Nations Unies

CCPR/C/123/D/2767/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

29 août 2018

Français

Original : espagnol

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2767/2016 * , **

Communication présentée par :

Lydia Cacho Ribeiro (représentée par l’organisation Article 19)

Au nom de :

L’auteure

État partie :

Mexique

Date de la communication :

13 octobre 2014

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 9 mai 2016 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

17 juillet 2018

Objet :

Détention d’une journaliste pour diffamation et calomnie suite à la publication d’un livre sur un réseau d’exploitation sexuelle de mineurs

Questions de procédure :

Épuisement des recours internes ; incompatibilité avec les dispositions du Pacte ; griefs insuffisamment étayés

Questions de fond :

Interdiction de la torture et des mauvais traitements ; égalité hommes-femmes ; interdiction de la détention arbitraire ; traitement des personnes privées de liberté ; garanties d’une procédure régulière ; principe nullum crimen ; liberté d’expression

Articles du Pacte :

2 (par. 3), 3, 7, 9, 10, 12, 14 (par. 1), 15 (par. 1) et 19

Articles du Protocole facultatif :

2, 3 et 5 (par. 2 b))

1.1L’auteure de la communication est Lydia Cacho Ribeiro, de nationalité mexicaine, née en 1963. Elle affirme que l’État partie a violé les droits qu’elle tient du paragraphe 3 de l’article 2, des articles 3, 7, 9, 10, 12, du paragraphe 1 de l’article 14, du paragraphe 1 de l’article 15 et de l’article 19 du Pacte. Elle est représentée par un conseil. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 15 juin 2002.

1.2Le 21 novembre 2016, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a décidé de ne pas accéder à la demande de l’État partie, qui souhaitait que la question de la recevabilité de la communication soit examinée séparément du fond.

Rappel des faits présentés par l’auteure

2.1L’auteure est journaliste, militante des droits de l’homme et fondatrice du Centre d’aide aux femmes (Centro Integral de Atención a la Mujer), organisation qui apporte protection et assistance aux femmes victimes de violences sexuelles : le Centre a son siège à Cancún, État de Quintana Roo. Sur la base des témoignages de plusieurs femmes prises en charge par le Centre, elle avait publié en mars 2005 un livre intitulé Los Demonios del Edén. El poder que protege a la pornografía infantil, dans lequel elle révélait l’existence d’un réseau de corruption et d’exploitation d’enfants. Elle y révélait aussi que plusieurs personnalités publiques et chefs d’entreprise importants, dont José Kamel Nacif Borge, entrepreneur textile très connu et une des plus grosses fortunes du Mexique, étaient impliqués dans ce réseau, en tant que responsables directs ou comme complices.

Poursuites pénales engagées contre l’auteure, arrestation, détention et tortures

2.2En juillet 2005, M. Nacif a porté plainte contre l’auteure auprès d’un tribunal de l’État de Puebla pour diffamation et calomnie. À la suite à cette plainte, une enquête préliminaire a été diligentée par le parquet le 12 juillet 2005, ce dont l’auteure n’a pas été informée. Le 10 août 2005, une procédure a été engagée devant le tribunal pénal no5 de l’État de Puebla, qui s’est déclaré incompétent ratione loci  le 15 septembre 2005. Le 10 octobre 2005, une nouvelle procédure a été engagée devant le même tribunal, qui a ouvert une information judiciaire le 12 octobre 2005 et a ordonné l’arrestation de l’auteure.

2.3Le 16 décembre 2005, l’auteure a été arrêtée devant les bureaux du Centre par un groupe d’une dizaine d’hommes, dont trois agents de la police judiciaire de Puebla, deux de la police de Quintana Roo et au moins cinq agents privés au service de M. Nacif. L’opération a été menée avec quatre véhicules, dont un appartenait à une entreprise de M. Nacif. Aucun mandat d’arrestation n’a été présenté à l’auteure, qui a été conduite à ce qui s’appelait à l’époque la Procuraduría General de Justicia (devenue aujourd’hui la Fiscalía General  : parquet général) de l’État de Quintana Roo, où elle a été placée au secret.

2.4Le même jour, l’auteure a été emmenée dans l’État de Puebla, sous l’escorte d’agents de la police judiciaire de cet État, tous des hommes. Quand elle est montée dans le véhicule, l’un d’eux l’a attrapée par les cheveux et l’a jetée à l’arrière. Pendant le voyage, qui a duré une vingtaine d’heures car la distance à parcourir était de 1 500 km, elle n’a rien eu à manger, n’a pas pu prendre le médicament pour la bronchite qui lui avait été prescrit et n’a pu aller aux toilettes qu’une seule fois. On l’a seulement autorisée à passer un bref coup de téléphone à son conjoint, mais la communication a été coupée quand elle lui a dit qu’elle était escortée par des fonctionnaires de police masculins. On ne l’a pas laissée dormir et on l’a forcée à rester assise avec les mains derrière le dos, sous peine d’être menottée. Elle a également subi des tortures psychologiques et physiques, notamment des attouchements et des insinuations sexuelles, des menaces de mort et des violences verbales et physiques. À plusieurs reprises, un des agents lui a mis un pistolet dans la bouche et l’a fait tourner tout en proférant des commentaires d’ordre sexuel. Plus tard, le même agent lui a passé le pistolet sur les seins, lui a écarté les jambes et a pointé l’arme sur ses parties génitales. Il a ensuite appuyé l’arme avec force contre le ventre de l’auteure et a commencé à baisser la fermeture éclair de son pantalon ; à ce moment-là, l’auteure n’a pu s’empêcher d’uriner et l’agent lui a hurlé qu’elle était « une truie ».

2.5À son arrivée dans les locaux de détention de la Procuraduría General de Justicia de Puebla, le 17 décembre 2005, l’auteure a été conduite dans une pièce où un individu l’a poussée brutalement contre le mur, a ouvert son chemisier et lui a touché les seins. Il l’a ensuite saisie violemment par les cheveux et lui a écrasé la tête contre le mur. Le même jour, l’auteure a été présentée au juge du tribunal pénal no 5 de l’État de Puebla, qui a ordonné son placement en détention provisoire à la prison de Puebla (« Centro de Readaptación Social »). Pendant sa détention, l’auteure a de nouveau fait l’objet de menaces et de violences psychologiques et physiques. Le même jour, elle a été libérée contre le versement d’une caution.

