doit être relativisée car cette certitude résulte du passage du temps et non d’un acte positif de reconnaissance ou d’établissements de faits individuels par le Gouvernement de l’Union soviétique ou par ses successeurs de la Fédération de Russie. Le Comité a précédemment conclu à une violation de l’article 7 en raison de l’angoisse et de la pression psychologique subies par les proches d’une personne tuée dans des circonstances contestées. Dans la présente affaire, les auteurs ne connaissent pas à ce jour les circonstances du décès de leurs proches ; lorsqu’il a été interrogé à propos de cas individuels, l’État partie a répondu par l’intermédiaire de ses agents en avançant différentes excuses, comme le fait qu’il n’existait aucune preuve de la mort des personnes concernées (par. 2.15), l’absence d’éléments de preuve suffisants pour conclure que les proches en question étaient décédés en raison d’un abus de pouvoir de la part d’agents du NKVD (par. 4.6), des dossiers manquants ou classifiés, ou même la possibilité que les prisonniers polonais aient pu être dûment condamnés à mort pour des crimes qu’ils auraient commis (par. 2.13). Ces dénis et autres dérobades affaiblissent la reconnaissance générale de responsabilité et inévitablement, en jetant le doute sur des événements historiques établis, ont pour effet d’aggraver – et non d’atténuer – la souffrance des auteurs. À notre avis, il résulte de cette manière insensible de traiter les auteurs dans leur quête de réponses un degré de douleur et de souffrance constitutif d’un traitement inhumain et dégradant, en violation de l’article 7.

7.Nous avons aussi des doutes sur l’autre fondement de la conclusion de la majorité, à savoir que l’État partie n’a pas traité les auteurs d’une manière « manifestement irrespectueuse » et qu’il n’a pas « cherché » à leur infliger une souffrance morale. À notre avis, la notion d’absence d’intention pose problème, car on ne trouve ni dans le texte du Pacte ni dans la jurisprudence s’y rapportant aucune distinction fondée sur l’intention.

8.Nous sommes d’avis que le traitement en cause de la part des autorités de l’État partie n’a pas pris en considération la force de l’attachement affectif des auteurs pour le digne souvenir de leurs proches, l’injustice qu’ils avaient subie et leur angoisse prolongée due à l’impossibilité d’établir toute la vérité sur le sort de chacun de leurs proches, et que ces autorités ont ainsi fait preuve d’insensibilité et d’absence de compassion envers les auteurs. Il est certain que le comportement des autorités russes, consistant à jeter le doute sur les faits, refuser de reconnaître aux proches des auteurs la qualité de victime du massacre de Katyn et de les réhabiliter, consistant même à refuser de mener une enquête en bonne et due forme sur les faits ou de rechercher les lieux d’ensevelissement des proches des auteurs, a pu causer aux auteurs une profonde angoisse et constituer un traitement dégradant, indépendamment de l’intention, correspondant au seuil minimal de violation de l’article 7, selon l’interprétation donnée par le Comité dans sa jurisprudence.

9.Tous les auteurs de la communication, sauf un, sont des enfants de prisonniers de guerre polonais. Même s’ils n’étaient pas nés ou étaient trop jeunes à l’époque où leurs pères ont été victimes d’exécutions sommaires, la proximité de cette parenté a certainement fait que la douleur de cette perte a été directement et profondément ressentie. Les auteurs ont grandi sans père, probablement accompagnés par le souvenir de cette tragédie à chaque événement, spécial ou ordinaire, de leur vie. L’étroitesse de leur lien affectif avec leurs proches est clairement démontrée par tout ce qu’ils ont fait pour honorer la mémoire de ceux-ci ; de même, la brutalité des événements en question, le traumatisme de la perte qu’ils ont subie et l’incertitude quant aux circonstances de la mort de leurs proches n’ont jamais diminué. Au contraire, cette souffrance a été avivée par le traitement qu’ils ont reçu des autorités de la Fédération de Russie. C’est pour ces motifs que nous concluons à une violation de l’article 7.