2.6Le 23 décembre 2005, le juge du tribunal pénal no 5 de Puebla a rendu une ordonnance de mise en détention provisoire pour diffamation et calomnie. Le 27 décembre 2005, l’auteure a fait appel de cette décision auprès du tribunal supérieur de justice de l’État de Puebla ; le 13 janvier 2006, celui-ci a modifié l’ordonnance et, considérant qu’il n’y avait pas lieu de retenir le chef de calomnie, a inculpé l’auteure de la seule infraction de diffamation.

2.7Le 10 janvier 2006, l’auteure a soulevé une exception d’incompétence devant le tribunal pénal no 5 de l’État de Puebla, en faisant valoir que les juridictions compétentes pour connaître de l’affaire étaient celles du District fédéral (aujourd’hui, ville de Mexico) parce que le livre avait été publié, présenté et vendu à Mexico. Le 18 janvier 2006, le juge du tribunal no 5 s’est dessaisi et a considéré que les juridictions compétentes étaient celles de Quintana Roo. Le 22 septembre 2006, l’auteure a soulevé une exception d’incompétence en faveur des juridictions du District fédéral. Le 4 octobre 2006, le juge du tribunal pénal no 1 de Quintana Roo s’est dessaisi et a renvoyé l’affaire au District fédéral.

2.8Le 22 décembre 2006, le juge de paix du tribunal pénal no 4 du District fédéral a déclaré qu’il ne pouvait pas y avoir d’action pénale dans le District fédéral parce que la diffamation n’y était pas qualifiée et a ordonné la remise en liberté de l’auteure.

Procédure d’enquête de la Cour suprême de justice de la Nation

2.9Le 21 décembre 2005 est paru dans la presse écrite un article dans lequel M. Nacif reconnaissait avoir obtenu l’appui du Gouverneur de l’État de Puebla pour l’arrestation de l’auteure. Le 14 février 2006, la presse écrite, la radio et la télévision ont diffusé des enregistrements de conversations téléphoniques entre le Gouverneur de l’État de Puebla et M. Nacif, lequel remerciait le Gouverneur pour ses démarches qui avaient abouti à l’arrestation de l’auteure. Plus tard, dans des déclarations publiques à la presse, M. Nacif affirmait qu’il avait demandé au Gouverneur de Puebla d’intervenir pour faire arrêter l’auteure et saluait la « fermeté avec laquelle a[vait] agi le Gouverneur », « dont la main n’a[vait] pas tremblé », ajoutant qu’il voulait « donner une leçon à la journaliste ».

2.10Le 22 février 2006, le Congrès de l’Union a demandé à la Cour suprême de justice de la Nation d’exercer la faculté qui lui est conférée d’enquêter sur les circonstances de la détention de l’auteure et des poursuites engagées contre elle, car les faits pouvaient constituer de « graves violations des garanties individuelles ». Le 29 novembre 2007, par six voix contre quatre, la Cour suprême a conclu qu’il n’avait pas été porté atteinte aux libertés publiques.

Actions pénales engagées par l’auteure concernant la détention et les tortures

2.11Le 13 mars 2006, l’auteure a déposé auprès de la Procuraduría General de la República (Bureau du Procureur général de la République − PGR) des plaintes contre deux agents de la police judiciaire pour torture, tentative de viol, détention arbitraire et abus d’autorité, ainsi que des plaintes pour trafic d’influence et collusion entre agents de la fonction publique contre le Gouverneur de Puebla, la Procureure générale de justice de l’État de Puebla et la juge du tribunal pénal no 5 de l’État de Puebla, et contre tout autre personne qui serait responsable. Ces plaintes ont donné lieu à l’ouverture de deux enquêtes préliminaires par les parquets spécialisés de la PGR ; par la suite, les investigations ont été confiées au parquet spécialisé dans les infractions contre les journalistes.

2.12Le 30 janvier 2008, le parquet spécialisé a engagé des poursuites uniquement contre les deux agents de la police judiciaire de l’État de Puebla soupçonnés d’être les responsables des actes de torture, et a renvoyé l’affaire au tribunal pénal de première instance no 2 de la circonscription judiciaire de l’État de Puebla. Le 6 mai 2008, le juge du tribunal pénal no 2 a refusé l’inculpation des deux agents, décision confirmée en appel par le tribunal supérieur de justice de l’État de Quintana Roo le 8 janvier 2009. En ce qui concerne la responsabilité des autres personnes visées par les plaintes, le parquet spécialisé a prononcé un non-lieu le 16 juin 2008.

2.13En 2009, la PGR a diligenté de nouvelles enquêtes préliminaires contre « ceux qui seraient responsables » d’exercice abusif de fonctions publiques et d’abus d’autorité, suite à la recommandation no 16/2009 de la Commission nationale des droits de l’homme. Toutefois, ces enquêtes n’ont pas donné lieu à des poursuites.

2.14Le 18 juin 2009, la Procuraduría General de Justicia de l’État de Quintana Roo a ouvert une enquête préliminaire contre un troisième agent de la police judiciaire de cet État mais, le 18 octobre 2011, l’affaire a été classée sans suite faute d’éléments suffisants, sans que l’auteure en soit informée.

2.15Le 2 décembre 2014, le parquet spécialisé dans les atteintes à la liberté d’expression (anciennement parquet spécialisé dans les infractions contre les journalistes) a diligenté une nouvelle enquête préliminaire et décidé de poursuivre les deux agents de la police judiciaire de l’État de Puebla. Le 9 décembre 2014, le juge du tribunal de district no 2 de l’État de Quintana Roo a ordonné l’arrestation des deux agents. L’un d’eux a été arrêté le 11 décembre 2014, le deuxième ayant pris la fuite pour se soustraire à la justice. Le 17 décembre 2014, une ordonnance de mise en détention provisoire a été rendue et l’agent qui avait été arrêté a été incarcéré.

Poursuite pénale engagée par l’auteure pour menaces reçues après sa libération

2.16Après sa remise en liberté, l’auteure a été placée sous la protection des autorités fédérales et elle avait toujours une escorte pendant ses déplacements. Malgré cela, le 7 mai 2007, elle a été victime d’un attentat ; les pneus de la voiture qui devait la conduire de l’aéroport à son domicile avaient été crevés et le chauffeur a perdu le contrôle du véhicule peu après le démarrage. De plus, entre février et mai 2009 et en juillet 2012, l’auteure a reçu des menaces de mort par courrier électronique, par téléphone et sur son blog. Elle a déposé auprès de la PGR des plaintes pour menaces et intimidation, qui ont donné lieu à l’ouverture de quatre enquêtes préliminaires. Les enquêtes n’ont toutefois pas abouti à des poursuites.

Demande de mesures de protection auprès de la Commission interaméricaine des droits de l’homme

2.17Le 19 juin 2009, l’auteure a sollicité la Commission interaméricaine des droits de l’homme pour qu’elle prenne des mesures provisoires de protection. Le 10 août 2009, la Commission interaméricaine a ordonné des mesures visant à garantir la protection de la vie et de l’intégrité personnelle de l’auteure, de sa famille et de ses collègues du Centre.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure dénonce une violation du droit à la liberté d’expression consacré par l’article 19 du Pacte parce qu’elle a été arrêtée et accusée de diffamation et calomnie en raison de la publication de son livre. Elle précise que, bien que le Comité ait recommandé à l’État partie de dépénaliser la diffamation et la calomnie dans l’ensemble du pays, 16 codes pénaux sur les 33 qui sont en vigueur dans l’État partie qualifient toujours ces infractions. Elles sont définies de manière si large et ambiguë qu’elles ne satisfont pas aux critères de légalité, de nécessité et de proportionnalité et visent à exercer une censure, autant d’éléments qui restreignent indûment la liberté d’expression. Ces infractions emportent la privation de liberté, peine excessive par rapport au préjudice susceptible d’être causé.

3.2L’auteure affirme que chaque État fédéré du Mexique dispose d’une importante marge d’appréciation s’agissant de déterminer les faits qui peuvent constituer une infraction, ce qui entraîne une inégalité de traitement entre les personnes placées sous la juridiction de l’État partie, selon leur État de résidence. Dans certains États, chacun peut exercer sa liberté d’expression sans craindre de faire l’objet de poursuites, alors que, dans d’autres, on peut être poursuivi au pénal pour diffamation, calomnie ou injure. Ainsi, les autorités judiciaires de l’État de Puebla ont inculpé l’auteure pour diffamation et calomnie alors que celles de la ville de Mexico ont refusé l’inculpation pour les mêmes faits parce que ces infractions n’existent pas dans la législation de cet État.

3.3L’auteure affirme également qu’il y a eu violation du paragraphe 1 de l’article 15 du Pacte, du fait que la diffamation et la calomnie sont toujours érigées en infractions dans le code pénal de 16 États du pays sans y être clairement définies. Selon elle, une telle situation empêche toute prévisibilité juridique et permet une application extraterritoriale dans les juridictions où ces infractions ne sont pas qualifiées.

3.4L’auteure affirme que sa détention était illégale et arbitraire, en violation de l’article 9 du Pacte, parce qu’elle résultait d’une restriction à la liberté d’expression contraire au Pacte. Elle ajoute que la détention était due à un abus de pouvoir, le Gouverneur de l’État de Puebla ayant ordonné l’ouverture d’une enquête pénale et l’arrestation de l’auteure en usant de ses pouvoirs d’agent de l’État du plus haut rang, comme il ressort des enregistrements rendus publics des conversations entre le Gouverneur lui‑même et M. Nacif. La détention a été ordonnée par les autorités de l’État de Puebla et de l’État de Quintana Roo, qui n’avaient ni la compétence matérielle ni la compétence territoriale pour réprimer les faits incriminés. De plus, les agents qui avaient procédé à l’arrestation n’étaient pas autorisés à le faire. Le parquet de l’État de Puebla avait requis la collaboration de son homologue de l’État de Quintana Roo et lui avait communiqué le nom des deux agents de la police judiciaire de Puebla qu’il avait désigné pour procéder à l’arrestation, mais cette communication était arrivée six heures après l’arrestation. Enfin, l’auteure signale qu’on l’a incarcérée à la prison de Puebla sans lui présenter les documents autorisant son admission.

3.5L’auteure ajoute que l’ordonnance de mise en détention provisoire ne contient pas d’appréciation de la constitutionnalité et de la proportionnalité de la mesure de privation de liberté prononcée. L’existence de preuves suffisantes quant au préjudice moral ou au discrédit que le livre aurait entraîné pour le plaignant n’avait pas non plus été établie. En conséquence, l’ordonnance de mise en détention provisoire constituait un acte disproportionné de censure visant à entraver les activités d’investigation de la journaliste.

3.6L’auteure affirme que les conditions dans lesquelles elle a été transférée de Quintana Roo à Puebla et les traitements qu’elle a subis pendant le voyage étaient contraires à l’article 7 du Pacte. À la suite de ces traitements, un diagnostic de troubles post‑traumatiques a été posé. Les conditions de sa détention constituaient par ailleurs une violation de l’article 10 du Pacte.

3.7L’auteure soutient qu’elle a aussi été victime de violence sexiste − du seul fait d’être une femme − pendant son arrestation et son transfert à l’État de Puebla. Tous les membres de l’escorte étant des hommes, elle avait été exposée à un risque d’agression sexuelle. Les agents qui l’accompagnaient avaient fait des commentaires à caractère sexuel, lui disant par exemple que, si elle voulait manger, il fallait qu’elle « soit gentille et [leur] fasse une fellation », ou qu’elle était leur « petit cadeau » et qu’ils allaient « bien s’amuser ».

3.8L’auteure affirme que la procédure pénale avait été entachée de plusieurs violations des garanties judiciaires énoncées au paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte : a) le parquet ne l’avait pas informée du fait qu’une enquête préliminaire avait été diligentée contre elle ; b) la juridiction pénale de l’État de Puebla n’avait pas compétence territoriale ; c) elle n’avait pas été informée des motifs de son arrestation ; d) elle n’avait pas été autorisée à communiquer avec son avocat au moment de son arrestation et pendant son transfert à Puebla ; e) de simples particuliers de l’entourage de M. Nacif avaient participé à son arrestation ; f) le montant de la caution demandée était excessif par rapport à la nature des infractions retenues (140 000 pesos, soit 7 400 dollars des États-Unis, montant qui avait par la suite été réduit de moitié).

3.9L’auteure affirme que les tribunaux saisis manquaient d’indépendance et d’impartialité. D’après les conclusions de la commission d’enquête établie par la Cour suprême de justice de la Nation, il existait des preuves « des liens entre M. Nacif et la magistrature de l’État de Puebla ». Selon elle, il y a eu connivence entre des particuliers et des membres des pouvoirs exécutif et judiciaire de l’État de Puebla, dont le Gouverneur et le Président du tribunal supérieur de justice, aux fins de la traduire en justice et de la punir pour son travail de journaliste, ce qui aurait pour effet d’amener les autres journalistes à pratiquer l’autocensure.

3.10L’auteure affirme que les recours internes n’ont pas été utiles en ce qu’ils n’ont pas permis de rechercher et de punir dans des délais raisonnables les responsables de la détention arbitraire, des tortures et des menaces qu’elle a subies. Huit ans se sont écoulés depuis sa détention et, malgré les nombreuses preuves qui ont été apportées, aucun progrès réel n’a été enregistré dans les enquêtes visant à retrouver les responsables des actes de torture. Ces enquêtes se sont prolongées de façon injustifiée et n’ont pas été utiles, en violation du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

3.11L’auteure dénonce enfin une violation du droit de circuler librement sur le territoire national, qu’elle tient de l’article 12 du Pacte.

3.12L’auteure attend du Comité qu’il demande à l’État partie : a) de mener une enquête approfondie sur la détention arbitraire, les actes de torture et les mauvais traitements qu’elle a subis, ainsi que sur le non-respect des garanties d’une procédure régulière, et de prendre les mesures voulues contre les responsables ; b) d’accorder à l’auteure une indemnisation appropriée à raison du préjudice qu’elle a subi.

Observations de l’État partie concernant la recevabilité

4.1Par note du 6 juillet 2016, l’État partie fait part de ses observations au Comité. Selon lui, la communication est irrecevable parce que l’auteure n’a pas épuisé les recours internes disponibles. En premier lieu, la procédure d’amparo offrait un recours approprié et aurait été utile pour répondre aux prétentions de l’auteure devant le Comité, puisque c’est la voie de recours ordinaire prévue pour la protection des droits de l’homme. En particulier, l’auteure aurait dû former le recours en amparo pour contester la constitutionnalité des infractions de calomnie et de diffamation, qui étaient à l’époque des faits qualifiées dans la législation pénale de l’État de Puebla.

4.2En deuxième lieu, d’après l’État partie, plusieurs enquêtes pénales étaient en cours sur les faits en question. Ainsi, depuis 2006, plusieurs enquêtes ont été ouvertes par la Procuraduría General de la República (PGR) à la suite de plaintes déposées par l’auteure. Dans le cadre de ces enquêtes, un suspect a été arrêté et une ordonnance de mise en détention provisoire pour actes de torture a été rendue le 17 décembre 2014. L’instruction du procès pénal contre le suspect est en cours. En ce qui concerne le deuxième agent de la police judiciaire inculpé, un mandat d’arrestation a été lancé contre lui et, à l’heure actuelle, il est toujours recherché. Pour ce qui est des enquêtes sur la plainte faisant état de collusion entre des particuliers et des personnalités mexicaines, l’État partie signale que, depuis 2007, plusieurs enquêtes préliminaires ont été ouvertes par la PGR sans qu’à ce jour il ait été possible, sur la base des preuves recueillies, d’engager des poursuites. Concernant les plaintes pour menaces déposées par l’auteure, l’État partie fait savoir que, le 18 mai 2007, le parquet a ouvert une enquête préliminaire sur une attaque dont l’auteure aurait été victime. Toutefois, le 8 juillet 2013, le parquet a conclu à un non-lieu. De plus, le 4 mars 2010 et le 5 octobre 2012, le parquet a diligenté des enquêtes préliminaires sur les plaintes pour menaces déposées par l’auteure, lesquelles sont toujours en cours.

4.3L’État partie affirme en outre que la communication est incompatible avec les dispositions du Pacte. Il souligne que c’est aux autorités mexicaines qu’il appartient d’enquêter sur les faits dénoncés et d’apprécier les faits et les preuves, sauf s’il peut être établi qu’il y a eu arbitraire ou déni de justice, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Il signale qu’en plus de l’enquête pénale confiée à la PGR, la Cour suprême de justice de la Nation a examiné les faits dénoncés, ce qui a donné à l’auteure la possibilité de faire une déposition et de produire des preuves. À l’issue de l’enquête, achevée le 29 novembre 2007, la Cour suprême a conclu que la preuve n’avait pas été faite que des violations graves des garanties individuelles avaient été commises dans les procédures pénales suivies contre l’auteure ; le Comité ne peut donc pas réexaminer cette question.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Dans ses commentaires datés du 7 octobre 2016, l’auteure maintient qu’il y a eu des retards excessifs dans l’accès à la justice puisque l’enquête ouverte à la suite des plaintes déposées devant la PGR en mars 2006 n’a pas progressé. Des poursuites pénales pour actes de torture ont été engagées contre seulement deux agents de la police judiciaire en décembre 2014, soit neuf ans après le dépôt des plaintes et après que l’auteure eut saisi le Comité, en octobre 2014. En ce qui concerne les autres enquêtes, après dix ans, elles sont toujours en cours alors que l’affaire n’a rien de complexe. L’auteure ajoute que, face à l’inaction du parquet, c’est elle, et elle seule, qui a fait avancer, par ses démarches répétées, la procédure engagée contre l’un des agents de la police judiciaire.

5.2Concernant le non-épuisement du recours en amparo, qui lui était ouvert pour contester la constitutionnalité des dispositions pénales de l’État de Puebla relatives aux infractions de calomnie et de diffamation, l’auteure souligne l’inutilité de ce recours extraordinaire dans son cas, du fait qu’un tel recours aurait eu pour effet de suspendre la procédure principale engagée contre elle jusqu’à ce qu’il soit statué sur la question de la constitutionnalité des dispositions, ce qui aurait retardé davantage la procédure principale et encore aggravé le risque de nouvelles agressions pendant la détention provisoire. Le recours qui, à ce stade de l’affaire, la protégeait le mieux était l’appel qu’elle avait interjeté contre l’ordonnance de mise en détention provisoire. Elle a ensuite déposé plusieurs exceptions d’incompétence. Elle maintient avoir ainsi épuisé tous les recours internes ordinaires utiles et disponibles.

5.3L’auteure affirme aussi que le recours en amparo n’aurait pas été utile contre le mandat d’arrestation puisque celui-ci avait été exécuté et que la Constitution précise que l’amparo ne s’applique pas à « des violations passées ». Elle ajoute qu’elle n’aurait pas pu former l’amparo avant d’être mise en détention puisqu’elle n’était pas au courant de l’ouverture d’une enquête préliminaire contre elle. L’auteure indique qu’en cas de détention illégale ou arbitraire, il n’existe pas de procédure spéciale permettant la remise en liberté de l’intéressé ou la réparation d’un préjudice.

5.4L’auteure fait observer que le Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants a indiqué, dans son rapport sur sa mission au Mexique, que la violence sexuelle comme forme de torture était « une pratique généralisée » qui visait surtout les femmes placées en détention, et que l’impunité était la règle dans ce genre de situation.

5.5L’auteure signale que les enquêtes menées tant par la Cour suprême de justice de la Nation que par la Commission nationale des droits de l’homme ne sont pas des procédures juridictionnelles contraignantes. En outre, aucune procédure pénale n’a été menée à son terme, ce qui fait qu’il n’y a pas de « chose jugée ».

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Dans sa réponse du 24 mars 2017, l’État partie réitère les arguments qu’il a avancés en faveur de l’irrecevabilité de la communication. Il insiste sur le fait que l’auteure aurait dû former un recours en amparo direct pour contester les dispositions relatives aux infractions de diffamation et de calomnie, ainsi qu’un recours en amparo indirect « contre l’acte d’autorité qui s’est traduit par l’ordre de procéder à l’arrestation de l’auteure ».

6.2L’État partie souligne que la faculté d’enquêter dont la Cour suprême était investie à l’époque des faits constituait un contrôle juridictionnel.

6.3L’État partie affirme que la communication est maintenant sans objet puisqu’il a pris des mesures pour remédier à la situation dont il est question : le 23 février 2011, les articles du Code de défense sociale de l’État libre et souverain de Puebla qui qualifiaient les infractions de diffamation et de calomnie ont été abrogés. Ces infractions ont également été supprimées du Code pénal de l’État de Quintana Roo. Leur maintien dans le Code pénal d’autres États ne saurait, d’après l’État partie, constituer une violation du Pacte en ce qui concerne la présente communication. L’État partie ajoute qu’il a déjà pris des mesures pour remédier à la situation générale traitée dans la communication. Ainsi, le 5 juillet 2010, il a créé le parquet spécialisé dans les atteintes à la liberté d’expression, qui est chargé de coordonner les enquêtes sur les atteintes visant des journalistes et les éventuelles poursuites dont ils pourraient faire l’objet. En juin 2012, il a mis en place le Mécanisme de protection des défenseurs des droits de l’homme et des journalistes, auquel est associée la société civile, afin de protéger les journalistes dans l’exercice de leurs fonctions.

6.4L’État partie affirme que, pour pouvoir conclure à une violation du droit à la liberté d’expression, il faut prouver qu’il y a eu collusion des autorités en vue de monter le pouvoir judiciaire contre l’auteure, ce qui n’a pas été démontré. Il ajoute que la charge de la preuve incombe à l’auteure, laquelle a produit une seule preuve, obtenue illégalement, à savoir la transcription des conversations entre le Gouverneur de l’État de Puebla et M. Nacif. En outre, d’après l’État partie, cette preuve est de toute façon irrecevable et n’a aucune valeur probante puisque les intéressés n’ont pas reconnu l’authenticité de ces conversations et qu’aucun autre élément prouvant leur authenticité n’a été apporté. De plus, on ignore d’où provient cette transcription et comment elle a été obtenue.

6.5L’État partie souligne que l’auteure a été arrêtée à la suite d’une plainte relative à des infractions prévues dans la loi pénale de l’État de Puebla à l’époque des faits ; le parquet a ensuite diligenté une enquête préliminaire, puis ordonné l’arrestation de l’auteure. L’État partie ajoute que les fonctionnaires de police qui ont procédé à l’arrestation étaient correctement identifiés et ont informé l’auteure des charges portées contre elle. Ils lui ont également permis de faire un appel téléphonique.

6.6L’État partie affirme que l’auteure a été arrêtée et placée en détention sur le fondement de la loi et que ces mesures étaient nécessaires et proportionnées. L’auteure a été mise à la disposition de la justice le lendemain de son arrestation et l’autorité judiciaire a ordonné son placement en détention provisoire. La détention a donc bien fait l’objet d’un contrôle juridictionnel. Les allégations de l’auteure concernant les traitements qu’elle dit avoir subis pendant son transfert sont une question distincte, et font l’objet d’enquêtes pénales.

6.7L’État partie affirme que le simple fait d’avoir été placée en détention ne constitue pas une violation du droit de l’auteure à la liberté d’expression et qu’il n’a pas été démontré que cette détention avait pour but de restreindre sa liberté d’expression.

6.8En ce qui concerne les griefs de l’auteure tenant au fait qu’elle n’aurait pas été informée de l’ouverture des enquêtes, l’État partie signale que ni la Constitution du pays ni le Droit pénal mexicain n’imposent au parquet l’obligation de faire savoir à toute personne soupçonnée d’avoir commis une infraction qu’elle fait l’objet d’une enquête.

6.9Pour ce qui est de l’efficacité des enquêtes pénales en cours et, en particulier, le temps écoulé avant qu’une enquête ne soit ouverte et un suspect, arrêté, l’État partie souligne qu’il s’agit d’une obligation de moyens et non de résultats et que, par conséquent, le temps écoulé n’est pas un critère pour apprécier le degré de diligence des autorités nationales. Il ajoute que la communication initiale de l’auteure ne lui a été transmise qu’en mai 2016 et que la présentation de la communication ne pouvait donc avoir eu une quelconque influence sur les enquêtes et l’arrestation. Quoi qu’il en soit, l’auteure disposait du recours en amparo pour présenter ses griefs relatifs à la lenteur des procédures.

6.10Enfin l’État partie souligne que les enquêtes pénales sur les faits dont l’auteure tire grief ont été approfondies et impartiales et menées par une autorité indépendante, la PGR, qui n’était aucunement impliquée dans les faits allégués.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie concernant le fond

7.1Dans ses commentaires en date du 4 juin 2017, l’auteure maintient que les enquêtes ouvertes en mars 2006 s’étaient prolongées d’une façon injustifiée et que c’est seulement après la présentation de sa communication au Comité, le 13 octobre 2014, annoncée le jour même dans un entretien public de l’auteure, qu’une action pénale a été engagée contre les deux agents de la police judiciaire soupçonnés, alors qu’aucune preuve complémentaire n’avait été apportée et qu’aucune nouvelle instruction n’avait été diligentée depuis 2007.

7.2D’après l’auteure, lorsqu’il s’agit du droit à la liberté d’expression et des restrictions visant à préserver la vie privée et l’honneur d’autrui dont il peut faire l’objet, les États parties ne devraient pas appliquer les dispositions les plus sévères, comme celles du droit pénal, et encore moins prévoir des peines privatives de liberté. L’auteure rappelle qu’au moment des faits, la diffamation et la calomnie étaient des infractions pénales dans l’État de Puebla et que c’est sur le fondement de ces dispositions que l’ordonnance de mise en détention provisoire a été rendue, ce qui constituait une violation de son droit à la liberté personnelle et à la liberté d’expression.

7.3Pour ce qui est des mesures d’ordre général prises par l’État partie, l’auteure signale que la mise en place du parquet spécialisé dans les atteintes à la liberté d’expression n’a en rien diminué l’impunité concernant les atteintes contre les journalistes, comme il ressort du rapport pour 2016 du parquet spécialisé, qui établit à 99,75 % le taux d’impunité pour ces infractions. Le Mécanisme de protection des défenseurs des droits de l’homme et des journalistes a quant à lui fait l’objet de vives critiques de la part de la société civile mexicaine et d’organismes internationaux, qui relèvent le manque d’efficacité des mesures de protection mises en œuvre.

7.4L’auteure insiste sur le fait que si elle a été remise en liberté peu de temps après avoir été placée en détention, c’est parce qu’elle a versé une caution de 3 700 dollars.

7.5L’auteure maintient que les décisions de la commission d’enquête établie par la Cour suprême de justice de la Nation ne sont pas contraignantes et ont un caractère purement politique et non pénal. Cette commission a conclu que la seule preuve constituée par les écoutes téléphoniques ne pouvait pas être prise en considération et qu’il aurait fallu l’apprécier par rapport à d’autres éléments, notamment les déclarations publiques de M. Nacif lui-même (voir par. 2.9).

Observations complémentaires de l’État partie

8.Dans une lettre datée du 18 juin 2018, l’État partie signale que, le 17 octobre 2017, le juge du tribunal pénal no 2 de l’État de Quintana Roo a condamné l’un des deux agents de la police judiciaire inculpés de torture à une peine de cinq ans et trois mois de prison, ainsi qu’à une amende et à la destitution et à l’inéligibilité à des fonctions publiques pendant toute la durée de sa peine. Cette décision a été confirmée en appel par le Tribunal unitaire de circuit de la sixième circonscription de Chihuahua le 13 mars 2018.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

9.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

9.2Le Comité prend note de l’argument de l’État partie qui affirme que les recours internes disponibles n’ont pas été épuisés, d’une part, parce que l’auteure n’a pas formé de recours en amparo pour contester la constitutionnalité des dispositions pénales de l’État de Puebla définissant les infractions de diffamation et de calomnie et, d’autre part, parce que plusieurs enquêtes pénales diligentées à la suite des plaintes déposées par l’auteure pendant sa détention et après sa remise en liberté étaient toujours pendantes.

9.3Le Comité relève toutefois les arguments de l’auteure − que l’État partie ne conteste pas − selon lesquels le recours en amparo concernant la constitutionnalité des dispositions relatives à la calomnie et à la diffamation aurait été inefficace car il aurait suspendu la procédure pénale engagée contre elle, conformément à la loi d’amparo en vigueur, ce qui aurait prolongé inutilement cette procédure et l’aurait exposée au risque de subir de nouvelles agressions pendant sa détention provisoire. L’auteure a fait valoir en outre qu’il lui aurait été impossible de former un recours en amparo contre sa détention avant que la mesure ne soit exécutée, comme l’exige la législation interne, puisqu’elle n’avait pas été avisée de l’ouverture d’une enquête préliminaire contre elle.

9.4En ce qui concerne les enquêtes pénales en cours au sujet des plaintes de l’auteure pour torture, abus d’autorité et collusion, le Comité fait remarquer que les enquêtes pénales pour torture qui ont été rouvertes uniquement à l’encontre de deux agents après la présentation de la communication ont débouché, douze ans après les faits, sur la condamnation d’un agent, qui a été confirmée en appel ; qu’un autre mandat d’arrestation serait toujours en vigueur ; que les enquêtes sur les allégations d’abus d’autorité et de collusion n’ont pas donné lieu à l’exercice de l’action publique ; que les enquêtes sur les menaces et les actes d’intimidation dont l’auteure a fait l’objet après sa libération n’auraient pas progressé depuis 2007 ni débouché sur l’exercice d’une quelconque action publique, ce qui signifie qu’elles ont accusé un retard excessif. Dans ces circonstances, et du fait que le dossier ne contient aucune information suggérant que d’autres procédures pénales seraient en cours à la suite des plaintes déposées par l’auteure, le Comité estime que les recours internes disponibles ont été épuisés. À la lumière de ce qui précède, le Comité considère que le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne fait pas obstacle à la recevabilité de la communication.

9.5Le Comité note que l’auteure n’a pas apporté d’élément à l’appui de son allégation de violation de l’article 12 du Pacte ; il considère que cette partie de la communication n’est pas suffisamment étayée aux fins de la recevabilité et la déclare donc irrecevable conformément à l’article 2 du Protocole facultatif.

9.6Le Comité note que l’auteure allègue une violation du paragraphe 1 de l’article 15 du Pacte au motif que, même si elles ont été supprimées dans plusieurs États, les infractions de diffamation et de calomnie existent toujours dans d’autres États du pays et peuvent être appliquées, comme dans le cas de l’auteure, de manière extraterritoriale, ce qui empêche toute prévisibilité juridique. Le Comité considère toutefois que la coexistence de législations pénales différentes dans un État fédéral ne constitue pas, en soi, une violation du Pacte. Le dossier ne contenant aucune information qui permette d’établir que les actes attribués à l’auteure au moment de leur commission ne constituaient pas des infractions au regard de la législation alors en vigueur, et sans se prononcer sur le point de savoir quelle législation devrait s’appliquer au cas de l’auteure, le Comité considère que le grief de violation du paragraphe 1 de l’article 15 n’a pas été suffisamment étayé aux fins de la recevabilité, et déclare donc cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

9.7Le Comité note que l’auteure allègue une violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte arguant du manque d’indépendance et d’impartialité des tribunaux qui ont jugé l’affaire la concernant. Toutefois, en l’absence d’informations supplémentaires ou de preuves à l’appui de cette allégation, le Comité considère que le grief n’est pas suffisamment étayé aux fins de la recevabilité et le déclare irrecevable conformément à l’article 2 du Protocole facultatif.

9.8En revanche, le Comité estime que les griefs tirés du paragraphe 3 de l’article 2 et des articles 3, 7, 9, 10 et 19 du Pacte, qui portent sur les traitements que l’auteure a subis pendant son arrestation et sa détention, et qu’elle n’a pas pu dénoncer faute de recours utiles, ainsi que sur la restriction du droit à la liberté d’expression, sont suffisamment étayés aux fins de la recevabilité ; il les déclare recevables et procède à leur examen quant au fond.

Examen au fond

10.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

10.2Le Comité prend note des allégations de l’auteure, non réfutées par l’État partie, concernant les traitements qu’elle a subis pendant son transfert à l’État de Puebla − les agressions sexuelles répétées qu’elle décrit, les menaces de mort, l’interdiction d’aller aux toilettes, de dormir, de manger et de prendre le médicament qui lui avait été prescrit − et les agressions sexuelles subies pendant sa détention dans les locaux de la Procuraduría General de Justicia de Puebla. Il considère que les traitements décrits constituent une violation de l’article 7 du Pacte.

10.3Le Comité note également que les traitements auxquels l’auteure a été soumise comportaient un élément de discrimination fondée sur le sexe, vu la nature des commentaires d’ordre sexuel rapportés et du traitement et des violences sexistes infligés. Le Comité prend note également de la situation générale de violence sexuelle contre les femmes détenues et de l’impunité qui sévit dans l’État partie pour les auteurs de ce type de violences. Le Comité considère par conséquent que les traitements infligés à l’auteure ont constitué également une violation de l’article 3 du Pacte, lu conjointement avec l’article 7.

10.4Ayant constaté une violation de l’article 7 et de l’article 3 du Pacte, lu conjointement avec l’article 7, le Comité n’estime pas nécessaire d’examiner séparément le grief que l’auteure tire de l’article 10 à raison des mêmes faits.

10.5Le Comité prend note des allégations de l’auteure selon lesquelles sa détention, consécutive à des accusations de diffamation et de calomnie résultant de la publication de son livre, a porté atteinte à son droit à la liberté d’expression consacré par l’article 19 du Pacte. Il rappelle que « la liberté d’opinion et d’expression sont […] essentielles pour toute société [et] constituent le fondement de toute société libre et démocratique ». Il rappelle en outre que « les restrictions qu’un État partie impose à l’exercice de la liberté d’expression ne peuvent pas compromettre le droit lui-même » et que « le rapport entre le droit et la restriction et entre la règle et l’exception ne doit pas être inversé ». De plus les restrictions doivent être « fixées par la loi […] et répondre aux critères de nécessité et de proportionnalité ».

10.6Dans la présente affaire, le Comité prend note des allégations de l’auteure, que l’État partie ne conteste pas, selon lesquelles un des entrepreneurs cités dans le livre qu’elle avait publié pour dénoncer l’implication de chefs d’entreprise et de personnalités publiques importantes dans un réseau d’exploitation sexuelle d’enfants, avait porté plainte contre elle dans l’État de Puebla pour diffamation et calomnie, infractions qui étaient alors prévues par la loi pénale de cet État ; à la suite de cette plainte, l’auteure avait été arrêtée, le 16 décembre 2005, par un groupe d’une dizaine d’hommes armés, dont certains étaient des agents privés au service de l’entrepreneur en question. Le Comité note aussi que, d’après l’auteure, aucun mandat d’arrestation ne lui a été présenté quand elle a été arrêtée et qu’il ne lui a pas été permis de prendre contact avec son avocat pendant son transfert, qui a duré vingt heures. L’État partie a objecté que l’auteure avait été arrêtée sur le fondement de la législation alors en vigueur dans l’État de Puebla, mais n’a pas apporté d’autres informations montrant que l’arrestation était une mesure nécessaire et proportionnée.

10.7Le Comité rappelle que les États parties « devraient mettre en place des mesures efficaces de protection contre les attaques visant à faire taire ceux qui exercent leur droit à la liberté d’expression. Le paragraphe 3 ne saurait être invoqué pour justifier des mesures tendant à museler ceux qui militent en faveur de la démocratie multipartite, des valeurs démocratiques et des droits de l’homme. De même, l’agression d’une personne […] − ce qui vise des atteintes telles que l’arrestation arbitraire, la torture, les menaces à la vie et l’assassinat − ne peut en aucune circonstance être compatible avec l’article 19. Dans tous les cas, ces agressions devraient faire sans délai l’objet d’enquêtes diligentes et les responsables doivent être punis et les victimes […] doivent pouvoir bénéficier d’une réparation appropriée ».

10.8Le Comité rappelle également que les États parties « devraient envisager de dépénaliser la diffamation », que « dans tous les cas, l’application de la loi pénale devrait être circonscrite aux cas les plus graves » et que « l’emprisonnement ne constitue jamais une peine appropriée ». Si la diffamation ne devrait en aucun cas emporter une peine de privation de liberté, a fortiori, toute détention fondée sur des accusations de diffamation ne saurait être considérée comme une mesure nécessaire et proportionnée.

10.9Dans le contexte décrit (voir par. 10.6), et même à supposer que l’auteure a été arrêtée sur le fondement de la législation de l’État de Puebla et que cette législation ait répondu à un objectif légitime comme la protection de l’honneur d’autrui, le Comité considère que l’arrestation et le placement en détention n’étaient pas une mesure nécessaire et proportionnée pour atteindre cet objectif, et qu’elles étaient donc en violation du droit de l’auteure à la liberté d’expression consacré par l’article 19 du Pacte.

10.10En ce qui concerne les griefs de l’auteure concernant le caractère arbitraire de son arrestation et sa détention, en violation de l’article 9 du Pacte, le Comité rappelle sa jurisprudence et souligne que l’adjectif « arbitraire » n’est pas synonyme de « contraire à la loi », mais répond à une interprétation plus large, intégrant le caractère inapproprié, l’injustice, le manque de prévisibilité et le non-respect des garanties judiciaires, ainsi que les principes du caractère raisonnable, de la nécessité et de la proportionnalité. Le Comité rappelle qu’il y a arbitraire si l’arrestation ou la détention visent à sanctionner quelqu’un pour l’exercice légitime des droits protégés par le Pacte, comme la liberté d’opinion et d’expression.

10.11Le Comité estime que, dans les circonstances qui ont été décrites et à la lumière des déclarations publiques de l’entrepreneur visé dans le livre et d’autorités haut placées des pouvoir exécutif et judiciaire de l’État de Puebla, que l’État partie n’a pas démenties, ainsi que pour les motifs établis au paragraphe 10.8 ci-dessus, le placement en détention de l’auteure n’était pas une mesure nécessaire et proportionnée, mais revêtait un caractère punitif, ce qui la rend arbitraire au sens de l’article 9 du Pacte.

10.12Enfin, le Comité prend note de l’allégation de l’auteure qui affirme que, pour obtenir dans des délais raisonnables que les atteintes subies fassent l’objet d’une enquête et que les responsables soient sanctionnés, elle n’a pas disposé d’un recours utile, en violation du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte. Il relève à ce sujet que l’auteure a déposé en mars 2006 des plaintes pour actes de torture, tentative de viol, détention arbitraire et abus de pouvoir, et que, douze ans plus tard, bon nombre des procédures engagées n’avaient pas progressé. Le Comité constate en particulier que le parquet n’a poursuivi que deux agents de la police judiciaire et seulement en janvier 2008 − soit près de deux ans après le dépôt des plaintes − et que les tribunaux ont décidé qu’il n’y avait pas matière à poursuivre. Ce n’est qu’en décembre 2014, au bout de six années d’inaction, qu’une nouvelle enquête préliminaire a été ouverte contre les deux agents, qui ont alors été inculpés. L’un des deux a été condamné en octobre 2017, soit près de douze ans après la plainte de l’auteure, tandis que l’autre se soustrait à la justice depuis décembre 2014. Pour ce qui est des autres personnes visées par les plaintes, c’est-à-dire l’entrepreneur et les personnes occupant de hautes fonctions exécutives et judiciaires dans l’État de Puebla, le parquet avait décidé en juin 2008 de ne pas poursuivre. Dans ces circonstances, et en l’absence d’informations de la part de l’État partie pour expliquer des retards aussi importants, le Comité conclut que l’auteure n’a pas disposé d’un recours utile pour les atteintes aux droits qu’elle tient des articles 3, 7, 9 et 19 du Pacte, en violation du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

10.13.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que l’auteure tient de l’article 3, lu conjointement avec les articles 7, 9 et 19, et du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec les articles 3, 7, 9 et 19 du Pacte.

11.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à la victime un recours utile. Cela signifie qu’il doit réparer intégralement le préjudice causé aux personnes dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. Par conséquent, l’État partie est tenu : a) de procéder sans délai à une enquête impartiale et approfondie sur les faits dénoncés par l’auteure ; b) de traduire en justice les suspects et prononcer des peines adéquates contre ceux qui auront été reconnus coupables des violations ; c) d’offrir à l’auteure une indemnisation appropriée. L’État partie est également tenu de prendre les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas et de veiller ainsi à ce que tous les journalistes et défenseurs des droits de l’homme puissent exercer le droit à la liberté d’expression, dans le cadre de leur travail, notamment en dépénalisant la diffamation et la calomnie dans tous les États fédérés.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y a eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est en outre invité à rendre publiques les présentes constatations et à les diffuser largement dans sa langue officielle.